Printemps
précoce

 

Le regard perdu dans l’embrasement pourpre du soleil couchant, Oki se tenait debout en haut de la colline. Il était resté assis devant son bureau à travailler jusqu’à une heure et demie de l’après-midi, puis il était sorti après avoir achevé d’écrire un feuilleton qui paraissait dans un journal du soir. Sa maison se trouvait sur les collines au nord de Kamakura. Le ciel, à l’ouest, s’embrasait de plus en plus. Il était d’un pourpre si profond que Oki se demanda même s’il n’était pas voilé de brume ou de légers nuages. Ce flamboiement pourpre lui semblait insolite. On y discernait des effets de dégradé du clair à l’obscur qui faisaient songer à un pinceau que l’on aurait promené sur quelque chose d’humide. La douceur de ce ciel faisait pressentir l’arrivée prochaine du printemps. On voyait quelque part une tache rose, à l’endroit où le soleil, sans doute, se coucherait.

Oki se souvint que le jour de l’An, dans le train qui le ramenait de Kyôto, les rails recevant les rayons du soleil couchant brillaient d’un éclat rouge. Il les voyait luire au loin. D’un côté, il y avait la mer. Lorsque, à un tournant, les rails s’enfoncèrent dans l’ombre des montagnes, la lueur rouge s’éteignit. Le train entra dans une gorge et, soudain, le soir tomba. Mais le reflet rouge des rails avait rappelé à Oki les quelques moment passés avec Otoko. Bien qu’elle se fût fait accompagner de sa jeune élève Sakami Keiko et qu’elle eût même été jusqu’à appeler les deux geisha pour éviter de se trouver seule en sa présence, Oki sentait néanmoins, et peut-être justement à cause des précautions dont elle s’était entourée, qu’il représentait encore quelque chose pour Otoko. Tandis que, de retour du sanctuaire de Gion, ils marchaient dans la Quatrième Avenue, des hommes ivres dans la foule les avaient abordés et avaient fait le geste de toucher la haute coiffure en chignon des geisha. Un tel comportement était inhabituel à Kyôto. Oki avait marché au côté des deux jeunes femmes afin de les protéger. Otoko et son élève suivaient à quelques pas derrière.

Le jour de l’An, alors qu’il se préparait à monter dans le train et qu’il se demandait, non sans anxiété, si Otoko viendrait ou non à la gare, Oki avait aperçu Sakami Keiko.

« Bonne année ! Mlle Ueno tenait absolument à vous accompagner, mais, comme chaque année, le jour de l’An, elle a des visites à rendre et, cet après-midi, des gens viennent la voir à la maison. Aussi suis-je venue à sa place.

— Vraiment ? C’est très gentil à toi… », répondit Oki.

La beauté de la jeune fille attirait les regards des rares voyageurs en ce premier jour de l’année. « C’est la seconde fois que je te dérange… Déjà, à l’hôtel, quand tu es venue me chercher, et aujourd’hui encore, à la gare.

— Cela ne me dérange nullement. »

Keiko portait le même kimono que la veille : en satin bleu, avec des pluviers figurés parmi des flocons de neige. La couleur des pluviers égayait l’ensemble, mais pour une jeune fille de l’âge de Keiko, c’était une tenue trop discrète et un peu triste pour un jour de fête.

« Quel joli kimono ! Les impressions sont-elles l’œuvre de Mlle Ueno ? demanda Oki.

— Non. C’est moi qui les ai peintes, mais le résultat n’est pas ce que j’espérais… », dit Keiko, en rougissant légèrement. La teinte un peu triste du kimono mettait davantage en valeur le ravissant visage de la jeune fille. Il y avait également quelque chose de jeune dans la combinaison des couleurs, dans les formes variées des pluviers et jusque dans les flocons de neige qui paraissaient danser.

Keiko remit à Oki, de la part d’Otoko, un paquet de friandises ainsi que des légumes conservés dans la saumure et qui étaient une spécialité de Kyôto.

« Comme cela, vous aurez de quoi manger pendant le voyage. »

Durant les quelques minutes où le train attendit en gare avant le départ, Keiko se tint près de la fenêtre. En voyant s’y encadrer ainsi le buste de la jeune fille, Oki songea que sa beauté était vraiment dans tout son éclat. Il n’avait pas vu Otoko dans la fleur de sa beauté. Elle avait dix-sept ans quand ils s’étaient séparés et, la veille, lorsqu’il l’avait revue, elle en avait quarante.

Il était encore tôt lorsque Oki ouvrit, vers quatre heures et demie, le paquet d’Otoko. Il contenait un assortiment de mets préparés à l’occasion du Nouvel An, ainsi que de grosses boules de riz modelées avec soin, qui lui paraissaient traduire les sentiments d’une femme. Sans nul doute, Otoko les avait elle-même confectionnés à l’intention de celui qui avait, autrefois, détruit sa jeunesse. Tout en mâchant de petites bouchées de riz, Oki pouvait sentir sur sa langue et entre ses dents la saveur du pardon d’Otoko. Non, ce n’était pas son pardon, mais plutôt son amour, un amour encore bien vivant dans son cœur. Tout ce que Oki savait d’Otoko, depuis qu’elle s’était établie à Kyôto avec sa mère, c’était qu’elle avait réussi seule à se faire un nom en qualité de peintre. Peut-être avait-elle vécu d’autres amours et connu d’autres aventures ? Oki était néanmoins convaincu que le sentiment qu’elle lui portait était un amour désespéré de petite fille. Après Otoko, il y avait eu d’autres femmes dans la vie d’Oki. Mais il était certain de n’avoir jamais aimé aucune d’elles d’un amour aussi douloureux.

« Ce riz est délicieux, songea Oki, je me demande s’il vient du Kansai… » Il mangeait les petites boulettes de riz les unes à la suite des autres. Elles étaient juste assez salées pour ne pas être amères ni paraître trop fades.

À dix-sept ans, deux mois environ après son accouchement prématuré et sa tentative de suicide, Otoko avait été internée dans un hôpital psychiatrique et enfermée dans une chambre dont la fenêtre portait des barreaux de fer. Oki avait appris la nouvelle par la mère d’Otoko, mais n’avait pas été autorisé à parler à la jeune fille.

« Vous pouvez la voir du couloir, mais j’aimerais autant que vous ne le fassiez pas…, lui avait dit la mère d’Otoko. Je préférerais que vous ne voyez pas l’état dans lequel elle se trouve à présent. Et si elle vous reconnaissait, elle serait bouleversée.

— Vous croyez qu’elle me reconnaîtrait ?

— Bien sûr. N’est-ce pas à cause de vous qu’elle se trouve dans cet état ? »

Oki ne répondit pas.

