« Chéri ! » De la cuisine, Fumiko appela Oki. « Sais-tu qu’une grosse souris nous honore de sa présence ? Elle se cache sous le fourneau !
— Tu parles sérieusement ?
— Et je crois même que ses petits l’accompagnent.
— Allons bon !
— Tu ferais bien de venir voir… Voilà que le petit souriceau montre le bout de son joli nez…
— Hum !
— Et qu’il me regarde de ses beaux yeux noirs et brillants. »
Oki ne dit rien. Il lisait un journal du matin dans le salon où flottaient des effluves de soupe au miso{39}. « Tiens ! Et voilà qu’il pleut dans la cuisine à présent ! Tu n’entends pas ? »
Il pleuvait déjà lorsque Oki s’était réveillé, mais la pluie maintenant tombait à verse. Le vent, qui secouait les bouquets d’arbres et les bosquets de bambous sur les collines, soufflait vers l’est et la pluie fouettait obliquement les arbustes et les plantes.
« Je n’entends rien, avec tout ce vent et toute cette pluie dehors…
— Viens donc jeter un coup d’œil !
— Hum !
— Ces gouttes de pluie qui s’écrasent contre les tuiles du toit, qui se tordent pour se glisser dans des fentes étroites et tombent sur les planches du plafond, je suis sûre qu’elles doivent souffrir. Ne dirait-on pas des larmes qui coulent ?
— Si l’on veut !
— Sortons la souricière, ce soir. Elle doit être sur l’une des étagères du débarras. C’est trop haut pour moi, pourras-tu me la descendre tout à l’heure ?
— Es-tu bien sûre de vouloir attraper Maman Souris et ses petits dans une souricière ? répondit doucement Oki, sans lever les yeux de son journal.
— Que faisons-nous pour la fuite ? demanda Fumiko.
— Est-elle importante ? N’est-ce pas simplement parce qu’il pleut à torrent ? Je monterai demain sur le toit pour voir ce qu’il en est.
— C’est dangereux, pour quelqu’un de ton âge… Taichirô ira à ta place.
— Qu’entends-tu par “quelqu’un de mon âge” ?
— Dans les compagnies, dans les banques, dans les agences de presse, est-ce qu’on n’est pas mis à la retraite à cinquante-cinq ans ?
— Il me plaît de t’entendre parler ainsi. Et si je cessais à mon tour de travailler ?
— Comme tu voudras…
— À quel âge un écrivain peut-il bien prendre sa retraite ?
— Pas avant le jour de sa mort !
— Que veux-tu dire ?
— Pardonne-moi. » Fumiko lui présenta ses excuses et reprit de sa voix habituelle : « Je voulais seulement dire que tu avais de longues années devant toi pour écrire.
— Voilà une douloureuse perspective, surtout avec une femme de ton espèce… C’est comme si un diable se tenait dans mon dos en brandissant une barre de fer chauffée au feu !
— Quel habile menteur tu fais ! Quand donc m’en suis-je prise à toi… ?
— C’est que tu peux être empoisonnante, tu sais !
— Empoisonnante… ?
— Parfaitement. Lorsque tu es jalouse, par exemple.
— La jalousie est le lot de toutes les femmes. N’ai-je pas appris à mes dépens, et depuis longtemps, que c’était un remède amer et dangereux, un poison en somme ? »
Oki ne dit rien.
« Une épée à deux tranchants…
— Pour blesser son partenaire et se blesser soi-même… Ou se donner la mort avec son amant ?
— Quoi que tu puisses encore me faire, je n’ai plus la force à présent de divorcer ou de me suicider.
— Passé un certain âge, les divorces sont déplaisants, mais je ne connais rien de plus triste que deux vieux amants qui se donnent la mort. Les personnes âgées qui lisent dans les journaux des faits divers de cette sorte doivent en éprouver un trouble plus grand encore que les jeunes gens.
— Tu dis cela parce qu’il t’est arrivé une fois de méditer longuement sur ce sujet… Il y a longtemps de cela, tu étais encore jeune alors… »
Oki resta silencieux.
« Pourtant, tu n’avais pas fait part à ta jeune amie de ton douloureux désir de mourir avec elle. N’aurait-il pas été préférable de le faire ? Elle s’est suicidée, mais comment aurait-elle pu se douter que tu voulais mourir aussi ? N’est-ce pas malheureux ?
— Elle ne s’est pas suicidée.
— Elle a seulement manqué son suicide, mais elle voulait vraiment se tuer. »
Fumiko recommençait à parler d’Otoko. Oki entendait l’huile grésiller dans la poêle où Fumiko devait faire revenir du porc avec du chou.
« La soupe de miso va être trop cuite, dit Oki.
— Oui, oui, je sais. Depuis vingt ans, tu m’as chapitrée je ne sais combien de fois avec cette soupe ! Tu as fait venir différentes variétés de miso de diverses régions… Tu aurais voulu faire de ta femme une spécialiste dans l’art de préparer le miso !
— Sais-tu comment s’écrit le nom de cette soupe en caractères chinois ?
— Autant l’écrire en hiragana{40}.
— On répète trois fois le caractère “honorable”.
— C’est vrai ?
— Autrefois déjà, ce devait être un mets de première importance pour qu’on en écrive le nom au moyen du même caractère répété trois fois. Et c’est un plat qu’il n’est pas facile de réussir.
— Ton “honorable” miso n’aura peut-être pas très bon goût ce matin. Je n’ai pas dû le préparer avec assez de soin. »
Il arrivait parfois à Fumiko de taquiner Oki en s’adressant à lui d’une façon trop obséquieuse, comme cela s’était produit le jour même à propos de la souris et de la fuite dans le plafond. Oki, n’étant pas originaire de la capitale, n’employait pas correctement les formules de politesse fréquentes dans le parler de Tôkyô. Néanmoins, il ne prêtait pas toujours attention aux remarques de sa femme, qui, elle, avait été élevée à Tôkyô, et leurs discussions aboutissaient à d’interminables querelles verbales au cours desquelles Oki affirmait que le parler de Tôkyô n’était qu’un vulgaire dialecte provincial et n’était pas issu d’une longue tradition. Dans la région de Kyôto et d’Ôsaka, disait Oki, les gens, quel que soit le sujet dont ils s’entretiennent, ont coutume d’employer des termes honorifiques, alors que les habitants de Tôkyô s’expriment avec moins de courtoisie. Dans le dialecte de Kyôto et d’Ôsaka, les gens ont recours aux formules de politesse pour parler de poissons ou de légumes, de montagnes ou de rivières, de maisons ou de rues, et même pour désigner le soleil et la lune, les corps célestes, le temps.
« Si tu y tiens vraiment, discute plutôt de tout cela avec Taichirô. C’est lui le spécialiste en la matière, disait Fumiko en abandonnant la partie.
— Qu’est-ce qu’il y connaît ? C’est peut-être un spécialiste en littérature japonaise, mais pas un linguiste. Il n’a pas fait de recherches sur l’usage des termes honorifiques. Regarde un peu la façon confuse et presque ordurière dont ses collègues ou lui s’expriment ; cela blesse l’oreille ! Ses articles et ses essais ne sont pas même écrits dans un japonais correct ! »
En vérité, non seulement Oki ne tenait pas à consulter son fils ou à écouter les conseils de celui-ci, mais encore il répugnait à le faire. Il préférait demander son avis à sa femme. Mais, comme Fumiko était originaire de Tôkyô, elle se trouvait souvent fort embarrassée par les questions dont la harcelait son époux à propos des termes honorifiques et de leur usage.
