Malfourche, Mississippi

  Ned Betterton remonta l’unique rue de Malfourche au volant de sa Nissan toute cabossée. Le village se trouvait théoriquement sur le territoire qu’il était censé couvrir, mais Betterton s’y rendait rarement. Un patelin de péquenauds au fin fond des bayous. C’est pourtant là qu’avaient longtemps vécu les époux Brodie. Kranston, le patron de Betterton, l’avait autorisé du bout des lèvres à enquêter sur l’affaire, uniquement parce que Le Bourdon ne pouvait se permettre de négliger un double meurtre dont parlaient tous les médias.

  — Bon, tu me boucles ça vite en cinq sec et tu passes à la suite, avait grommelé Kranston.

  Betterton avait hoché la tête, bien décidé à ne pas lâcher son enquête. Il avait surtout pris une mesure négligée depuis sa rencontre avec les Brodie : la vérification de leurs dires.

  Leur histoire s’était écroulée dès les premiers coups de fil ; s’il existait bien à San Miguel une maison d’hôtes baptisée Casa Magnolia, les Brodie n’en avaient jamais été les propriétaires, ni même les gérants, se contentant d’y séjourner brièvement, des années plus tôt.

  Un mensonge pur et simple.

  Et voilà qu’ils étaient victimes du meurtre le plus abominable enregistré dans la région depuis une génération. Betterton ne croyait pas aux coïncidences, il était persuadé que le double crime était lié à leur disparition mystérieuse et à leur réapparition récente, plus mystérieuse encore. Trafic de drogue ou d’armes à feu, espionnage industriel… tout était possible.

  Betterton avait la conviction que la clé du mystère se trouvait à Malfourche puisque c’était là que les époux Brodie avaient refait surface, peu avant d’être brutalement assassinés. Des rumeurs pour le moins curieuses couraient dans le coin, liées à des événements survenus à la veille du retour des Brodie. Une explosion avait réduit en miettes le bar de Minus, une célébrité du cru ; on avait officiellement parlé d’une fuite au niveau d’une cuve de propane, mais les bruits qui circulaient étaient autrement moins anodins.

  Le journaliste passa devant la petite maison où s’était déroulée sa rencontre avec les Brodie quelques semaines plus tôt, désormais entourée par un ruban de police en plastique jaune, un véhicule du bureau du shérif garé le long du trottoir.

  Main Street dessinait un léger coude vers l’ouest et le marais du Black Brake lui apparut soudain, sa masse brun-vert suspendue à l’horizon tel un amas de nuages sombres dans le ciel pourtant clair de cet après-midi ensoleillé. La voiture traversa le centre de la bourgade, avec ses vitrines sinistres et ses enseignes fatiguées, et le journaliste se gara près des docks avant de couper le moteur.

  Sur l’ancien emplacement du bar de Minus se dressait le squelette en bois du bâtiment appelé à le remplacer. Des madriers calcinés et des pilotis goudronnés étaient entassés un peu plus loin, le long du quai. Les marches conduisant au futur royaume de Minus étaient terminées et une demi-douzaine de types débraillés s’y étaient installés. Ils discutaient de tout et de rien en buvant des bières dissimulées dans des sachets en papier.

  Betterton descendit de voiture et se dirigea vers eux.

  — Salut, tout le monde.

  Les hommes se turent et le regardèrent s’approcher d’un air soupçonneux.

  — Salut, finit par répondre l’un d’eux du bout des lèvres.

  — Ned Betterton, du Bourdon d’Ezerville. Quelle chaleur ! Je peux vous offrir une bière bien fraîche ?

  La proposition ne suffisait manifestement pas à dissiper le malaise.

  — En échange de quoi ?

  — Qu’est-ce que vous croyez ? Comme tous les journalistes, je vais à la pêche aux infos.

  Un épais silence accueillit ses paroles.

  — J’ai un pack dans ma voiture, insista Betterton en retournant nonchalamment à sa voiture.

  Ne jamais brusquer ce genre de clients. Il sortit du coffre une glacière en polystyrène qu’il rapporta jusqu’aux marches. Il souleva le couvercle, prit une canette dégoulinant de glace pilée, l’ouvrit en tirant sur la languette métallique et la porta à ses lèvres. Le temps de boire une gorgée, les hommes l’imitaient.

  Betterton poussa un soupir d’aise.

  — J’écris un article sur le meurtre des époux Brodie. Qui les a tués, à votre avis ?

  — Peut-être bien des alligators, suggéra l’un des types, déclenchant une tempête de rires gras.

  — La police nous a déjà demandé, précisa un avorton en débardeur, le menton mangé par une barbe de cinq jours.

  On sait rien de rien.

  — À mon avis, c’est ce type du FBI qui les a tués, intervint un vieil homme édenté en état d’ébriété avancé. Ce salopard était complètement cinglé.

  — Un type du FBI ? réagit aussitôt Betterton.

  Un tuyau de première.

  — Ouais, celui qui s’est pointé ici avec cette femme flic de New York.

  — Que cherchaient-ils ?

  Betterton avait posé la question avec trop d’insistance et il veilla à dissimuler son excitation en avalant une gorgée de bière.