« Mais il paraît qu’elle n’a pas perdu la raison. Le médecin m’a tranquillisée en m’apprenant qu’il ne la garderait que quelque temps. La pauvre petite fait souvent ce geste. » À ces mots, la mère d’Otoko fit le geste de serrer un enfant dans ses bras et de le bercer. « Elle veut son enfant. Pauvre petite ! »

Trois mois plus tard, Otoko quittait l’hôpital. Sa mère vint trouver Oki et lui dit :

« Monsieur Oki, je sais que vous avez une femme et des enfants et Otoko ne l’ignorait certainement pas lorsqu’elle vous a connu. Aussi, peut-être allez-vous penser que je suis folle, à mon âge et connaissant votre situation, de vous demander une chose pareille, mais… » La mère d’Otoko tremblait. « Ne pourriez-vous pas épouser ma fille ? » Les larmes aux yeux, elle gardait la tête baissée et serrait fortement les dents.

« C’est une chose à laquelle j’ai songé », répondit douloureusement Oki. Comme on pouvait s’y attendre, des querelles s’étaient élevées au sujet d’Otoko entre Oki et sa femme Fumiko qui était, à l’époque, âgée de vingt-quatre ans.

« J’y ai songé je ne sais combien de fois.

— Vous êtes libre de ne pas prêter attention à mes paroles et de croire que, tout comme ma fille, j’ai l’esprit dérangé. Je ne vous le demanderai plus jamais. Je ne vous dis pas d’épouser Otoko maintenant. Elle peut attendre deux, trois, cinq ans ou même sept ans. C’est le genre de fille qui sait attendre. Et elle n’a encore que dix-sept ans… »

À l’entendre, Oki songea que c’était de sa mère que Otoko tenait sa nature impétueuse.

Une année ne s’était pas écoulée que la mère d’Otoko avait vendu leur maison de Tôkyô et était partie s’installer à Kyôto avec sa fille. Otoko entra dans un lycée de jeunes filles à Kyôto où elle perdit une année. Lorsqu’elle quitta le lycée, elle s’inscrivit dans une école d’art.

Près de vingt années plus tard, ils avaient écouté ensemble la cloche du monastère de Chion, la veille du Nouvel An, et elle lui faisait porter un repas froid à manger dans le train. Tous les mets qu’avait confectionnés Otoko à son intention étaient dans la plus pure tradition de Kyôto, songeait Oki, tandis qu’il portait à sa bouche les morceaux saisis entre ses baguettes. À l’hôtel Miyako, au petit déjeuner, on lui avait servi pour la forme un bol de zôni, mais la véritable saveur des mets de Nouvel An était dans ce repas froid. À Kamakura, les plats servis à l’occasion du Nouvel An n’avaient plus rien de japonais et faisaient penser à ces photographies en couleurs qu’on voit dans les revues féminines.

Comme l’avait dit sa jeune élève, Otoko, en sa qualité de peintre, se devait de rendre un certain nombre de visites, mais elle aurait tout de même pu se réserver une dizaine ou une quinzaine de minutes pour accompagner Oki à la gare. C’était sans doute pour l’éviter, comme elle l’avait fait la nuit dernière à l’hôtel, qu’elle avait envoyé la jeune fille à la gare. La veille, cependant, en présence de Keiko et des deux geisha, Oki n’avait pu se permettre la moindre allusion à son passé avec Otoko, mais il avait senti comme un courant entre eux. Il en allait de même maintenant avec ce dîner. Lorsque le train s’ébranla, Oki tapa avec la paume de sa main sur la face interne de la fenêtre, mais craignant que Keiko ne l’entendît pas, il baissa la vitre d’environ deux centimètres et lui dit :

« Encore merci pour tout. Tu dois bien retourner à Tôkyô de temps en temps, puisque ta famille y habite ? Viens donc me voir à l’occasion. Tu trouveras facilement, la ville n’est pas grande, tu n’auras qu’à demander ton chemin en sortant de la gare. Et envoie-moi donc une ou deux de ces toiles abstraites que Mlle Ueno qualifie d’œuvres d’un cerveau malade.

— J’étais tellement embarrassée lorsque Mlle Ueno a dit cela… » L’espace d’un instant, une lueur étrange passa dans le regard de Keiko.

« Mais, Mlle Ueno ne peut peindre de toiles semblables aux tiennes, n’est-ce pas ? »

L’arrêt du train avait été bref, aussi leur conversation fut-elle également de courte durée.

Oki avait bien écrit quelques romans faisant appel au fantastique, mais, jusqu’à présent, il n’avait pas écrit de romans « abstraits ». Comme les mots qu’il utilisait différaient de ceux qui sont employés dans le langage quotidien, on avait pu parler, à propos de certaines de ses œuvres, d’abstraction ou de symbolisme ; déjà, dans sa jeunesse, Oki, qui ne montrait ni goût ni talent pour ces tendances littéraires, s’était efforcé de les supprimer de ses écrits. Il avait aimé la poésie symboliste française, le Shin-kokin-shû{8} et les haikai{9} et, tout jeune déjà, il avait appris à se servir de termes abstraits ou symboliques, afin de s’exprimer d’une manière concrète et réaliste. Il pensait qu’en approfondissant cette qualité d’expression, il finirait par atteindre au symbolisme et à l’abstraction.

Cependant, quel rapport y avait-il, par exemple, entre l’Otoko de son roman et la véritable Otoko ? C’était vraiment difficile à dire.

De tous les livres d’Oki, celui qui avait eu la vie la plus longue et qui bénéficiait aujourd’hui encore d’un large public, c’était le long roman où il racontait son amour pour Otoko, lorsqu’elle avait seize ou dix-sept ans. Lors de sa parution, l’ouvrage avait certainement porté préjudice à Otoko en faisant se tourner vers elle les regards des curieux et avait sans nul doute constitué un obstacle à un mariage éventuel. Mais aussi, après plus de vingt années, pourquoi le personnage d’Otoko avait-il séduit jusqu’à maintenant de si nombreux lecteurs ? Sans doute serait-il plus exact de dire que c’est Otoko, telle qu’elle apparaît dans le roman d’Oki, qui « séduisit » les lecteurs et non la jeune fille qui lui servit de modèle. Le roman n’était pas la véritable histoire d’Otoko, c’était simplement quelque chose qu’Oki avait écrit. Le romancier qu’il était avait ajouté le produit de son imagination et de sa fantaisie et avait, bien évidemment, idéalisé son personnage. Mais, ceci mis à part, quelle était la véritable Otoko – celle qu’Oki avait décrite ou celle que Otoko aurait pu créer en racontant elle-même sa propre histoire ?