« Je devrais faire observer à Taichirô que, dans le passé, les érudits japonais avaient de solides connaissances en chinois et écrivaient dans un style irréprochable…
— Les gens ne parlent plus ainsi. Des néologismes naissent tous les jours, comme ces souriceaux tout à l’heure, et rongent sans s’en soucier le moins du monde les choses importantes. Le monde change à un rythme vertigineux…
— Mais ils ont la vie brève, ces néologismes, et même quand ils survivent, ils datent – comme les romans que nous écrivons. Il est rare qu’ils durent plus de cinq ans.
— Après tout, n’est-ce pas suffisant que les mots aujourd’hui à la mode ne durent que jusqu’au lendemain ? » Tout en parlant, Fumiko apporta au salon le plateau du petit déjeuner. Puis, sans que ses traits ne s’altèrent, elle dit : « J’ai bien fait de vivre, moi aussi, malgré toutes ces années où tu songeais à te tuer avec cette jeune fille.
— Il n’y a pas de mise à la retraite pour les femmes mariées. Quelle pitié… !
— Pourtant, il y a le divorce… J’aurais voulu, au moins une fois dans ma vie, savoir quel effet cela fait d’être divorcée.
— Il n’est pas trop tard.
— L’envie m’en a passé. Tu connais le proverbe : c’est lorsque l’on est déjà chauve que l’on regrette de n’avoir pas saisi l’occasion.
— Ta chevelure est encore bien noire, sans un seul cheveu blanc.
— Mais ton front à toi se dégarnit. Aurais-tu laissé passer l’occasion ?
— Dans mon cas, c’est dû à tous les efforts qu’il m’a fallu faire pour nous éviter un divorce, par mon sacrifice en somme. Et pour que tu ne sois plus jalouse…
— Je vais me fâcher, tu sais ! »
Oki et Fumiko, tout en continuant à échanger des propos oiseux, se mirent, comme ils le faisaient chaque matin, à prendre leur petit déjeuner. Fumiko, pour sa part, semblait de meilleure humeur qu’à l’ordinaire, quoiqu’il ne fût pas aisé de lire dans ses pensées. Sans doute avait-elle évoqué Otoko, mais elle ne tenait pas pour autant, ce matin-là, à ressusciter le passé.
La pluie menaçante avait perdu de sa violence et semblait vouloir se calmer. Pourtant, les trouées dans les nuages ne laissaient pas encore passer les rayons du soleil.
« Taichirô dort toujours ? Vas donc le réveiller ! dit Oki.
— J’y cours, acquiesça Fumiko. Mais je crains de ne pouvoir y parvenir. Il me demandera de le laisser dormir, puisqu’il est en vacances.
— Est-ce qu’il ne va pas à Kyôto, aujourd’hui ?
— Il peut dîner à la maison et se rendre ensuite à l’aéroport. Que va-t-il faire à Kyôto par cette chaleur ?
— Tu ferais bien de le lui demander. Il semble que l’envie lui soit brusquement venue de revoir la tombe de Sanjônishi Sanetaka, au fond des montagnes, près du monastère Nisonin. Je crois qu’il a l’intention de faire des recherches sur la Chronique de Sanetaka en vue d’une thèse… Sais-tu qui était Sanetaka ?
— Un noble de cour, non ?
— Cela, tout le monde le sait ! Durant les troubles de l’ère Onin{41}, sous le shogun Ashikaga Yoshimasa{42}, il s’est élevé au rang de ministre de l’Intérieur. C’était un familier du poète Sôgi et l’un de ces nobles de cour qui se sont efforcés de protéger les arts et les lettres en ces temps troublés. Il a laissé derrière lui un journal volumineux, la Chronique de Sanetaka. C’était sans doute un personnage fort intéressant. Taichirô veut faire des recherches sur la Culture de Higashiyama{43} en prenant pour base le journal de Sanetaka.
— Tiens donc ! Et où se trouve le monastère Nisonin ?
— Au pied du mont Ogura…
— Mais où est donc le mont Ogura… ? Ne m’y as-tu pas emmenée une fois ?
— Il y a bien longtemps, en effet. C’est un lieu riche en souvenirs poétiques. Divers endroits, non loin de là, évoquent la légende de Fujiwara Sadaie{44}.
— Ah ! C’est dans la région de Saga, n’est-ce pas ? Je m’en souviens à présent.
— Taichirô a recueilli toutes sortes d’anecdotes, de petits détails insignifiants qui, selon lui, seraient matière à écrire un roman. Il les considère comme des documents sans intérêt, des histoires forgées de toutes pièces. J’imagine qu’il se prend déjà pour un savant lorsqu’il m’assure qu’avec toutes ces anecdotes, j’ai de quoi écrire un roman ! »
Fumiko, sans révéler le fond de sa pensée, se contenta d’acquiescer, tandis que ses lèvres esquissaient un léger sourire.
« Va donc réveiller ton savant de fils ! dit Oki, en se levant. A-t-on jamais entendu parler d’un fils qui fait la grasse matinée, alors que son père va se mettre au travail ?
— J’y vais ! »
Lorsqu’il se retrouva seul dans son bureau, Oki se remit à songer, sans en rire cette fois, aux propos échangés tout à l’heure sur un ton badin avec Fumiko au sujet d’une « mise à la retraite des écrivains ». Il resta assis à sa table, le menton posé dans les mains. Il entendit quelqu’un se gargariser dans le cabinet de toilette, puis Taichirô entra, tout en s’essuyant le visage avec sa serviette.
« Tu ne te lèves pas de bonne heure, dit Oki, sur un ton de reproche.
— Je ne dormais pas, mais je suis resté au lit à rêvasser.
— À rêvasser… ?
— Père, savez-vous qu’on a exhumé la tombe de la princesse Kazunomiya ? demanda Taichirô.
— On a violé sa sépulture ?
— On peut appeler cela ainsi…, admit calmement Taichirô.
— Des fouilles ont été faites. On exhume souvent de vieilles tombes à des fins de recherches scientifiques, non ?
— Pourtant, s’il s’agit de la princesse Kazunomiya, la tombe n’est pas bien ancienne. Au fait, quand est-elle morte… ?
— En 1877, répondit Taichirô, sans la moindre hésitation.
— En 1877… ? Alors, cela ne fait même pas un siècle ?
— En effet. Et pourtant, on n’a retrouvé que ses ossements. »
Oki fronça les sourcils.
« Il paraît que son oreiller, ses vêtements et tous les objets enterrés avec elle étaient tombés en poussière. Il ne restait que des ossements.
— N’est-ce pas inhumain de violer une sépulture pareille… ?
— Elle était étendue dans une pose gracieuse et candide, comme un enfant las de jouer qui se serait assoupi.
— Tu veux parler des ossements… ?
— Oui. On a trouvé aussi une mèche de cheveux derrière le crâne, qui donnerait à penser qu’il s’agit d’une jeune femme mariée, de haut rang et morte jeune.
— Et c’était à ces ossements que tu rêvais ?
