Cairn Barrow, Écosse
La silhouette en pierre de Kilchurn Lodge s’estompait dans l’obscurité à mesure qu’ils gravissaient les pentes désolées du Beinn Dearg, seule flottait encore dans le brouillard la lueur jaune pâle de ses fenêtres. Parvenus au sommet, Judson Esterhazy et l’inspecteur Pendergast éteignirent leurs torches électriques, l’oreille tendue. Il était 5 heures du matin et les cerfs ne tarderaient pas à bramer à l’annonce de l’aube.
Les deux hommes gardaient le silence, attentifs au murmure du vent dans les hautes herbes, au gémissement des pierres fendues par le gel. Rien ne bougeait.
— Il est encore tôt, finit par déclarer Esterhazy.
— Sans doute, chuchota Pendergast en retour.
Ils poursuivirent leur affût tandis que le ciel plombé s’éclaircissait imperceptiblement à l’est. Les pics désolés des monts Grampians émergeaient peu à peu de l’ombre avec les premières lueurs de l’aurore. Dans son écrin de sapins, Kilchurn Lodge dressait derrière eux la masse de ses remparts et de ses tourelles de pierres marbrées d’humidité.
Un peu plus loin s’élevaient les fortifications granitiques du Beinn Dearg, encore plongées dans la pénombre. Sur ses flancs ricochait le chapelet des cascades qui allaient rejoindre, trois cents mètres plus bas, les eaux noires du Loch Duin, à peine visibles dans le jour naissant. À la droite des deux hommes, légèrement en contrebas, s’étendaient les vastes landes de Foulmire au-dessus desquelles flottaient des écharpes de brume, porteuses d’odeurs de décomposition, d’effluves délétères et de fortes senteurs de bruyère en fleur.
Sans un mot, Pendergast passa son fusil en bandoulière et partit en biais à l’assaut de la colline. Esterhazy, les traits indéchiffrables sous sa casquette à la Sherlock Holmes, lui emboîta le pas. Les landes leur apparurent bientôt dans leur immensité austère, bordées à l’ouest par les eaux obscures des grands marais d’Inish. Pendergast arrêta son compagnon d’un geste.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Esterhazy.
Un son angoissant échappé de la vallée lui répondit : le brame d’un cerf rouge en rut. Un mugissement intermittent dont l’écho, renvoyé par la montagne, se répercutait à travers la lande tel un cri de damné. Le grondement rageur, synonyme de lutte à mort, du mâle décidé à tuer son rival pour la possession d’un harem de biches.
Au premier brame succéda un deuxième, plus proche, aux abords immédiats du Loch, suivi d’un troisième dans le lointain, qui firent trembler le paysage tout entier. Tous les sens aux aguets, les deux hommes repéraient soigneusement chaque nouveau cri dont ils mémorisaient la direction, le timbre et la puissance.
— L’animal qui se trouve dans la vallée doit avoir une taille monstrueuse, souffla Esterhazy, sa voix couverte par la rumeur du vent.
Comme Pendergast ne répondait pas, il insista :
— Je propose que nous allions de ce côté-là.
— Celui du Foulmire est plus gros encore, murmura Pendergast.
Son compagnon laissa s’écouler quelques instants.
— Le règlement du Lodge interdit de s’aventurer sur le Mire.
Pendergast balaya l’argument d’un geste.
— Tu sais ce que je pense des règlements en général. Tu n’es pas de mon avis ?
Esterhazy pinça les lèvres.
Tandis qu’ils demeuraient là, immobiles, le gris de l’aube céda la place à un rougeoiement qui embrasa lentement les couleurs sévères des Highlands écossaises. En contrebas, le Mire révélait peu à peu la complexité de son labyrinthe d’étangs noirs, de marécages, de tourbières et de sables mouvants, perdus au milieu de prés à la tranquillité trompeuse. Pendergast s’empara d’une lorgnette de poche avec laquelle il scruta longuement le paysage avant de la tendre à son voisin.
— Il est entre le deuxième et le troisième promontoire rocheux, à un kilomètre d’ici. Un mâle seul, sans femelles.
Esterhazy observa l’animal à son tour.
— Un douze cors régulier, si je ne m’abuse.
— Un treize cors, le corrigea Pendergast.
— L’animal qui se trouve dans la vallée serait plus facile à chasser. Nous pourrions demeurer à couvert. Je doute que celui du Mire nous laisse la moindre chance. Il nous verra arriver de loin, sans parler de… des risques que nous encourons sur la lande.
— Il suffit de calculer notre approche en restant dissimulés derrière le deuxième promontoire rocheux. Le vent souffle dans la bonne direction.
— Il n’empêche, le terrain est dangereux.
Pendergast se tourna vers Esterhazy dont il observa quelques secondes le front haut et les traits aristocratiques.
— Aurais-tu peur, Judson ? demanda-t-il d’une voix étrange.
Un instant désarçonné, Esterhazy lui opposa un petit rire forcé.
— Bien sûr que non. Je réfléchissais à nos chances de succès. Pourquoi perdre notre temps dans le Mire alors qu’un mâle tout aussi beau nous attend dans la vallée ?
Pendergast tira de sa poche une pièce d’une livre.
— Pile ou face ?
— Face, choisit Esterhazy à regret.
Pendergast lança la pièce en l’air, la rattrapa au vol et la découvrit sur sa manche.
— Pile. Je tirerai le premier.
