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— Alors ? lance Ach à Junior qui revient de la jetée.

De loin, Junior brandit un énorme coquillage, le visage radieux.

— Je l’ai ramassé sur la plage. Tu colles ton oreille dessus et tu entends le bruit de la mer…

Ach renifle si fort que les poils de ses narines en frémissent.

— Je t’ai envoyé m’apporter des nouvelles !

— Quelles nouvelles ?

— Le Pacha…

— Ah !… Le Pacha est resté des heures à se faire du souci sous le soleil, ensuite il s’est retiré dans son trou. Tu l’as pas entendu crier ?… Quand Dib a raconté des pas mûres sur Pipo, il a manqué de le bouffer cru.

Ach considère un instant les silhouettes qui s’agitent sur la jetée, revient sur Junior, se gratte le sommet du crâne.

— C’est pas bon, grommelle-t-il. Cette histoire va compliquer la vie à tout le monde. Le Pacha, quand il est malheureux, il se démerde pour que les autres le soient aussi. T’as réussi à savoir pourquoi il est parti, Pipo ?

— Je te dis que le Pacha était muet comme une cruche. Et ses gars, ils se taisaient. Ils avaient une tête d’enterrement comme le jour où Brahim s’est pendu.

— Tu n’étais pas encore né quand Brahim s’est tué.

— Oui, mais tu m’as raconté… Est-ce que je peux te poser une question, Ach ? Pourquoi il faut absolument que Dib la ramène ?

Ach gonfle les joues, fatigué de devoir sauter du coq à l’âne.

— L’humanité est ainsi faite, Junior. Chacun sa vocation.

Ach s’assoit sur le marchepied du fourgon et se prend le menton entre le pouce et l’index pour gamberger. La situation qui prévaut sur la jetée le chiffonne. La dernière fois où le Pacha avait pété un câble, il avait mis le feu au dépotoir et obligé Dib à nager dans une mer démontée. Il était devenu si odieux que les clochards transitaires avaient ramassé dans la foulée leurs bouts de misère et s’étaient taillés illico presto sans se retourner. Des semaines durant, pas un pèlerin, pas un trimardeur, pas un damné ne s’était hasardé sur le terrain vague, et ce fut comme si la Terre entière s’était dépeuplée.

— Et si on sortait notre petite tente jaune, Ach ?

— C’est pas le moment, soupire le Musicien.

— Et quand est-ce que ce sera le moment venu, Ach ? J’vais pas attendre jusqu’à la fin du monde. J’ai qu’une vie.

— Tu ne penses qu’à t’amuser.

— C’est toi qui me disais de profiter de chaque instant. Pourquoi tu retournes ta langue comme une veste, Ach ? Tu me troubles, et j’sais plus quoi penser de moi…

— Ça suffit !

Au ton péremptoire du Musicien, Junior comprend qu’il doit lever le pied. Il pose son coquillage sur un baril couché en travers de la cour, s’essuie laborieusement les mains sur son chandail encrassé de cambouis et baisse la tête en signe de reddition.

— Faut pas me distraire, lui dit Ach, conciliant. C’est très sérieux. Le Pacha est un gros souci. Il va falloir envisager des hypothèses et des solutions.

Junior rentre le menton dans son cou, offensé. Ses vertèbres cervicales se prononcent nettement sur sa nuque. Avec la pointe de sa chaussure, il se met à tracer de petits arcs dans le sable.

— D’accord, cède Ach. Je vais sortir la tente jaune.

— T’es pas obligé, grogne Junior.

— Mais si, j’suis obligé. Quand tu te mets une idée en tête, on te décapiterait que tu n’y renoncerais pas.

 

Il se fait tard.

Ach et Junior sont étendus sur des nattes, dans la cour, à proximité de la tente jaune. Une lune pleine darde ses lumières sur le dépotoir. Depuis que Mama a cessé d’engueuler son compagnon, on n’entend que la mer cosser le rivage.

— Pourquoi tu dors pas, Junior ? demande Ach qui attend que son protégé ferme l’œil pour pouvoir réfléchir sereinement à ce qu’il doit entreprendre afin de ramener le Pacha à la raison. T’as voulu qu’on dorme à la belle étoile, on couche dehors. Il est tard, et tu veilles encore. Quelque chose te tracasse ?

Junior, qui est allongé sur le dos, les mains croisées sur le ventre et le visage tourné vers le ciel, ébauche une grimace compliquée.

— Je compte les étoiles, dit-il.

— Tu vivras pas assez pour ça.

Junior se met sur un coude et fait face au Musicien.

— Bliss avance qu’il y a autant d’étoiles dans le ciel que de grains de sable sur la plage.

— Bliss est incapable de compter jusqu’à cent. Le milliard, il sait pas à quoi ça ressemble.

— C’est vrai qu’il y a pour chaque personne une étoile, là-haut ?

— En tous les cas, nul n’est foutu de reconnaître la sienne… C’est ça qui te tient éveillé ?

— Pas vraiment. J’ai pas sommeil, c’est tout.