— Certes, mais pas uniquement. En eux-mêmes, ils n’incitent guère à la rêverie, pourtant il y a en eux quelque chose de beau, de mystérieux, de fragile.
— Que veux-tu dire… ? » Oki ne s’était pas laissé gagner par l’enthousiasme de son fils et ne partageait pas sa façon de voir les choses. Il trouvait indécent qu’on eût violé la sépulture d’une pathétique princesse morte à l’âge de trente ans et qu’on eût examiné ses ossements.
« Ce que je veux dire… En fait, il s’agit de quelque chose à quoi tu n’aurais jamais songé, dit Taichirô. Mais, pourquoi ne pas appeler mère et lui raconter, à elle aussi ? »
Oki dévisagea son fils qui se tenait devant lui, sa serviette à la main, et approuva d’un léger signe de tête.
Taichirô s’entretenait à haute voix avec sa mère, tandis qu’il regagnait le bureau d’Oki. Il mettait Fumiko au courant de l’histoire.
À tout hasard, Oki sortit de la bibliothèque du couloir un volume du Grand Dictionnaire de l’Histoire du Japon et l’ouvrit à la page traitant de la princesse Kazunomiya. Il alluma une cigarette.
Taichirô avait en main quelque chose qui ressemblait à un mince bulletin.
« C’est le compte rendu des fouilles ? demanda Oki.
— Non, c’est le bulletin du musée. Un certain Kamahara a écrit un article intitulé “La beauté disparaît-elle ?”, où il est question d’un mystère entourant la princesse Kazunomiya. Il se peut qu’il n’en soit pas fait mention dans le rapport de fouilles. » Taichirô fit une pause, puis il se mit à lire l’article.
« Une plaque de verre, d’une taille légèrement supérieure à celle d’une carte de visite, fut découverte entre les bras du squelette de la princesse Kazunomiya. Il semble que c’est l’unique objet qu’on ait pu trouver à l’intérieur de la tombe. Les archéologues, qui avaient exhumé les tombes des shôgun Tokugawa{45} dans le monastère Zôzô-ji à Shiba, avaient également fouillé celle de la princesse Kazunomiya… L’expert, chargé d’examiner les teintures et les textiles, pensa que cette plaque de verre devait être soit un miroir de poche, soit un “cliché humide”. Il l’enveloppa dans du papier et l’apporta au musée.
« Ce “cliché humide”, était-ce une photo sur verre ? demanda Fumiko.
— Oui. Il suffit d’enduire d’une émulsion une plaque de verre et la photo est développée pendant que la plaque est encore mouillée… Exactement comme ces vieilles photos d’autrefois.
— Ah oui ! J’en ai vu quelques-unes.
— La plaque de verre semblait transparente, mais lorsque de retour au musée l’expert l’eut examinée à la lumière, sous des angles différents, il y aperçut la silhouette d’un homme… C’était donc une photographie ! La silhouette était celle d’un jeune homme vêtu d’une robe de cérémonie à longues manches et coiffé de l’eboshi{46}. La photographie était très pâle, naturellement…
— Était-ce la photo du shogun Iemochi{47} ? demanda Oki, captivé par le récit de Taichirô.
— Oui, vraisemblablement. La princesse Kazunomiya était morte en serrant dans ses bras la photo de son époux, qui l’avait précédée dans la mort. C’était également l’avis de l’expert et il comptait se présenter le jour suivant à l’Institut de Recherches pour la protection des biens culturels et voir s’il n’était pas possible, par un moyen ou par un autre, de rendre cette photographie plus nette. Mais, le lendemain, lorsqu’il l’examina à la lumière, il vit que l’image avait totalement disparu. En l’espace d’une nuit, la photographie n’était plus qu’une banale plaque de verre transparent.
— Comment cela ? demanda Fumiko, en considérant son fils.
— Parce que, après toutes ces longues années où elle avait été ensevelie sous la terre, on l’avait soudain exposée à l’air et à la lumière, répondit Oki.
— C’est bien cela, en effet. L’expert avait un témoin pour confirmer qu’il n’avait pas été victime d’une illusion et que c’était bel et bien une photographie. Il avait montré la plaque de verre à un gardien qui se trouvait là et celui-ci a affirmé avoir également vu la silhouette d’un jeune homme imprimée sur la plaque.
— Ça alors !
— “L’histoire vraie d’une existence éphémère.”
C’est ainsi que l’expert a défini sa découverte. » Taichirô se tut un petit instant. « Mais l’expert était également un homme de lettres et, au lieu d’arrêter là son récit, il laissa libre cours à son imagination. Vous avez entendu parler du prince Arisugawanomiya, qui était profondément épris de la princesse Kazunomiya, n’est-ce pas ? L’expert se demanda si la photographie que la princesse serrait sur son corps n’était pas celle de son amant plutôt que celle du shôgun Iemochi, son époux. Sentant la mort venir, n’avait-elle pas ordonné en secret à ses dames de compagnie d’ensevelir avec sa dépouille mortelle la photographie de son amant ? N’était-ce pas là le seul acte en accord avec la destinée tragique de cette princesse ? Tel était l’avis de l’expert.
— Hum ! Pure imagination que tout cela ! La photographie d’un amant qui, à peine a-t-elle vu le jour, disparaît en l’espace d’une nuit, cela ferait un beau roman !
— L’expert, dans son article, prétend que cette photo aurait dû être enterrée à jamais, afin que nul ne fût au courant de son existence. C’était sans doute le désir de la princesse que la forme humaine sur la plaque de verre disparût ainsi en l’espace d’une nuit.
— C’est bien possible.
— Un écrivain pourrait redonner vie à cette beauté qui s’évanouit ainsi en un instant, la sublimer et en faire une œuvre d’art. Telle est en tout cas la conclusion de l’expert. Cela ne te tente pas, père ?
— En serais-je seulement capable ? dit Oki. Peut-être écrirai-je là-dessus une courte nouvelle, qui débuterait par la scène sur le terrain de fouilles… Mais l’article de l’expert n’est-il pas suffisant ?
— Tu crois ? » Taichirô ne parut pas convaincu. « Je l’ai lu au lit ce matin et, dans ma rêverie, j’ai eu envie de t’en parler. Tu devrais le parcourir tout à l’heure. » Il déposa le bulletin sur le bureau de son père.
« Je n’y manquerai pas. »
Comme Taichirô se levait pour partir, Fumiko demanda :
« Qu’ont-ils fait du squelette de la princesse ? Il ne l’ont tout de même pas apporté dans une université ou dans un musée afin de se livrer dessus à des recherches ? Ce serait monstrueux ! J’espère qu’ils l’ont enterrée comme avant !
— Cela, l’article ne le dit pas. Je n’en sais trop rien, mais je pense que c’est ce qu’ils ont fait, en effet, répondit Taichirô.
— Pourtant, la photographie que la princesse serrait dans ses bras a disparu. Elle doit se sentir bien seule.
— C’est vrai, je n’y avais pas songé, dit Taichirô. Père, achèverais-tu ton roman sur une constatation de ce genre ?
— Ce serait tomber dans la sentimentalité ! »
Taichirô quitta le bureau sans rien ajouter. À son tour, Fumiko fit mine de se lever : « Peut-être désires-tu travailler ?
— Non. Après une histoire pareille, j’ai besoin d’une petite promenade. »
Oki se leva. « Le temps semble s’être éclairci.
