13

Ach s’aperçoit qu’il n’a plus d’emprise sur son protégé. Il a beau le tancer, lui expliquer par a + b, le raisonner, peine perdue. Dès le lever du jour, Junior est sur la plage, se substituant à l’ombre du colosse dont la voix de stentor porte plus loin que les canons. Il est scotché à lui, littéralement envoûté. Au début, Ach juge sage d’attendre le retour de Junior pour lui serrer la vis. Mais la vis s’avère être sans fin.

— M’enfin, Junior, essaye Ach avec psychologie. J’suis ton autre moitié, t’as oublié ? Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as assez de moi ? Tu le fais pas exprès, des fois ? Je te dis que ce type est mauvais comme la crève, et tu m’écoutes pas. Je te dis que c’est le diable en personne, qu’il est venu nous compliquer l’existence, et tu cours t’éprendre de lui avant que la nuit ne plie bagage. Est-ce que tu mesures le mal que tu me fais ? J’ai le sentiment que tu ne me calcules pas, que tu me méprises.

— Je t’aime bien, Ach. Sauf que Ben Adam, il me plaît aussi. Il a des tas d’histoires, et ça me botte, les histoires. Il a connu la guerre, les rois, les riches… il a même été plusieurs gens à la fois.

— Qu’as-tu fait de mes histoires à moi ? Et de mes chansons ? Et de mes conseils fraternels et pratiques ? Tu étais content quand tu jouais du tambourin avec la bouche pendant que je te sortais des tubes du tonnerre.

— Oui, sauf que je les connais par cœur, tes histoires. Elles sont anciennes et elles changent pas. Ben Adam, il te raconte jamais la même chose. Et puis, y a pas que ça. Ben Adam, il dit des trucs qui te font du bien. Par exemple, il dit que c’est facile de se reconstruire. Je vois pas le rapport avec nous et les maisons, mais ça te fait plaisir d’entendre ça. Il dit que le terrain vague, c’est naze. J’suis pas obligé de le croire, mais ça te change de ce qu’on te bassine depuis des années. Il dit qu’un homme doit se relever quand il tombe. Bien sûr que c’est idiot. Quand je glisse, je me relève. C’est naturel. Mais il le dit avec tellement de panache qu’on passe l’éponge sur le ridicule. Et puis, est-ce que tu sais ce qu’est une femme, Ach ? Eh bien, lui, il sait. Et s’il n’a rien voulu me dire, c’est parce que c’est à moi, et à moi seul, de trouver la réponse. Et quand j’aurai la réponse, j’aurai tout compris.

— Tu auras compris quoi ?

— Comment le savoir puisque j’ai pas encore la réponse.

Ach n’ajoute mot. Ce qu’il redoutait est en train de s’opérer, là, sous ses yeux : Junior est en passe de lui échapper. Déjà, il ne lui obéit plus, lui préférant les sornettes de l’autreÀ cette allure, il pourrait remettre en question ce qu’il lui enseigne depuis qu’il l’a adopté. Un mauvais présage s’imprime dans le ciel. Ach doit réagir sur-le-champ. Ce « charlatan albinos » a réussi à renvoyer plusieurs clochards dans la ville. Junior est fragile. Il est capable de prendre pour argent comptant les élucubrations les plus fantaisistes et, sans crier gare, un beau matin, il serait parti. Ach le chercherait sur la jetée, dans la crique, du côté du vieil appontement, sur le bord de la route, partout, et il ne rattraperait même pas un bout de trace pour remonter jusqu’à lui… Et rien qu’à l’idée de le perdre de vue deux jours d’affilée, il manque de succomber.

Toute la nuit, il est resté sur le marchepied à tourner et à retourner l’effroyable éventualité.

Les jours d’après, il se contente de suivre de loin son protégé. Junior paraît sur un nuage à l’ombre de son gourou. Et Ach est malade de ne pouvoir rien faire, malade d’entendre Junior rire aux éclats en compagnie de ce semeur de zizanie, malade de se réveiller le matin et de trouver le lit de son « autre moitié » de plus en plus froid.

