River Pointe, Ohio
La cloche de la paroisse épiscopalienne de Saint-Paul, habituée à rythmer la vie de cette banlieue tranquille, égrena les douze coups de minuit dans l’indifférence des rues endormies. Les feuilles mortes, poussées par une légère brise, couraient doucement le long des caniveaux et un chien aboya dans le lointain.
Une seule fenêtre brillait encore dans cet océan de quiétude, au premier étage de la maison en bois qui dressait sa façade blanche au carrefour de Church Street et de Sycamore Terrace. De l’autre côté de la fenêtre soigneusement barricadée, derrière deux paires d’épais rideaux, s’ouvrait une pièce débordant d’équipements électroniques : une tour métallique contenant plusieurs serveurs lames haute densité, des aiguilleurs Ethernet rapides 48 ports Gigabit, ainsi que des périphériques NAS servants, configurés en disques durs array RAID-2. Une autre tour abritait divers systèmes de surveillance actifs et passifs, des renifleurs de paquets, des scanners réglés sur les fréquences de la police et des services de protection civile. Bureaux et étagères étaient couverts de claviers, d’amplificateurs de signal sans fil, de thermomètres numériques infrarouges, de testeurs de réseau, d’extracteurs Molex. Un vieux modem à coupleur acoustique, toujours en activité, reposait sur une console. Une forte odeur de poussière et de menthol flottait dans la pièce que seuls éclairaient les écrans des dizaines d’appareils rassemblés là.
Au centre de cette planète électronique se tenait un personnage chétif en chaise roulante, vêtu d’un pyjama délavé et d’un peignoir en éponge. Il naviguait lentement d’un écran à l’autre, vérifiant ici un résultat, là une formule codée indéchiffrable, mitraillant des ordres à l’aide de l’un ou l’autre des claviers sans fil sur lesquels il pianotait avec une rapidité stupéfiante, malgré les doigts tout recroquevillés de ses mains difformes.
L’homme s’arrêta brusquement en voyant s’allumer une diode jaune sur un appareil posé au-dessus de l’écran principal.
Il se précipita dans le crissement des roues de sa chaise roulante et passa une longue suite de commandes sur son clavier. L’écran laissa instantanément place à un damier noir et blanc affichant les images de la vingtaine de caméras de sécurité installées tout autour de la maison.
L’homme scruta les images l’une après l’autre. Rien.
La panique laissa place au soulagement. Il disposait d’un système d’alarme dernier cri, il aurait été alerté de la moindre brèche par une bonne demi-douzaine de cellules électroniques. Un pépin technique, rien de plus. Il aurait tout le temps de procéder aux vérifications nécessaires le lendemain matin, pas question de laisser le système…
Une diode rouge se mit à clignoter à côté de la lumière jaune tandis qu’une alarme discrète se déclenchait.
Un voile de peur et d’incompréhension assombrit le visage de l’homme. Comment quelqu’un avait-il pu passer à travers le système aussi facilement ? C’était tout simplement impossible… Les doigts recroquevillés de l’homme se posèrent sur un boîtier métallique fixé à l’un des bras du fauteuil roulant et il retira la sécurité d’un petit interrupteur, prêt à l’enclencher. Il lui suffisait d’effleurer celui-ci pour que la police, les pompiers et les secours soient alertés instantanément ; dans le même temps, des projecteurs s’allumeraient tout autour de la maison, deux alarmes stridentes se déclencheraient automatiquement dans la cave et au grenier, des démagnétiseurs placés à des points stratégiques de la pièce effaceraient en quinze secondes l’ensemble des informations contenues dans ses disques durs, et un générateur d’EMP se chargerait de brouiller tous les microprocesseurs et autres systèmes électroniques dont il disposait.
Le doigt de l’homme se posa sur l’interrupteur.
— Bonsoir, Mime, résonna une voix qu’il connaissait bien depuis le couloir plongé dans l’obscurité.
Le doigt du handicapé tressauta, loin de sa cible.
— Pendergast ? !!
L’inspecteur pénétra dans la pièce en opinant.
Celui qu’il avait appelé Mime afficha une expression perplexe.