Pourtant, la jeune fille de son roman était bien Otoko. Sans leur rencontre, ce livre n’aurait pu voir le jour. Et c’était sans nul doute à cause d’Otoko que ce roman continuait à être lu, vingt ans après qu’il eut été écrit. S’il n’avait pas connu Otoko, Oki n’aurait jamais vécu un semblable amour. Il n’aurait su dire si le fait d’avoir rencontré la jeune fille et de l’avoir aimée, alors qu’il avait trente et un ans, était une infortune ou une bénédiction, mais il était certain que cette rencontre lui avait permis de faire, en qualité d’écrivain, des débuts prometteurs.

Oki avait intitulé son roman Une jeune fille de seize ans. C’était un titre ordinaire et sans grande originalité, mais il y avait vingt années de cela, les gens trouvaient assez surprenant qu’une écolière de seize ans prît un amant, mît au monde un bébé prématuré et perdît ensuite la raison pendant quelque temps. Oki, pour sa part, ne voyait rien là de surprenant. Naturellement, il n’avait pas écrit ce livre dans le but de scandaliser les gens et il ne considérait pas davantage Otoko comme un objet de curiosité. De même que le titre du roman était ordinaire, la démarche de l’écrivain était banale et il avait décrit Otoko comme une jeune fille pure et passionnée. Il avait essayé de rendre son visage, sa silhouette, ses gestes. En un mot, il avait mis dans ce roman toute la fraîcheur de cet amour de jeunesse et c’était sans doute pour cette raison que le livre connaissait toujours un si vif succès. C’était l’amour tragique d’une jeune fille et d’un homme encore jeune, mais marié et père de famille. Oki s’était attaché à rendre avant tout la beauté de cet amour et avait négligé de s’attarder sur son aspect moral ou immoral.

À l’époque où ils se voyaient secrètement, Otoko avait dit à Oki :

« Vous êtes le genre d’homme qui se demande sans cesse ce que les autres pensent de lui. Vous devriez vous montrer un peu plus téméraire.

— Je me croyais plutôt un individu sans scrupules. Ne le suis-je donc plus à présent ?

— Non, il ne s’agit pas de nous. Vous devriez être davantage vous-même en toutes choses. »

Oki, ne sachant que répondre, fit un retour sur lui-même. Après toutes ces années, il n’avait pu oublier les paroles d’Otoko. Il songea que c’était parce qu’elle l’aimait que cette enfant de seize ans avait pu lire ainsi dans son caractère et dans sa vie. Pendant longtemps, Oki n’en avait fait qu’à sa tête mais, après qu’il se fut séparé d’Otoko, toutes les fois qu’il commençait à attacher de l’importance aux opinions d’autrui, il se rappelait les paroles de la jeune fille. Et il la revoyait lui disant ces mots.

Oki avait cessé de caresser Otoko. Croyant que c’était à cause de ce qu’elle lui avait dit, elle avait posé sa tête dans le creux de son bras et, sans un mot, s’était mise à mordre la chair à la hauteur du coude. Elle mordait de plus en plus fort. Oki, supportant la douleur, ne se dégagea pas. Il pouvait sentir sur son bras les larmes d’Otoko.

« Tu me fais mal ! » lui avait-il dit, en la saisissant par les cheveux et en la repoussant. Sur son bras, les dents d’Otoko avaient laissé une marque où le sang perlait. Otoko avait léché la blessure.

« Mordez-moi, vous aussi », avait-elle dit. Oki avait regardé son bras et l’avait caressé de l’épaule jusqu’au bout des doigts. C’était encore un bras d’enfant. Il lui avait embrassé l’épaule et Otoko s’était tortillée de plaisir.

Ce n’était pas parce que Otoko lui avait dit « vous devriez être davantage vous-même en toutes choses » que Oki avait écrit Une jeune fille de seize ans, mais il s’était souvenu de ces paroles en l’écrivant. Le roman parut deux années après leur séparation. Otoko était à Kyôto avec sa mère. Celle-ci avait sans doute quitté Tôkyô, n’ayant pu obtenir de réponse de la part d’Oki lorsqu’elle lui avait demandé d’épouser sa fille. Sans doute ne pouvait-elle plus supporter son amertume et sa tristesse, ainsi que celles de son unique enfant. Qu’avaient-elles bien pu penser en lisant à Kyôto ce roman dont Otoko était l’héroïne, ce roman qui avait rendu Oki célèbre et dont les lecteurs étaient toujours plus nombreux ? Personne ne chercha à découvrir l’identité de celle qui avait servi de modèle à ce livre. Ce fut seulement lorsque Oki eut passé la cinquantaine et que sa réputation d’écrivain fut bien établie que l’on commença à fouiller dans son passé et à identifier Otoko avec l’héroïne d’Une jeune fille de seize ans. La mère d’Otoko était alors morte. Le rapprochement était plus évident encore à présent que Otoko était devenue une artiste célèbre. Il y eut même des photos d’elle dans des revues, avec cette légende : « L’héroïne d’Une jeune fille de seize ans. » Oki devina que si Otoko avait refusé qu’on la photographiât en tant qu’héroïne du livre, elle n’avait pu que se laisser faire lorsqu’il s’était agi de photographier le peintre qu’elle était. Naturellement, elle n’avait pas révélé aux journaux ses sentiments à ce sujet. Et même lorsque le roman parut, Oki n’avait eu aucun écho d’Otoko ni de sa mère.

Comme il fallait s’y attendre, c’est dans son propre ménage que les ennuis avaient commencé. Avant son mariage, la femme d’Oki, Fumiko, travaillait comme dactylo dans une agence de presse. Aussi Oki laissait-il à sa jeune épouse le soin de taper ses manuscrits. C’était une sorte de jeu entre jeunes mariés, une manière de divertissement amoureux, mais ce n’était pas uniquement cela. Lorsque sa première œuvre parut dans une revue, Oki fut stupéfait par la différence d’effet entre le manuscrit écrit à la plume et les petits caractères d’imprimerie. Et, lorsqu’il eut acquis une plus grande expérience du métier d’écrivain, il devina tout naturellement, devant son manuscrit, l’effet que produiraient les caractères d’imprimerie. Non pas qu’il écrivît en songeant à cet effet, il n’y pensait en fait pas le moins du monde, mais l’écart entre le manuscrit et la page imprimée avait disparu. Il avait appris à écrire en fonction de la page imprimée et non du manuscrit. Même les passages qui, dans sa graphie, paraissaient insignifiants et sans grand intérêt avaient une tout autre allure lorsqu’ils étaient imprimés. Cela ne voulait-il pas dire qu’il avait appris son métier ? Il disait souvent aux jeunes écrivains : « Faites donc imprimer quelque chose que vous aurez écrit. C’est tout à fait différent d’un manuscrit et vous serez surpris de voir tout ce que cela vous apprendra. » Les livres étaient aujourd’hui publiés en petits caractères d’imprimerie. Mais Oki avait éprouvé une surprise inverse : par exemple, il avait toujours lu le Dit du Genji{10} dans les éditions annotées ou des collections de poche en petits caractères, mais lorsqu’il le lut une fois dans une édition gravée sur bois, il en retira une impression totalement différente. Il songea à ce qu’avaient dû éprouver ceux qui lurent cet ouvrage à l’époque de Heian{11}, dans une superbe version en kana{12}. En outre, le Dit du Genji, qui était aujourd’hui un classique vieux de mille ans, était à l’époque d’Heian un roman moderne. Les études sur ce roman auraient beau se poursuivre, plus personne de nos jours ne pourrait lire le Dit du Genji en le considérant comme une œuvre moderne. Aussi le plaisir qu’on éprouvait à le lire dans l’ancienne édition gravée sur bois était-il plus grand que celui ressenti à la lecture d’une version imprimée. Et il en allait de même pour la poésie de l’époque d’Heian. Oki avait essayé de lire les œuvres de Saïkaku{13} dans des fac-similés datant de l’ère de Genroku{14}. Il n’avait pas agi là par amour du passé, mais par besoin d’approcher d’aussi près que possible la réalité même de l’œuvre. Mais c’était pousser le raffinement à l’extrême que de lire aujourd’hui, dans une version manuscrite, des romans qui étaient faits pour être imprimés et non pour être déchiffrés dans la graphie fastidieuse de leur auteur.