Ach n’est pas convaincu. Il se lève et va uriner dans le buisson. Quand il revient, il trouve Junior toujours appuyé sur son coude, deux lucioles anémiques à la place des yeux. Il n’y a pas de doute, à son front plissé, le Simplet doit se poser des questions auxquelles, visiblement, il ne parvient pas à trouver de réponses. Le visage de Junior est un sismographe ; il trahit aussitôt ce qui lui passe par l’esprit. Cette nuit, les signaux qu’il lance n’augurent rien de bon.

— T’as l’air triste, p’tit gars.

Junior se met sur son séant et tape dans ses mains pour se défaire du sable. Il respire un grand coup et, sans oser affronter son protecteur, il lâche :

— Et si, un matin en me réveillant, t’étais plus là, Ach ?

— Où vas-tu chercher ces trucs de malade ? Tu comptes tellement pour moi, plus que toutes les étoiles dans le ciel, plus que tout au monde. Même dans mon sommeil, t’es dans mes rêves.

Junior est déconcerté. Il se tortille les doigts.

— Je comprends pas pourquoi Pipo est parti, avoue-t-il. Ils étaient comme cul et chemise, le Pacha et lui. Et puis, l’un n’est plus là, et l’autre ne sait où donner de la tête. Pourtant, le Pacha est un dur à cuire. Même un tremblement de terre ne le culbute pas. Et quand j’ai vu dans quel état le départ de Pipo l’a mis, je me suis demandé ce qu’il en resterait de moi, qui suis rien, si tu venais à me laisser tomber.

Ach en a le cœur fendu. Il se dépêche de s’agenouiller devant son protégé et de lui prendre les poignets.

— Le Pacha et Pipo étaient peut-être comme cul et chemise, mais ils étaient deux, Junior. Toi et moi, nous sommes une et indivisible personne. C’est pas la même chose. Est-ce que t’as déjà vu un corps se séparer de son âme et continuer de vivre ? Eh bien c’est pareil pour nous. On est faits pour être ensemble jusqu’à la fin des temps. Jamais, Junior, quoi qu’il advienne, tu ne te réveilleras un matin sans me trouver en train de veiller sur toi comme sur la prunelle de mes yeux. Tu compenses ce que le sort m’a confisqué. Tu es ma deuxième et dernière chance, et j’ai pas l’intention d’échouer cette fois.

— Tu me fais mal aux poignets, Ach.

— C’est la preuve que je ne te mens pas.

— D’accord, je te crois. Est-ce que je peux récupérer mes mains, maintenant ?

Ach le relâche, sans cesser de le couver d’une tendresse grandissante.

— Si t’as confiance, chasse ces idées tordues et tâche de dormir.

Junior se masse les poignets endoloris avant de se recoucher. En contemplant le firmament, son front redevient lisse et un sourire lointain apparaît sur ses lèvres. Ach y lit un signe d’apaisement, et se détend à son tour. Il va dans le fourgon chercher son banjo et retourne auprès de son protégé qui ne regarde plus le ciel de la même façon. Une étoile brille plus fort que les autres, et Junior décide qu’elle se fait belle rien que pour lui.

— Et si je te chantais La Légende de Junior ?… lui propose le Musicien en taquinant une corde.

— Tu me l’as chantée cent fois.

— On mange bien tous les jours, non ?

— J’vais finir par l’apprendre par cœur, je te préviens.

— C’est pas un problème.

Junior feint de tergiverser puis, complaisant, il consent.

— D’accord mais, s’il te plaît, abrège.

Ach se décrispe de soulagement et se met aussitôt à chantonner en grattant si bien les cordes de son banjo que le silence semble se figer dans le temps :

 

Junior n’a pas de famille, encore moins de situation. Il est là, et c’est tout. Le reste, il s’en fout. Le regret, il sait pas ce que c’est.

Junior ne bosse pas. Ça ne l’emballe aucunement de perdre son temps à gagner sa vieS’il rit à l’heure qu’il est, tant mieux, et tant pis s’il doit en pâtir dans l’heure qui suit. Après tout, qu’est-ce qu’un sanglot sinon un rire dénaturé ?

Junior ne croit pas aux lendemains, ni aux gens ni à leur charité. Il a connu Babay cireur de bottes. Aujourd’hui, Babay est cordonnier. La dèche a ses héritiers aussi.

Junior est un homme sensé. Il a divorcé d’avec la vie, d’avec ses appétits et ses conneries. Il n’a ni femme ni enfants. Il est tranquille pour longtemps.

Junior est libre comme le vent. La mer est sa confidente. Le terrain vague est sa patrie. Quand bien même il a peur dans le noir, il n’a que faire des réverbères ; la lumière des étoiles lui suffit.

Lorsque Junior s’éteindra, sur sa tombe on lira :

 

Il a vécu sans rien posséder

Il est mort sans rien laisser

 

Et une fois en enfer, sûr qu’il trouvera Babay en train de se plaindre de ne pouvoir chausser ces damnés aux pieds nus.

 

Ach se déporte sur le côté pour voir son ami que le bûcher cache. Junior est allongé sur le dos, un genou fiché dans le ciel et la bouche grande ouverte. Même s’il a l’air de guetter quelque chose parmi les constellations, Ach sait que son protégé s’est assoupi.