  — Ils voulaient aller à Spanish Island, répondit le vieux type édenté.

  — Spanish Island ?

  Betterton n’en avait jamais entendu parler.

  — Ouais. Drôle de coïncidence, tout de même, que…

  Le vieil homme n’acheva pas sa phrase.

  — Une coïncidence ? Quelle coïncidence ?

  Les types échangèrent entre eux des regards gênés.

  Nom d’un chien. Encore un petit effort et Ned Betterton touchait le gros lot.

  — Tais ta grande gueule, grinça l’avorton en fusillant du regard le vieil édenté.

  — Putain, Larry ! Lâche-moi un peu, j’ai rien dit.

  Aucun doute possible, cette bande d’abrutis lui cachait un truc de première importance. Betterton allait devoir s’y prendre avec doigté.

  Ses pensées furent interrompues par l’arrivée inopinée d’un géant dont la silhouette démesurée se planta sur le seuil du bâtiment en construction. Le crâne rasé, un collier de graisse de la taille d’une bouée à hauteur de la nuque, une joue gonflée par ce qui devait être une chique de tabac, il croisa ses bras gros comme des jambons en regardant le petit groupe d’un air mauvais avant de se tourner vers Betterton.

  Le journaliste avait suffisamment entendu parler de Minus pour deviner qu’il se trouvait en présence de celui que l’on décrivait souvent comme le seigneur du bayou. Le journaliste vit d’un seul coup s’éloigner tout espoir de toucher le gros lot.

  — Qu’est-ce que tu veux, connard ? lui demanda Minus d’une voix presque aimable.

  Betterton tenta son va-tout.

  — Je suis venu enquêter sur ce type du FBI.

  Le visage de Minus s’assombrit d’un cran.

  — Pendergast ?

  Pendergast. Le type du FBI s’appelait donc Pendergast.

  Le nom était familier à Betterton. Une vieille famille de planteurs des environs de La Nouvelle-Orléans, avant la guerre de Sécession.

  Minus plissa ses yeux de cochon.

— T’es copain avec ce nuisible ?

  — Je travaille pour Le Bourdon. J’enquête sur le meurtre des époux Brodie.

  — Un journaliste.

  Minus lui lança un regard noir et Betterton remarqua pour la première fois la cicatrice à vif qui battait au rythme d’une grosse veine, au niveau du cou du géant.

  Minus dévisagea les buveurs de bière l’un après l’autre.

  — Depuis quand on parle aux journalistes ? siffla-t-il en ponctuant sa question d’un épais jet de tabac brunâtre.

  Les types se levèrent lentement et s’éloignèrent d’un pas traînant, en prenant le temps de pêcher quelques canettes de bière dans la glacière.

  — Un journaliste, répéta Minus.

  Betterton vit venir la suite, mais il était trop tard. Minus agrippa sa chemise d’une main énorme et le secoua comme un prunier.

  — Tu pourras dire à l’autre enfoiré que si jamais je revois sa sale petite gueule de croque-mort albinos dans le coin, je lui colle une raclée telle qu’il chiera des dents pendant une semaine.

  Tout en parlant, il tordait dans son poing le col du journaliste qui peinait à respirer. Betterton commençait à étouffer et Minus le lâcha d’un geste brutal qui l’envoya rouler par terre.

  Betterton resta allongé dans la poussière quelques instants avant de se relever.

  Minus, les poings serrés, l’attendait de pied ferme.

  Betterton avait toujours été petit. Dès l’enfance, les gamins les plus costauds s’étaient acharnés sur lui, persuadés de ne courir aucun risque, et il s’était laissé malmener tout au long de la maternelle et de l’école primaire.

  — Hé ! réagit le journaliste d’une voix geignarde. C’est bon, je m’en vais ! Pas la peine de s’énerver, putain !

  Minus baissa la garde.

  Recroquevillé sur lui-même de son air le plus soumis, Betterton s’approcha de Minus en baissant la tête.

— Je cherche pas la bagarre, moi.

  — Content de te l’entendre dire…

  Au moment où il s’y attendait le moins, Minus vit le journaliste se redresser et lui envoyer un uppercut foudroyant en pleine mâchoire. Le géant s’affala comme une motte de beurre.

  À son entrée au collège, Betterton avait enfin compris qu’il ne devait plus se laisser maltraiter par les autres, quelle que soit leur taille, à moins d’accepter à jamais son rôle de souffre-douleur. Minus s’ébroua dans la poussière en jurant entre ses dents, trop hébété pour se relever, et Betterton en profita pour regagner sa voiture d’un pas vif sous le regard ahuri des types qui avaient assisté à la scène.

  — Je vous laisse les bières en souvenir, messieurs.

  Quelques instants plus tard, il démarrait en tenant le volant d’une main douloureuse. Il avait tout juste le temps de se rendre au concours de tartes organisé par les pipis-trelles du patelin voisin. Putain de métier. Betterton savait déjà qu’il ne passerait pas sa vie à couvrir des concours de tartes pour un canard boiteux comme Le Bourdon.

 

 

 

Vengeance à froid
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