Au moment de son mariage avec Fumiko, il n’y avait plus d’écart entre les manuscrits d’Oki et leur version imprimée et, comme Fumiko était dactylo, Oki lui confiait le soin de les taper. Les textes, tapés avec une machine à écrire japonaise, se rapprochaient davantage d’une page imprimée qu’un manuscrit à la plume. Oki savait également que les manuscrits des écrivains occidentaux étaient soit directement tapés à la machine, soit recopiés à la machine. Mais ses romans dactylographiés, sans doute parce qu’il n’y était pas habitué, lui semblaient plus insipides et plus froids que dans leur version manuscrite ou imprimée. Aussi en voyait-il tout de suite les défauts et lui était-il plus aisé de procéder aux corrections. Il avait ainsi pris l’habitude de donner tous ses manuscrits à Fumiko.

Mais pouvait-il agir de la sorte avec le manuscrit d’Une jeune fille de seize ans ? En laissant à sa femme le soin de le taper, il la ferait souffrir et l’humilierait. Ce serait pure cruauté de sa part. Lorsqu’il rencontra Otoko, sa femme était âgée de vingt-deux ans et venait de mettre au monde leur fils. Naturellement, elle soupçonnait la liaison de son mari avec Otoko et, la nuit, son bébé sur le dos, il lui arrivait d’errer le long de la voie ferrée. Un jour, après une absence de deux heures, Oki l’avait trouvée appuyée contre le vieux prunier du jardin, refusant de rentrer à la maison. Lorsqu’il était parti à sa recherche, il l’avait entendue sangloter au moment où il franchissait la porte du jardin.

« Que diable fais-tu là ? Le bébé va prendre froid ! »

C’était la mi-mars et le temps était encore frais. Le bébé prit froid et fut hospitalisé avec un début de pneumonie. Fumiko se rendit à l’hôpital afin de le veiller.

« Ce serait mieux pour toi s’il mourait. Ainsi, il te serait plus facile de me quitter », avait dit Fumiko à Oki. Même en un pareil moment, Oki avait profité de l’absence de sa femme pour revoir Otoko. Le bébé avait pu être sauvé.

Lorsque Otoko accoucha avant terme, Fumiko l’apprit en mettant la main sur une lettre de sa mère provenant de l’hôpital. Qu’une jeune fille de dix-sept ans eût un enfant n’avait en soi rien d’extraordinaire, mais c’était là une chose que Fumiko n’avait jamais imaginée, même en rêve. Remplie de fureur à la pensée de ce que son mari avait fait endurer à la jeune fille, elle couvrit celui-ci d’injures, puis se mordit la langue jusqu’au sang. Quand il vit le sang couler sur les lèvres de sa femme, Oki se hâta de lui faire ouvrir la bouche, puis il y enfonça sa main. Fumiko commença à suffoquer, fut prise de nausées et finit par se retrouver vidée de ses forces. Oki retira sa main. Ses doigts portaient l’empreinte des dents de sa femme et dégoulinaient de sang. À leur vue, Fumiko se calma un peu, lava la main d’Oki, y appliqua un remède astringent et la banda.

Fumiko savait également que Otoko avait quitté Oki et qu’elle était partie pour Kyôto avec sa mère. Son départ avait eu lieu avant qu’Une jeune fille de seize ans ne fût achevé. Laisser sa femme taper le manuscrit serait, en somme, remuer le couteau dans la plaie, en réveillant sa jalousie et sa douleur. Mais en la tenant à l’écart, Oki avait l’impression de lui cacher quelque chose. Ne sachant trop que faire, il se résolut à remettre le manuscrit à Fumiko. Il était désireux, avant tout, de tout lui avouer. Avant même de taper le manuscrit, Fumiko le lut du début jusqu’à la fin.

« J’aurais dû te laisser partir. Je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait, dit Fumiko, en pâlissant. Tous ceux qui liront ces pages auront pitié d’Otoko.

— Je ne désirais rien écrire à ton sujet.

— Je sais que je ne peux guère me comparer à la femme idéale.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— J’étais folle de jalousie.

— Otoko est partie. Et c’est avec toi que je vais vivre désormais durant de longues années. Du reste, beaucoup de ce que j’ai mis dans ce livre est pure fiction d’écrivain et ne ressemble guère à la véritable Otoko. Par exemple, je ne sais rien d’elle lorsqu’elle a été internée.

— Cette fiction vient de ton amour pour elle.

— Je n’aurais pu écrire ce livre, si je ne l’avais pas aimée, dit Oki de manière explicite. Le taperas-tu pour moi ? Il m’en coûte de te le demander…

— Je le ferai. Après tout, une machine à écrire n’est qu’un instrument. Je serai, moi aussi, une manière d’instrument. »

Mais, en dépit de ses dires, Fumiko ne pouvait se comporter comme une machine. Elle semblait faire fréquemment des fautes, et Oki entendait souvent le bruit de feuilles que l’on déchire et que l’on jette. Lorsqu’elle s’arrêtait pour se reposer, il lui arrivait parfois d’étouffer des sanglots et d’être prise de nausées. Comme la maison était exiguë et que la machine à écrire se trouvait dans un coin du petit salon de quatre nattes{15} et demie qui jouxtait la modeste pièce de six nattes tenant lieu de cabinet de travail à Oki, celui-ci était très conscient de la présence de sa femme. Il ne lui était guère possible de s’asseoir tranquillement à son bureau.

