9
Une nuée d’oiseaux jaillit des roseaux et s’envole dans un battement d’ailes affolé. Ach se retourne vers le bruit. En tendant l’oreille, il croit percevoir un chuintement, comme la progression d’un chien sauvage au milieu des broussailles desséchées. Il ramasse un caillou et le balance pour éloigner l’intrus.
— Ho ! s’écrie quelqu’un. Ça va pas, non ?
Tout de suite, la figure ratatinée de Bliss surgit au sommet de la dune.
— T’aurais pu t’annoncer, lui reproche Ach. La dernière fois, un clébard m’a piqué un poulet en entier.
— J’suis pas un clébard, fulmine Bliss en se laissant glisser sur le flanc face à l’enclos d’Ach.
Il est en sueur, et son pantalon retroussé par-dessous ses genoux découvre deux jambes squelettiques tailladées et criblées de taches noires.
— Qu’est-ce que tu veux ? Tu n’aimes pas qu’on vienne chez toi et tu te gênes pas de débarquer chez les gens sans y être convié.
— Haroun a la chiasse. Il arrête pas de déféquer à tort et à travers.
Ach ricane.
— Que veux-tu que ça nous fasse, à Junior et à moi ? Qu’on aille lui torcher le cul ?
— C’est grave ! tonne Bliss, et sa salive se rabat violemment sur son menton.
Bliss est quelqu’un de secret. Le cœur cadenassé et la mémoire sous scellés, il passe ses journées à vétiller et ses nuits à dormir d’un sommeil de juste. Personne ne l’a entendu se plaindre ou geindre, mais quand il pique sa colère, ses cris feraient reculer jusqu’aux vagues de la mer.
— Depuis quand tu t’occupes de ton prochain, Bliss ? C’est pas toi qui claironnais que les autres c’est pas tes oignons ?
— Haroun n’est pas les autres.
Il se calme subitement, entrecroise ses doigts dans une étreinte désemparée, renâcle à la manière d’un canasson fortrait et ajoute :
— C’est gravement grave. J’ai jamais vu ça. Haroun se vide comme un robinet. Il n’a pas fini de remonter son pantalon qu’il se rassoit pour remettre ça. Ça fait des heures que ça dure. Il a évacué tout ce qu’il avait dans les tripes. Puis il s’est mis à rejeter du sang. Et là, j’ai dit qu’il y a quelque chose qui cloche.
Ach fronce les sourcils.
— T’es sûr que c’était pas du coulis de tomates ou des trucs de ce genre.
— Faut se bouger, le Borgne. Ça sert à rien de rester ici à jouer aux devinettes. Haroun est esquinté. Il râle et se tord les boyaux. Il est pâle comme le ventre d’un poisson et donne l’impression de ne pas savoir où il est. J’ai vu des chiens malades, aucun ne souffrait autant que lui.
Ach s’arc-boute contre son banjo pour réfléchir.
— C’est vrai, c’est pas normal, reconnaît-il.
— Je l’avais prévenu, raconte Bliss. Je lui avais dit que la décharge n’est plus fréquentable. Pas mal de chats y ont laissé leur peau. Avec la chaleur, la bouffe se décompose. Mais Haroun n’écoute pas. Il n’en fait qu’à sa tête, et il en a pas suffisamment pour se faire une idée sur les risques auxquels il s’expose. Hier, il a ramené une boîte de conserve ramassée dans les ordures. Fallait être aveugle pour ne pas remarquer qu’elle était gonflée d’un côté et rouillée de l’autre. J’ai dit à Haroun qu’il fallait s’en débarrasser. Au début, il a refusé puis quand je lui ai rappelé comment Négus avait attrapé les boutons qui ont failli lui ronger la figure, il a promis de jeter la boîte dans la flotte. Visiblement, il l’a pas jetée. Il est retourné dans sa baraque et il l’a mangée. Toute la nuit, il a hurlé comme un chacal qui se serait pris la queue dans un panier à crabes. Quand j’suis allé lui tirer l’oreille, ce matin, je l’ai trouvé en train de courir d’une dune à l’autre pour se soulager. J’ai pensé que ça n’allait pas durer. Sauf que ça n’arrête pas. Et quand je l’ai entendu râler, y a deux minutes, si épuisé qu’il s’est couché dans sa crotte rouge, j’ai compris que c’était très sérieux. Il a maigri en un clin d’œil. Sa figure est noire comme de la suie.
— Est-ce qu’il a de la fièvre ?
