Lorsque Keiko arriva devant la petite maison de thé de Kiyamachi, Taichirô l’attendait sur la terrasse, déjà habillé et prêt à sortir.
« Bonjour. Vous avez passé une bonne nuit ? » Keiko s’approcha du jeune homme et s’appuya contre la balustrade de la terrasse. « Vous m’attendiez ?
— Je me suis réveillé de bonne heure. C’est le murmure de la rivière qui m’a tiré du lit, dit Taichirô. J’ai vu le soleil se lever sur les Collines de l’Est.
— Vous vous êtes levé si tôt… ?
— Oui. Mais les montagnes sont trop proches pour qu’on ait l’impression d’assister à un véritable lever de soleil. À mesure que le soleil monte dans le ciel, le vert des collines s’éclaircit et la rivière Kamo étincelle sous la caresse des premiers rayons…
— Vous êtes resté à regarder tout ce temps-là ?
— C’était intéressant de voir les rues de l’autre côté de la rivière s’éveiller et s’animer à nouveau.
— Alors, vous n’avez pas pu dormir ? Vous ne vous plaisez pas ici ? »
Et Keiko ajouta, comme dans un murmure : « Je serais heureuse, bien sûr, si vous n’aviez pu trouver le sommeil à cause de moi… »
Taichirô ne répondit pas.
« Vous ne voulez pas me le dire ?
— Si, Keiko. C’était à cause de vous.
— C’est parce que j’ai insisté pour que vous me répondiez que vous dites cela.
— Mais vous, Keiko, vous n’avez pas eu de mal à trouver le sommeil, n’est-ce pas ? »
Keiko secoua la tête : « C’est faux.
— Vos yeux affirment le contraire. Ils brillent d’un éclat si vif…
— C’est mon cœur qui brille d’un semblable éclat. Et c’est à cause de vous, Taichirô. Mes yeux ne craignent pas une nuit ou deux sans sommeil ! »
Les yeux brillants et comme légèrement humides de la jeune fille étaient fixés sur Taichirô. Il lui prit la main.
« Que votre main est froide, murmura Keiko.
— La vôtre est toute chaude. » L’un après l’autre, il saisit les doigts de la jeune fille et leur finesse le confondit. Ils étaient d’une minceur telle qu’ils ne paraissaient pas appartenir à un être humain et semblaient vouloir glisser de sa main. Comme il devait être facile de les déchirer de ses dents ! Taichirô eut envie de les porter à sa bouche. Ces doigts trahissaient en quelque sorte toute la fragilité de la jeune fille. Devant lui, Taichirô voyait le profil de Keiko, avec ses oreilles si joliment dessinées et son long cou gracile.
« Ainsi, c’est avec ces doigts fins que vous peignez ? » Taichirô approcha de ses lèvres la main de la jeune fille. Keiko regarda sa main. Ses yeux étaient embués de larmes.
« Êtes-vous triste, Keiko ?
— Je suis heureuse, au contraire… Ce matin, il suffirait que vous me touchiez pour que je me mette à pleurer ! » Elle s’interrompit un instant. « J’ai l’impression que quelque chose s’achève pour moi.
— Quoi donc… ?
— C’est méchant de me demander cela !
— Ce quelque chose ne s’achève pas, mais commence. La fin d’une chose n’est-elle pas le début d’une autre ?
— Pourtant, ce qui est fini est bien fini et quelque chose de nouveau commence. Ainsi raisonne une femme. Une autre vie s’ouvre devant elle ! »
Taichirô allait attirer la jeune fille dans ses bras lorsqu’il sentit sa main, qui emprisonnait les doigts de Keiko, perdre de sa fermeté. Keiko se pencha doucement contre lui. Il s’agrippa à la balustrade.
De la rivière au-dessous d’eux leur parvint l’aboiement perçant d’un chien. Un petit terrier appartenant à une femme d’âge moyen, qui devait tenir un commerce dans le voisinage, s’était trouvé nez à nez avec un gros chien d’Akita et s’était mis à aboyer. Le gros chien d’Akita ne daigna même pas lui jeter un regard. L’homme qui le tenait en laisse semblait être cuisinier dans l’un des petits restaurants de style japonais des alentours. La femme s’accroupit et prit le petit terrier dans ses bras. Celui-ci se débattit et aboya de plus belle. Lorsque sa maîtresse tourna le dos au gros chien d’Akita, les jappements du terrier parurent s’adresser à Taichirô et à Keiko. La femme, repoussant la tête de son chien et levant les yeux vers la terrasse, gratifia les deux jeunes gens d’un sourire poli.
« C’est terrible ! Si un chien aboie contre vous le matin, c’est signe que la journée sera mauvaise ! Je déteste les chiens ! » dit Keiko, en faisant mine de se cacher derrière Taichirô. Elle resta ainsi, sa main légèrement posée sur l’épaule du jeune homme, même après que le petit terrier se fut tu.
« Taichirô, êtes-vous heureux de me voir ?
— Bien sûr !
— Je me demande si vous l’êtes autant que moi… Je crains que non. »
Tandis qu’il songeait à la manière bien féminine dont s’exprimait Keiko, Taichirô sentit soudain contre sa nuque le souffle parfumé de la jeune fille. La poitrine de Keiko frôlait presque son dos. À ce contact, il sentait la douce chaleur émanant du corps de la jeune fille se transmettre à son propre corps. Le sentiment que désormais Keiko lui appartenait s’empara de tout son être. Il n’y avait plus rien d’étonnant ni d’incompréhensible dans le comportement de la jeune fille ; seule était étonnante son incroyable beauté.
« Vous ne paraissez pas comprendre à quel point je désirais vous voir. Je pensais que nous n’en aurions plus l’occasion, à moins que je ne me rende à Kamakura, dit Keiko. C’est étrange d’être ici tous les deux.
— C’est étrange, en effet.
— Je dis cela parce qu’il n’y a pas eu un jour, depuis que nous nous sommes rencontrés, où je n’ai pensé à vous. J’ai toujours eu le sentiment que nous allions nous revoir, n’est-ce pas curieux ? Mais vous, Taichirô, vous m’aviez oubliée, n’est-ce pas ? Vous ne vous êtes souvenu de mon existence qu’en venant à Kyôto ?
— Je m’étonne que vous disiez cela !
— Vraiment ? Ainsi, il vous arrivait parfois de penser à moi ?
— Oui. Et de penser à vous me faisait souffrir.
— Mais, pourquoi… ?
— Parce que tout en pensant à vous, je songeais à votre professeur et aux souffrances qui furent le lot de ma mère dans sa jeunesse. J’étais trop petit alors pour le comprendre, mais vous n’ignorez pas que tout cela est relaté en détail dans le roman de mon père. Lorsque ma mère, par exemple, errait en pleine nuit dans les rues en me serrant dans ses bras ou qu’elle laissait échapper de ses mains un bol de riz et s’effondrait en pleurant. Sans doute me faisait-elle mal en me serrant ainsi dans ses bras, car je ne cessais de pleurer tandis qu’elle quittait la maison et s’éloignait, mais elle n’entendait même pas mes cris. Elle avait à peine vingt-trois ou vingt-quatre ans, mais elle devenait sourde et ses dents se déchaussaient ! Pourtant…, balbutia Taichirô, quoi qu’il en soit, ce roman continue aujourd’hui encore à se vendre. Cela ne manque certes pas d’ironie, mais c’est grâce aux droits d’auteur que mon père a perçus qu’il a pu subvenir à nos besoins, payer mes frais de scolarité et les dépenses du mariage de ma sœur.
— C’est une bonne chose, non ?