Fumiko, cependant, ne fit pas le moindre commentaire au sujet d’Une jeune fille de seize ans. Peut-être estimait-elle que l’instrument qu’elle était se devait de ne pas parler ? Le roman avait environ trois cent cinquante pages et, même pour une dactylo confirmée, plusieurs jours semblaient nécessaires afin d’en venir à bout. Fumiko était pâle et avait les joues creuses. Souvent, elle restait assise, le regard perdu dans le vague, puis elle se remettait à taper avec acharnement. Un soir, avant le dîner, elle vomit un liquide jaunâtre et s’effondra. Oki s’approcha d’elle pour lui frotter le dos.

« De l’eau, de l’eau s’il te plaît », dit Fumiko, hors d’haleine. Des larmes perlaient aux coins de ses yeux aux bords rougis.

« J’ai eu tort. Je n’aurais pas dû te demander de me taper ce roman, dit Oki. Mais, le fait de te tenir à l’écart de tout cela… » Même si une telle dissimulation n’aurait pas été suffisante pour causer la ruine de leur ménage, elle aurait laissé une plaie bien longue à se refermer.

« Bien que cela soit une épreuve, je suis heureuse au contraire que tu me l’aies confié, dit Fumiko, en tentant d’esquisser un pâle sourire. C’est la première fois que j’ai à taper un si long roman et cela m’a épuisée.

— Plus le roman est long et plus ton épreuve est longue. Tel est sans doute le destin d’une femme d’écrivain.

— Grâce à ton roman, j’ai réussi à mieux comprendre Otoko. En dépit de tout le mal que cela m’a fait, j’ai senti combien cette rencontre t’avait été bénéfique.

— Ne t’ai-je donc pas dit que je l’ai idéalisée ?

— Je le sais bien. Dans la réalité, il n’y a pas de jeunes filles comme elle. Cependant, j’aurais aimé que tu parles davantage de moi. Même si tu m’avais dépeinte comme une horrible mégère dévorée de jalousie, je ne t’en aurais pas voulu. »

Oki eut du mal à répondre : « Tu ne fus jamais ainsi.

— Tu n’as jamais su ce qu’il y avait dans mon cœur.

— Je ne désirais pas dévoiler tous nos secrets.

— C’est faux. Tu étais tellement entiché de ta petite Otoko que tu ne voulais écrire qu’à son sujet. Sans doute pensais-tu qu’en parlant de moi, tu ternirais sa beauté et souillerais ton œuvre ? Mais un roman doit-il être forcément une jolie chose ? »

Le simple fait de n’avoir pas mentionné la folle jalousie de sa femme avait provoqué de la part de celle-ci une nouvelle crise de jalousie. Oki n’avait pas vraiment omis d’en parler. Peut-être son laconisme même n’en avait-il eu que plus de force ? Fumiko, cependant, semblait mortifiée qu’il ne fût pas entré dans les détails. Oki ne parvenait pas à comprendre l’état d’esprit de sa femme. Se sentait-elle négligée, dédaignée au profit d’Otoko ? Mais, puisque le roman était centré sur sa tragique liaison avec la jeune fille, il était inévitable que le rôle attribué à Fumiko fût moindre que celui d’Otoko. De plus, Oki avait ajouté beaucoup de détails qu’il avait jusqu’à présent dissimulés à sa femme. Il avait surtout craint que celle-ci ne s’en rendît compte, mais il semblait qu’elle eût surtout été blessée par le peu de place qu’elle tenait dans le livre.

« Je ne voulais pas me servir de ta jalousie dans mon roman, voilà tout ! dit Oki.

— C’est qu’il ne t’est pas possible de parler d’un être pour lequel tu n’éprouves ni amour… ni même haine. En tapant ton manuscrit, je ne cesse de me demander pourquoi je ne t’ai pas laissé me quitter.

— Voilà que tu recommences à dire des sottises.

— Je parle sérieusement. C’était criminel de ma part de ne pas t’avoir laissé partir. Je m’en voudrai jusqu’à la fin de mes jours.

— Qu’est-ce que tu racontes ? » dit Oki, en saisissant Fumiko aux épaules et en la secouant avec force. Fumiko frissonna de la tête aux pieds et, de nouveau, vomit un liquide jaunâtre. Oki relâcha son étreinte.

« Ce n’est rien. Je crois… je crois que je suis enceinte.

— Comment ? »

Oki tressaillit. Fumiko se prit le visage entre les mains et sanglota.

« Il faut que tu fasses bien attention à présent. Tu dois cesser de taper ce manuscrit.

— Non, je veux continuer. Laisse-moi faire, je t’en prie. J’ai presque fini et, du reste, ce sont mes doigts seuls qui travaillent. »

Fumiko refusa d’écouter Oki. Peu après avoir achevé de taper le manuscrit, elle fit une fausse couche. Plus que l’effort fourni, il semblait que ce fût le contenu même du manuscrit qui lui avait causé un véritable choc. Elle resta quelques jours au lit. Ses cheveux, qui étaient souples et épais et qu’elle avait nattés, paraissaient plus fins qu’à l’ordinaire. Seules, ses lèvres étaient légèrement recouvertes de rouge à lèvres. La peau de son visage, d’où le sang s’était retiré et qu’elle n’avait pas maquillé semblait veloutée. En raison de sa jeunesse, Fumiko se remit assez bien de sa fausse couche.

Oki rangea le texte dactylographié tel quel dans un classeur. Il ne le déchira pas, ne le jeta pas au feu, mais ne le relut pas non plus. Dans ce roman, deux existences étaient ensevelies dans les ténèbres. Si l’on considérait l’enfant né avant terme d’Otoko et la fausse couche de Fumiko, ne fallait-il pas voir dans ces pages quelque chose de funeste ? Pendant un certain temps, Oki et Fumiko évitèrent d’aborder ce sujet. Fumiko fut la première à y faire allusion.

« Pourquoi ne le publies-tu pas ? Craindrais-tu de me faire du mal ? Ce genre de chose est inévitable lorsqu’une femme est mariée à un écrivain et si tu as peur de blesser quelqu’un, ce serait plutôt Otoko, il me semble. » Durant sa convalescence, la peau de Fumiko avait recouvré une teinte éclatante. Était-ce là le miracle de la jeunesse ? Le désir qu’elle avait de son mari s’était également fait plus aigu.

À l’époque où Une jeune fille de seize ans fut publié, Fumiko se trouva de nouveau enceinte.

Le roman fut loué par les critiques. De plus, il fut apprécié d’un grand nombre de lecteurs. La jalousie et la douleur n’avaient pas quitté Fumiko, mais, sans que ses traits ni ses paroles ne trahissent son amertume, elle se réjouit du succès de son mari. Ce fut ce roman, jugé la plus représentative des œuvres de jeunesse d’Oki, qui connut le meilleur chiffre de vente. Ce succès permit à Oki et aux siens d’améliorer leur existence, amélioration qui se traduisit pour Fumiko par des vêtements, des bijoux et des rentrées d’argent pour couvrir les frais scolaires de son fils et de sa fille. Fumiko avait-elle oublié que tout cela était dû à une jeune fille et à la liaison que son mari avait eue avec celle-ci ? Considérait-elle cet argent comme un revenu normal de son époux ? Est-ce qu’à ses yeux au moins cette aventure entre Otoko et Oki ne revêtait plus un caractère de tragédie ?