Ach refuserait peut-être de l’admettre ; n’empêche, il est jaloux !

 

Un soir, Ach s’effondre. Plus question de subir en silence. Junior semble de moins en moins contrôlable, et Ach a le couteau sous la gorge. Ce « charmeur de nigauds » doit débarrasser le plancher ; il va falloir l’expulser du terrain vague et faire en sorte qu’il ne revienne jamais. Or, seul le Pacha est en mesure de rendre l’opération possible… Ach ira lui dire le danger que Ben Adam fait courir à sa bande et à sa base. Il lui dira que ce diable de manipulateur est en mesure de bouffer la cervelle à Pipo, de l’ensorceler avec ses histoires de rédemption et de le convaincre de changer de vie, de ciel et d’amis ; et Pipo, qui ne s’est pas gêné de fuguer sur un coup de tête, pourrait mordre à l’hameçon et filer sans préavis pour ne plus réapparaître. Et le Pacha aura tellement peur de perdre son amant qu’il se débrouillera pour débarrasser le terrain vague de ce charlatan, et manu militariAch se frappe dans les mains. C’est exactement ça. Il saura dresser le Pacha, sa bande, et les chiffonniers, s’il le faut, contre ce détourneur d’amis, ce détrousseur de simplets… Pour la troisième fois en moins d’un mois, Ach s’aperçoit qu’il est de nouveau contraint de retourner sur la jetée. Ça lui coûte d’être obligé de négocier directement avec un poivrot sans foi ni loi, qui ne vaut pas un clou et qui se prend pour le roi, mais il n’y a pas d’échappatoire. Entre l’amour-propre et l’amour tout court, on ne choisit pas, on tranche !

Quelqu’un frappe à la portière du fourgon. Des coups brefs et secs. Ach jette un œil par la fenêtre. Le jour se lève. Un troupeau de nuages broute à l’horizon, les flancs ensanglantés.

Ben Adam est debout dans la cour, la mine décatie.

— J’suis venu faire mes adieux à Junior, dit-il.

— Il est pas là. Je l’ai autorisé à passer la nuit sur le Grand Rocher, avec la bande à Pacha.

— Je m’en doutais un peu.

Ach se gratte l’oreille sans oser soutenir le regard de Ben Adam. Il est gêné.

— Tu t’en vas ?

Ben Adam retrousse les lèvres sur un sourire dédaigneux.

— Comme c’est touchant. Tu n’es pas au courant ?… N’est-ce pas toi qui as monté le Pacha et sa clique contre moi.

— Moi ? fait Ach en se tapant la poitrine avec le plat de la main en signe de stupéfaction.

— Qui d’autre ? Tu es allé raconter à ce roitelet de basse-cour que je cherche à dépeupler le terrain vague alors que je cherche seulement à venir en aide à des misérables. Je suis venu les sauver de la décomposition, les éveiller à la vie et aux lendemains qui chantent.

— J’y suis pour rien, se défend Ach. Tu ne représentes ni menace ni rivalité, pour moi. D’ailleurs, est-ce que je suis venu te voir ? Je t’ignorais comme le cadet de mes soucis.

Ben Adam dodeline du menton. Bien sûr, il ne le croit pas. Il le dévisage intensément et lui dit :

— Je te trouve bien arrogant, Ach le Borgne. Pour quelqu’un qui a foutu en l’air son bonheur au profit d’un instant de fléchissement, tu es bien culotté…

Ach se dégonfle aussitôt. Cette espèce de conjurateur a tapé dans le mille. Il a l’air de voir à travers l’ensemble des leurres que l’on déploie autour des secrets les mieux gardés, et Ach a subitement le sentiment d’être nu.