— Cela n’a plus guère d’importance à présent, mais à la réflexion, c’est tout de même curieux. Ce roman qui montre ma mère sous les traits d’une femme repoussante et folle de jalousie m’est odieux ! Et, pourtant, toutes les fois que ce livre est réédité dans une édition de poche, c’est elle qui appose le sceau de l’auteur sur cinq mille, dix mille feuillets. Et cette femme, qui n’est plus toute jeune à présent, reste là à apposer page après page le sceau de son mari, chaque fois que l’on veut rééditer ce roman qui la dépeint comme un monstre de jalousie. Sans doute l’orage est-il à présent passé pour ma mère et notre foyer a-t-il retrouvé son calme… Toutefois, on aurait pu croire que les gens n’auraient que mépris pour cette femme, eh bien, au contraire, ils ne l’en estiment que davantage ! C’est curieux, n’est-ce pas ?
— Après tout, elle est la femme de M. Oki.
— Pourtant, ce roman parle surtout de votre professeur, qui n’est toujours pas mariée, je crois…
— En effet.
— Je me demande ce que mes parents pensent à son sujet. Il semble qu’ils aient totalement oublié Ueno Otoko. Il m’est intolérable de songer que ce sont les droits d’auteur d’un tel roman qui m’ont nourri. Je vis grâce au sacrifice qu’a fait de son existence une jeune fille de dix-sept ans… Et vous me dites que vous voulez la venger…
— Non, c’est fini. J’ai chassé de moi cette pensée. » Keiko posa sa joue sur le cou de Taichirô. « Je suis tout simplement moi. »
Taichirô se retourna et entoura les épaules de la jeune fille.
La voix de Keiko n’était plus qu’un murmure.
« Mlle Ueno m’a dit qu’il était inutile que je revienne à la maison.
— Pourquoi… ?
— Parce que je lui ai avoué que j’allais vous retrouver.
— Vous le lui avez dit !
— Oui. »
Taichirô ne sut que répondre.
« Elle m’a demandé d’y renoncer, ou alors, de ne plus remettre les pieds à la maison… »
Taichirô retira ses mains des épaules de la jeune fille. Il s’aperçut soudain que sur la berge opposée de la rivière, la circulation était plus intense. La couleur des Collines de l’Est avait changé et offrait une gamme de verts plus ou moins foncés.
« Peut-être n’aurais-je pas dû le lui dire ? » demanda Keiko, en jetant un regard sur le visage durci de Taichirô.
« Non, dit Taichirô, d’une voix étouffée. Du reste, ne serait-ce pas plutôt moi qui devrais venger ma mère de Mlle Ueno ? »
Sur ces mots, il entra dans la chambre.
« Venger votre mère… ? Jamais je n’aurais songé à une chose pareille ! Ce que vous dites là est bizarre. » Keiko s’agrippait à Taichirô pour le retenir.
« Nous partons ? Mais, peut-être serait-il préférable que vous rentriez chez vous ?
— Vous êtes odieux !
— C’est moi à présent, et non plus mon père, qui vais bouleverser l’existence de Mlle Ueno.
— J’ai eu tort de parler de vengeance, la nuit dernière. Pardonnez-moi. »
Devant la maison de thé, Taichirô héla un taxi et Keiko monta à son côté. La voiture traversa la ville en direction du monastère Nisonin à Saga. Pendant quelque temps, Taichirô demeura silencieux.
« Puis-je ouvrir en grand la fenêtre ? » demanda Keiko qui, jusqu’à présent, n’avait pas desserré les lèvres. Puis elle mit sa main sur celle de Taichirô qui reposait sur ses genoux et remua légèrement son index. Sa main n’était pas franchement humide, mais elle était moite et lisse.
La porte principale du monastère Nisonin, disait-on, avait été apportée jusqu’ici du château de Fushimi-Momoyama en 1613 par l’un des membres d’une riche et puissante famille de l’époque. Elle présentait bien l’aspect d’une porte de château fort.
« La lumière donne à penser que la journée sera chaude, aujourd’hui encore, dit Keiko. C’est la première fois que je viens dans ce monastère…
— J’ai fait quelques recherches sur Fujiwara Teika… », dit Taichirô. Tandis qu’il gravissait les marches de pierre conduisant à la porte d’entrée, il se tourna vers Keiko. Le bas du kimono de la jeune fille remuait légèrement au rythme de ses pas.
« Nul n’ignore que Fujiwara Teika a habité, au pied du mont Ogura, une villa qu’il avait appelée le Pavillon de la Pluie d’Automne, mais on suggère trois sites différents pour cette villa et il semble que nul ne connaisse son emplacement véritable. Selon les uns, elle se trouverait sur la colline derrière le monastère Nisonin, selon les autres près du monastère Jôjatsukô-ji, non loin d’ici ou encore à l’Ermitage loin du Monde Impur…
— Mlle Ueno m’a emmenée dans cet Ermitage.
— Vraiment ? Alors, vous avez vu le puits où l’on prétend que Fujiwara Teika puisait de l’eau pour son écritoire, lorsqu’il compilait son anthologie poétique de cent auteurs ?
— Je ne m’en souviens plus.
— L’eau de ce puits est restée célèbre. On l’appelle “l’eau du saule”.
— Teika s’est-il réellement servi de cette eau ?
— En matière de poésie, il était vénéré à l’égal d’un dieu ; aussi toutes sortes de légendes ont-elles fleuri autour de lui. Mais c’est à l’époque de Muromachi surtout qu’il fut considéré comme le plus grand poète et le plus grand homme de lettres du Japon.
— Et sa tombe se trouve également dans ce monastère ?
— Non. Elle se trouve dans le monastère Shôkoku-ji. Mais il y a une petite pagode près de l’Ermitage qui, d’après ce que l’on dit, s’élèverait sur le tertre funéraire où Teika fut incinéré… »
Keiko n’ajouta rien. Taichirô constata qu’elle ignorait presque tout de Fujiwara Teika.
Tout à l’heure, lorsque leur taxi avait franchi l’étang de Hirosawa et qu’il avait vu se refléter dans l’eau, sur la berge opposée de la rivière, les superbes montagnes plantées de pins, le paysage avait rappelé à Taichirô le millénaire d’histoire et de littérature qui avait eu pour cadre la plaine de Saga. Des bords de l’étang, il apercevait le mont Ogura, dont les contours lisses et peu élevés se découpaient sur le mont Arashi.
Les souvenirs du passé désormais classique de son pays, que le spectacle de ces collines et de cette plaine avait réveillés, affluaient avec plus de fraîcheur encore à l’esprit de Taichirô, maintenant que Keiko était à son côté. Il avait une conscience plus aiguë de sa présence à Kyôto.
Mais l’impétuosité de Keiko qui, le matin même, s’était disputée avec Otoko, n’adoucissait-elle pas encore ce paysage aux yeux de Taichirô ? Il le comprit et tourna son regard vers la jeune fille.
« Pourquoi me regardez-vous avec cet air bizarre… ? » La confusion se lut dans les yeux de Keiko, et elle allongea sa main. Taichirô l’effleura légèrement.
« C’est étrange de marcher ici avec vous… Je me demande où je suis.
— Je me le demande également. Et je me demande aussi qui est cette personne à mon côté, dit Keiko, en saisissant la main de Taichirô et en y enfonçant ses ongles. Je l’ignore. »
Les ombres denses des pins tombaient sur la vaste allée conduisant de la porte d’entrée au monastère. L’allée était bordée de magnifiques pins rouges entremêlés d’érables. Même l’ombre projetée sur le sol par les extrémités des branches était immobile. Les ombres des pins se déplaçaient uniquement sur le passage de Keiko et jouaient sur le kimono blanc et sur le visage de la jeune fille. Une branche d’érable plus basse que les autres lui effleura presque le visage.
