La file des habitués de la soupe populaire de la Mission de Bowery Street zigzaguait entre les tables du réfectoire jusqu’aux gamelles fumantes.
— Putain, grommela le type qui précédait Esterhazy dans la queue. Encore du poulet et des croquettes.
Esterhazy saisit machinalement un plateau, se servit une part de pain de maïs et suivit le mouvement d’un pas traînant.
Il avait soigneusement préservé son anonymat en multipliant les précautions. Il avait effectué le trajet depuis Boston en bus, veillant à ne plus se servir de ses cartes de crédit, pas même pour tirer de l’argent dans les distributeurs de billets. Il n’utilisait que le nom figurant sur son faux passeport, ce qui lui avait permis de se procurer un téléphone portable, en attendant de dénicher un petit meublé sur Second Street dont le gérant souhaitait être réglé en liquide.
Quant aux repas, il se contentait le plus souvent de lieux tels que celui-ci. Il avait rapporté de son voyage en Écosse suffisamment d’argent liquide pour ne pas être à court, mais il lui fallait se montrer prudent car Pendergast disposait de ressources considérables. En cas de besoin, Esterhazy savait pouvoir s’adresser aux autres, mais il ne le ferait qu’en dernier recours.
— Saloperie de gelée verte, grommela le type vêtu d’une vieille chemise à carreaux qui le précédait, un quadragénaire avec un bouc clairsemé dont le visage crasseux trahissait les turpitudes.
— Ils pourraient pas nous refiler de la gelée rouge au dessert, pour une fois ?
La banalité du mal, pensa Esterhazy en glissant un hors-d’œuvre sur son plateau sans même en regarder le contenu.
Il supportait difficilement sa nouvelle vie, il était plus que temps de réagir : Pendergast devait mourir. Il avait essuyé deux échecs, c’est vrai, mais la troisième tentative serait la bonne, comme le voulait le dicton.
Chacun d’entre nous a son point faible. À vous de trouver le sien.
Son plateau à la main, il s’installa à côté du type au bouc sur la dernière place encore libre et entama machinalement son repas.
À force de réfléchir, Esterhazy s’apercevait qu’il ne savait rien de Pendergast, sinon qu’il avait épousé sa sœur. Les deux hommes avaient toujours entretenu des rapports cordiaux, mais Pendergast n’en avait pas moins conservé ses distances. Les tentatives d’Esterhazy avaient échoué tout simplement parce qu’il ne comprenait pas son adversaire. Il lui fallait en savoir davantage sur ses habitudes, ses goûts, ses aversions.
Nous sommes disposés à vous apporter toute l’aide qu’il vous faudra.
La phrase résonnait sinistrement aux oreilles d’Esterhazy.
Il reposa sa fourchette et se tourna vers son voisin qui releva les yeux en se sentant observé.
— T’as un problème ?
— À vrai dire, oui, répondit Esterhazy en gratifiant l’autre d’un sourire amical. Je peux te poser une question ?
— Quoi ? s’inquiéta l’homme d’un air soupçonneux.
— Je suis poursuivi par quelqu’un qui en veut à ma vie.
Je n’arrive pas à m’en débarrasser.
— T’as qu’à tuer c’t’enfoiré, rétorqua l’homme en avalant goulûment sa gelée dessert.
— C’est bien là que réside la difficulté. Je n’arrive pas à l’approcher d’assez près pour le tuer. Comment agirais-tu à ma place ?
Le type plissa les paupières d’un air malicieux en reposant sa petite cuillère.
— Pour l’obliger à sortir du bois, il suffit de s’en prendre à un de ses proches. Quelqu’un de faible. Une meuf de préférence.
— Une meuf, répéta Esterhazy.
— Pas n’importe quelle meuf, sa meuf. Pour avoir un mec, il suffit de s’en prendre à sa meuf.
— C’est logique.
— Tu parles que c’est logique. J’ai eu une embrouille une fois avec un dealer, mec, je voulais lui souhaiter sa fête, mais il avait toujours une tripotée de gardes du corps avec lui. Sauf qu’il avait une petite sœur, un beau petit lot…
L’autre poursuivait son histoire, mais Esterhazy ne l’écoutait plus, perdu dans ses pensées.
Sa meuf…