Inverkirkton

 

  Le cycliste solitaire qui pédalait sur la petite route tor-tueuse ne cherchait pas à dissimuler sa peine. Son vélo noir à trois vitesses était muni d’un porte-bagages sur lequel étaient ficelés deux paniers de cuir. Juché sur une bicyclette noire, vêtu d’un blouson coupe-vent foncé et d’un pantalon de velours gris, l’homme composait un tableau monochromatique étrange au milieu des bruyères et des ajoncs écossais.

  Au sommet de la colline, où quelques rochers usés dessinaient une rangée de crocs acérés dans le vert du paysage, la petite route s’arrêtait à un carrefour en T. Le cycliste descendit de sa machine, heureux que son effort soit terminé, et tira de sa veste une carte qu’il étala sur la selle afin de l’étudier longuement.

  En dépit des apparences, Judson Esterhazy était tout sauf serein. Il avait perdu l’appétit et devait constamment repousser l’envie de regarder par-dessus son épaule. Il ne parvenait plus à trouver le sommeil, terrorisé à l’idée de revoir dans sa tête le visage de Pendergast, blessé à mort, le foudroyant de son regard implacable.

  Pour la millième fois, il se reprocha amèrement d’avoir abandonné son beau-frère dans le Foulmire. Pourquoi n’avait-il donc pas attendu de le voir disparaître, englouti par les sables mouvants ? Il connaissait la réponse à sa question : à cause des yeux de son adversaire, ces yeux argentés qui le disséquaient avec la cruauté d’un scalpel. À l’instant de vérité, un moment de faiblesse aussi pathétique qu’inexcusable s’était emparé de lui. Esterhazy connaissait Pendergast, il savait à quel point il était roué. Tu n’as pas idée, mais vraiment pas idée, du danger que représente Pendergast.

  N’avait-il pas prononcé ces paroles lui-même six mois plus tôt ? Ce type-là est aussi tenace que malin. Tu peux être certain qu’il devinera la vérité un jour ou l’autre. C’est un enquêteur de toute première force en temps ordinaire, et tu te doutes bien qu’il a toutes les raisons de se laisser pousser des ailes dans le cas présent. Tous les plans d’Esterhazy se trouvaient brusquement réduits à néant. À moins que…

  Le pire était encore de ne pas savoir.

  Debout à côté du vélo, les chevilles caressées par une brise humide et froide, il tenta de se convaincre que la blessure était mortelle. Il ne voyait pas comment il pouvait en être autrement. Quand bien même Pendergast aurait trouvé le moyen d’échapper à la boue qui l’aspirait, on aurait découvert son corps lors des battues organisées dans les alentours. Selon toute probabilité, il était parvenu à s’extraire des sables mouvants avant de trouver la mort dans un bourbier voisin.

  Ne pas en avoir la certitude le rendait fou. À moins de passer le reste de son existence dans l’angoisse et la peur, il lui fallait connaître la vérité.

  Il avait quitté l’Écosse au lendemain de son audition par le coroner, s’efforçant de faire bonne figure, reconduit à Glasgow par un inspecteur Balfour qui ne cachait pas sa contrariété. Une semaine plus tard, il était de retour, les cheveux coupés ras et teints en noir, dissimulé derrière une paire de lunettes en écaille et une fausse moustache achetée chez un spécialiste. Au cas peu probable où il aurait croisé Balfour ou l’un de ses hommes, les chances qu’ils le reconnaissent étaient quasiment nulles. Esterhazy était devenu un touriste américain anonyme qui profitait de l’arrière-saison pour faire le tour des Highlands à vélo.

Plus de trois semaines s’étaient écoulées depuis le drame.

  La piste, s’il y en avait une, avait eu tout le temps de refroi-dir, mais il n’y pouvait rien. On l’avait tenu en étroite surveillance jusqu’à la tenue de la commission d’enquête et il était revenu dès qu’il l’avait pu, afin d’obtenir enfin la preuve que Pendergast n’avait pas réussi à sortir vivant du Mire. Sa tranquillité d’esprit était à ce prix.

