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Le soleil s’enlise inexorablement dans la mer. Il a beau s’agripper aux nuages, il ne parvient pas à empêcher la dégringolade. On voit bien qu’il déteste se prêter à cet exercice de mise en abîme, mais il n’y peut rien. Toute chose en ce monde a une fin et aucun règne n’échappe à son déclin.
Sur la plage jonchée d’algues putrides, les mouettes s’accordent une pause après avoir traqué les chalutiers regagnant le port.
Du côté du dépotoir, Négus s’offre une parade militaire. Roide sous son casque d’assaut, un sifflet imaginaire au bec, il fait marcher au pas Clovis, un gaillard dégingandé, grand comme une tour, aussi dénué de cervelle qu’une tête d’épingle. À peine plus haut qu’une borne, Négus se tient sur un tas d’ordures, seigneurial et péremptoire, et braille ses ordres que Clovis exécute avec une rare patience.
Plus bas, exactement là où la falaise bute contre la mer, un vent fiévreux fait frissonner la surface des flots tandis que les rochers nains, blancs d’écume, s’escriment vainement à garder la tête hors de l’eau.
En arrière-plan, pareils à des repères mortels, les immeubles de la ville se dressent dans le ciel, drapés de morgue bétonnée.
Maintenant que la nuit se prépare à mettre les êtres et les choses dans un même sac, le chahut du monde bat en retraite devant la rumeur grandissante des vagues.
Encore un jour qui se débine sur la pointe des pieds, songe Bliss debout sur le récif. Et son visage se contracte telle une crampe.
Bliss aime voir le jour se noyer au fond de la mer. Il trouve, dans ce naufrage, une sourde vaticination qu’il ne saurait cerner, mais qui l’atteint au plus profond de son âme. Un jour qui s’en va, c’est un peu, toute proportion gardée, un parent qui disparaît et qu’on regrette de ne pas avoir connu de près. Bliss ignore l’origine de cette tristesse qui le gagne lorsque, chaque soir, il grimpe sur le rocher et, les mains sur les hanches et la chemise gonflée de brise, il regarde, fasciné, les incendies crépusculaires. On dirait qu’il s’attend à voir surgir, au milieu du brasier du couchant, un signe stellaire qu’il serait le seul à pouvoir interpréter – sauf qu’il n’y aura pas de signe, et il le sait très bien. Cependant, il est capable de demeurer des heures durant debout sur son promontoire de fortune, pétrifié dans le claquement de sa chemise, si longtemps que, parfois, on est obligé d’aller le chercher.
Personne ne sait comment Bliss a échoué sur le terrain vague. Un matin, il y a des décennies, on l’a surpris en train de squatter un vieux container rejeté par les tempêtes. Une fois installé, il n’est plus parti nulle part. Il a réussi à se créer un territoire bien à lui où seule une chienne a accès ; un huis clos qui l’enserre avec la voracité d’une camisole et qu’il n’échangerait pas contre un palace.
Un peu à l’écart, le vieux Haroun le Sourd essaye, jour après jour, de déterrer un énorme tronc d’arbre à moitié enseveli sous le sable. Haroun n’est pas atteint de surdité. Bien au contraire, il a l’ouïe si affûtée qu’il percevrait une araignée tisser sa toile. On le surnomme le Sourd parce qu’il n’écoute pas. Le torse nu hiver été, Haroun est un Sisyphe valétudinaire aux côtes saillantes sous la fine pellicule cendrée qui lui sert de peau. De prime abord, on le croirait échappé des mains du fossoyeur, cependant lorsqu’il a une idée derrière la tête, un arrache-clou se casserait les dents dessus. Chaque matin, il arrive avec sa pelle, crache dans ses poings et se met à creuser des trous autour de l’arbre pour le dégager. La nuit, avec la montée des eaux, la mer nivelle de nouveau le sable, et, le lendemain, Haroun doit recommencer depuis le début en sachant pertinemment que la prochaine inondation rebouchera encore et encore les trous. Nul, au terrain vague, ne comprend où il veut en venir, sauf que Haroun ne l’entend pas de cette oreille. Il creuse !… Ses mains n’ont presque plus de peau et ses poignets sont en capilotade : il creuse !… On a beau le supplier de laisser tomber, lui dire qu’il va finir par se tuer à la tâche et que ce n’était pas la peine d’insister, il creuse !…
Plus loin, au milieu d’une barrière rocheuse protégeant la plage des reptations envahissantes de la décharge, Ach le Borgne a planté sa canne à pêche. En attendant que le poisson morde à l’hameçon, il entreprend d’accorder son banjo… La canne est rudimentaire – un bout de roseau vermoulu, un crin rafistolé par endroits et, en guise de bouchon, un minuscule canard en plastique que Junior surveille avec une vigilance soutenue… Chaque fois que le petit canard se fait renverser par une vaguelette, Junior retient son souffle. Ensuite, l’alerte se révélant fausse, il ramasse un galet et le balance dans l’eau.
— Arrête, Junior.
— Ben quoi ?
— M’enfin, réfléchis une seconde. Comment veux-tu que le poisson s’amène si tu lui jettes la pierre ?
Junior esquisse un sourire sceptique.
Il dit :
— S’il y avait du poisson, depuis le temps qu’on poireaute, on en aurait attrapé un banc entier.
— Je te demande d’arrêter, lui intime Ach en écarquillant son œil sain.
