Esterhazy s’empara d’une amarre.

  — Aidez-moi à l’accrocher aux taquets, ordonna-t-il à Schultz.

  Son esprit tournait à toute allure. Derrière son assurance et son autorité de façade se dissimulait une peur proche de la terreur. Il lui fallait trouver le moyen de sauver sa peau, et vite, mais comment ?

   Que se passe-t-il, Judson ? lui avait déclaré Falkoner un peu plus tôt d’une voix sarcastique. Vous pourriez au moins nous accorder un minimum de confiance. Votre attitude me surprend, et me déçoit.

  Esterhazy savait désormais que son sort n’était pas plus enviable que celui de Pendergast.

  Le bateau ralentit en approchant du lieu où Constance avait été jetée à l’eau. Esterhazy, debout à l’avant du yacht, cherchait des yeux la jeune femme sur la mer houleuse que fouillaient les deux projecteurs de la passerelle.

  — Là ! s’exclama-t-il en voyant briller fugitivement l’un des marqueurs phosphorescents du gilet de sauvetage.

  Quelques instants plus tard, le bateau mettait en panne à côté du point indiqué par le médecin et ce dernier se précipitait vers l’arrière, accrochait le gilet de sauvetage avec une gaffe et hissait Constance sur la plate-forme de natation.

  Falkoner aida à porter la jeune femme jusqu’au grand salon où ils l’allongèrent sur la moquette.

Constance avait perdu connaissance, mais elle respirait encore. Esterhazy lui prit le pouls et constata qu’il était faible et irrégulier.

  — Elle est en état d’hypothermie, diagnostiqua-t-il. Où se trouve la femme ?

  — Gerta ? Elle s’est enfermée dans les quartiers réservés à l’équipage.

  — Dites-lui de faire couler un bain d’eau tiède.

  Falkoner s’éloigna tandis qu’Esterhazy dégrafait le gilet de sauvetage, déboutonnait la robe détrempée de Constance, la lui ôtait, retirait ses sous-vêtements et l’enveloppait dans une couverture. Il lui lia les poignets puis les chevilles avec des menottes en plastique en veillant à laisser suffisamment de mou pour qu’elle puisse marcher.

  Quelques instants plus tard, Falkoner revenait en compagnie de la femme.

  — Le bain est en train de couler, annonça-t-elle d’une voix calme qui tranchait avec sa pâleur.

  Ensemble, ils transportèrent Constance jusqu’à la salle de bains de la cabine avant et la déposèrent dans l’eau tiède.

  Elle commençait déjà à revenir à elle, des paroles inintelligibles s’échappèrent de ses lèvres.

  — Je retourne à l’avant surveiller Pendergast, annonça Esterhazy.

  Falkoner posa sur lui un regard calculateur, puis un sourire en coin étira ses lèvres.

  — Je l’amènerai dès qu’elle aura repris connaissance.

  Elle nous sera utile pour convaincre Pendergast de parler.

  Au son de sa voix, Esterhazy fut parcouru d’un frisson.

  Il retrouva Pendergast à l’endroit où il l’avait laissé, sous la surveillance de Schultz. Il tira à lui un transat, s’y installa et observa longuement son prisonnier. C’était la première fois que les deux hommes se retrouvaient face à face depuis le jour où l’inspecteur avait bien failli avoir raison de lui dans le petit cimetière des Highlands. Le regard argenté de Pendergast, à peine visible dans la nuit, paraissait plus impénétrable que jamais.

Esterhazy avait beau passer et repasser dans sa tête tous les scénarios possibles, imaginer le moyen de quitter le Vergeltung sain et sauf, aucune solution ne le satisfaisait.

  L’Alliance avait signé son arrêt de mort, il l’avait lu dans le regard de Falkoner. Esterhazy avait coûté trop cher à la cause, trop d’hommes étaient morts par sa faute pour qu’il puisse rester en vie. Tout ça à cause de Pendergast.

  Un bruit de voix le tira de ses pensées et il vit s’avancer Constance, emmitouflée dans un peignoir blanc en éponge, une veste d’homme passée sur ses épaules. Zimmerman et Gerta la poussaient devant eux sous les injonctions de Falkoner et celui-ci l’envoya rouler d’une bourrade à côté de Pendergast.

  — Cette salope n’a rien perdu de sa combativité, expliqua l’Allemand en épongeant le sang qui lui coulait du nez à l’aide d’un mouchoir. Attachez-la.

  Schultz et la femme rousse saisirent Constance qu’ils ligotèrent à un étançon. La jeune femme, étrangement silencieuse, ne tentait plus de se débattre. Falkoner s’essuya le front en adressant un regard triomphal à Esterhazy.

  — Je me charge d’eux, annonça-t-il sur un ton sec.

  Il arracha le scotch qui bâillonnait Pendergast.

  — Ce serait dommage de ne pas comprendre ce que va nous raconter notre cher ami, railla-t-il.

  Du coin de l’œil, Esterhazy observa la passerelle qui luisait doucement dans la nuit et constata que le capitaine tenait la barre, Gruber à ses côtés. Les deux hommes, tout à leur tâche, ne prêtaient aucune attention au drame qui se déroulait en contrebas. Le bateau longeait à présent la côte de Long Island, et Esterhazy se demanda quelle pouvait être leur destination, Falkoner s’étant montré très évasif à ce sujet.