— Mais là n’est pas le sujet, le rassure Ben Adam. Avant de m’en aller, je tiens à te signaler que Junior n’est pas un objet fétiche, ni une mascotte, ni un grigri qui te protégerait contre toi-même, ni ta marionnette de ventriloque, ni ce miroir dans lequel tu te vois malheureuxpauvreaveugle et nu… Junior n’est pas ce que tu veux qu’il soit… Junior est Junior, Ach, il n’est que LuiSauf que tu refuses de l’admettre. Parce que tu adores mentir, tricher et te voiler la face.

— C’est pas tes oignons.

— N’empêche, j’en ai les larmes aux yeux.

— Tu n’es qu’un semeur de discorde. Tu débarques d’on ne sait où, tu troubles les esprits, démailles les liens qui unissent les uns aux autres, puis tu te retires en laissant le malheur derrière toi.

— Faux !… Je viens dire aux gens qui ont baissé les bras de relever la tête et de chercher au-delà de leurs échecs la chance d’un nouveau départ.

— Personne ne t’a rien demandé. Ici, on a renoncé au nouveau départ. Pour aller où ? Tous les chemins nous ramènent aux mêmes infortunes. Tu crois qu’on n’a pas essayé ? C’est parce que nous avons compris que les dés sont pipés que nous avons arrêté de jouer. Et on est bien, maintenant. On s’est fait une raison.

— Parle pour toi, Ach. Il y a constamment une autre voie pour rattraper le train loupé.

— On te la laisse volontiers. Et bon vent !

Ben Adam hoche la tête, ébauche une moue énigmatique et s’éloigne. Quand il atteint la barrière rocheuse, Ach porte ses mains en entonnoir autour de la bouche et lui crie :

— Tu n’es qu’une raclure dorée, Ben Adam. Un marchand de sable.

Ben Adam s’arrête net sur les rochers. Il reste un instant le dos tourné, la nuque cassée comme si une giclée de chevrotines l’avait traversé de part et d’autre, puis il fait face au Musicien et rebrousse chemin.

Ach crispe les mâchoires et les poings et l’attend de pied ferme, prêt à en découdre.

Ben Adam ne revient pas pour se battre. Son visage ne manifeste ni colère ni agressivité.

— Je suis peut-être une raclure, Ach, mais je ne traîne personne en guise de boulet.

— C’est pour que tu ailles plus vite à ta perte, ironise le Musicien.

— Retiens ceci, le Borgne. Et médite-le autant que tu peux : Junior n’est pas ton animal de compagnie.

Ach recule du buste, outré. Il tonne :

— Junior est mon p’tit frère, et je veille sur lui.

— Mon cul !… Il n’est pas ton p’tit frère. C’est un homme, et il a le droit de vivre sa vie. Qu’est-ce que tu lui proposes, dans ce coin perdu, à part ta misère et ta folie ?

— Il est très bien, ici. Ailleurs, il survivra pas.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— C’est qu’un pauvre sot.

— Il n’est pas sot. C’est toi qui l’empêches de grandir.

Ach s’ébranle de la tête aux pieds, comme sous l’effet d’un électrochoc.

— Moi ? halète-t-il révulsé.

Ben Adam comprend qu’il a frappé au bon endroit. Il en profite pour achever le travail.

— Parfaitement, toi… Qu’est-ce qui t’autorise à le maintenir dans un état aussi lamentable ? Rien… rien ne t’autorise à faire main basse sur cet individu que tu as ravi à son destin et que tu trimballes à travers ta déchéance comme un chiot aveugle.

— Je t’interdis de…

— Holà ! je ne suis pas ton troufion. Tu n’as rien à me dire et rien à m’interdire. Je sais parfaitement de quelle gangue tu as été conçu. Tu n’es qu’un manipulateur éhonté, un amuseur d’asticots. Est-ce que tu devines le un millionième de ce que tu es en train d’infliger à ce pauvre gars ?

— Je l’aime.