— Il est pas bien, je te dis. Il a des visions. Il dit qu’il voit des gens autour de lui, que sa mère est assise à son chevet et qu’elle le regarde avec un sourire triste.
— Tout ça n’est pas joli, s’inquiète Ach. J’aime pas quand un type commence à avoir la berlue. Ça signifie qu’il est en train de perdre la boule, que le microbe s’attaque à sa cervelle. (Il se lève.) Faut que j’aille voir ça de près.
Junior sourcille.
— J’ai pas fini de bouffer, proteste-t-il. Comment veux-tu que je grandisse, si je finis pas mon repas, Ach ?
— On a une urgence, lui signale Ach.
Bliss toise Junior.
— Quand est-ce que tu vas apprendre à faire la part des choses.
Junior ne comprend pas ce que Bliss entend par « faire la part des choses », mais devine qu’il s’agit d’un reproche sans appel. Il repousse sa gamelle et se lève à son tour, à contrecœur.
Haroun est couché sur des chiffons, la chemise ouverte sur la crevasse ocre qui lui tient lieu de ventre et la tête ceinte d’un foulard. Son visage est une boule de papier mâché, effrayant dans son martyre, avec des joues rentrées, des lèvres olivâtres fissurées de gémissements et deux grands yeux laiteux qui ne savent plus à quoi se cramponner. En entendant arriver ses voisins, il essaye de remuer, sans succès.
Ach s’accroupit auprès de lui.
— T’as vu dans quel état tu t’es mis ? La saloperie que tu as avalée est en train de te bouffer les tripes maintenant.
— Ça sert à rien de le gronder, Ach. Il écoute pas. C’qu’il faut, c’est le tirer d’affaire. Si t’es musicien, c’est que t’es un peu sorcier. Tu trouveras bien une potion magique pour le remettre d’aplomb.
— J’suis pas un sorcier.
— M’en fous. T’es le plus intelligent d’entre nous, et t’es quelqu’un de bien. Forcément, t’es le seul capable de le sauver. Dis-moi ce que je dois faire, et je t’obéirai au doigt et à l’œil. C’est pas que Haroun est mon ami et que je tiens à lui. J’veux juste qu’il survive pour qu’il sache que quand je lui dis de pas toucher à quelque chose, c’est pas des paroles en l’air. J’veux qu’il apprenne à respecter les conseils.
Ach est exaspéré. On lui en demande trop. Pour ne pas rester les bras croisés, il saisit Haroun par la nuque et lui relève la tête.
— On dirait un moineau, s’écrie-t-il. Il pèse moins qu’une plume.
— Qu’est-ce que je dois faire, Ach ? s’impatiente Bliss. Tu veux que je chauffe de l’eau ?
— Pourquoi ?
— Ben, j’sais pas. Pour préparer une tisane, tiens.
— T’as des herbes pour tisane ?
— J’ai des plantes, mais j’ignore à quoi elles servent. De toute façon, on n’a pas le choix.
— T’as raison. Fais chauffer de l’eau et amène-moi tes plantes.
La tisane ne produit aucun effet sur Haroun. Les yeux à demi révulsés et la bouche figée, il geint au milieu de ses chiffons, si laminé qu’il ne parvient pas à battre des cils.
— On va prier, propose Ach.
— Je vois pas c’que le bon Dieu a à voir dans cette affaire, maugrée Bliss avant de céder.
Les trois hommes se rassemblent autour du malade et se mettent à prier en silence, chacun évoquant ses saints avec plus ou moins de ferveur. Le soir les surprend dans cette position, les genoux fichés dans le sable et les mains jointes sous le menton, à remuer les lèvres sur des versets improbables jalonnés de murmures confus et de bribes pathétiques d’incohérence.
— J’ai une idée, dit soudain Bliss. Et si on allait trouver Einstein ?
— Ce taré ? s’indigne Ach. Il contaminerait un fleuve avec ses poisons.
— Oui, et alors ? Il a des recettes miracles et de l’expérience. Il nous indiquera comment soigner Haroun.
— Il a tué toutes les bêtes de la région avec ses saloperies de breuvages.
— Haroun est en train de crever. Est-ce qu’il te faut un dessin ? Il va nous claquer dans les pattes, bordel ! Chaque seconde l’éloigne de nous d’une lieue.
Devant l’inquiétude épouvantable de Bliss et l’état alarmant de Haroun, et n’ayant aucune solution à proposer, Ach abdique. Lui qui espérait ne plus remettre les pieds sur la jetée, le voilà dos au mur. Einstein n’est qu’un fieffé tueur de chiens et de chats sans défense, mais il est le seul à savoir donner un sens au charabia des grimoires et à distinguer une migraine d’un coup de barre.