  Il reporta son attention sur la carte et se repéra par rapport au Beinn Dearg, au Foulmire, à Cairn Barrow. Il posa le doigt sur l’endroit précis où s’était déroulé l’affrontement et en examina les abords immédiats. Le village le plus proche était celui d’Inverkirkton, à cinq kilomètres de là.

  À l’exception de Kilchurn Lodge, il n’y avait aucune autre habitation à des lieues à la ronde. Si Pendergast n’était pas mort, il avait nécessairement trouvé refuge à Inverkirkton.

  Autant commencer par là.

  Esterhazy replia sa carte, tourna ses regards vers la vallée où se nichait le petit village et remonta sur sa bicyclette.

  Quelques instants plus tard, il dévalait la pente, le soleil de l’après-midi dans le dos, imperméable au parfum de bruyère qui flottait dans l’air.

  Inverkirkton se limitait à quelques jolies maisons bordant une rue en arc de cercle, auxquelles s’ajoutaient deux établissements incontournables en Écosse : un pub et une auberge. Il descendit de vélo devant cette dernière et posa son engin contre le mur badigeonné de blanc, puis il tira un mouchoir de sa poche et poussa la porte de l’établissement.

  Le petit hall d’accueil était pimpant, avec ses photos encadrées d’Inverness et du Mull de Kintyre, quelques tartans et une carte de la région. Le lieu était désert, à l’exception du propriétaire des lieux, un personnage d’une soixantaine d’années occupé à lire le journal, debout derrière un comptoir de bois verni. Il posa sur son visiteur deux yeux bleus inquisiteurs. Esterhazy s’épongea longuement le visage et se moucha bruyamment. La nouvelle de l’accident de chasse était certainement parvenue jusqu’à ce hameau isolé, mais 63

Esterhazy constata avec soulagement que l’homme ne le reconnaissait pas.

  — Bon après-midi, l’accueillit le patron avec un accent rocailleux.

  — Bon après-midi, répondit Esterhazy en feignant de reprendre son souffle.

  — En vacances dans le coin ? demanda l’aubergiste en apercevant la roue avant de la bicyclette qui dépassait à travers la porte ouverte.

  Esterhazy hocha la tête.

  — J’aurais voulu prendre une chambre, si c’était possible.

  — Bien sûr, m’sieur. À quel nom ?

  — Edmund Draper, déclara Esterhazy en s’épongeant à nouveau le visage.

  L’aubergiste s’empara d’un grand registre sur une étagère.

  — Vous avez l’air fatigué, jeune homme.

  Esterhazy acquiesça.

  — Je suis venu à vélo de Fraserburgh.

  Son interlocuteur se figea.

  — De Fraserburgh ? Mais ça fait pas loin de soixante kilomètres à travers les montagnes.

  — À qui le dites-vous. Je suis arrivé d’hier seulement, et j’ai bien peur d’avoir eu les yeux plus gros que le ventre.

  C’est dans mon caractère.

  L’aubergiste secoua la tête.

  — Au moins, vous dormirez bien ce soir. Feriez mieux de pas trop forcer demain.

  — Je n’ai pas vraiment le choix, rétorqua l’autre en soufflant. Mais j’ai vu qu’il y avait un pub à côté. J’espère qu’on peut y dîner, au moins.

  — Pour sûr, on y mange même bien. Sans vouloir vous commander, je vous conseille d’essayer le single malt du cru, le Glen…

  L’homme se tut en voyant s’afficher sur le visage de son hôte une expression affligée.

  — Ça ne va pas ? s’étonna-t-il.

— Je ne sais pas, répliqua Esterhazy d’une voix tendue.

  J’ai une douleur dans la poitrine, d’un seul coup.

  Fronçant les sourcils, l’aubergiste se précipita et conduisit son client jusqu’au petit salon voisin où il l’aida à s’asseoir dans un fauteuil rembourré.

  — La douleur me remonte jusque dans le bras… Ah, j’ai mal ! souffla Esterhazy en serrant les dents tout en s’agrip-pant la poitrine.

  — Vous voulez boire quelque chose ? s’inquiéta l’aubergiste avec beaucoup de gentillesse.

  — Non… Je crois que j’ai besoin d’un médecin. Vite…

  À ces mots, il s’affaissa sur le fauteuil en fermant les yeux.

 

 

Vengeance à froid
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