Lorsqu’ils atteignirent les marches de pierre au bout de l’allée, ils aperçurent un mur en pisé surmonté d’un toit, et un bruit d’eau leur parvint. Ils gravirent les degrés de pierre et longèrent le mur vers la gauche. Au bas de celui-ci, de l’eau coulait et une porte se dressait, comme par miracle.
« Il n’y a personne, dit Keiko, en se tenant près de la porte en haut des marches.
— C’est étrange qu’un monastère si célèbre attire tellement peu de visiteurs », remarqua Taichirô, en s’arrêtant à son tour.
Le mont Ogura se dressait devant eux. Un calme empreint d’humilité se dégageait du toit de cuivre du monastère.
« Regardez ce bel arbre à votre gauche. D’après ce que l’on dit, c’est l’arbre le plus célèbre des Collines de l’Ouest », dit Taichirô. Les branches du vieil arbre étaient noueuses et tordues, mais elles étaient couvertes de petites feuilles vert tendre. Les rameaux les plus courts étaient particulièrement vigoureux.
« J’ai toujours aimé ce vieil arbre et je ne l’avais pas oublié. Pourtant, cela fait des années que je ne l’ai vu. »
Taichirô ne parla plus que de l’arbre et n’expliqua pas à la jeune fille que le monastère Nisonin devait son nom aux deux inscriptions offertes par l’empereur et accrochées dans le bâtiment principal.
Lorsqu’ils revinrent à la droite du bâtiment consacré à la déesse Benten{50}, Taichirô aperçut de hauts degrés de pierre.
« Keiko, pourrez-vous monter ces marches, avec votre kimono… ? »
Keiko esquissa un sourire qui découvrit ses jolies dents et secoua la tête.
« Je ne crois pas… Mais, prenez ma main et ensuite, s’il le faut, vous me porterez.
— Nous monterons doucement.
— C’est tout en haut ?
— Oui. La tombe de Sanetaka se trouve au sommet de ces marches.
— Vous n’êtes venu à Kyôto que pour voir cette tombe. Et non pour me voir.
— En effet. C’est parfaitement exact, dit Taichirô, en saisissant la main de Keiko et en la relâchant aussitôt. Je monterai seul là-haut. Attendez-moi ici, voulez-vous ?
— Je peux monter, moi aussi. Vous devriez comprendre que ces marches ne m’impressionnent guère… Je serais heureuse de vous suivre au sommet du mont Ogura, même si nous ne devions jamais en revenir. » À ces mots, Keiko saisit la main de Taichirô et commença à gravir les degrés de pierre.
Rares étaient les promeneurs qui montaient ces marches, aussi de mauvaises herbes et des fougères poussaient-elles à leur base. Des fleurs jaunes s’épanouissaient çà et là. Sur le côté, des pierres tombales étaient alignées.
« Nous y sommes, n’est-ce pas ? demanda Keiko.
— Non, c’est encore plus haut ! répondit Taichirô, en s’avançant vers les tombes. Ces trois pagodes en pierre sont magnifiques, n’est-ce pas ? On les appelle les Tombes des Trois Empereurs. Ce sont d’admirables exemples de constructions en pierre et elles sont à juste titre célèbres. Les plus belles sont sans doute celles qui se trouvent juste devant nous et la pagode de pierre à cinq étages au milieu. »
Keiko regarda les deux pagodes et acquiesça.
« Le temps a donné une belle patine à la pierre…
— Elles datent de l’époque de Kamakura ? demanda Keiko.
— Oui. Mais je crois que la pagode à dix étages là-bas date de l’époque des Cours du Nord et du Sud{51}. Il paraît qu’elle avait initialement treize étages, mais il semble que sa partie supérieure soit tombée. »
La noblesse, la grâce et le raffinement des pagodes émurent l’artiste qui sommeillait en Keiko. Elle semblait presque avoir oublié qu’ils se tenaient là tous les deux, la main dans la main.
« Les tombes de nobles de cour comme Nijô, Takatsukasa, Sanjô, sont nombreuses dans les environs. On peut y voir également celles de Suminokura Ryôi et d’Itô Jinsai, mais aucune d’elles n’égale en beauté les Tombes des Trois Empereurs », dit Taichirô.
Ils gravirent encore quelques marches et atteignirent un petit bâtiment du nom de Kaizanbyô, dans lequel se dressait, de façon assez curieuse, une stèle funéraire de pierre sur laquelle on avait gravé l’ensemble des œuvres accomplies par le moine Tankû, qui avait autrefois restauré le monastère.
Taichirô, cependant, sans même jeter un regard au petit bâtiment, se dirigea vers une rangée de pierres tombales situées sur la droite.
« C’est ici. Ce sont les sépultures de la famille Sanjônishi. La tombe à l’extrême droite est celle de Sanetaka. Elle porte l’inscription suivante : “Sanjônishi Sanetaka, jadis ministre de l’Intérieur”. »
Keiko regarda l’inscription et aperçut, près de la modeste tombe qui lui arrivait à peu près aux genoux, une autre tombe surmontée d’une mince tablette funéraire portant cette inscription : « Kineda, jadis ministre de la Droite. » À gauche, on lisait sur une autre tablette : « Saneeda, jadis ministre de l’Intérieur ».
« Ces tombes si humbles sont celles d’un ministre de la Droite et d’un ministre de l’Intérieur ? demanda Keiko.
— En effet. J’aime la simplicité de ces tombes. »
Outre le fait que le nom et le rang officiel du défunt y étaient gravés, ces pierres tombales ne différaient en rien de celles que l’on pouvait voir dans le monastère Nembutsu-ji d’Adashino, au-dessus des tombes de Ceux dont nul ne porte le deuil. Elles étaient pareillement usées, couvertes de mousse, à moitié ensevelies sous la terre et déformées par le temps. Elles étaient muettes. Taichirô s’accroupit près d’elles, comme pour saisir une voix lointaine et à peine perceptible. Entraînée par sa main qu’il serrait dans la sienne, Keiko s’accroupit à son tour.
« Ces tombes semblent presque compatissantes, dit Taichirô, comme pour éveiller l’intérêt de Keiko. Je fais des recherches sur Sanetaka. Il a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans et a tenu, pendant plus de soixante ans, un journal qui est une source précieuse de renseignements sur la culture de Higashiyama. Son nom figure souvent dans les journaux que tenaient certains nobles de cour et des poètes de ses amis. C’est vraiment passionnant de faire des recherches sur cette époque troublée qui vit l’éclosion de toute une culture.
— C’est à cause de vos recherches que vous aimez tant cette tombe ?
— Peut-être bien.
— Depuis combien de temps les poursuivez-vous ?
— Trois ans. Non, cela doit bien faire quatre ou cinq ans à présent.
— Et c’est de cette tombe que vous vient l’inspiration ?
— L’inspiration ? Ma foi, mon inspiration… » Comme il allait répondre, Keiko, soudain, se laissa tomber sur les genoux du jeune homme. Taichirô chancela. Keiko entoura son cou de ses mains.
« Juste devant cette tombe que vous aimez tant… »
Taichirô garda le silence.
« À moi aussi, rendez-moi cette tombe chère… Laissez-là devenir pour moi un souvenir précieux… Votre cœur est tout entier ici. Mais ce n’est pas une tombe, ça !
— Ce n’est pas une tombe ? » Taichirô répéta les paroles de la jeune fille d’un air absent. « Les tombes elles-mêmes disparaissent à mesure que les années passent…
— Qu’avez-vous dit ? Je n’ai pas entendu.
