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— Regarde pas !
Junior sursaute en pivotant sur ses talons.
Ach le Borgne se tient derrière lui, debout sur un amas de détritus, les poings sur les hanches, outré. Sa grosse barbe s’effrange dans le souffle de la brise.
Junior baisse la tête à la manière d’un galopin pris en faute. D’un doigt désemparé, il se gratte le sommet du crâne.
— J’sais pas comment j’ai échoué par ici.
— Ah ! oui…
— C’est la vérité, Ach. J’étais en train de me faire du souci en marchant et j’sais pas comment j’ai échoué par ici.
— Menteur ! frémit Ach de la tête aux pieds. Tu n’es qu’un fieffé menteur, Junior. Tu mettrais ta langue dans de l’eau bénite qu’elle sentirait le caniveau.
— Je t’assure…
— T’as rien à dire. Quand on est fait comme un rat, on n’essaye pas de se débiner. C’est une question de dignité.
Lorsque Ach est hors de lui, la taie sur son œil abîmé semble se confondre totalement avec le blanc qui la cerne, faisant surgir davantage son œil sain.
— Avoue que tu peux pas te lasser de mater les automobiles.
— C’est pas vrai, gémit Junior. Je te dis que j’avais la tête dans les soucis.
— À d’autres. Je te connais mieux que ma poche… Qu’est-ce que tu leur trouves d’intéressant à ces tacots forcenés qui courent dans tous les sens ? À force de tourner la tête à droite et à gauche, tu vas te forcer les os du cou et, après, faudra te mettre des cales de chaque côté de la figure pour que tu puisses regarder droit devant toi.
— J’suis pas une girouette, marmonne Junior.
— Qu’est-ce que tu gneugneutes ?
— Rien…
— Si, t’as dit quelque chose.
Junior juge prudent de ne pas insister. C’est un petit bonhomme asséché, avec une trogne de Pierrot crayeuse que des poils follets grignotent sur le bout du menton, et des épaules si étroites que les bras disparaissent presque contre les flancs. Ses yeux brouillés ont du mal à refléter ce qu’il a derrière la tête et semblent effleurer le monde sans vraiment s’attarder dessus. Il doit avoir moins d’une trentaine d’années, malgré un corps d’adolescent et une cervelle d’oiseau.
Il descend du vieil appontement en exagérant les précautions qu’il doit déployer pour ne pas se casser la figure, histoire d’attendrir le Borgne puis, une fois sur la terre ferme, et afin d’éviter le regard furibond qui s’apprête à le dévorer cru, il feint de rajuster les boutons intercalés de sa chemise.
Ach enfonce fortement ses poings dans le creux de ses hanches. Il est excédé, en même temps il ne peut s’empêcher d’être indulgent. Quand bien même il essaye d’afficher une attitude désapprobatrice, la mine contrite de Junior le touche au plus profond de son être, et la fermeté qu’il souhaitait imposer se met aussitôt à s’effilocher.
Après un soupir, il dit en écartant les bras :
— Combien de fois je dois te répéter que cet endroit est maudit ?
— Puisque je te dis que j’ai pas fait exprès…
— Je suis pas obligé de te croire sur parole… Méfie-toi, Junior. Te laisse pas aller à ce petit jeu. On te préviendra jamais assez. Au début, on croit se divertir puis, un soir, on se surprend à suivre les tacots jusqu’en ville et, le temps de se ressaisir, c’est trop tard… Est-ce que tu aimerais finir ta vie en ville, Junior ?
Junior secoue énergiquement la tête, les sourcils aussi pesants que les lèvres.
Ach insiste, le bras tendu avec dédain vers la ville :
— Est-ce que tu aimerais finir ta vie là-bas ?
— Jamais je n’irai dans une ville, répond Junior en continuant de faire non de la tête. J’suis pas fou.
— Alors, reviens par ici, idiot.
Junior se met au garde-à-vous et revient.
— Surtout, ne te retourne pas, lui recommande Ach en agitant le doigt. Le bon Dieu a mis en garde Loth : « J’vais foutre en l’air Sodome. Prends ta smala et taille-toi illico presto. Lorsque tu m’entendras bousiller la baraque, te retourne surtout pas. » Loth a rassemblé sa tribu et lui a expressément intimé de pas se retourner quand elle entendra le bon Dieu foutre en l’air Sodome. Mais la femme à Loth, elle, elle s’est retournée… Et tu sais ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ?