— Il y a encore quelques nuages mais, après cette pluie diluvienne, l’air doit être frais et agréable, dit Fumiko. En sortant, jette donc un coup d’œil à cette fuite dans la cuisine.
— Tu t’inquiètes de savoir si la princesse Kazunomiya ne souffrira pas de la solitude dans sa tombe et, l’instant d’après, tu me demandes d’examiner cette fuite ! »
Ses socques se trouvaient dans le placard à chaussures, près de la porte de service de la cuisine. Fumiko dit, en les déposant aux pieds de son mari : « Trouves-tu normal que Taichirô nous ait parlé de cette histoire de tombe et s’apprête encore à aller en visiter une autre à Kyôto ?
— Que veux-tu dire ? » Oki était surpris. « Que vois-tu d’anormal à cela ? Tu sautes vraiment d’un sujet à un autre !
— Absolument pas ! J’y songe depuis qu’il nous a raconté l’histoire de la princesse Kazunomiya.
— Mais la tombe de Sanetaka est autrement plus ancienne ! Elle date de l’époque de Muromachi…
— Taichirô va à Kyôto pour y rencontrer cette jeune fille. » Oki, de nouveau, resta confondu. Fumiko s’était accroupie pour sortir les socques de son mari mais, au moment même où celui-ci allait les enfiler, elle s’était relevée. Son visage était tout proche de celui d’Oki qu’elle dévisagea longuement.
« Cette jeune fille est d’une beauté diabolique… Tu ne trouves pas qu’elle a quelque chose de diabolique ? »
Oki, qui n’avait rien révélé à Fumiko de la nuit passée avec Keiko à Enoshima, ne sut que répondre.
« J’ai un mauvais pressentiment, dit Fumiko, ses yeux toujours fixés sur Oki. Nous n’avons pas eu d’orage avec le tonnerre, cet été.
— Voilà que tu recommences à dire des choses bizarres…
— Cette nuit, s’il y avait encore un orage comme celui de tout à l’heure, la foudre pourrait très bien tomber sur l’avion.
— Quelle sottise !… Je n’ai encore jamais entendu parler au Japon d’un avion frappé par la foudre ! »
Lorsque, pour échapper à sa femme, Oki sortit de la maison, il commença par regarder le ciel. La violente averse de tout à l’heure n’avait pas chassé les nuages chargés de pluie, le ciel était bas, l’humidité oppressante. Mais, quand bien même le ciel couvert se serait éclairci, Oki, pour autant, n’en aurait pas été soulagé. La pensée de son fils se rendant à Kyôto pour y rencontrer Keiko l’accablait. Il n’était pas certain que tel fût bien le but de son départ, mais depuis que Fumiko lui avait inopinément fait part de ses doutes, il en avait acquis la certitude.
En quittant son bureau pour aller se promener, il comptait se rendre dans l’un de ces vieux monastères si nombreux à Kamakura, mais la singulière remarque de sa femme le fit renoncer à son projet. La perspective des tombes qu’il ne manquerait pas d’y voir ne lui disait plus rien. Il grimpa donc sur une colline boisée proche de sa maison. L’air y était imprégné du parfum de la terre et des arbres après la pluie. Et tandis qu’il disparaissait complètement derrière les feuillages, le souvenir du corps de Keiko s’imposa à son esprit.
Ce qu’il vit tout d’abord très distinctement, ce furent les seins de la jeune fille. Les mamelons en étaient roses, d’un rose presque transparent. Certaines Japonaises, en dépit de leur appartenance à la race dite jaune, ont une peau plus blanche, plus éclatante et plus délicate encore que celle de bien des jeunes filles occidentales. Le rose de leurs mamelons est alors d’une teinte indescriptible que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Keiko n’avait pas une peau aussi claire, mais les pointes roses de ses seins semblaient fraîchement lavées et légèrement humides et faisaient songer à deux boutons de fleurs éclos contre sa poitrine couleur de blé mûr. Nulles granulations et nulles vilaines petites rides ne venaient enlaidir leur peau, et ils étaient en outre menus à souhait.
Mais ce n’était pas seulement à cause de leur beauté que Oki s’était rappelé les seins de Keiko. Si, à Enoshima, la jeune fille avait consenti à le laisser caresser son sein droit, elle avait refusé qu’il en fît de même avec le gauche. Lorsque Oki avait essayé de le toucher, Keiko avait appuyé fortement la paume de sa main sur son sein et quand Oki avait saisi sa main pour l’en écarter, elle s’était contorsionnée, comme prête à sauter du lit.
« Non, je vous en prie. Ne faites pas cela… Pas le sein gauche…
— Pourquoi ? » D’étonnement, Oki avait suspendu son geste. « Qu’est-ce qui ne va pas avec lui ?
— La pointe ne sort pas…
— La pointe ne sort pas ? » Oki était troublé par les paroles de la jeune fille.
« C’est affreux. Je le déteste ! » La respiration de Keiko était encore désordonnée. Pendant un instant, Oki ne put saisir le sens de ses paroles.
Qu’est-ce donc qui « ne sortait pas » dans le sein gauche de Keiko ? Qu’est-ce qui « était affreux » ? La pointe du mamelon était-elle enfoncée ou bien ce dernier était-il déformé ? Keiko s’inquiétait-elle de ce qu’elle considérait comme une infirmité ? Ou bien fallait-il voir là une pudeur de jeune fille ne supportant pas d’exhiber deux mamelons de grosseur inégale ? Il se rappela que lorsqu’il l’avait saisie dans ses bras afin de l’étendre sur le lit, et qu’elle s’était pelotonnée sur elle-même, Keiko avait violemment pressé son sein gauche dans le creux de son coude gauche. Pourtant, avant comme après cette scène, Oki avait vu les deux seins de la jeune fille. Naturellement, il ne les avait pas regardés dans l’intention de leur découvrir quelque chose d’anormal, mais il est certain que la moindre malformation du sein gauche de la jeune fille eût retenu son attention.
À dire vrai, même lorsqu’il avait arraché de force la main de Keiko, il n’avait rien remarqué d’anormal dans son mamelon gauche. En l’examinant de plus près, il lui avait simplement semblé qu’il était à peine plus petit que le mamelon droit. Chez une femme, cette légère différence n’avait rien d’extraordinaire. Alors, comment expliquer l’empressement de Keiko à se cacher ? Les mystères que faisait la jeune fille comme ses refus eux-mêmes accrurent encore le désir qu’avait Oki de caresser ce sein. Il se fit plus pressant.
« Y a-t-il quelqu’un qui soit seul autorisé à le toucher ?
— Non. Il n’y a personne », dit Keiko, en secouant la tête. Les yeux grands ouverts, elle regardait fixement Oki. Bien que le visage de Keiko fût trop éloigné du sien pour qu’il puisse en être sûr, il lui sembla que ses yeux étaient embués de larmes et qu’une certaine tristesse s’y lisait. Ce n’était certes pas là le regard d’une femme caressée par un homme. Bien que Keiko eût fermé les yeux et qu’elle se fût résignée à laisser Oki toucher son sein gauche, elle semblait absente. Si des rides de douleur ou de dégoût ne sillonnaient pas encore son front, son visage était cependant devenu blême. Oki s’en aperçut et relâcha son étreinte, mais le corps de Keiko commença alors à ondoyer et à se tordre comme si quelqu’un la chatouillait. Les mains d’Oki se firent plus insistantes.