— Même une tombe de pierre est éphémère.
— Je n’entends pas.
— Votre oreille est trop près… » Les lèvres de Taichirô touchaient presque l’oreille de la jeune fille.
« Assez ! Vous me chatouillez ! dit Keiko en secouant la tête. C’est mal de me chatouiller en me soufflant ainsi dans l’oreille », dit-elle, en regardant Taichirô du coin de l’œil. Elle posa son visage sur la poitrine du jeune homme. « J’ai horreur des hommes qui soufflent dans les oreilles des femmes.
— Mais, je n’ai rien fait de tel ! »
L’envie de rire s’empara de Taichirô, lorsqu’il s’aperçut soudain qu’il tenait Keiko dans ses bras. Le poids de la jeune fille se faisait sentir sur ses genoux, bien qu’il fût conscient de la légèreté et de la souplesse de son corps.
Taichirô avait été surpris par la brusque chute de Keiko sur ses genoux. Afin de ne pas tomber à la renverse, son corps s’était raidi, sans qu’il eût même conscience de cette tension de tout son être.
Les bras de Keiko enserraient toujours le cou de Taichirô et les manches de son kimono s’étaient retroussées jusqu’au coude. Taichirô revint à lui lorsqu’il sentit autour de son cou le contact froid de la peau lisse et moite de la jeune fille.
« Ainsi, je souffle dans votre jolie oreille, dites-vous ? » Taichirô s’aperçut que sa respiration était désordonnée et s’efforça de reprendre son souffle.
« Mes oreilles sont particulièrement sensibles », murmura Keiko.
L’oreille de la jeune fille troublait Taichirô. Il la prit entre ses doigts. Keiko garda les yeux grands ouverts et ne bougea pas la tête, tandis que les doigts du jeune homme jouaient avec son oreille.
« On dirait une fleur étrange.
— Vous trouvez ?
— Entendez-vous quelque chose ?
— J’entends comme un…
— Comme un… ?
— Qu’est-ce que cela peut être ? Comme le bruit que ferait une abeille en se posant sur une fleur… Non, pas une abeille, un papillon, plutôt.
— C’est parce que je touche légèrement votre oreille.
— Vous aimez toucher les oreilles des femmes ?
— Comment ? » Les doigts de Taichirô se figèrent.
« Aimez-vous cela ? murmura Keiko de la même voix douce.
— Je n’ai jamais vu d’aussi jolies oreilles…, reconnut enfin Taichirô.
— J’aime nettoyer les oreilles des gens, dit Keiko.
C’est curieux, n’est-ce pas ? Et je suis très douée pour cela. Tout à l’heure, voulez-vous que nous essayions ? »
Taichirô ne répondit pas.
« Il n’y a pas un souffle d’air.
— En effet, il n’y a pas un souffle d’air, seulement un monde baigné de soleil.
— C’est vrai. Je n’oublierai jamais que, par un matin comme celui-ci, devant cette vieille tombe, vous m’avez tenue dans vos bras. C’est étrange qu’une tombe puisse laisser un tel souvenir.
— Mais les tombes ne sont-elles pas précisément destinées à perpétuer le souvenir ?
— Je suis persuadée que vous ne garderez pas un souvenir impérissable de cette journée. Vous ne tarderez pas à l’oublier, n’est-ce pas ? »
Prenant appui sur une main, Keiko tenta de se relever des genoux de Taichirô.
« C’est bien triste !
— Pourquoi croyez-vous que je ne tarderai pas à oublier cette journée ?
— C’est triste d’être ainsi. » Comme Keiko essayait de se libérer de son étreinte, Taichirô l’attira de nouveau dans ses bras. Ses lèvres effleurèrent doucement celles de la jeune fille.
« Non, non ! Pas votre bouche ! »
Taichirô fut surpris par le refus de Keiko et par la dureté de sa voix. Pourtant et sans doute afin de lui dérober ses lèvres, elle pressa son visage contre la poitrine de Taichirô. Il promena ses doigts sur les cheveux de la jeune fille, puis sur son front et essaya d’écarter son visage de sa poitrine. Mais Keiko tint bon.
« Vous me faites mal, à appuyer ainsi sur mon œil ! » dit Keiko, lorsque les mains fermes de Taichirô eurent enfin raison de sa résistance.
Les yeux de la jeune fille étaient fermés.
« Sur quel œil ai-je appuyé ?
— Le droit.
— Vous avez encore mal ?
— Je crois que oui. Est-ce que mon œil ne larmoie pas… ? »
Taichirô examina l’œil droit de Keiko, mais il n’y avait pas trace sur la paupière d’une rougeur due à une pression du doigt. Spontanément, Taichirô pencha son visage et posa ses lèvres sur l’œil droit de la jeune fille.
Keiko poussa un faible cri, mais n’essaya pas de le repousser.
Il pouvait sentir entre ses lèvres les longs cils de la jeune fille. Mais, comme si quelque chose soudain l’avait effrayé, il s’écarta de Keiko.
« Vous me laissez embrasser votre œil, alors que vous me refusez votre bouche…
— Vous êtes méchant ! Je ne sais pas, moi ! Vous me dites des choses déplaisantes ! » Keiko prit violemment appui sur la poitrine de Taichirô, au risque de lui faire perdre l’équilibre, et se releva. Son sac à main blanc était tombé sur le sol. Taichirô le ramassa et se releva à son tour.
« Quel grand sac !
— Oui. J’y ai mis mon maillot de bain.
— Votre maillot de bain… ?
— Ne m’aviez-vous pas promis que nous irions au lac Biwa ? » Elle fit une pause, puis reprit. « Mon œil droit est comme voilé. Je n’y vois presque pas. » Keiko sortit un petit miroir du sac que lui avait remis Taichirô et examina son œil. « Pourtant, il n’est pas rouge. »
Avec un doigt, elle frotta légèrement sa paupière droite, lorsqu’elle remarqua le regard de Taichirô fixé sur elle. Ses joues s’empourprèrent et elle baissa ses yeux où se lisait une charmante pudeur. Elle promena doucement ses doigts sur la chemise de Taichirô, où son rouge à lèvres avait laissé une marque discrète.
« Que faisons-nous ? dit Taichirô, en saisissant la main de Keiko.
— Je crains que ça ne parte pas !
— Mais je ne parle pas de cette marque sur ma chemise. Le bouton de ma veste la dissimulera. Je veux dire que faisons-nous maintenant ?
— Maintenant… » Keiko pencha son joli cou. « Je ne sais pas. Je n’en ai pas la moindre idée.
— Nous pourrions aller au lac Biwa cet après-midi, n’est-ce pas ?
— Quelle heure est-il ?
— Dix heures moins le quart.
— Seulement… ? À voir le soleil dans les arbres, on dirait qu’il est déjà midi… » Keiko embrassa du regard les arbres environnants. « C’est le mont Arashi, là-bas. En été, les promeneurs y sont nombreux. Pourquoi ne vient-il personne, ici ?
— Même si des gens venaient visiter le monastère, je ne pense pas qu’il s’en trouverait beaucoup pour grimper jusqu’ici ! »
Taichirô fut soulagé de voir que la conversation prenait un tour anodin. Il essuya son visage en sueur avec son mouchoir.
« Voulez-vous que nous allions voir ce qui reste du Pavillon de la Pluie d’Automne ? J’ignore où Fujiwara Teika a véritablement vécu, et, du reste, je ne tiens guère à le savoir de façon certaine. Vous voyez ce poteau indicateur ? Je suis venu ici deux ou trois fois dans le passé… »
Une pancarte de bois se dressait derrière eux au pied de la montagne et leur indiquait la direction.