  — Très bien, commença l’Allemand en tournant autour de Pendergast.

  Il sortit de son étui le poignard de combat avec lequel il joua pendant quelques instants, puis il mit un genou à terre et ouvrit la joue de son prisonnier d’un trait de lame en faisant jaillir le sang.

— Une jolie cicatrice de duel. La même que celle reçue par mon grand-père à Heidelberg. Magnifique.

  La femme aux cheveux roux, excitée par la vue du sang, attendait la suite avec un regard d’une cruauté effrayante.

  — Je souhaitais simplement vous montrer l’efficacité de ce poignard, précisa Falkoner. Pas pour vous, pour elle.

  Il se releva, s’approcha de Constance et se pencha vers elle en jouant avec la lame du couteau.

  — Car s’il ne répond pas à mes questions de son plein gré, c’est vous qui allez subir les foudres de mon poignard, ma chère. Et je puis vous assurer que vous le sentirez passer.

  — Il ne dira pas un mot, répliqua Constance d’une voix grave et ferme.

  — J’ai tout lieu de croire qu’il le fera lorsque nous commencerons à jeter à la mer certaines parties de votre anatomie.

  Constance affronta son regard sans ciller, au grand effroi d’Esterhazy qui s’étonnait de ne pas voir la peur briller dans ses yeux.

  Falkoner émit un petit ricanement et se tourna vers Pendergast.

  — Figurez-vous que vos recherches se sont révélées fort utiles pour nous. Nous étions persuadés depuis toutes ces années qu’Hélène était morte, et voilà que vous nous appor-tez la preuve du contraire.

  Le sang d’Esterhazy se figea dans ses veines.

  — N’est-ce pas, Judson ?

  — C’est faux, balbutia-t-il.

  Falkoner balaya sa réponse d’un geste.

  — Peu importe, passons à présent à la première question : que savez-vous exactement de notre organisation, et qui vous en a parlé ?

  Au lieu de répondre, Pendergast posa sur Esterhazy un regard qui n’était pas dénué d’une certaine bienveillance.

  — Tu as compris que tu étais le suivant, je suppose.

  Falkoner attrapa les mains de Constance, menottées derrière l’étançon, et lui enfonça la lame du poignard dans le pouce. Elle étouffa un cri et détourna vivement la tête.

— La prochaine fois, répondez-moi quand je vous pose une question, gronda Falkoner à l’adresse de Pendergast.

  — Ne lui dites rien ! s’écria Constance d’une voix rauque.

  Ne parlez pas, ils nous tueront de toute façon.

  — Faux, la contredit Falkoner. S’il parle, je m’engage à vous déposer à terre. Il ne sauvera pas sa vie, mais il peut sauver la vôtre. Allez, ajouta-t-il en se tournant vers Pendergast. Répondez-moi.

  En quelques mots, l’inspecteur expliqua comment les munitions à blanc retrouvées dans l’arme de sa femme lui avaient apporté la preuve qu’elle était morte assassinée. Il s’exprimait d’une voix claire, de façon délibérée, presque détachée.

  — Si je comprends bien, vous vous êtes rendu en Afrique où vous avez découvert notre petit stratagème.

  — Un stratagème, répéta Pendergast d’un air pensif.

  — Pourquoi acceptez-vous de lui parler ? s’interposa vivement Constance. Jamais il ne me laissera partir. Ne lui dites rien, Aloysius. C’est comme si nous étions déjà morts, tous les deux.

  Les yeux brillants d’excitation, Falkoner saisit la main de la jeune femme et lui poignarda le pouce, nettement plus profondément cette fois. Elle se tordit de douleur, mais pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres.

  Du coin de l’œil, Esterhazy nota que Schultz et Zimmerman, fascinés par la scène, avaient rangé leurs pistolets.

  — Arrêtez, conseilla-t-il à Falkoner. Vous pouvez être certain qu’il arrêtera de parler si vous continuez.

  — Je ne vous ai rien demandé, Judson. Je connais mon travail.

  — Peut-être, mais vous ne le connaissez pas, lui.

  Falkoner agita le couteau devant les yeux de Pendergast, puis essuya la lame sanglante de l’arme sur les lèvres de son prisonnier.

  — La prochaine fois, je lui coupe le pouce, annonça-t-il avec un sourire mauvais. Vous l’aimez ? C’est probable, qui ne tomberait pas sous le charme d’une femme aussi jeune, belle et spirituelle ?

  Il se redressa et effectua lentement le tour du pont.

  — Allons, Pendergast. J’attends.

  Loin de répondre, l’inspecteur regardait fixement Esterhazy. Falkoner s’immobilisa et pencha la tête de côté.

  — Très bien. Je tiens toujours mes promesses. Schultz, tiens-lui fermement la main.

  Schultz s’exécuta et Falkoner leva son poignard. Esterhazy comprit qu’il n’avait plus le choix.

 

 

 

 

Vengeance à froid
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