— Je doute que tu ressentes autre chose que la honte que tu as pour toi-même. L’amour est partage, Ach, et tu crèves trop la dalle pour laisser quelque chose aux autres… Si j’ai du chagrin pour Junior, je n’ai que pitié pour toi.

Sur ce, il quitte l’enclos, laissant le Musicien planté au cœur de sa cour.

 

Ach se demande si Ben Adam ne lui a pas jeté un sort.

Qu’il s’isole ou qu’il se réfugie dans ses chansons, la voix du gourou ne le lâche pas d’une semelle. Elle tourbillonne en lui tel un ouragan, le maintient en éveil à des heures impossibles. Junior nest pas sot. Cest toi qui lempêches de grandir… Pareil à un écho s’éloignant à tire-d’aile, les reproches de Ben Adam s’espacent par moments – Tu lempêches de grandir… de grandir… dir… – avant de revenir au galop, aussi dérangeants que le blasphème… Ach se bouche les oreilles, chante à tue-tête pour couvrir la voix à charge ; il n’entend qu’elle… Junior nest pas ta marionnette de ventriloque… Junior nest pas ton ANIMAL de compagnie, le harcèle-t-elle. Et Ach se sent devenir fou.

Quelle serait la nature de cette toxine que les accusations de Ben Adam ont injectée dans son esprit et qui, d’un claquement de doigts, démaille une à une ses plus coriaces certitudes ?... Ach regarde ses mains et ne comprend pas pourquoi elles tremblent. Il cogne sur tout ce qui se tient à sa portée et s’étonne de ne pouvoir l’atteindre… Qu’est-ce qui a bien pu muter en lui ? Pourquoi, d’un coup, le terrain vague a-t-il cessé de l’inspirer ? Comment se fait-il que, du jour au lendemain, du vieil appontement à la jetée, et du dépotoir à la plage, ces marginaux dont il s’enorgueillissait dans ses hymnes aux renoncements ont, sans crier gare, perdu de leur superbe pour ne représenter à ses yeux qu’édifices tourmentés, que monuments délabrés livrés à la sape des démissions ?

Depuis le matin où le « charlatan albinos » est venu lui faire ses adieux, les choses lui échappent. Il n’arrive pas à les situer. Est-ce le chagrin de Junior qui a mal supporté la disparition de son mentor occasionnel ? C’est vrai qu’il a pleuré le premier jour, boudé les deuxième et troisième jours, mais il a repris le dessus et une vie normale. Le matin, il traîne au lit. La journée, il flâne sur la plage. Et le soir, il rentre, lessivé mais heureux. Parfois, il se joint à la bande du Pacha, et Ach feint de ne rien remarquer…

Non, quelque chose d’étrange s’est greffé à sa muse de musicien… une sorte de misère intérieure, comme un vague désistement qui, le soir où les gens de la Ville ont célébré la fête nationale, a pesé si fort sur ses épaules qu’il a manqué de l’aplatir au sol. Pourtant, le ciel foisonnait de feux d’artifice, et la nuit changeait de robe toutes les minutes, et pas une flammèche n’a atteint le noir qui enténébrait les pensées d’Ach. Dans le firmament en liesse, il ne voyait que les reproches incendiaires de Ben Adam s’étaler en gros caractères, fulminer, exploser, s’insurger, bouffer la multitude d’étoiles filantes, semblables aux éruptions de l’enfer.

Et d’un coup, cela fait tilt dans sa tête : cette toxine qui lui vrille le cerveau, qui le rend insomniaque la nuit et hagard le jour ; cette interrogation lancinante et insaisissable à la fois, intense et douloureuse lui livre enfin son secret : elle est cette chose qui nous rabaisse et nous grandit en même temps, ce péché précieux par lequel – et qu’importe la faute – on accède à la rédemption : la Culpabilité !

Et à la minute où Ach s’éveille à sa conscience, tout s’éteint autour de lui.