« Il nous faut encore grimper ? » Keiko leva les yeux vers la montagne. « Mais qu’importe ! Je grimperai jusqu’au sommet. Et si mes sandales de paille me rendent la marche difficile, eh bien, j’irai pieds nus ! »
Le chemin grimpait entre les arbres et les branches frôlaient bruyamment le kimono de Keiko. Taichirô se retourna et lui prit la main.
Bientôt, ils arrivèrent à une bifurcation.
« De quel côté allons-nous ? Je crois que c’est à gauche », dit Taichirô. Mais le chemin de gauche semblait longer un précipice, tandis que celui de droite était à flanc de montagne. Taichirô hésita.
« C’est dangereux.
— Cela me fait peur, dit Keiko, en se cramponnant à la main droite de Taichirô.
— Avec mes sandales, je risque de glisser. Si nous prenions à droite ?
— À droite… ? Après tout, j’ignore quel est le chemin qui mène au Pavillon de la Pluie d’Automne… Le chemin de droite doit également conduire au sommet de la montagne… »
Le chemin était caché sous les arbres. Taichirô tenait le bras de Keiko et se laissait doucement guider par elle, lorsque soudain elle s’arrêta :
« Dois-je vraiment marcher au milieu de ces arbres, en kimono ? »
Au-delà des arbustes peu élevés qui les dissimulaient aux regards se dressaient trois grands pins. Ils aperçurent, à travers les pins, les Collines du Nord et, au-dessous, les abords de la ville.
« Où sommes-nous ? dit Taichirô, en désignant du doigt les alentours, lorsque Keiko s’appuya tout contre lui.
— Je ne sais pas. »
Taichirô chancela, mais Keiko se laissa doucement tomber dans ses bras. Il se laissa glisser sur le sol. Toujours dans ses bras, Keiko rectifia, de sa main droite, les plis froissés de son kimono.
Lorsque Taichirô approcha ses lèvres de ses yeux, Keiko baissa les paupières. Même lorsque les lèvres du jeune homme s’écartèrent de ses yeux et se posèrent sur ses lèvres, Keiko ne se déroba pas. Mais elle garda ses lèvres étroitement pressées l’une contre l’autre.
Taichirô caressa son long cou juvénile, tandis que sa main cherchait à se glisser dans l’échancrure de son kimono.
« Non, non ! » Keiko saisit entre les siennes la main du jeune homme. Taichirô effleura, de la paume de sa main toujours prisonnière, le kimono de la jeune fille à la hauteur de ses seins. Keiko guida sa main de son sein droit vers son sein gauche. Elle entrouvrit soudain les yeux et dévisagea Taichirô.
« Pas le sein droit. Je ne l’aime pas !
— Comment ? » Sans comprendre les paroles de Keiko, Taichirô retira brusquement sa main de son sein gauche. Les yeux de Keiko étaient légèrement entrouverts.
« Mon sein droit me rend triste.
— Triste ?
— Oui.
— Mais pourquoi… ?
— Je n’en sais rien. Peut-être parce que mon cœur ne se trouve pas de ce côté-là. » À ces mots, Keiko ferma pudiquement les yeux et blottit son sein gauche contre la poitrine du jeune homme.
« Les jeunes filles ont parfois de ces anomalies. Je crois même qu’elles seraient tristes si elles en étaient dépourvues ! »
Taichirô, bien entendu, ignorait qu’à Enoshima, Keiko n’avait pas autorisé son père à toucher son sein gauche. À présent, c’était son sein droit qu’elle refusait au jeune homme. Mais les propos mêmes de Keiko éveillèrent son désir et lui donnèrent en même temps la preuve manifeste que ce n’était sans doute pas la première fois que Keiko laissait un homme caresser ses seins. Cette certitude ne fit qu’aiguiser son désir. Il tint fermement la jeune fille par les cheveux et l’embrassa. Le front et le cou de Keiko étaient devenus moites.
Les deux jeunes gens descendirent la montagne, passèrent devant les tombes de la famille Suminokura et atteignirent le monastère Giô-ji. Là, ils rebroussèrent chemin et marchèrent lentement jusqu’au mont Arashi.
Ils déjeunèrent au restaurant Kitchô. À la fin du repas, la serveuse vint leur annoncer qu’une voiture les attendait.
Taichirô regarda Keiko. Il comprit soudain que, tandis qu’il la croyait aux toilettes, elle avait réglé l’addition et commandé un taxi.
Comme la voiture approchait du château de Nijô, Keiko remarqua soudain :
« Je ne pensais pas que nous y serions en si peu de temps !
— Où ça… ?
— Ce n’est pas bien d’être aussi distrait… N’avions-nous pas décidé d’aller au lac Biwa ? »
Taichirô ne répondit pas.
Laissant à sa droite la gare de Kyôto, le taxi se dirigea vers la haute pagode du monastère Tô-ji et la dépassa. Pendant un petit moment, ils longèrent la rivière Kamo qui, contrairement à l’ordinaire, était agitée. Le chauffeur leur désigna une montagne qui s’élevait sur leur route et expliqua :
« On l’appelle le mont Ushio et l’on écrit son nom avec les caractères chinois signifiant “queue de vache”. »
La voiture prit à gauche du mont Ushio et traversa la partie méridionale des Collines de l’Est.
Le lac s’étendait à leurs pieds.
« Voici le lac Biwa. » Malgré la banalité de sa remarque, la voix de Keiko était fort animée. « Enfin, je vous y ai conduit. Enfin !… »
Taichirô écoutait distraitement les paroles de la jeune fille. Il était fasciné par le nombre de yachts, de canots automobiles et de bateaux de plaisance qui sillonnaient le lac.
La voiture descendit jusqu’à la vieille ville d’Otsu. Près du belvédère dominant le lac, elle tourna à gauche, dépassa un endroit où avait lieu une course de canots automobiles, traversa la ville de Hama-Otsu et s’engagea dans l’allée bordée d’arbres conduisant à l’Hôtel du Lac Biwa. Des voitures particulières étaient garées des deux côtés de l’allée.
Taichirô fut stupéfait à la pensée que déjà, au restaurant Kitchô, Keiko avait demandé au chauffeur de les conduire à l’Hôtel du Lac Biwa.
Le portier de l’hôtel s’avança à leur rencontre et ouvrit la portière. Taichirô ne vit pas d’autre solution que d’entrer dans l’hôtel.
Keiko ne lui jeta pas un regard, se dirigea vers la réception et dit sans la moindre hésitation :
« Nous avons téléphoné du restaurant Kitchô pour une réservation… Au nom de M. Oki…
— Oui, en effet, répondit le réceptionniste. Pour une nuit, n’est-ce pas ? »
Keiko n’acquiesça pas. Sans un mot, elle s’effaça pour laisser Taichirô signer le registre des voyageurs. Taichirô, qui songeait à décliner une fausse identité, se vit contraint d’inscrire ses vrais nom et adresse, puisque Keiko avait déjà fait la réservation au nom d’Oki. Puis il ajouta le nom de Keiko en dessous du sien et, ce faisant, il lui sembla qu’il respirait plus facilement.
Le garçon d’étage avec la clé se tenait près de l’ascenseur et les attendait. Mais il ne les accompagna pas jusqu’à leur chambre qui se trouvait au premier étage.
« Quelle jolie chambre ! » s’exclama Keiko.