— Tu m’as déjà raconté.
— Tu as peut-être pas retenu la prophétie.
— J’ai pas oublié.
— Dis voir ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ?
Junior se met à se triturer les doigts. Ses épaules s’affaissent. Il dit d’une petite voix :
— Elle s’est transformée en statue de sel.
— Est-ce que tu aimerais devenir une statue, Junior ?
— Ce serait pas dynamique.
— Alors, ramène ta carcasse par ici et fais attention à ne pas regarder derrière toi. La ville, Junior, c’est un sortilège. Quand on lui claque la porte au nez, c’est pour de bon.
Junior rejoint le Borgne en trébuchant sur les ordures du dépotoir. Il n’est pas content d’avoir été surpris de l’autre côté du terrain vague et il subit cela comme un cas de conscience.
Ach le saisit par le coude et le bouscule devant lui.
— Le bon Dieu m’avait prévenu, moi aussi : « Prends tes cliques et tes claques, Ach, et barre-toi. La ville, c’est pas un endroit pour toi. Va-t’en et ne te retourne pas. » J’étais resté des heures entières sur la route, à faire du stop. Je crevais d’envie de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule, mais j’ai tenu bon. Puis, un camion s’est arrêté. J’ai sauté dans la cabine. J’ai pensé, à cet instant, pouvoir faire le malin et regarder une dernière fois la ville dans le rétroviseur. Mais le bon Dieu, il se contente pas de donner des ordres, il veille au grain aussi : paf ! le rétroviseur me pète à la figure. C’est comme ça que j’ai perdu mon œil.
Junior est passablement irrité.
Il dodeline de la tête et grogne :
— Il a raté sa vocation.
— Qui ça ?
— Ben, le bon Dieu.
Ach s’arrête, les bras croisés sur sa poitrine d’ours dégrossi. Ses dents en fourche avancent dans une toile de salive.
— Tu sais bien que j’ai horreur du blasphème, Junior.
Junior hausse les épaules et continue de patauger dans les détritus. Ach gonfle les joues et se dépêche de le rattraper. Devant eux, les dunes s’écartèlent sur la Méditerranée et on peut voir l’horizon couvrir sa retraite derrière des rideaux d’embruns. Semblable à une orange blette, le soleil perd de l’altitude tandis que les ombres s’allongent démesurément pour accueillir la nuit.
— T’as le feu au fion ou quoi ? s’énerve Ach.
Junior ralentit puis s’arrête, le menton sur la poitrine, une limace subreptice au bout du nez. Il n’est pas fier de lui, en même temps il s’en veut de ne pas trouver une bonne excuse pour se défendre.
— Voilà pourquoi, des fois, je me dis que le mieux qui me reste à faire est de ne plus t’adresser la parole, Junior, le menace Ach. Tu es trop susceptible. Et quand on est trop susceptible, on refuse de reconnaître ses torts. À la longue, on finit par lasser, et plus personne n’est là lorsque les choses tournent mal. Un type qui veut s’en sortir ne doit pas faire la gueule quand on cherche à le remettre à sa place. Faut pas qu’il prenne les consignes pour des interdictions et les remontrances éclairées pour des insultes. Un type qui tient vraiment à s’instruire se doit d’ouvrir grand ses oreilles et de suivre à la lettre les conseils qu’on lui donne. C’est parce que je t’aime que je suis après toi, Junior. Je veux pas qu’il t’arrive malheur.
Junior ploie davantage la nuque, les lèvres exagérément en avant.
Ach rabat le plat de sa main sur son genou.
— Dès que je te fais un reproche, hop ! tu me boudes. Et après, quand je te livre à toi-même, tu trouves que je te délaisse. Je me demande comment je dois me conduire vis-à-vis de toi. Faudrait que je sois fixé là-dessus une fois pour toutes…
Junior s’essuie le nez sur le poignet. Chaque cri de son protecteur l’enfonce d’un pouce dans le remords. Il a honte de mettre en rogne la personne qu’il chérit le plus au monde. Dans sa petite tête de simplet, ce n’est pas seulement la voix du Borgne qui tonitrue ; il lui semble entendre les dieux le tancer.