— J’fais quoi alors ?
— Tu te calmes. Si t’es pas content, tu rentres et tu attends que j’aie fini d’accorder mon banjo.
— Et le poisson, alors ?
— Je t’avais dit qu’il y en avait pas, aujourd’hui.
— Quoi ? T’as dit ça, toi ?
— Tout à fait. Et c’est toi qui as insisté. Maintenant, tu me laisses accorder mon banjo, tu veux bien ?
Junior est désappointé. Il rentre le cou, ramasse des cailloux, pèse le pour et le contre, ensuite, sentant l’œil du Borgne rivé dans son dos, il renonce aux galets, essuie ses mains sur son pantalon et maugrée :
— N’importe quoi.
Ach repose à contrecœur son instrument de musique et considère longuement son protégé.
— T’es pas net, toi. Ces derniers temps, tu m’as l’air fébrile comme un âne à l’approche d’une meute de loups, et ça me préoccupe vache.
Junior tique au mot « fébrile ». Il ignore ce qu’il signifie, et sa susceptibilité déclenche la sonnette d’alarme. Le ton du Musicien lui déplaît aussi.
— J’suis pas un frébile, et mes oreilles sont courtes.
Ach laisse tomber.
Junior attend que le Musicien se remette à vérifier la souplesse de ses cordes avant d’imploser.
— Un jour, je ferai du vilain.
Ach cogne sur le bras de son banjo et lui rétorque sèchement :
— Tu feras que dalle.
— Si, je ferai du vilain.
De nouveau, Ach repose son banjo sur le côté, replie vers le haut sa jambe droite et entrecroise ses doigts aux ongles noirâtres autour de son genou – attitude qu’il prend généralement lorsqu’il y a un abcès à crever.
— Est-ce que je peux savoir ce que tu entends par faire du vilain ?
— J’en sais fichtre rien, mais ça sera pas commode, je te préviens.
— C’est pas les mirages de la ville qui te jouent des tours, des fois ?
— J’en ai rien à cirer de la ville. C’est pas un endroit pour moi.
Ach est un tantinet soulagé. Sans perdre de vue les expressions courroucées qui défilent sur le visage de son protégé, il s’enquiert sur un ton presque affable :
— Pourquoi tu veux faire du vilain ?
Junior plonge ses doigts dans le sable et dit :
— J’aime pas qu’on me traite de demeuré.
— Personne ne te traite de demeuré.
— Si, et toi en premier…
Comme Ach dodeline de la tête d’un air amusé, Junior change subitement de cap et essaye sur un autre ton.
— C’est pas que je suis en rogne contre toi, tient-il à préciser. Je veux juste comprendre. Qu’est-ce qui fait qu’un homme est un demeuré et un autre pas ?
— Oublie ça. C’est trop compliqué.
— S’il te plaît, Ach.
— Pense à autre chose, Junior.
Junior s’empare d’un caillou et le jette loin dans la mer.
— Je veux savoir ! exige-t-il.
Ach sait qu’il doit s’expliquer. Junior est têtu ; il ne reviendra pas à la raison tant qu’il n’aura pas de réponse claire à sa question.
— Tu veux vraiment savoir, Junior ?
Junior a soudain peur de la ride singulière qui vient de balafrer le front du Musicien, peur de ces dents qui avancent au milieu d’une barbe inextricable, peur de ce filament de salive qui pendouille parmi les poils grisonnants et qui rappelle un fil d’araignée mortellement oint de rosée.
— Si t’es pas prêt, c’est pas la peine, tente-t-il de se débiner.
— Est-ce que tu veux savoir, oui ou non ?
— Pourquoi t’es furax, Ach ? On peut plus causer, maintenant ?
Ach montre sa main ouverte.
— C’est quoi ça, Junior ?
Junior se ramasse davantage sur lui-même, méfiant.
— Dis-moi ce que tu vois, simplement.
— Tu vas encore me faire tourner en bourrique, Ach.
— Est-ce que tu veux savoir, oui ou non ?
— Ça dépend…
— Alors qu’est-ce que tu vois ?
Junior essaye :
— « Salut » ?…
Ach fait non de la barbe.
— Une gifle ?…
— Idiot ! n’interprète pas. Dis seulement ce que tu vois.
— C’est sûrement un coup fourré.
— C’est pas un piège. Dépêchons, j’ai pas que ça à faire. Qu’est-ce que tu vois ?
— …
— C’est ma main, idiot. Tu vois ma main.
— Ça, j’avais compris.
Ach referme sa main.
— Maintenant, je rentre les doigts à l’intérieur de la paume. Ça donne quoi ?
— Ta main, Ach.
— Oui, mais quoi précisément ?
— Tu vas pas me doubler, cette fois, Ach. C’est toujours ta main.
— Mon poing, idiot ! Une main qui se referme devient poing.
— Je saisis pas le rapport avec demeuré.
— J’y arrive.
Ach enlève sa chaussure et montre son pied.
— Qu’est-ce que je te montre, cette fois, Junior ?
— Ton pied.
— Très bien.
— Tu vois ?
— Maintenant, je rentre les orteils à l’intérieur de la plante : qu’est-ce que ça donne ?
— Un poing !
Ach laisse retomber sa jambe, reprend son banjo et se remet à l’accorder dans un silence électrique.
— J’ai fait une bêtise, Ach ?
— Absolument… T’aurais pas dû jeter la pierre au poisson.