La chambre était constituée de deux pièces ; au fond, une chambre à coucher et, devant celle-ci, une pièce qui ouvrait d’un côté sur le lac et de l’autre sur les montagnes bordant Kyôto. Peut-être pour imiter les constructions à pignons de style Momoyama, la fenêtre de la chambre était entourée à l’extérieur d’une balustrade rouge. Les panneaux recouvrant les murs et les battants des fenêtres, ainsi que les vitres aux rebords épais et aux traverses de bois, donnaient à la pièce une apparence tranquille et quelque peu désuète. Les larges fenêtres étaient de la dimension des murs.
Bientôt, une femme de chambre leur apporta du thé vert.
Keiko se tenait debout devant la fenêtre donnant sur le lac et serrait entre ses mains le bord du rideau de dentelle blanche. Elle ne se retourna même pas à l’entrée de la femme de chambre.
Taichirô s’assit au milieu du canapé et regarda la jeune fille qui lui tournait le dos. Elle ne portait pas le même kimono que la veille. Mais l’obi, où était figuré un arc-en-ciel, était bien celui qu’elle avait mis pour venir le chercher à l’aéroport d’Itami.
Le lac s’étendait à la gauche de Keiko. Les voiles de nombreux yachts étaient tournées dans la même direction. La plupart d’entre elles étaient blanches, mais il y en avait également des rouges, des bleu sombre et des violettes. Des canots automobiles démarraient en laissant derrière eux une traînée d’écume et en faisant jaillir des gouttelettes d’eau.
De la fenêtre montaient le bruit des moteurs des canots automobiles, les voix des clients à la piscine de l’hôtel et le ronflement d’une tondeuse à gazon. À l’intérieur de la chambre, on entendait le bourdonnement du climatiseur.
Taichirô attendit un moment que Keiko se décidât à parler, puis il prit une tasse de thé sur la table et dit :
« Keiko, voulez-vous du thé… ? »
La jeune fille hocha la tête.
« Pourquoi ne parlez-vous pas ? Pourquoi ce silence ? C’est cruel de votre part ! » Elle secoua le rideau et parut chanceler.
« Ne trouvez-vous pas que la vue est de toute beauté ?
— Elle est belle, en effet. Mais c’est à votre beauté à vous, Keiko, que je songeais. Votre nuque, et ce obi…
— Ne songiez-vous pas plutôt au monastère Nisonin, lorsque vous m’avez prise dans vos bras ?
— Mais…
— Pourtant, je suis sûre que vous m’en voulez… Mon attitude vous a surpris, scandalisé, n’est-ce pas ? Je le vois bien.
— Peut-être, en effet, m’avez-vous surpris.
— Je m’étonne moi-même de ma conduite. Un tel acharnement, chez une femme, est effrayant. » Keiko baissa la voix. « Est-ce pour cela que vous ne venez pas à mes côtés ? »
Taichirô se leva et la rejoignit. Il posa les mains sur ses épaules. D’une légère pression de ses mains, il la conduisit vers le canapé. Elle s’assit tout contre lui, mais baissa les yeux et évita de le regarder.
« Donnez-moi du thé », murmura-t-elle. Taichirô prit la tasse de thé et l’approcha de son visage.
« De votre bouche… »
Taichirô hésita une seconde, puis il prit dans sa bouche du thé qu’il laissa s’écouler petit à petit entre les lèvres de Keiko. Les yeux fermés, la tête penchée en arrière, Keiko but le thé. À l’exception de sa gorge qui avalait le liquide, ses bras, ses jambes et tout son corps étaient parfaitement immobiles.
« Encore… », dit-elle, toujours sans bouger. Taichirô reprit une gorgée de thé et la laissa couler dans la bouche de la jeune fille.
« C’était délicieux ! » Keiko ouvrit les yeux. « Je peux mourir désormais. Si seulement ce thé était du poison… Tout serait fini. Je serais déjà morte. Et vous aussi, Taichirô, vous seriez mort ! » Puis, elle reprit : « Tournez-vous de l’autre côté. » Keiko lui fit faire demi-tour et blottit son visage à la naissance de son bras. Puis, sans modifier sa position, elle enserra doucement Taichirô de ses bras et chercha ses mains. Taichirô saisit l’une des mains de la jeune fille et la regarda, tandis qu’il caressait l’un après l’autre chacun de ses doigts.
« Excusez-moi. J’étais tellement distraite, je n’ai pas fait attention…, dit Keiko. Peut-être aimeriez-vous prendre un bain ? Voulez-vous que j’aille faire couler l’eau ?
— Volontiers.
— Mais peut-être voulez-vous seulement prendre une douche… ?
— Je dois sentir la transpiration, n’est-ce pas ?
— J’aime votre odeur ! C’est la première fois de ma vie qu’une odeur me plaît à ce point ! » Elle s’interrompit. « Mais sans doute voulez-vous vous rafraîchir ? »
Keiko se leva et disparut dans la chambre à coucher. Taichirô entendit le bruit de l’eau qui coulait dans la salle de bains de l’autre côté de la chambre.
Tandis qu’il regardait un bateau de plaisance s’approcher de la jetée de l’hôtel, Keiko vint lui dire que l’eau de son bain était à la bonne température.
Taichirô savonna abondamment son corps trempé de sueur depuis leur promenade à Saga.
Soudain, Keiko frappa à la porte de la salle de bains. Taichirô, craignant que la jeune fille n’entre, se recroquevilla dans la baignoire.
« Taichirô, on vous demande au téléphone… Vous venez ?
— On me demande au téléphone, moi ? Ce n’est pas possible. Qui me demande… ? C’est certainement une erreur.
— On vous demande au téléphone, se contenta de répéter Keiko.
— C’est curieux. Personne ne sait que je me trouve ici.
— Pourtant, c’est pour vous… »
Sans prendre le temps de se sécher, Taichirô enfila un léger kimono de coton et sortit de la salle de bains.
« C’est vraiment moi que l’on demande ? » Le visage du jeune homme était soupçonneux.
Un téléphone était posé entre les deux lits. Comme il s’en approchait, Keiko l’appela : « C’est dans l’autre pièce. »
Sur une petite table à côté de la télévision, il y avait un téléphone dont le récepteur était décroché. Au moment où Taichirô saisissait le récepteur et le portait à son oreille, Keiko lui dit :
« On vous appelle de Kamakura, de chez vous.
— Quoi ? » Taichirô blêmit. « Mais, comment… ?
— Votre mère est au bout du fil. C’est moi qui lui ai téléphoné, poursuivit Keiko d’une voix tendue. Je lui ai dit que je me trouvais avec vous à l’Hôtel du Lac Biwa et que vous aviez promis de m’épouser. Je lui ai dit que j’espérais qu’elle nous donnerait son accord. »
Taichirô, le souffle coupé, dévisageait Keiko.
Naturellement, la mère de Taichirô avait entendu les paroles que Keiko venait de prononcer. Lorsqu’il était allé prendre son bain, Taichirô avait fermé la porte de la chambre à coucher, ainsi que celle de la salle de bains et avec le bruit de l’eau, il n’avait pu entendre Keiko téléphoner. N’était-ce pas Keiko elle-même qui, pour les besoins de son plan, l’avait engagé à aller prendre un bain ?
« Taichirô ? Est-ce que Taichirô est là ? » La voix de sa mère résonnait dans le récepteur que Taichirô serrait dans sa main. Keiko soutint sans sourciller le regard du jeune homme fixé sur elle. L’éclat perçant de ses yeux ne faisait qu’accroître leur beauté.
« Taichirô n’est pas là ?
— Mais si, mère, je suis là, dit Taichirô, en approchant le récepteur de son oreille.
— Taichirô, c’est bien toi ? » répéta sa mère, comme pour dire quelque chose. Sa voix trahit soudain son excitation, jusqu’à présent contenue. « Ne fais pas cela… Taichirô, ne fais pas cela ! »
Taichirô ne répondit pas.