Sans attendre, il descendit le Beinn Dearg, avançant silencieusement sur le tapis de mousse, de fleurs sauvages et de rochers. À mesure que le jour chassait la nuit, la brume s’épaississait sur le Mire duquel n’émergeaient plus que quelques buttes rocheuses.
Les deux hommes s’approchèrent en silence du Mire.
Parvenu au creux d’un vallon au pied du Beinn, Pendergast s’immobilisa afin d’observer la scène. Sachant le cerf rouge doté de sens extrêmement aiguisés, il leur fallait à tout prix éviter d’être vus, entendus ou sentis par la bête.
Un kilomètre plus loin, le cerf avançait lentement dans le Mire. Il releva alors la tête, huma l’air et laissa échapper un brame sonore dont l’écho se perdit au milieu des rochers, puis il secoua sa crinière et recommença à brouter l’herbe.
— Seigneur, chuchota Esterhazy. Il est énorme.
— Nous allons devoir agir vite, ajouta Pendergast dans un souffle, avant qu’il ne s’enfonce dans le Mire.
Ils contournèrent le vallon, veillant à rester invisibles en se protégeant derrière un promontoire. La lande, partiellement asséchée par les mois d’été, leur permettait d’avancer silencieusement sous le vent. Le cerf leur apporta la preuve qu’il ne les avait pas repérés en bramant de plus belle. Pendergast frissonna en croyant reconnaître le rugissement d’un lion. Faisant signe à Esterhazy de l’attendre, il longea le pied de la colline en suivant sa proie des yeux chaque fois que les rochers lui fournissaient une trouée.
L’animal, le mufle dressé, commençait à s’agiter. Il secoua la tête en agitant ses bois et poussa un brame. Les treize cors dressés sur sa tête ne devaient pas mesurer moins de dix mètres. Curieusement, l’animal ne semblait pas avoir rassemblé de harem alors que la saison des amours était bien avancée. Un mâle solitaire.
Pendergast était trop éloigné pour tirer. Il aurait été dangereux de blesser une bête de cette taille, la première balle devait être la bonne.
Il rebroussa chemin et rejoignit Esterhazy.
— Il se situe à un peu moins d’un kilomètre. Trop loin.
— C’est bien ce que je craignais.
— Il semble diantrement sûr de lui, s’étonna Pendergast.
Il a probablement baissé la garde car personne ne chasse dans le Foulmire. Profitons de notre position face au vent pour nous approcher.
Esterhazy secoua la tête d’un air dubitatif.
— Le sol est trop spongieux, remarqua-t-il.
Pendergast lui désigna une bande de terre sablonneuse sur laquelle le cerf avait laissé ses empreintes.
— Il suffit de suivre ses traces. Tu peux être certain qu’il connaît le terrain.
— À toi l’honneur, répliqua Esterhazy en tendant le bras.
Les deux hommes saisirent leurs fusils et quittèrent l’abri du promontoire rocheux. L’animal, distrait par les odeurs portées par le vent du nord, ne se souciait guère de ses arrières et ses brames répétés suffisaient à couvrir le bruit de leurs pas.
Ils avançaient prudemment, s’immobilisant à la moindre alerte, et s’approchèrent lentement du cerf qui continuait de s’enfoncer dans le Mire en humant l’air. Ils poursuivirent leur traque en silence, protégés par leur tenue camouflage.
Les traces de l’animal zigzaguaient sur les rares bandes de terre ferme, au milieu d’un labyrinthe d’eau croupissante, de boue et de plaques herbeuses. La tension était à son comble, les deux hommes avaient les nerfs à vif avant la curée, ou peut-être à cause des pièges du terrain.
Quelques minutes plus tard, ils réduisaient l’écart et se trouvaient à trois cents mètres de l’animal. Ce dernier tourna la tête, le museau en l’air. Pendergast adressa à son compagnon un geste à peine perceptible et les chasseurs se mirent à l’affût. L’inspecteur s’agenouilla, mit son H&H 300 en joue, glissa un œil dans la lunette et visa lentement tandis qu’Esterhazy s’accroupissait une dizaine de mètres en arrière.
Pendergast ajusta son tir juste au-dessus de l’épaule du cerf et pesa sur la détente.
Au même instant, il sentit le canon de l’arme de son compagnon se poser sur sa nuque.
— Désolé, mon vieux, dit Esterhazy. Je vais te demander de poser ton arme très doucement. Pas de geste brusque.
Pendergast obtempéra.
— Relève-toi. Lentement.
Esterhazy recula d’un pas sans cesser de le menacer de son fusil, puis il éclata d’un rire sec qui traversa la lande. Du coin de l’œil, l’inspecteur vit le cerf sursauter et s’évanouir dans la brume.
— J’aurais préféré ne pas en arriver là, poursuivit Esterhazy.
Je regrette que tu sois allé fourrer ton nez dans mes affaires, après toutes ces années.
Pendergast ne répondit rien.
— Tu dois te demander ce qui se passe.
— Pas vraiment, répliqua Pendergast d’une voix égale.
— L’inconnu du projet Aves, celui dont Charles Slade a refusé de te livrer le nom, c’était moi1.
Comme Pendergast ne réagissait pas, Esterhazy enchaîna :
— À quoi bon t’expliquer ? Je regrette de devoir te tuer, sache que ça n’a rien de personnel.
Toujours pas de réaction.
— Fais tes prières, vieux frère.
Esterhazy épaula, visa et pressa la détente.
1. Voir Fièvre mutante (L’Archipel, 2011).