Pouvait-on dire que le sein gauche de la jeune fille était encore intact, tandis que le droit avait déjà perdu de son innocence ? Oki s’aperçut que les sensations de Keiko différaient selon qu’il lui caressait le sein gauche ou le sein droit. Il ne pouvait comprendre pourquoi Keiko avait dit « c’est affreux » ! en parlant de ce sein gauche. C’était là une réflexion passablement audacieuse pour une jeune fille qui se donnait à lui pour la première fois. Mais peut-être fallait-il y voir un artifice de jeune fille particulièrement astucieuse ? En présence d’une femme dont les sensations différaient selon qu’on caressât l’un ou l’autre de ses seins, n’importe quel homme se sentirait à la fois séduit et stimulé. Quand bien même cette femme serait née ainsi et qu’il n’y eût rien à faire pour venir à bout de cette anomalie, cette particularité même ne pourrait qu’exciter davantage un homme. Oki n’avait encore jamais rencontré de femme dont les seins fussent d’une aussi grande sensibilité.
Bien évidemment, dans la façon dont elle aime à être caressée, chaque femme diffère des autres. N’était-ce pas également le cas de Keiko, bien que sa réaction fût excessive ? Dans la plupart des cas, les préférences d’une femme sont en fait celles de son amant et ne sont que le résultat des habitudes et des manies de celui-ci. Ainsi, le mamelon gauche de Keiko, privé de toute sensibilité, représentait une cible particulièrement séduisante pour Oki. Cette différence de sensibilité entre les deux seins de Keiko était sans doute due à un amant inexpérimenté. Si tel était effectivement le cas, le sein gauche de la jeune fille était encore intact. Cette pensée ne manquait pas d’exciter Oki. Mais il faudrait du temps pour rendre à son tour ce sein sensible et Oki n’était pas certain de revoir Keiko par la suite.
Néanmoins, il s’était montré stupide en s’obstinant à regarder le mamelon gauche de la jeune fille, alors même qu’il lui faisait l’amour pour la première fois. Renonçant à son projet, il avait cherché les endroits où la jeune fille aimait à être caressée. Et il les avait trouvés. Puis, lorsqu’il avait commencé à se comporter plus brutalement avec elle, il l’avait entendue appeler « Otoko ! ». Il s’était alors brusquement reculé et Keiko l’avait repoussé loin d’elle. Puis elle s’était écartée de lui, s’était levée en rectifiant sa tenue et avait fait devant la coiffeuse le geste de mettre de l’ordre dans ses cheveux défaits. Oki ne s’était pas senti la force de regarder dans sa direction.
À mesure que la pluie tombait avec plus de violence, une sensation de solitude s’était emparée d’Oki. La solitude semblait aller et venir en lui selon son bon plaisir. Keiko retourna à ses côtés.
« Monsieur Oki, voulez-vous passer sagement vos bras autour de mon cou et dormir ? » dit-elle d’un ton câlin, en examinant son visage par en dessous.
Sans un mot, Oki passa son bras gauche autour du cou de la jeune fille. Le souvenir d’Otoko se présentait sans arrêt à son esprit. Pourtant, ce fut Keiko qui s’approcha tout contre lui. Quelques instants plus tard, Oki rompit le silence.
« Je sens ton parfum.
— Mon parfum…
— Un parfum de femme.
— Vraiment ? C’est à cause de cette chaleur et de cette humidité… Je suis désolée !
— Non, la chaleur et l’humidité n’ont rien à voir là-dedans. C’est un délicieux parfum de femme… »
Le parfum que respirait Oki était celui qui se dégageait naturellement de la peau d’une femme qu’étreignait son amant. Toutes les femmes exhalaient ce parfum, et même les toutes jeunes filles. Il avait non seulement un effet stimulant sur un homme, mais encore le rassurait et le comblait. Ne trahissait-il pas en quelque sorte le désir de la femme ?
Sans lui livrer ouvertement le fond de sa pensée, Oki avait néanmoins posé sa tête sur la poitrine de Keiko pour lui faire comprendre qu’il aimait l’odeur qui se dégageait de son corps. Il avait doucement fermé les yeux et était resté là, enveloppé dans le parfum de la jeune fille.
Dans le bois, lorsque le souvenir de Keiko nue s’imposa avec une telle force à son esprit, ce fut encore l’image des seins de la jeune fille qui disparut en dernier de sa vue. À dire vrai, elle ne disparut pas, mais se maintint devant lui dans toute sa fraîcheur et toute sa netteté.
« Je ne dois pas laisser Taichirô la rencontrer ! déclara catégoriquement Oki. Je ne le dois pas ! »
Il agrippait de toutes ses forces le tronc d’un arbuste à côté de lui. « Mais que puis-je faire ? » Il secoua le tronc de l’arbuste. Des gouttes de pluie, qui restaient encore accrochées aux feuilles, se déversèrent sur sa tête. Le sol était si humide que les extrémités de ses socques étaient mouillées. Oki jeta un regard circulaire sur les feuilles vertes qui l’entouraient de toutes parts. Ce vert dont il était enveloppé l’oppressa soudain.
Pour empêcher son fils de retrouver Keiko à Kyôto, Oki ne voyait qu’une solution : lui annoncer qu’il avait passé la nuit à Enoshima avec elle. Sinon, peut-être pourrait-il également envoyer un télégramme à Otoko, ou même à Keiko. Oki se hâta de rentrer chez lui.
« Où est Taichirô… ? demanda-t-il à Fumiko.
— Il est allé à Tôkyô.
— À Tôkyô ? Déjà ? Mais son avion ne part que cette nuit ! Penses-tu qu’il reviendra à la maison avant ce soir ?
— Non. Cela l’obligerait à faire un détour, puisque son avion part de Haneda. »
Oki ne répondit pas.
« Il m’a dit qu’il partait de bonne heure pour se rendre à l’université avant le départ de l’avion. Il voulait prendre quelques documents dans la salle de recherches…
— Savoir si c’est vrai !
— Que se passe-t-il ? Tu fais une drôle de tête ! »
Oki évita le regard de Fumiko et entra dans son bureau. Il n’avait pas parlé à Taichirô et n’avait pas davantage envoyé de télégramme à Otoko ou à Keiko.
Taichirô prit l’avion de sept heures pour Ôsaka. Keiko l’attendait à l’aéroport d’Itami.
« Je suis confus… » Taichirô salua la jeune fille avec embarras. « Je ne pensais pas que vous m’attendriez à l’aéroport.
— Vous ne me remerciez pas ?
— Merci. Je regrette de vous avoir dérangée. »
Keiko remarqua le regard vif du jeune homme et baissa délicatement les yeux.
« Vous êtes venue de Kyôto ? demanda Taichirô, encore mal à l’aise.
— Oui, répondit Keiko, d’une voix calme. C’est là que j’habite, non ? D’où aurais-je pu venir, sinon de Kyôto ?
— C’est vrai ! » Taichirô rit et son regard se posa sur l’obi de la jeune fille.
« Vous êtes d’une beauté éblouissante ! J’ai peine à croire que c’est bien moi que vous êtes venue attendre à l’aéroport.
