Le docteur Felder monta lentement les marches de la bibliothèque municipale située sur la 42e Rue. Sans se pré-
occuper des étudiants et autres touristes équipés d’appareils photo qui traînaient devant le bâtiment en cette fin d’après-midi, Felder passa devant les deux lions de marbre postés devant la façade de style Beaux-Arts et pénétra sous la voûte du grand hall.
Depuis des années, ce lieu servait de retraite au psychiatre qui aimait y travailler, le cadre élégant et cossu de la bibliothèque se prêtant à ses recherches. Passionné de livres depuis l’enfance, ce fils d’un représentant de commerce et d’une enseignante avait grandi au sein d’une famille pauvre, et ce havre de paix lui avait toujours offert un répit bienvenu chaque fois qu’il pouvait s’évader de l’appartement bruyant de Jewel Avenue. Aujourd’hui encore, malgré tous les outils de recherche dont disposaient les services de santé de la Ville, il retournait régulièrement à la bibliothèque dont le parfum de papier et de reliure suffisait à l’apaiser, loin des réalités du monde.
Il gagna le deuxième étage où se trouvait l’immense salle de lecture et longea les dizaines de tables en chêne, à la recherche d’un coin tranquille. Il posa son attaché-case, s’empara de l’un des claviers mis à la disposition des chercheurs et rassembla ses pensées.
Il s’intéressait au cas de Constance Greene depuis près de six mois maintenant. Il avait initialement abordé le dossier de façon routinière, une malade mentale de plus que la justice lui demandait d’expertiser, mais son regard sur la jeune femme avait rapidement évolué. Constance était différente de tous les patients dont il avait croisé la route, elle l’avait rendu perplexe dans un premier temps avant d’éveiller son attention.
Et même davantage. Felder devait bien se l’avouer, l’intérêt qu’il portait à sa patiente dépassait la sphère professionnelle. Outre sa grande beauté, elle possédait un charme unique, irréel, qui dépassait sa folie. Un charme qui incitait le psychiatre à pousser ses investigations plus avant, à tenter de la comprendre. Sans mesurer la nature exacte de son attachement à la jeune femme, Felder éprouvait le besoin de l’aider, de la guérir, avec d’autant plus d’acuité qu’elle accueillait son aide avec indifférence.
L’arrivée du docteur Poole avait coïncidé avec la prise de conscience chez Felder de ce tourbillon d’émotions.
Felder éprouvait des sentiments ambigus à l’endroit de son collègue. Quelque part, Constance lui appartenait et l’idée qu’un autre psychiatre se soit déjà intéressé à elle le dérangeait. D’un autre côté, l’expérience de Poole avec Constance, apparemment très différente de la sienne, lui laissait l’espoir de percer le mystère qui entourait la jeune femme. Avec, à la clé, l’étude de cas qui assurerait son avenir professionnel.
Il posa les doigts sur le clavier et s’arrêta aussitôt. Elle était effectivement née dans un immeuble de Water Street au début des années 70, à ceci près qu’il s’agissait des années 1870. La force de conviction de Constance, renforcée par sa connaissance inexplicable du quartier dans lequel elle affirmait avoir grandi, avait bien failli persuader Felder qu’elle était âgée de cent quarante ans, jusqu’à ce que le diagnostic d’amnésie lacunaire et de fugue dissociative posé par Poole le fasse redescendre sur terre. Felder n’en avait pas moins décidé de procéder à d’ultimes recherches, par égard pour Constance.
Le psychiatre fit apparaître à l’écran la base de données de la bibliothèque. Pas question de procéder à des recherches dans les périodiques de la fin du XIXe siècle, le mieux était encore de fouiller la presse des années 1970, à une époque où Constance aurait à la rigueur pu voir le jour.
Il déplaça le curseur sur « Paramètres de recherche » et consulta ses notes. Suite au décès de mes parents et de ma sœur, je me suis retrouvée orpheline, sans ressources ni domicile. La demeure de M. Pendergast au 891 Riverside Drive appartenait à l’époque à un certain M. Leng. C’est là que j’ai vécu lorsque cette maison s’est trouvée vacante.
L’expérience avait enseigné à Felder que le mieux était encore de limiter ses recherches à quelques termes géné-
riques, les erreurs typographiques étant fréquentes dans la presse. Il décida donc de concentrer ses efforts sur trois mots clés, Greene, Water Street et Leng, qu’il entra dans l’ordinateur conformément aux usages de la méthode SQL.
CHERCHER= ‘Green*’ && ‘Wat* St*’ && ‘Leng*’
Contre toute attente, il obtint d’emblée une réponse : un article vieux de trois ans, publié dans les colonnes du New York Times. Felder pianota furieusement sur son clavier et l’article apparut à l’écran. À peine le psychiatre en avait-il entamé la lecture qu’il crut tomber à la renverse.
Une lettre oubliée permet de résoudre des meurtres vieux de plus d’un siècle Par WILLIAM SMITHBACK Jr.
NEW YORK – 30 octobre. Une lettre conservée dans les archives du Muséum d’histoire naturelle pourrait bien donner la clé de l’étrange charnier récemment découvert à Manhattan.
En début de semaine, les ouvriers d’un chantier de construction situé au carrefour de Monroe et de Catherine Street découvraient dans un tunnel abandonné les restes de trente-six jeunes gens des deux sexes. L’examen des corps permettait de constater que les victimes avaient été dissé-
quées, ou peut-être autopsiées, avant d’être démembrées.
Nora Kelly, une archéologue du Muséum d’histoire naturelle de New York, estime que les meurtres se sont déroulés entre 1872 et 1881. À l’époque se dressait sur cet emplacement le Cabinet de curiosités et d’éléments naturels J. C. Shottum, jusqu’à l’incendie, survenu en 1881, au cours duquel le propriétaire de ce musée de l’étrange avait trouvé la mort.
Dans une lettre rédigée de la main de l’intéressé peu avant sa disparition, retrouvée cette semaine par Mme Kelly, Shottum raconte avoir surpris son locataire, un taxonomiste et chimiste du nom d’Enoch Leng, en train de réaliser des expériences chirurgicales sur des êtres vivants. À en croire les affirmations de Shottum, Leng prélevait sur ses victimes la matière organique dont il avait besoin pour tenter de prolonger sa propre vie.
Les restes des victimes de Catherine Street ont été confiées depuis à l’institut médico-légal tandis que le tunnel souter-rain était détruit par les équipes de l’entreprise immobilière Moegen-Fairhaven, pressée de poursuivre les travaux.
Une robe retrouvée sur place a pu être confiée à Mme Kelly qui a découvert dans une doublure la note suivante, tracée d’une main maladroite par l’une des victimes à l’aide de son sang : « Je m’Appelle MarY GreeNe âge 19 Ans N° 16 WaTTer sTreeT. »
Le FBI semble s’intéresser de près à l’affaire, à en juger par la présence sur place d’un inspecteur rattaché à l’antenne néo-orléanaise du Bureau, dont la hiérarchie n’a pas souhaité s’exprimer.
N° 16 WaTTer sTreeT… Mary Greene avait mal orthographié le nom de la rue : voilà pourquoi les recherches précédentes de Felder n’avaient rien donné.
Le psychiatre relut l’article à deux reprises, puis il se recula sur son siège dont il agrippait les bras avec une telle force qu’il en avait mal aux doigts.