Oki n’avait rien contre cet état de choses, mais il se prenait parfois à songer que Otoko, qui avait servi de modèle à son roman, n’avait rien reçu en retour. Elle n’avait pas eu un mot de reproche à son égard et sa mère pas davantage. Différant en cela d’un peintre ou d’un sculpteur de portraits réalistes, l’écrivain qu’était Oki, au moyen des mots et des lettres, pouvait pénétrer les pensées d’Otoko, modeler ses traits à sa convenance, donner libre cours à son imagination, à sa fantaisie, idéaliser la jeune fille, sans que pour autant, elle fût le moins du monde une autre. Oki avait laissé son amour s’exprimer dans toute sa jeunesse et dans toute sa fougue, et ne s’était pas préoccupé un instant de la gêne que cela représenterait pour Otoko ni des difficultés que cela risquerait de susciter pour une jeune femme célibataire. C’était sans doute cela qui avait séduit les lecteurs, mais cela pouvait également représenter un obstacle au mariage d’Otoko. Le roman lui avait apporté la célébrité et l’argent. Fumiko semblait avoir oublié sa jalousie et la plaie paraissait s’être refermée. N’y avait-il pas également une différence entre l’enfant prématuré d’Otoko et la fausse couche de Fumiko ? Fumiko était toujours sa femme. Après une convalescence normale, elle avait, sans complications, donné le jour à une petite fille. Les mois et les années passaient, et le seul être qui ne changeât pas était la jeune héroïne de son roman. D’un point de vue bassement personnel et bien que cela fût certainement l’une des faiblesses du roman, Oki avait jugé préférable de ne pas trop insister sur la jalousie féroce de sa femme. C’était sans doute aussi ce qui avait rendu la lecture de l’ouvrage si agréable et l’héroïne si sympathique.

Maintenant encore, près de vingt années plus tard, les gens citaient toujours Une jeune fille de seize ans comme la meilleure œuvre d’Oki. Mais Oki, en écrivain qu’il était, jugeait cette appréciation affligeante et s’en trouvait déprimé. Et pourtant, tout bien considéré, le roman n’avait-il pas la fraîcheur de la jeunesse ? Les protestations de l’auteur lui-même ne pouvaient venir à bout de la faveur du public et d’une réputation déjà bien établie. L’œuvre commença à vivre d’une vie qui lui était propre, sans liens d’aucune sorte avec son auteur. Mais qu’était-il advenu de la jeune Otoko ? Oki, parfois, se le demandait. Il savait seulement qu’elle avait suivi sa mère à Kyôto. Sans doute était-ce cette vie dont vivait son roman qui avait amené Oki à s’interroger sur le sort d’Otoko.

Ces dernières années seulement, Otoko s’était fait un nom en tant que peintre. Jusque-là, ils étaient restés sans nouvelles l’un de l’autre. Oki pensait que Otoko, comme tout un chacun, s’était mariée et menait une vie ordinaire ; c’était du moins ce qu’il espérait. Mais il ne croyait pas que Otoko fût une nature à se contenter d’une existence ordinaire. Parfois, il lui arrivait de se demander s’il ne raisonnait pas ainsi parce que l’attachement qu’il éprouvait pour elle n’était pas entièrement mort.

Et c’est pourquoi le choc fut grand lorsqu’il apprit que Otoko était devenue peintre.

Oki ignorait les épreuves par lesquelles Otoko avait passé, les ennuis qu’elle avait surmontés avant d’en arriver là, mais la nouvelle de sa réussite lui causa une vive joie. Lorsqu’il tomba par hasard sur l’une de ses œuvres dans une galerie de peinture, il frémit d’émotion. L’exposition ne lui était pas uniquement consacrée ; seule, une peinture sur soie, représentant une pivoine, y était exposée, parmi les œuvres de nombreux artistes. Dans la partie supérieure de la soie, Otoko avait peint une unique pivoine rouge. La fleur, plus grande que nature, était vue de face. Les feuilles étaient rares et, seul, un bouton blanc pointait sur la tige. Oki avait reconnu, dans cette fleur, délibérément agrandie, l’orgueil d’Otoko, ainsi que tout sa noblesse. Il avait aussitôt acheté la toile, mais, comme elle portait le sceau et la signature d’Otoko, il avait préféré ne pas l’apporter chez lui et en avait fait don au club d’écrivains dont il était membre. Ainsi accrochée au mur du club à une bonne hauteur, la peinture donnait une impression quelque peu différente de celle produite dans la galerie de peinture remplie de monde. Quelque chose de fantastique semblait irradier de cette énorme pivoine rouge de laquelle se dégageait comme une impression de solitude. C’est à la même époque que Oki vit dans une revue féminine une photographie d’Otoko dans son atelier.

Depuis de longues années, il souhaitait se rendre à Kyôto pour y écouter les cloches de fin d’année, mais ce fut cette peinture qui lui donna envie de les entendre en compagnie d’Otoko.

À Yamanouchi, au nord de Kamakura, une route courait entre les collines, où les arbres en fleurs étaient nombreux. Bientôt, le long de cette route, les fleurs annonceraient l’arrivée du printemps. Oki avait pris l’habitude de se promener sur les Collines du Sud et c’était d’une de leurs cimes qu’il contemplait à présent le coucher de soleil pourpre.

Le soleil couchant eut tôt fait de perdre sa teinte pourpre qui se mua en un bleu sombre et froid, noyé de gris. C’était comme si le printemps, à peine arrivé, cédait de nouveau sa place à l’hiver. Le soleil qui, par endroits, donnait à la légère brume des reflets roses, s’était couché. Soudain, le temps se fit plus froid. Oki descendit vers la vallée et regagna sa maison, sur les Collines du Nord.

« Une jeune personne du nom de Sakami est venue de Kyôto, lui annonça Fumiko. Elle a apporté deux toiles et des gâteaux de Kyôto.

— Elle est déjà repartie ?

— Taichirô l’a raccompagnée. Peut-être sont-ils en train de te chercher.

— Ah ! oui ?

— Elle était d’une beauté diabolique. Qui est-ce ? » demanda Fumiko, les yeux fixés sur Oki comme pour y lire la réponse sur son visage. Oki s’efforça de faire comme si de rien n’était, mais l’intuition féminine de Fumiko avait dû lui faire deviner qu’il s’agissait de quelqu’un ayant un lien quelconque avec Ueno Otoko.

« Où sont les toiles ? demanda Oki.