— Vous voulez parler de mon kimono… ?
— Oui, de votre kimono, de votre obi et de… » De vos cheveux, de votre visage, aurait aimé ajouter Taichirô.
« L’été, je souffre moins de la chaleur si je porte un kimono impeccable et si mon obi est correctement noué. Je n’aime pas les vêtements lâches lorsqu’il fait chaud. »
Le kimono et l’obi de Keiko semblaient tout neufs.
« Je préfère également les teintes discrètes, l’été. Comme cet obi, voyez-vous ? »
Keiko marchait tout contre Taichirô, tandis qu’il se dirigeait lentement vers le hall d’arrivée des bagages. Elle dit :
« Cet obi, c’est moi qui en ai peint les impressions. »
Taichirô se retourna.
« À votre avis, qu’est-ce que cela représente ? demanda Keiko.
— Voyons un peu… De l’eau ? Le cours d’une rivière ?
— C’est un arc-en-ciel. Un arc-en-ciel sans couleurs… Rien que des lignes courbes plus ou moins foncées à l’encre de Chine. Personne ne peut comprendre de quoi il s’agit et pourtant mon corps est enveloppé dans un arc-en-ciel estival. Un arc-en-ciel qui se dresse au-dessus des montagnes, au crépuscule. » Keiko se tourna et montra à Taichirô le dos de son obi de gaze de soie. Sur le gros nœud bouffant se voyaient une chaîne de montagnes et la nuance garance délicatement estompée d’un ciel crépusculaire.
« Le dos et le devant ne sont pas en harmonie. C’est une jeune fille farfelue qui a peint cet obi, voilà pourquoi il est bizarre ! » poursuivit Keiko, le dos tourné vers le jeune homme. Taichirô ne pouvait détacher son regard de la combinaison entre la teinte garance et la couleur du cou mince de Keiko que mettaient en valeur ses cheveux relevés.
Un service de taxis commandés par la compagnie aérienne était à la disposition des passagers à destination de Kyôto. Quatre passagers s’engouffrèrent précipitamment dans le premier taxi et, tandis que Taichirô hésitait sur la conduite à tenir, une seconde voiture arriva, où Keiko et lui purent monter tout seuls. Alors que le taxi quittait l’aéroport. Taichirô dit, comme si la pensée lui en était juste venue :
« Vous n’avez sans doute pas eu le temps de dîner, en venant me chercher à une heure pareille ?
— Vous continuez à me traiter comme une étrangère ! Je n’avais pas la moindre envie de déjeuner non plus. Je mangerai quelque chose avec vous, une fois que nous serons à Kyôto. » Puis Keiko ajouta, comme dans un murmure : « Vous savez, je vous ai observé à votre descente d’avion. Vous étiez le septième à sortir.
— Le septième… ? Vraiment ?
— Mais oui, le septième, répéta distinctement Keiko. Vous fixiez la pointe de vos souliers en descendant de l’avion. Pas une fois, vous n’avez regardé dans ma direction. Si vous pensiez que quelqu’un vous attendait, n’aurait-il pas été normal que vous le cherchiez des yeux… ? Mais vous marchiez tête baissée, l’air absent. J’ai eu tellement honte d’être venue vous chercher que j’aurais voulu me cacher !
— Je ne pensais pas que vous viendriez jusqu’à l’aéroport d’Itami.
— Dans ce cas, pourquoi m’avoir envoyé une lettre exprès pour m’annoncer l’heure d’arrivée de votre avion ?
— Je suppose que c’était pour vous donner la preuve que je venais bien à Kyôto.
— Votre lettre était aussi sommaire qu’un télégramme ! Rien que l’heure d’arrivée de l’avion ! Je me suis demandé si vous ne vouliez pas me mettre à l’épreuve et voir si je viendrais ou non vous attendre à Itami ? Quoi qu’il en soit, je suis venue.
— Vous mettre à l’épreuve… Si telle avait bien été mon intention, ne vous aurais-je pas cherchée des yeux dans la foule à ma descente d’avion ?
— Dans votre lettre, vous ne me donniez pas le nom de votre hôtel à Kyôto. Si je n’étais pas venue à l’aéroport, comment nous serions-nous rencontrés ?
— À vrai dire…, balbutia Taichirô, je tenais seulement à vous informer de ma venue à Kyôto.
— Je n’aime pas cela !… Je ne comprends pas ce que vous avez en tête !
— De toute façon, j’avais l’intention de vous téléphoner.
— Et si vous ne l’aviez pas fait, vous seriez rentré à Kamakura comme vous êtes venu ? Vous teniez simplement à ce que je sois informée de votre venue ici ? En m’envoyant cette lettre exprès, cherchiez-vous à vous moquer de moi, à m’humilier, en étant à Kyôto et en ne daignant pas me voir… ?
— Non, si je vous ai envoyé cette lettre, c’était pour me donner le courage de vous rencontrer.
— Le courage de me rencontrer… ? » Dans sa surprise, la voix de Keiko n’était plus qu’un doux murmure. « Puis-je m’en réjouir, ou dois-je au contraire m’en attrister ? »
Taichirô se taisait.
« Inutile de me répondre. Quant à moi, je suis heureuse d’être venue. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir du courage pour rencontrer une fille comme moi… Il m’arrive parfois d’avoir terriblement envie de mourir. Vous pouvez me frapper, me fouler aux pieds, ne vous gênez pas !
— Qu’est-ce qui vous prend de dire soudain des choses pareilles ?
— Ce n’est pas soudain ! Voilà quelle sorte de fille je suis ! Je ne connais personne qui puisse avoir raison de mon orgueil !
— Je crains qu’il ne soit pas dans ma nature de blesser dans son orgueil qui que ce soit.
— C’est en effet l’impression que vous donnez, mais cela ne peut pas continuer ainsi… Allez, foulez-moi aux pieds de toutes vos forces !
— Pourquoi dites-vous des choses pareilles ?
— Je ne sais pas… » D’une main, Keiko retint légèrement ses cheveux pour les protéger du vent qui s’engouffrait par la fenêtre du taxi. « Peut-être parce que je suis malheureuse… Tout à l’heure, lorsque vous êtes descendu de l’avion, vous aviez un air si mélancolique tandis que vous vous dirigiez, tête baissée, vers la salle d’attente. Aviez-vous quelque raison d’être triste ? Je suis venue vous chercher, je vous ai attendu, mais c’est comme si pour vous je n’existais pas ! »
En fait, c’est en pensant à Keiko que Taichirô se dirigeait vers la salle d’attente. Mais il ne pouvait l’avouer à la jeune fille.
« Cette pensée même me rend malheureuse. Parce que je suis égoïste… Que dois-je faire pour que vous preniez conscience de mon existence ?
— Je pense sans arrêt à vous. » La voix de Taichirô s’était durcie. « En ce moment même, par exemple…
— En ce moment même…, murmura Keiko. En ce moment même, c’est à moi que vous pensez. C’est étrange d’être ainsi à côté de vous. C’est si étrange que je crois que je vais me taire et vous écouter parler… »
Le taxi dépassa les nouvelles usines d’Ibaraki et de Takatsuki. Des collines de Yamazaki surgit devant eux, violemment éclairée, la distillerie de whisky Suntory.