Dans l’urgence, il est impératif de trouver du talent à un raté, et du génie à un détraqué.
Ach ordonne à Junior de veiller sur le malade, ensuite, le banjo en bandoulière, il invite Bliss à le suivre en direction de la jetée.
Junior regarde les deux hommes s’enfoncer dans la nuit. Lorsqu’ils disparaissent dans l’obscurité il réalise qu’il est seul avec le patient.
— Oui, mais j’suis ni musicien ni sorcier, moi, proteste-t-il.
Haroun se met à frissonner et à balbutier, de plus en plus fort. Il donne des coups de pied dans ses chiffons, repousse la couverture sous laquelle il grelottait et se hisse sur un coude, la figure phosphorescente et les yeux globuleux.
— Allez-vous-en ! crie-t-il en direction d’une dune.
Junior regarde dans tous les sens.
— Y a que moi et toi.
Haroun tend les bras devant lui.
— Fichez le camp !… J’vous connais pas.
Junior écarquille les yeux pour mieux scruter les alentours. Ne décelant aucune silhouette suspecte, il se lève et va faire le tour de la dune.
— Y a personne, Haroun.
— Ils viennent me chercher. J’veux pas les suivre. Chasse-les d’ici. Ils me foutent les jetons.
— Je t’assure qu’y a personne.
— Mais si, ils sont là, au pied de la dune. Ils se font passer pour des parents. J’ai jamais eu de parents. Je suis né de rien, me suis nourri de chienneries et d’eau de pluie. Je suis le fils de personne. Qu’on me fiche la paix.
— Y apers…
Junior déglutit. Au pied de la dune, il croit distinguer des ombres. D’un coup, sa nuque se hérisse et des frissons épineux lui griffent le dos. Il plisse les paupières pour se concentrer et, à son grand étonnement, il aperçoit nettement quatre hommes habillés de noir debout à une vingtaine de mètres.
— D’où c’qu’ils sortent, ces types ?
— Ne les laisse pas m’emmener, Junior. Ils me font peur comme c’est pas possible.
Junior cherche autour de lui, ramasse une branche et se met sur la défensive. Les quatre hommes ne semblent pas faire cas de lui. Ils se tiennent droit dans leur costume austère et ne bougent pas. À cet instant précis, une étoile filante descend du ciel et vient s’écraser contre la mer. Une gerbe de lumière s’élève au milieu des flots et se met à s’approcher de la plage. Quand elle touche la terre, elle prend une forme humaine.
— Maman, sanglote Haroun.
C’est une vieille femme accablée, tout en chagrin. Elle remonte la plage vers la dune où les quatre hommes en noir attendent. Haroun se lève au ralenti ; lui aussi se met à rayonner doucement, pareil à une flamme bleue. Sa figure brille dans l’obscurité, et son corps ondoyant se soulève comme dans une lévitation, si transparent qu’on peut le traverser du regard. Il passe à côté de Junior sans le voir et, les prunelles éclatées, il marche vers la femme. Tous les deux, la main dans la main, ils dévalent la plage, marchent sur l’eau et s’éloignent dans les ténèbres jusqu’à ce qu’ils s’éteignent, tels des lumignons soufflés par le vent.
Junior, qui n’a rien compris, demeure bouche bée longtemps après que la nuit a repris possession de la plage. Au pied de la dune, les quatre hommes ont disparu. Il sursaute quand il découvre Haroun inerte au milieu de ses chiffons, les yeux blancs et la bouche grande ouverte.
— Comment t’as fait, Haroun, pour partir avec la dame sans bouger de ta place ? Hey, Haroun… (Il lui prend un bras, le trouve mou et tiédi, sans la moindre réaction, le laisse tomber.) Haroun…
Haroun ne répond pas.
Il est mort.
Bliss propose que l’on enterre Haroun dans son enclos, là où il a toujours vécu. Ach n’y voit pas d’inconvénients. On creuse un trou à l’endroit où se tenait la hutte du défunt, on y dépose la dépouille et on la recouvre de sable de façon à empêcher les chiens errants de la profaner. Ensuite, tout le monde – le Pacha et sa clique, Mama et son Mimosa comateux dans la brouette, quelques clochards de passage – se rassemble autour de la tombe et prie. Même Négus, qui ne croit pas à ces choses-là.