Il tente une diversion.
— Je te dis que j’ai échoué sur la route par hasard et, toi, tu me grondes comme si j’étais un chenapan. Est-ce que j’suis en train de voler ou d’emmerder mon prochain ? Est-ce que j’ai offensé le Seigneur quelque part ? J’suis juste là, à me dégourdir les jambes et à penser à rien. C’est interdit ?… C’est pas interdit. Alors pourquoi tu agites ton doigt dans ma direction en fronçant les sourcils ?
Il y a une telle misère dans le ton de Junior qu’Ach sent son cœur fondre comme un bloc de glace sous la flamme d’un chalumeau. Sa pomme d’Adam remue douloureusement dans sa gorge lorsqu’il déglutit.
— C’est pour ton bien, Junior, et tu le sais.
Junior continue de bouder pendant une minute. Il a le sentiment de retourner la situation à son avantage et en rajoute un peu. Ses lèvres sont sur le point de lui rouler sur le menton et son regard de guingois lui déforme ridiculement la nuque.
— J’ai pas dit que c’était pas pour mon bien, reconnaît-il enfin. Mais tu pouvais très bien me tirer l’oreille avec gentillesse… J’aime pas te voir en colère, ajoute-t-il, papelard. T’es tellement bon avec moi. Je me sens coupable.
Ach est aussitôt attendri. Il passe son bras autour du cou de son protégé et lui lisse les cheveux avec infiniment de bonté. Junior, qui est petit et maigre, se blottit en entier sous l’aisselle tutélaire et ferme les yeux pour savourer la plénitude de son refuge.
— Galopin ! l’apostrophe affectueusement Ach.
— J’suis pas un galopin, minaude Junior.
— T’es une vraie tête de mule, Junior. Tu sais pourquoi t’es une tête de mule ?
— Parce qu’on est obligé de me bousculer pour me faire avancer.
— Exactement.
Il le repousse un peu pour le fixer droit dans les yeux.
— T’as beaucoup de chance, Junior. Beaucoup, beaucoup de chance d’être parmi nous. Tu peux pas savoir le veinard que t’es. Ailleurs, on t’aurait pas fait de cadeau.
— J’sais.
— Penses-tu !
Ach écarte délicatement son protégé, ensuite, d’un geste grandiloquent, il lui montre la plage, les dunes qui n’en finissent pas de s’encorder, le dépotoir que couvent d’incroyables nuées de volatiles puis, telle une patrie, le terrain vague hérissé de carcasses de voitures, de monceaux de gravats et de ferraille tordue.
— C’est ici ton bled, Junior. Ici, tu es chez toi. Tu n’erres pas dans les rues. Tu ne geins pas au fond des portes cochères. Tu ne lapes pas dans la soupe populaire. Et personne ne te montre du doigt comme si tu étais une salissure.
Junior écoute en plissant les yeux. Au fur et à mesure que le Borgne se laisse aller, le sourire de Junior s’étire, s’étire au point de lui fendre la figure.
— Tu n’es pas un SDF, Junior…
Junior fait non de la tête.
— … Personne ne demande après tes papiers parce que tu n’en as pas. T’en as que foutre, de leurs papiers, Junior. T’as de comptes à rendre à personne. T’es un Homme Libre, Junior. T’es un Horr.
Junior inspire à s’exploser les poumons, redresse la nuque et essaye de se donner une contenance.
— Qu’est-ce qu’un Horr, Junior ?
— Un clodo qui se respecte, Ach.
— Il marche comment, un Horr, Junior ?
— Il marche la tête haute, Ach.
— Et toi, comment tu marches, Junior ?
— Je marche la tête haute.