« Vous n’avez pas été trop secoué dans l’avion ? demanda Keiko. Nous avons eu une violente averse dans la soirée à Kyôto. Je me faisais du souci pour vous.
— Nous n’étions pas trop secoués, mais j’ai cru à un moment donné que nous allions nous écraser. En regardant par le hublot, j’ai cru que l’avion allait heurter les montagnes noires qui lui barraient le passage. »
La main de Keiko chercha celle du jeune homme sur ses genoux.
« Mais ce que j’avais pris pour des montagnes n’était en réalité que des nuages noirs ! » dit Taichirô. Sa main était immobile sous celle de Keiko. Pendant quelque temps, la main de la jeune fille ne bougea pas non plus.
Le taxi entra dans Kyôto. Il prit à l’est, vers la Cinquième Avenue. Aucun souffle de vent ne venait agiter les branches des saules pleureurs, mais l’averse semblait avoir apporté un peu de fraîcheur. Loin de l’autre côté des rangées de saules, qui bordaient les larges rues plongées dans l’obscurité, se trouvaient les Collines de l’Est. La ligne des collines ne se détachait pas sur le ciel bas et couvert. Pourtant, déjà, Taichirô pouvait sentir l’atmosphère de Kyôto, aux abords de la Cinquième Avenue.
Le taxi se dirigea vers Horikawa et les déposa dans la rue Oike, devant le bureau de la Japan Air Lines.
Taichirô avait réservé une chambre à l’hôtel Kyôto.
« Je vais déposer mes bagages à l’hôtel. Allons-y à pied, c’est à deux pas d’ici, dit-il.
— Non, non ! » Keiko secoua la tête, remonta dans le taxi qui les attendait et exhorta Taichirô à en faire autant.
« Conduisez-nous à Kiyamachi. C’est au haut de la Troisième Avenue, dit-elle au chauffeur.
— En chemin, arrêtez-vous un instant à l’hôtel Kyôto », demanda Taichirô à l’homme. Mais Keiko lui coupa la parole : « Inutile de vous arrêter à l’hôtel. Conduisez-nous directement à Kiyamachi, je vous prie. »
Taichirô fut surpris de voir que le taxi s’engageait dans une étroite venelle et les déposait à l’entrée d’une petite maison de thé de Kiyamachi. On les introduisit dans une pièce de quatre nattes et demie, qui donnait sur la rivière Kamo.
« Quelle belle vue ! » Taichirô ne parvenait pas à détacher son regard de la rivière. « Keiko, comment se fait-il que vous connaissiez cet endroit ?
— Mon professeur a l’habitude d’y venir.
— Votre professeur ? Vous voulez parler de Mlle Ueno ? » Taichirô se tourna de son côté.
« Oui. De Mlle Ueno. » À ces mots, Keiko se leva et quitta la pièce. Est-elle allée commander le dîner ? se demanda Taichirô. Cinq minutes plus tard, la jeune fille était de retour. Elle s’assit et dit :
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, pourquoi ne pas rester ici ? Je viens juste de téléphoner à l’hôtel pour annuler votre réservation.
— Comment ? »
Frappé de stupeur, Taichirô considérait la jeune fille. Keiko baissa docilement les yeux.
« Je vous demande pardon. Je tenais à vous savoir dans un endroit que je connais. »
Taichirô ne sut que répondre.
« Je vous en prie, restez ici. Vous n’êtes à Kyôto que pour deux ou trois jours seulement, n’est-ce pas ?
— En effet. »
Keiko leva les yeux. Ses jolis sourcils, dont nul crayon n’avait retouché les lignes égales et soignées, donnaient à ses yeux sombres et intenses un air d’innocence. Ils paraissaient légèrement plus clairs que ses cils. Elle n’avait passé qu’une mince couche d’un rouge à lèvres pâle sur ses lèvres remarquablement dessinées et dont la forme était incroyablement parfaite. Elle ne semblait avoir mis ni fond de teint ni rouge aux joues.
« Assez ! Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? dit Keiko, en battant des paupières.
— Vos cils sont tellement longs…
— Ce ne sont pas de faux cils ! Tirez dessus et vous verrez !
— Pour être franc, j’ai bien envie de les prendre entre mes doigts et de tirer !
— Eh bien ! Allez-y… » Keiko ferma les yeux et approcha son visage. « Peut-être est-ce parce qu’ils sont recourbés qu’ils paraissent si longs ? »
Keiko attendit, le visage immobile, mais Taichirô n’osa pas pincer ses cils entre ses doigts.
« Ouvrez les yeux. Regardez un peu plus vers le haut et ouvrez davantage les yeux. » Keiko fit ce que Taichirô lui demandait.
« Voulez-vous donc que je vous regarde droit dans les yeux, Taichirô… ? »
Une serveuse apporta du saké, de la bière et des amuse-gueule.
« Boirez-vous du saké ou de la bière ? s’enquit Keiko, en se détendant. Pour ma part, je ne bois pas. »
Les shôji face à la terrasse étaient tirés, aussi ne pouvaient-ils voir ce qui s’y passait, mais il semblait que quelques clients fussent ivres. Des geisha et des maiko s’étaient jointes à eux et tout ce petit monde parlait en élevant la voix lorsque, des bords de la rivière, le son de la petite guitare à long manche dont s’accompagnent les musiciens ambulants se fit entendre. Alors soudain tous se turent.
« Quels sont vos projets pour demain ? demanda Keiko.
— D’abord, je voudrais visiter une tombe dans la montagne, près du monastère Nisonin. C’est une belle tombe, la sépulture de la famille Sanjônishi.
— Une tombe… ? Nous pourrions la visiter ensemble. Demain, j’aimerais que vous m’emmeniez faire une promenade en canot automobile sur le lac Biwa. Mais nous pouvons y aller aussi bien un autre jour ! dit Keiko, tout en regardant dans la direction du ventilateur.
— En canot automobile ? » Taichirô semblait hésitant. « Je ne suis jamais monté en canot automobile, je ne saurais pas le conduire.
— Moi, je le peux.
— Savez-vous nager, Keiko… ?
— Au cas où le canot se renverserait ? dit Keiko, en regardant Taichirô. Vous m’aideriez. Vous m’aideriez, n’est-ce pas ? Je me cramponnerais à vous.
— Surtout pas ! Si vous vous cramponniez à moi, je ne pourrais plus vous secourir.
— Mais alors, que devrais-je faire ?
— Je vous tiendrais dans mes bras, par-derrière… » dit Taichirô, en détournant les yeux comme si quelque chose l’avait ébloui. Il s’imaginait dans l’eau, serrant dans ses bras cette superbe jeune fille. S’il ne la serrait pas assez fort, leurs deux vies seraient en danger.
« Peu importe que le canot se renverse ! dit Keiko.
— J’ignore si je pourrais vous sauver.
— Qu’arriverait-il alors, si vous ne le pouviez pas ?
— Arrêtons là cette conversation, voulez-vous ? Cette promenade en canot m’inquiète, autant y renoncer.
— Certainement pas ! Nous ne chavirerons pas, rassurez-vous ! Je me fais une telle joie à l’idée de cette promenade ! » Keiko remplit de bière le verre de Taichirô.
« Vous ne voulez pas mettre un léger kimono de coton ?