« Cette fille, tu sais quel genre de fille c’est, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas l’ignorer ? »
Taichirô se taisait toujours.
Keiko, par-derrière, l’enserra de ses bras. Avec sa joue, elle écarta le récepteur que Taichirô tenait contre son oreille et appuya ses lèvres sur l’oreille du jeune homme.
« Mère…, appela-t-elle, mère, je me demande si vous comprenez pourquoi je vous ai téléphoné…
— Taichirô, est-ce que tu m’entends ? Qui est au bout du fil ? demanda la mère de Taichirô.
— C’est moi. »
Taichirô évita les lèvres de Keiko et colla le récepteur à son oreille.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Quel aplomb ! Parler ainsi au téléphone à ta place… C’est elle qui t’a dit de téléphoner ? » Sa mère l’accablait de questions. « Taichirô, rentre tout de suite ! Quitte cet hôtel sur-le-champ et rentre à la maison… Cette fille nous écoute, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’elle écoute ! J’aime autant ça ! Taichirô, surtout ne l’épouse pas ! C’est un être effrayant ! Crois-moi, je sais ce dont je parle. Ne me rends pas une nouvelle fois malheureuse à en perdre la raison ! Cette fois, j’en mourrais. Et ce n’est pas parce qu’elle est l’élève de Mlle Ueno que je dis cela. »
Pendant qu’il écoutait, Keiko avait posé ses lèvres sur la nuque de Taichirô. Elle lui chuchota dans le creux de l’oreille :
« Si je n’avais pas été l’élève de Mlle Ueno, je ne vous aurais jamais rencontré.
— C’est un être pervers ! Je crois même qu’elle a essayé de séduire ton père, poursuivit la mère de Taichirô.
— Quoi ? » La voix de Taichirô était presque inaudible, tandis qu’il se retournait vers Keiko. Ses lèvres toujours pressées contre sa nuque, Keiko bougea la tête en même temps que Taichirô tournait la sienne. Il eut l’impression d’offenser gravement sa mère en l’écoutant tandis que Keiko l’embrassait.
Pourtant, il ne pouvait raccrocher.
« Nous parlerons de tout cela à mon retour.
— C’est ça ! Rentre immédiatement ! Tu n’as rien fait de mal avec cette fille, au moins ? Tu ne comptes tout de même pas passer la nuit là-bas ? »
Taichirô ne répondit pas.
« Taichirô ! poursuivit sa mère, Taichirô, regarde ses yeux ! Songe à ce qu’elle te dit ! Pourquoi crois-tu qu’elle veuille t’épouser, elle qui est l’élève de Mlle Ueno… ? Ne comprends-tu pas qu’il s’agit d’une machination diabolique ? Cette fille n’est peut-être pas toujours ainsi, mais pour tout ce qui touche à notre famille, c’est un monstre ! Je le sais bien, ce n’est pas un effet de mon imagination ! Quand tu es parti, cette fois-ci, j’avais un mauvais pressentiment. Ton père aussi a trouvé toute cette histoire étrange et s’est fait du souci. Taichirô, si tu ne rentres pas, ton père et moi prendrons le premier avion pour Kyôto !
— J’ai compris.
— Qu’est-ce que tu as compris ? » Fumiko reprit, comme pour s’en assurer : « Tu rentres, n’est-ce pas ? Tu rentres vraiment ?
— Oui. »
Keiko se précipita dans la chambre à coucher et referma la porte derrière elle.
Taichirô se tint immobile près de la fenêtre et regarda le lac. Un petit avion le survola obliquement et à basse altitude avant de s’éloigner. Des canots automobiles bondissaient en faisant gicler l’eau sur leur passage. Une femme, accrochée à un canot, faisait du ski nautique.
Des voix lui parvenaient de la piscine. Trois jeunes femmes en maillot de bain étaient allongées sur le gazon au-dessous de la fenêtre. On pouvait se demander si cette pièce n’avait pas été conçue à la seule fin de contempler ces silhouettes provocantes.
« Taichirô ! Taichirô ! » Keiko l’appela de la chambre à coucher. Lorsqu’il ouvrit la porte, il la vit vêtue d’un maillot de bain blanc. Il retint son souffle et détourna les yeux. La peau couleur de blé mûr de la jeune fille brillait et c’est à peine s’il remarqua le maillot de bain de laine blanche.
« Que c’est beau ! » dit Keiko, en se dirigeant vers la fenêtre. Le maillot de bain découvrait tout son dos. « Comme le ciel est beau au-dessus des montagnes ! »
Des rayons de soleil, pareils à des pinceaux d’or pointus, tombaient sur les montagnes qui se profilaient contre le ciel.
« Est-ce le mont Hiei ? demanda Taichirô.
— Oui. Ces rayons de soleil ressemblent à des lances qui transperceraient notre destin, c’est pourquoi je vous ai appelé. Que pensez-vous de cette conversation au téléphone avec votre mère… ? » Keiko se tourna vers Taichirô. « Je voudrais que votre mère vienne ici. Et votre père aussi…
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— C’est vrai. Je parle sérieusement. »
Keiko, soudain, s’agrippa à lui.
« Venez avec moi. Je vais me baigner. J’ai envie de me baigner dans de l’eau bien froide. Vous me l’aviez promis, non ? Vous m’aviez également promis que nous ferions une promenade en canot automobile. Vous m’avez fait cette promesse à votre arrivée, lorsque je suis venue vous chercher à Itami. » Keiko se blottit tout contre lui, au risque de perdre l’équilibre. « Allez-vous rentrer ? Allez-vous rentrer à Kamakura à cause de cette conversation avec votre mère ? Vos parents et vous risquez de vous croiser. Ils vont certainement venir ici… Votre père n’y tient sans doute pas, mais votre mère l’y obligera.
— Keiko, avez-vous séduit mon père ?
— Séduit… ? » Le visage appuyé contre la poitrine de Taichirô, Keiko secoua la tête. « Et vous, est-ce que je vous ai séduit ? L’ai-je fait ? »
Les bras de Taichirô entouraient le dos nu de Keiko.
« Il ne s’agit pas de moi, mais de mon père. Ne détournez pas la conversation…
— Mais c’est vous qui la détournez ! Je vous demande si je vous ai séduit. C’est ce que vous croyez, n’est-ce pas ? »
Taichirô ne répondit pas.
« Est-il pensable qu’un homme demande à la fille qu’il tient dans ses bras si elle a séduit ou non son père ? Ne lisez-vous pas dans mes yeux la peine que vous me faites ? » Keiko se mit à pleurer. « Que voulez-vous que je vous réponde, Taichirô ? J’aimerais me noyer dans le lac… »
Comme il saisissait les épaules tremblantes de la jeune fille, Taichirô sentit sous sa main l’une des bretelles de son maillot de bain. Il la baissa, découvrant à moitié la rondeur d’un sein, puis il baissa la seconde bretelle. Keiko, sa poitrine dénudée, chancela.
« Non, pas le sein droit ! Je vous en prie, pas le sein droit… », répéta Keiko, tandis que des larmes coulaient de ses paupières closes.
Keiko sortit de la salle de bains, le buste enveloppé d’une grande serviette. Les deux jeunes gens suivirent un couloir et descendirent dans le jardin. Sur un grand arbre devant eux s’épanouissaient des fleurs blanches qui ressemblaient à des hibiscus. Taichirô avait retiré sa veste et sa cravate.
Deux piscines se trouvaient à droite et à gauche du jardin qui faisait face au lac. Des enfants se baignaient dans la piscine de droite, aménagée au milieu de la pelouse. L’autre piscine était située sur un petit tertre, à l’écart de la pelouse.