— Dans ton bureau. Elles sont encore enveloppées, je ne les ai pas regardées.

— Vraiment ? »

Sakami Keiko semblait avoir tenu la promesse faite à Oki à la gare de Kyôto et être venue lui rendre visite avec quelques-unes de ses œuvres. Oki gagna aussitôt son bureau et défit l’emballage. Les deux toiles étaient simplement encadrées. L’une s’intitulait Prunier, mais seule une fleur aussi grosse que la tête d’un enfant y était représentée, sans branches ni tronc. De plus, cette unique fleur avait à la fois des pétales rouges et des pétales blancs. Chaque pétale rouge était singulièrement rendu au moyen d’effets de dégradés. Cette grosse fleur n’était pas véritablement déformée, mais elle ne donnait pas l’impression d’être un motif décoratif. Une sorte de vie mystérieuse semblait se mouvoir en elle et elle avait réellement l’air de bouger. Peut-être cela était-il dû au fond que Oki avait au début pris pour un amoncellement d’épais fragments de glace, mais qu’il avait reconnu ensuite être une chaîne de montagnes neigeuses. Dans cette peinture, qui ne se voulait pas un reflet de la réalité, seules des montagnes recouvertes de neige pouvaient donner une telle impression d’immensité. Mais, bien entendu, les vraies montagnes n’étaient pas aussi déchiquetées ni aussi acérées et ne se rétrécissaient pas ainsi à leur base ; c’était là le style abstrait propre à Keiko. Plus que des montagnes neigeuses ou des fragments de glace, n’était-ce pas plutôt le paysage intérieur du peintre ? Même si l’on y voyait une succession de montagnes, ce n’était pas là la froide blancheur de la neige. Une sorte de musique naissait de l’impression glaciale causée par la neige et par sa chaude couleur. La neige n’était pas rendue par un blanc unique, diverses couleurs venaient s’y mêler comme dans une chanson et rappelaient les variations de rouge et de blanc des pétales de la fleur de prunier. Que l’on trouvât cette peinture froide ou non, elle n’en trahissait pas moins la jeunesse et l’émotion de l’artiste. Sans doute Keiko venait-elle de la peindre à l’intention d’Oki, comme pour se mettre à l’unisson avec la saison. L’œuvre n’était qu’à demi abstraite, puisque la fleur de prunier y était reconnaissable.

Tandis qu’il contemplait la peinture, Oki se prit à songer au vieux prunier de son jardin. En dépit des difformités, des malformations de l’arbre, Oki n’avait jamais vérifié les incertaines notions de botanique de son jardinier. Le vieil arbre avait donné des fleurs blanches et rouges. Le jardinier n’avait procédé à aucune greffe et les fleurs avaient poussé rouges et blanches sur la même branche. Mais toutes les branches de l’arbre n’étaient pas ainsi ; sur les unes n’avaient fleuri que des fleurs blanches, sur les autres que des fleurs rouges. Pourtant, la plupart du temps, les fleurs rouges se mêlaient aux blanches et fleurissaient chaque année sur des branches différentes. Oki aimait ce vieux prunier, dont les nouvelles pousses allaient justement éclore ces jours-ci.

Keiko, sans le moindre doute, avait symbolisé dans cette peinture cet étrange prunier par une seule de ses fleurs. Otoko avait dû lui parler de cet arbre. Bien qu’elle ne fût jamais venue chez Oki, qui était déjà marié avec Fumiko, elle devait connaître son existence. Elle s’en était souvenue et en avait, à son tour, parlé à son élève.

Otoko avait-elle également fait allusion à son tragique amour d’autrefois en évoquant ce prunier ?

« C’est d’Otoko… ?

— Comment ? » Oki se retourna. Absorbé dans la contemplation de la toile, il ne s’était pas aperçu de la présence de sa femme derrière lui.

« C’est bien une œuvre d’Otoko ?

— Certainement pas ! Elle ne ferait jamais quelque chose d’aussi jeune. C’est peint par la jeune fille qui était là tout à l’heure. Tu vois bien que c’est signé “Keiko” !

— Quelle étrange peinture ! dit Fumiko d’une voix dure.

— Étrange, en effet ! répondit Oki, en s’efforçant à la douceur.

— Les jeunes peintres de nos jours, même dans le style japonais…

— Est-ce cela qu’on appelle l’art abstrait ?

— Eh bien, peut-être ne peut-on pas vraiment parler là d’art abstrait…

— L’autre tableau est encore plus étrange. Je ne saurais dire s’il s’agit d’un poisson ou d’un nuage, avec toutes ces couleurs étalées n’importe comment ! dit Fumiko, en s’asseyant derrière Oki.

— Hum ! Cela n’a pas grand-chose à voir avec un poisson ou avec un nuage. Il semble que ce ne soit ni l’un ni l’autre.

— Dans ce cas, qu’est-ce que cela peut bien représenter ?

— Tu peux imaginer que c’est un poisson ou encore un nuage, cela n’a guère d’importance. »

Son regard se posa sur la peinture. Il se pencha près du mur contre lequel la toile était posée et examina l’envers du cadre.

— Il n’y a pas de titre. »

Aucune forme ne pouvait être identifiée dans cette toile et les couleurs employées étaient encore plus violentes et plus variées que dans le Prunier. Sans doute était-ce en raison de la multiplicité des lignes horizontales que Fumiko avait cru y reconnaître un poisson ou un nuage. À première vue, il ne semblait y avoir aucune harmonie entre les couleurs. Néanmoins, une étrange passion émanait de cette œuvre exécutée dans le style traditionnel japonais. Naturellement, rien n’y était fortuit. Le fait de n’avoir pas donné de titre laissait le champ libre à toutes les interprétations. Il se peut que la subjectivité de l’artiste, qui semblait se dissimuler dans l’œuvre, y soit au contraire dévoilée. Oki cherchait à découvrir le cœur de la peinture, lorsque sa femme lui demanda :

« Cette jeune fille, qu’est-elle au juste pour Otoko ?

— Une élève qui vit avec elle, répondit Oki.

— Vraiment ? Me permets-tu de déchirer ces toiles ou de les jeter au feu ?

— Cesse de dire des bêtises ! Pourquoi tant de fureur… ?

— Elle a mis tout son cœur dans ces peintures ! Tout y parle d’Otoko ! Ce ne sont pas des choses à garder à la maison. »

Étonné par ce brusque accès de jalousie, Oki demanda calmement :

« Qu’est-ce qui te fait dire que tout y parle d’Otoko ?

— Tu ne le vois donc pas ?

— Ce n’est qu’un effet de ton imagination. Tu commences à voir des fantômes ! » Mais, alors même qu’il parlait, une lumière se fit en lui, qui se mit à briller avec plus d’intensité.