— Tu veux dire un mot, Bliss ? demande Ach. Haroun était ton pote.
Bliss froisse son béret, puis il fait non de la tête.
— À quoi bon ? Il va pas m’écouter maintenant qu’il est mort alors qu’il m’a jamais prêté une oreille de son vivant.
— Il a peut-être changé depuis, fait Junior conciliant.
— Pense pas. Haroun est une tête de mule. Le bon Dieu, il va s’arracher les cheveux avec lui.
Le soir, Ach ne dîne pas. Il choisit de se recroqueviller dans son coin et de faire celui qui n’est là pour personne. La disparition de Haroun l’a beaucoup affecté. Pendant qu’il essaye de ruminer son chagrin, Junior lui raconte pour la énième fois ce qu’il avait vu juste avant que Haroun ne meure : les quatre types en noir debout au pied de la lune et l’étoile filante qui marchait sur l’eau.
— Tu peux pas avoir vu des choses pareilles, Junior, lui dit Ach agacé. Haroun délirait, et c’est pas contagieux.
— Puisque je te dis que je les ai vus comme je te vois. Je m’étais même frotté les yeux à plusieurs reprises.
— C’est pas possible, voyons. Ça n’a pas de sens.
— C’est pas mon problème. J’ai vu ces types, et j’ai vu la femme qui marchait sur l’eau, et j’ai vu Haroun se relever et la rejoindre, et je les ai vus s’éloigner sur les flots jusqu’à ce qu’ils s’éteignent. J’avais pas la berlue, tout de même, et j’avais bouffé aucune cochonnerie.
— Bon, c’est d’accord, t’as pas déliré.
— Tu dis ça pour te débarrasser de moi.
— C’est à peu près ça.
— M’enfin, pourquoi tu veux pas me croire, Ach ? J’étais là, moi. Je te jure que les types, au début, je les ai pas repérés, puis j’ai réussi à les localiser. Ils étaient en noir et ils attendaient comme des bourreaux. Haroun avait la trouille. Il leur disait de s’en aller, et ils l’écoutaient pas. Je rêvais pas puisque je dormais pas. J’suis pas un demeuré.
— Est-ce que je t’ai traité de demeuré ?
— Non, mais tu le penses. Si j’avais touché à la boîte de ration à Haroun, je reconnaîtrais que j’hallucinais. Sauf que j’avais pas avalé de saloperie et j’étais clair dans les yeux et dans la tête. Il s’est passé des choses, hier soir. Des types en noir sont venus, puis la femme, et Haroun les a suivis. J’ai aucune raison de mentir. Personne ne me met de couteau sous la gorge.
Ach cogne violemment sur un balluchon accroché à un bout de tôle.
— Tu serais pas en train de me chercher la petite bête, des fois ? Tu vois pas que j’ai besoin d’être tranquille deux secondes.
— T’as qu’à me croire sur parole, la prochaine fois.
— C’est pas vrai, tu le fais exprès.
— J’ai pas halluciné, Ach. C’est important, sinon je vais croire que, moi aussi, j’ai chopé la maladie de Haroun et que je vais crever. Et j’veux pas crever. Je touche pas aux boîtes de ration louches, j’écoute quand on me parle, et j’ai aucun parent habillé en noir.
Ach fait le geste de déposer les armes et de se rendre.
— D’accord, Junior. On va pas y passer la nuit. Si tu penses que t’as eu des visions…
— Des visions réelles…
— … Des visions réelles, j’ai pas d’objection. Ça te va comme ça ?
Junior retrousse le nez sur une moue. Il est très en colère. Il dévisage son compagnon, renifle et maronne :
— Si j’ai bien saisi, tu t’en fous ?
— Que veux-tu que ça me fasse, bon sang ? s’écrie Ach en s’agrippant au pneu contre lequel il s’adossait pour se lever. J’en ai marre. Si ça t’amuse de voir des éléphants roses à chaque bout de champ, rince-toi l’œil comme bon te semble, mais, de grâce, lâche-moi.
— C’étaient pas des éléphants. Qu’est-ce que tu racontes ? C’étaient des gens comme toi et moi… Pourquoi tu me largues ? Je te fatigue ?…
Ach est à deux doigts d’imploser.
— Décidément ! fait-il en tirant furieusement sur sa barbe… Le mieux est que j’aille me dérouiller les jambes et les idées… J’vais marcher un peu sur la plage.
— Je viens avec toi ?
— Non ! riposte Ach, péremptoire… Tu me cacherais la mer.