Taichirô s’arrêta à l’entrée de la barrière qui entourait la piscine de gauche.
« Vous ne vous baignez pas ?
— Non, je vous attends. » Par timidité, Taichirô hésitait à se montrer au côté de Keiko, dont la beauté attirait tous les regards.
« Vraiment ? Je veux juste faire trempette. C’est mon premier bain de l’année et je veux voir si je nage bien ou non », dit Keiko.
Des cerisiers et des saules pleureurs se dressaient, à intervalles réguliers, sur la pelouse longeant la berge.
Taichirô s’assit sur un banc, à l’ombre d’un vieil arbre, et regarda en direction de la piscine. Tout d’abord, il ne vit pas Keiko, puis il l’aperçut sur le plongeoir. Bien que le plongeoir ne fût pas très élevé, la silhouette tendue de la jeune fille se préparant à plonger se découpait sur la surface du lac Biwa derrière elle et sur les hautes montagnes au-delà du lac. Les montagnes dans le lointain étaient noyées de brume. Un rose pâle presque évanescent flottait sur les flots sombres du lac. Les voiles des yachts réfléchissaient les teintes paisibles du crépuscule. Keiko plongea, dans un jaillissement d’eau.
Lorsqu’elle sortit de la piscine, Keiko loua un canot automobile et invita Taichirô à y monter avec elle.
« Il fera bientôt nuit. Si nous remettions à demain ?
— Demain… ? Vous avez bien dit demain ? » dit Keiko dont les yeux brillèrent. « Alors, vous restez ? Vous comptez vraiment rester jusqu’à demain… ? Mais, comment savoir ? Tenez au moins l’une de vos promesses… Nous n’irons pas bien loin et nous serons vite de retour. Pendant un petit moment, j’ai envie de m’éloigner du rivage avec vous. J’aimerais que nous fendions les flots du destin et que nous flottions au fil de l’eau. Demain se dérobe toujours… Allons-y aujourd’hui ! » dit Keiko, en entraînant Taichirô par la main.
« Voyez le nombre de canots et de yachts qui sont encore sur le lac ! »
Ce fut trois heures plus tard que Otoko, en écoutant les informations à la radio, apprit qu’un accident avait eu lieu sur le lac Biwa. Elle se précipita en voiture jusqu’à l’hôtel où elle trouva Keiko alitée.
Elle avait appris, toujours pas la radio, qu’une jeune fille prénommée Keiko avait pu être sauvée par un yacht. En entrant dans la pièce, Otoko demanda à la femme de chambre qui semblait chargée de veiller sur Keiko :
« Est-elle encore inconsciente ? Est-ce qu’elle dort ? Que s’est-il passé ?
— On lui a fait une piqûre pour qu’elle dorme, répondit la femme de chambre.
— Une piqûre… ? Ainsi, elle est hors de danger ?
— Oui. Le médecin a dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Elle paraissait morte lorsque le yacht l’a déposée sur le rivage, mais elle a repris connaissance une fois qu’on lui eut fait vomir toute l’eau qu’elle avait avalée et qu’on eut pratiqué la respiration artificielle. Elle a commencé alors à se débattre comme une folle, en criant le nom de l’homme qui l’accompagnait…
— Et ce garçon, que lui est-il arrivé ?
— Ils ne l’ont pas encore trouvé, en dépit de tous leurs efforts.
— Ils ne l’ont pas encore trouvé… ? » répéta Otoko, d’une voix tremblante. Elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le lac et regarda au-dehors. Les canots automobiles, leurs phares allumés, sillonnaient de tous côtés les eaux noires du lac, à gauche de l’hôtel.
« Tous les canots de la région sont là, et pas seulement ceux de l’hôtel. Il y a également ceux de la police. Ils ont même allumé des feux de joie sur le rivage, dit la femme de chambre. Mais je crains qu’il ne soit trop tard pour le sauver… »
Otoko agrippa le rideau de la fenêtre.
Loin du va-et-vient des canots automobiles et de leurs inquiétantes lumières, un bateau de plaisance, décoré de lanternes rouges, s’approchait lentement du rivage de l’hôtel. Sur la rive opposée, des feux d’artifice embrasaient le ciel.
Lorsqu’elle s’aperçut que ses genoux tremblaient, Otoko fut prise de frissons dans tout le corps, et il lui sembla que les lanternes rouges du bateau de plaisance oscillaient elles aussi. Prenant fermement appui sur ses pieds, elle se détourna de la fenêtre. La porte de la chambre à coucher était ouverte. Le lit de Keiko retint son regard et elle retourna précipitamment au chevet de la jeune fille, comme si elle avait oublié qu’elle était déjà entrée dans cette pièce et l’avait ensuite quittée.
Keiko dormait tranquillement et sa respiration était régulière. L’angoisse d’Otoko augmenta : « Peut-on la laisser ainsi ?
— Oui, acquiesça la femme de chambre.
— Quand se réveillera-t-elle ?
— Je ne sais pas. »
Otoko posa sa main sur le front de Keiko. La peau froide et légèrement humide de la jeune fille semblait adhérer à la paume d’Otoko. Les couleurs s’étaient retirées du visage blême de Keiko. Seule une légère rougeur colorait ses joues.
Les cheveux de la jeune fille, qui s’étaient emmêlés lorsqu’on les avait séchés, reposaient en désordre sur l’oreiller. Ils étaient si noirs qu’on les aurait crus encore mouillés. On apercevait entre ses lèvres ses jolies dents. La couverture recouvrait ses bras. Tandis qu’elle reposait, la tête tournée vers le haut, l’innocence et la pureté de son visage endormi bouleversèrent Otoko. Le visage de la jeune fille semblait vouloir prendre congé d’Otoko et de la vie.
Au moment où elle allongeait le bras afin de secouer Keiko et de la réveiller, Otoko entendit un coup frappé à la porte de la pièce voisine.
La femme de chambre alla ouvrir la porte.
Oki Toshio et sa femme entrèrent dans la pièce. À peine son regard rencontra-t-il celui d’Otoko que Oki s’immobilisa.
« Vous êtes Mlle Ueno, n’est-ce pas ? dit Fumiko. Ainsi, c’est vous. »
C’était la première fois que les deux femmes se rencontraient.
« Alors, c’est à cause de vous que Taichirô est mort ! » La voix de Fumiko était froide et exempte de toute émotion.
Otoko ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. D’une main, elle prit appui sur le lit de Keiko. Fumiko s’approcha d’elle. Otoko se rejeta en arrière comme pour la fuir.
Fumiko saisit Keiko de ses deux mains et la secoua en criant : « Réveille-toi ! Réveille-toi donc ! » À mesure que ses mains se faisaient plus brutales, la tête de la jeune fille roulait sur l’oreiller.
« Mais réveille-toi ! Pourquoi ne te réveilles-tu pas ?
— On lui a administré un sédatif pour la faire dormir…, dit Otoko. Elle ne se réveillera pas.
— J’ai quelque chose à lui demander. Il y va de la vie de mon fils ! dit Fumiko, en secouant toujours Keiko.
— Tu le lui demanderas plus tard. Tous ces gens sur le lac sont en train de chercher Taichirô », dit Oki. Puis il passa son bras autour des épaules de sa femme et ils quittèrent la pièce.
Otoko poussa un profond soupir et tomba sur le lit en regardant le visage endormi de Keiko. Des larmes perlaient aux coins des yeux de la jeune fille.
« Keiko ! »
Keiko ouvrit les yeux. Des larmes y brillaient lorsqu’elle les leva vers Otoko.