— Parce que tu as choisi de vivre parmi nous. C’est-à-dire : Ici… Dans notre patrie. Où pas une bannière ne nous cache l’horizon. Où pas un slogan ne nous met au pas. Où pas un couvre-feu ne nous oblige à éteindre le feu de notre bivouac à des heures fixes. D’ailleurs, il n’y a pas d’heures chez nous. Il y a le jour, il y a la nuit, et c’est tout. On se lève quand on veut, on dort quand on en a envie, et on ne permet à personne de nous dicter notre conduite. On est chez nous. Même si on n’a pas de drapeau, ni d’hymne ni de projet de société, on a une patrie bien à nous et elle est ici, sous nos yeux, sous nos pieds, aussi vraie qu’on peut se passer du reste… Est-ce qu’on a besoin des Autres, Junior ?
— On n’a besoin de personne, Ach.
— Est-ce qu’on a des créanciers au cul, Junior ?
— Non, Ach, même si j’ignore ce que ça veut dire crévancé.
— Nous vivons pour nous-mêmes, et ça nous suffit.
— On se débrouille seuls comme des grands, Ach.
— Et on est où, Junior ?
— On est chez nous.
— On est ici… Ici, sur la terre des Horr. Ici, où tout est permis, où rien n’est interdit… Et ici, tu n’es pas roi, tu n’es pas soldat, tu n’es pas valet ; ici, tu es Toi.
— Tu disais, l’autre jour, qu’ici j’étais Dieu le Père.
— J’ai pas menti. Ici, t’es aussi Dieu le Père. Tu fais ce que bon te semble. T’as raison, t’as tort, c’est pas important. Tu fais avec, tu fais sans, c’est pas important, non plus. Tu existes, et ça n’a pas de prix.
Junior a maintenant les commissures des lèvres sous le lobe des oreilles. Ses yeux luisent d’une jubilation intense.
— Est-ce que tu vas continuer de m’raconter tout c’que je veux, Ach ?
— Je t’ai refusé ça une seule fois ?
— Tu me parleras des histoires des gens, et des bêtes qui parlent, et des contes qui me font dormir debout ?
— Tout ce que tu voudras, Junior. Je t’ai jamais rien refusé.
— Alors, raconte…
— Tu veux que je te raconte quoi, Junior ?
Junior se met à sautiller sur place et à donner des coups de poing dans le vide, à la manière d’un enfant gâté, certain que s’il venait à demander la lune, on la lui offrirait sur un plateau d’argent.
— Qu’est-ce qui se passe quand la mer est agitée, Ach ?
— Bah…
— S’il te plaît.
— Je t’ai raconté ça cent fois.
— Fais pas le difficile, s’enthousiasme Junior. S’il te plaît, dis-moi c’qui s’passe quand la mer est agitée.
— J’ai laissé mon banjo chez nous.
— C’est pas un empêchement… Ach, Ach, je t’en prie. Ça m’ferait tellement plaisir. Tu dis que tu penses toujours à mon bien-être.
Le Borgne esquisse une grimace contrariée ensuite, devant l’enjouement grandissant de son protégé, il fixe un nuage dans le ciel, se racle la gorge et raconte sur un ton envoûtant :
— Lorsque la mer est agitée, pour les gens de la ville, il fait mauvais temps, pour un Horr, la mer est en fête. Et pendant que les gens de la ville s’enferment chez eux, nous surplombons la falaise et nous assistons aux noces des flots en nous taisant. Parce que, alors que les gens de la ville n’arrivent pas à fermer l’œil à cause du courant d’air, un Horr décèle de la musique dans chaque fracas. C’est ça, notre privilège, Junior, c’est ça notre secret. Nous savons puiser notre bonheur en chaque chose que Dieu fait car nous savons Dieu artiste. Les gens de la ville, eux, ils n’ont pas idée de ce que c’est. Il fait chaud dans leur maison, ils ont pas mal de commodités, mais partout où ils édifient leur empire, leur cœur n’y est pas. Ils estiment que le bonheur est de ruer dans les brancards. Mais, c’est pas vrai. Le bonheur, Junior, est de savoir se taire quand les flots s’amusent. Quand bien même nous ne possédons pas grand-chose, nous mettons du cœur dans notre pauvreté. Toute la différence est là. Ce qui est mauvais temps pour les autres est fête pour nous. C’est une question de mentalité.
— Putain ! s’extasie Junior. Si le Seigneur relevait du scrutin, y a pas de doute, c’est pour toi que je voterais.