— Comment avez-vous réussi à entrer ? Je dispose d’un système de protection infranchissable.
— À qui le dites-vous. N’oubliez pas que c’est moi qui ai financé sa conception et son installation.
L’homme serra les pans de son peignoir contre son torse frêle. Il avait déjà recouvré son calme.
— Nous étions convenus de ne jamais nous revoir.
— Je le sais, et je suis le premier à regretter d’enfreindre cette règle, mais il fallait impérativement que je vous voie en personne afin de vous expliquer l’urgence de la situation.
Un sourire cynique étira les lèvres pâles de Mime.
— Je vois. Ce cher Agent Secret a une nouvelle requête.
Pauvre Mime.
— Nous avons toujours entretenu des relations que je qualifierais de… de symbiotiques. Après tout, n’ai-je pas pourvu à l’installation d’une ligne fibre optique dédiée il y a quelques mois ?
— Absolument, et cette ligne m’a permis de profiter pleinement d’un haut débit de 300 Mbps, en lieu et place du pauvre compte-gouttes numérique dont je devais me contenter jusque-là.
— Je crois également avoir contribué à effacer les charges qui pesaient contre vous depuis que le département de la Défense s’était aperçu de…
— C’est bon, c’est bon, mon cher Agent Secret. Je n’ai pas oublié vos bontés. Que me vaut l’honneur de votre visite en ce jour béni ? L’empire cybernétique de Mime ouvre ses portes à vos piratages les plus audacieux. Nul pare-feu, nul encryptage ne saurait résister à mes assauts.
— J’ai besoin d’informations sur une certaine personne. Idéalement, je souhaiterais pouvoir la localiser, mais je me contenterai de tout ce que vous pourrez découvrir à son propos : dossier médical, casier judiciaire, déplacements, en avançant dans le temps depuis la date de sa mort supposée.
— Sa mort supposée ? interrogea Mime dont le visage étrangement enfantin s’était éclairé à ces mots.
— Oui, je suis convaincu que la femme en question est toujours vivante, tout en ayant la conviction qu’elle se sert d’un nom d’emprunt.
— Vous connaissez sa véritable identité, je suppose ?
Pendergast laissa s’écouler quelques instants avant de répondre.
— Hélène Esterhazy Pendergast.
— Hélène Esterhazy Pendergast, répéta Mime, au comble de la curiosité. Que je sois transformé en citrouille…
Il resta un moment plongé dans ses réflexions avant de reprendre.
— J’aurai naturellement besoin de tous les éléments personnels dont vous disposez au sujet de… de…
— De ma femme, l’interrompit Pendergast en lui tendant un épais dossier.
Mime s’y plongea avec délectation, tournant les pages de ses mains atrophiées.
— Que de cachotteries, laissa-t-il tomber.
Pendergast ignora la pique.
— Les recherches entreprises par des canaux officiels n’ont rien donné.
— Ah. Vous voulez dire que le système M-LOGOS est resté muet ?
Comme Pendergast ne disait rien, Mime émit un petit ricanement.
— Alors ce cher Agent Secret s’adresse au maquisard de l’informatique que je suis. En clair, vous me demandez de soulever le tapis virtuel que nous foulons aux pieds pour mieux entrevoir ce qu’il dissimule, vous exigez de moi que je sonde les entrailles sordides de l’autoroute de l’information.
— Je ne suis pas certain de vous suivre sur le terrain de la métaphore, mais il s’agit effectivement d’un bon résumé de la situation.
— Cela risque d’exiger un peu de temps. Désolé pour le manque de siège, allez en chercher un dans la pièce voisine. Je vous demanderai simplement de ne pas allumer la lumière. Une petite douceur ? ajouta-t-il en montrant d’un geste une glacière posée dans un coin de la pièce.
— Non merci.
— À votre guise.
Pas une parole ne fut prononcée au cours de l’heure et demie qui suivit. Assis dans un coin sombre, aussi immobile qu’un Bouddha, Pendergast ne perdait pas un geste de Mime qui virevoltait d’un écran à l’autre avec son fauteuil roulant en multipliant les formules cabalistiques sur ses claviers, lorsqu’il ne décodait pas les séries de chiffres interminables qui s’affichaient sous ses yeux. À mesure que les minutes s’écoulaient, la silhouette chétive de Mime donnait l’impression de rétrécir, il multipliait les soupirs, allant parfois jusqu’à frapper un clavier de la main en signe d’agacement.