Il était clair que le Prunier exprimait l’amour qu’éprouvait Otoko pour Oki. Quant à la toile sans titre, elle disait sans doute la même chose. Dans celle-ci, Keiko n’avait employé que des pigments minéraux, lourdement plaqués et sur lesquels elle avait versé la couleur goutte à goutte, du milieu de la composition jusque dans la partie inférieure gauche. Oki croyait distinguer l’âme de cette toile dans cet étrange espace clair qui semblait vu d’une fenêtre. Il pouvait voir là le signe que l’amour d’Otoko était toujours vivant.

« Pourtant, ce n’est pas l’œuvre d’Otoko, mais celle de son élève. »

Fumiko semblait se douter que Oki avait rencontré Otoko à Kyôto. Mais elle n’avait rien dit sur le moment. Peut-être parce que le jour du retour de son mari était aussi un jour de fête.

« Quoi qu’il en soit, ces toiles me font horreur ! dit Fumiko, les paupières frémissantes. Elles ne resteront pas ici !

— Qu’elles te plaisent ou non, c’est à celle qui les a peintes qu’elles appartiennent. Même si le peintre en question n’est qu’une toute jeune fille. Crois-tu pouvoir les détruire ainsi, selon ton bon plaisir ? Et, d’abord, es-tu sûre qu’elle nous les a offertes ou est-elle simplement venue nous les montrer ? »

Fumiko resta silencieuse un instant.

« C’est Taichirô qui l’a accueillie à l’entrée… Puis, il l’a conduite à la gare et cela fait déjà un bon moment qu’il est parti. »

Ce retard tracassait-il aussi Fumiko ? La gare était proche de la maison et il y avait des trains tous les quarts d’heure.

« C’est au tour de Taichirô d’être séduit, cette fois. Une jeune fille si belle, d’une beauté presque diabolique. »

Oki reposa les deux tableaux et les enveloppa lentement.

« Assez parlé de séduction ! Je n’aime pas cela. Si cette fille est tellement jolie, je suppose que ces œuvres ne sont que son reflet, un narcissisme de jeune fille…

— Non. Elles sont sans le moindre doute le reflet d’Otoko.

— Dans ce cas, peut-être cette jeune fille et Otoko s’aiment-elles ?

— Des lesbiennes ? » Fumiko était stupéfaite. « Tu crois que ce sont des lesbiennes ?

— Je n’en sais rien, mais cela ne m’étonnerait pas. Elles vivent ensemble dans un vieux monastère de Kyôto et sont toutes deux des natures ardentes. »

Fumiko avait été réellement troublée à la pensée que les deux femmes fussent des lesbiennes. Pendant un instant, elle garda le silence.

« Quoi qu’il en soit, je pense que ces toiles expriment l’amour que te porte encore Otoko. » Le ton de Fumiko s’était adouci. Oki eut honte d’avoir parlé d’homosexualité pour se dérober.

« Peut-être sommes-nous l’un et l’autre dans l’erreur. Nous avons regardé ces peintures avec des idées préconçues…

— Mais pourquoi peindre des choses aussi absurdes ?

— Ça ! » Une peinture, qu’elle soit réaliste ou non, révèle les pensées et les sentiments intimes de l’artiste. Par lâcheté, Oki évita de poursuivre cette discussion avec sa femme.

Peut-être la première impression de Fumiko devant les toiles de Keiko avait-elle été, contre toute attente, exacte ?

Et Oki avait peut-être vu également juste en pensant que les deux femmes étaient des lesbiennes.

Fumiko quitta le bureau. Oki attendit le retour de son fils, Taichirô.

Taichirô était chargé de cours dans une université privée ; il enseignait la littérature japonaise. Les jours où il ne donnait pas de cours, il se rendait à la salle d’études de l’université ou faisait des recherches à la maison. Au début, il avait voulu étudier la « littérature moderne », c’est-à-dire la littérature datant de l’époque de Meiji, mais, son père s’y étant opposé, il s’était spécialisé dans la littérature de l’époque de Kamakura{16} et de Muromachi{17}. Il avait le mérite, rare chez un spécialiste de littérature japonaise, de pouvoir lire à la fois l’anglais, le français et l’allemand. C’était un garçon très doué, calme, mais qui semblait quelque peu mélancolique. Il était tout le contraire de sa sœur cadette Kumiko, enjouée et incohérente, avec ses connaissances superficielles en matière de couture, de bijoux, de tricot ou d’arrangement floral. Lorsque Kumiko lui proposait d’aller patiner ou jouer au tennis, Taichirô lui répondait toujours à côté et sa sœur avait fini par le considérer comme un original. Taichirô ne fréquentait guère les amies de Kumiko. Lorsqu’il invitait ses élèves à la maison, il ne daignait même pas les lui présenter. Celle-ci, bien qu’elle ne fût pas une nature boudeuse, faisait quelque peu la moue devant l’accueil chaleureux que sa mère réservait aux élèves de Taichirô.

« Lorsque ton frère reçoit ses étudiants, il nous faut seulement leur servir du thé. Mais toi, tu farfouilles dans le frigidaire, dans les placards et tu téléphones dès que tu as envie de commander des sushi{18} ou Dieu sait quoi, tu fais un tapage incroyable…, disait sa mère.

— Mais mon frère ne reçoit que ses élèves ! » répliquait Kumiko, en riant sous cape.

Kumiko était mariée, mais Taichirô, qui n’était pas encore financièrement indépendant, ne songeait pas au mariage.

Oki commençait à s’inquiéter du retard de son fils.

Il regarda par la fenêtre de son bureau. La terre formait comme une petite montagne à l’endroit où l’on avait creusé un abri antiaérien durant la guerre, que recouvraient des mauvaises herbes. Au milieu des mauvaises herbes, une grande quantité de fleurs bleu outremer étaient écloses. Les mauvaises herbes étaient si discrètes qu’on les remarquait à peine. Les fleurs aussi étaient toutes petites, mais d’un bleu profond et éclatant. Si l’on exceptait les daphnés, ces fleurs bleues étaient les premières à s’épanouir dans le jardin d’Oki et les plus longues à rester écloses. Elles n’annonçaient peut-être pas le printemps, mais elles fleurissaient si près de la fenêtre de son bureau que Oki avait parfois envie de descendre cueillir l’une de ces humbles fleurs et de la garder dans sa main pour l’étudier attentivement. Mais il ne l’avait encore jamais fait et cela contribuait à accroître davantage l’amour qu’il portait à ces fleurs bleues.

Plus tard, dans cette touffe d’herbe, ce fut au tour des pissenlits de fleurir. Ils avaient la vie longue, eux aussi. À présent, dans la lumière crépusculaire, Oki pouvait distinguer le jaune des fleurs de pissenlit et le bleu outremer des autres petites fleurs. Il resta un long moment à les regarder.

Taichirô n’était toujours pas rentré.