Enfin, il recula son fauteuil de l’écran principal en affichant une moue dégoûtée.
— Désolé, inspecteur, déclara-t-il d’une voix presque contrite.
Pendergast releva les yeux, mais le hacker s’obstinait à lui tourner le dos.
— Rien ?
— Oh, ce ne sont pas les informations qui manquent, mais rien depuis ce voyage en Afrique. Les missions effectuées pour le compte de Médecins Voyageurs, ses bulletins scolaires et médicaux, les résultats des tests d’évaluation à son entrée à l’université, les livres empruntés dans plus d’une dizaine de bibliothèques différentes, et même un poème écrit lorsqu’elle était étudiante, un soir de baby-sitting.
— À l’enfant qui perd sa première dent, récita Pendergast dans un murmure.
— Exactement. Mais après cette attaque d’un lion dans la brousse, plus rien.
Mime hésita un instant avant de reprendre.
— A priori, une seule explication s’impose.
— Oui, Mime. Je vous remercie, rétorqua Pendergast.
L’inspecteur se plongea dans ses pensées.
— Vous avez mentionné ses bulletins scolaires et médicaux, reprit-il. Vous n’avez rien remarqué d’inhabituel ? Rien qui puisse donner à réfléchir ?
— Rien. Elle était en parfaite santé, mais je ne vous apprends sans doute rien. Quant à ses résultats scolaires, c’était une bonne élève au lycée, et ses notes étaient meilleures encore à l’université. Elle a toujours très bien réussi, dès l’école primaire, ce qui peut paraître surprenant, étant donné sa situation.
— Quelle situation ?
— Elle ne parlait pas l’anglais…
Pendergast jaillit de son siège.
— Comment ?
— Vous n’étiez pas au courant ? Tenez, tout est là.
Mime reprit sa place devant l’écran et pianota à toute vitesse, laissant apparaître un rapport tapé à la machine sur lequel figuraient des annotations manuscrites.
— Le système d’enseignement public de l’État du Maine a numérisé toutes ses archives il y a quelques années, expliqua Mime. Vous voyez ce qui est écrit là, sur le bulletin de CE1 d’Hélène Esterhazy ?
Il s’approcha de l’écran et lut à voix haute :
— « Quand on sait qu’Hélène a immigré aux États-Unis l’an dernier et qu’elle parlait uniquement le portugais à son arrivée, on ne peut que louer ses progrès scolaires comme sa maîtrise de la langue anglaise. »
Pendergast regarda l’écran à son tour d’un air effaré, puis il se redressa et se reprit.
— Une dernière requête.
— Quoi d’autre, cher Agent Secret ?
— J’aurais souhaité avoir accès aux archives de l’université du Texas afin de les modifier. Vous y apprendrez qu’un certain Frédéric Galusha a abandonné ses études avant l’obten tion de son diplôme. Je souhaiterais qu’on lui accorde ce diplôme, avec mention bien.
— Rien de plus facile. Mais pourquoi lui donner seulement mention bien ? Pour un dollar de plus, je lui mets la mention très bien, et je l’affilie à la société Phi Beta Kappa par-dessus le marché.
— La mention bien suffira, le tempéra Pendergast en hochant la tête. Assurez-vous qu’il dispose de toutes les unités de valeur requises pour valider son diplôme. Ne vous dérangez pas, je trouverai la sortie tout seul.
— Parfait, mais plus de visites inopinées, je vous prie.
Et n’oubliez pas de rebrancher les circuits que vous avez désactivés à votre arrivée.
Pendergast allait quitter la pièce lorsque Mime le rappela.
— Hé, Pendergast !
L’inspecteur se retourna.
— Un dernier détail. Le nom Esterhazy est d’origine hongroise.
— En effet.
Il se gratta le cou.
— Dans ce cas, comment expliquer que sa langue maternelle était le portugais ?
Pendergast disparut sans daigner lui répondre, avalé par l’ombre du couloir.