— Non, je suis très bien ainsi. »
Dans un coin de la pièce, un kimono d’homme et un kimono de femme étaient posés l’un sur l’autre. Taichirô évita de les regarder. Que signifiait la présence de ce vêtement féminin dans cette chambre réservée par Keiko ?
La pièce ne s’ouvrait pas sur une chambre annexe. Taichirô ne pouvait se résoudre à se déshabiller devant Keiko et à enfiler un léger kimono.
La serveuse apporta le repas, sans dire un mot et sans jeter un regard à Keiko. La jeune fille se taisait également.
Ils commencèrent à distinguer le son d’un shamisen{48} provenant d’une terrasse en aval de la rivière. Ils percevaient, sur les terrasses de la maison de thé où ils se trouvaient, les conversations échangées dans le dialecte d’Ôsaka et le tapage des clients pris de boisson. L’accompagnement à la guitare et les chansons sentimentales des musiciens ambulants se perdirent dans le lointain.
De la chambre où ils se tenaient, ils ne pouvaient voir la rivière Kamo.
« Sait-il que vous êtes à Kyôto ? demanda Keiko.
— Vous voulez parler de mon père ? Il est au courant, en effet, répondit Taichirô. Mais il ne se doute sûrement pas que vous êtes venue m’attendre à Itami et que je suis maintenant en votre compagnie.
— Quel plaisir cela me fait de savoir que vous êtes venu me rejoindre ainsi, sans rien dire à vos parents…
— Pourtant, je ne cherche pas à cacher quoi que ce soit à mon père…, balbutia Taichirô. Serait-ce là l’impression que je donne ?
— Ma foi, oui.
— Et vous, Keiko ? Votre Mlle Ueno… ?
— Je ne lui en ai pas soufflé mot. Mais je me demande si votre père et Mlle Ueno n’ont pas quelque pressentiment et ne se doutent pas un peu que nous sommes ici tous deux. Cela ne serait pas pour me déplaire, du reste…
— Je ne le pense pas. Mlle Ueno ne sait rien à notre sujet. Keiko, lui avez-vous dit quelque chose ?
— Je lui ai raconté que vous m’aviez fait visiter la ville, lorsque je me suis rendue chez vous à Kamakura. Et quand je lui ai dit que je vous aimais, elle est devenue toute pâle. » Taichirô se taisait.
« Croyez-vous qu’elle puisse demeurer indifférente quand il s’agit du fils de celui qu’elle a aimé et qui l’a rendue si malheureuse ? Elle ne m’a pas caché combien la naissance de votre sœur, quelque temps après que votre père l’eut quittée, l’avait bouleversée. » Les yeux sombres de Keiko étincelaient et une légère rougeur colorait ses joues.
Taichirô ne savait que dire.
« À présent, Mlle Ueno travaille à une œuvre qui a pour titre La Montée au ciel d’un enfant. C’est une peinture dans le genre des portraits de Kôbo daishi enfant et qui représente un bébé assis sur le calice d’une fleur de lotus. Mlle Ueno m’a confié qu’il s’agissait en fait de son enfant née prématurément et morte avant même de pouvoir s’asseoir. » Keiko s’interrompit un instant. « Si cette enfant avait vécu, elle serait votre demi-sœur et serait plus âgée que votre sœur cadette.
— Pourquoi me racontez-vous tout cela, à moi ?
— Je veux venger Mlle Ueno, voilà pourquoi !
— La venger de mon père ?
— Et me venger de votre père… et de vous ! »
Taichirô maniait ses baguettes avec raideur et massacrait la truite grillée dans le sel posée devant lui. Keiko tira à elle l’assiette de Taichirô et, avec dextérité, enleva les arêtes du poisson.
« Votre père vous a-t-il dit quelque chose à mon sujet ?
— Non, rien de spécial… Je ne parle jamais de vous avec lui.
— Et pourquoi cela ? »
À cette question de Keiko, le visage de Taichirô s’assombrit. Il lui sembla qu’une main gluante lui touchait la poitrine.
« Je ne parle jamais de femmes avec mon père, parvint-il à articuler.
— De femmes… ? Vous avez bien dit… de femmes ? » Un joli sourire flotta sur les lèvres de Keiko.
« Comment comptez-vous vous venger de moi, Keiko… ? demanda Taichirô, d’une voix sèche.
— Comment je conçois ma vengeance ? Mais, si je vous le disais, il n’y aurait plus de vengeance… Peut-être le ferai-je en tombant amoureuse de vous… » Ses yeux prirent une expression lointaine, comme si elle regardait la route qui longe la berge opposée de la rivière. « Cela ne vous semble pas amusant ?
— Pas le moins du monde. Ainsi, votre vengeance consisterait à tomber amoureuse de moi… ? »
Keiko acquiesça docilement à la présomption de Taichirô.
« C’est de la jalousie féminine ! murmura-t-elle.
— De la jalousie… ? De la jalousie pour quelle raison… ?
— Parce qu’aujourd’hui encore, Mlle Ueno continue à aimer votre père… parce qu’elle ne lui garde aucune rancune de l’avoir maltraitée comme il l’a fait…
— Keiko, aimez-vous donc à ce point Mlle Ueno ?
— Oui. Au point de vouloir mourir pour elle…
— Il n’est pas en mon pouvoir de réparer le mal qu’a fait mon père autrefois. Ma présence auprès de vous ce soir a-t-elle un lien quelconque avec le passé commun de mon père et de Mlle Ueno ? Je crains que ce ne soit effectivement le cas.
— C’est évident. Si je ne vivais pas avec Mlle Ueno, j’ignorerais jusqu’à votre existence même en ce monde. Nous ne nous serions sans doute jamais rencontrés…
— Je n’aime pas votre façon de penser. Une jeune fille de votre âge est la proie des spectres du passé lorsqu’elle pense ainsi. Est-ce la raison pour laquelle votre cou est si mince et, partant, si beau… ?
— Un cou trop mince signifie qu’on n’a jamais aimé un homme… Du moins, c’est ce que dit Mlle Ueno. Néanmoins, je détesterais avoir un cou épais ! »
Taichirô résista à la tentation de saisir entre ses mains le cou ravissant de la jeune fille.
« On dirait le murmure d’un démon. Vous êtes victime d’un sortilège, Keiko.
— Non. Victime de mon amour !
— Mlle Ueno ignore tout de moi, n’est-ce pas ?
— Je lui ai dit toutefois, à mon retour de Kamakura, qu’à mon avis vous deviez être tout le portrait de votre père lorsqu’il était jeune.
— C’est parfaitement faux !… » Taichirô s’emporta. « Je ne ressemble pas du tout à mon père !
— Mais voilà qu’il se fâche ! Vous ne tenez pas à lui ressembler, n’est-ce pas ?
— Depuis que nous nous sommes retrouvés à l’aéroport, vous n’avez cessé de me mentir, Keiko. Vous me mentez afin de me dissimuler le fond de votre pensée.
— Je ne vous ai pas menti.
— Dans ce cas, c’est peut-être votre façon habituelle de vous exprimer ?
— Ce que vous dites là est odieux !
— N’est-ce pas vous-même qui m’avez autorisé à vous fouler aux pieds ?
— Croyez-vous que c’est le seul moyen de me faire dire la vérité ? Je ne vous ai pas menti. C’est tout simplement vous qui refusez de me comprendre et qui dissimulez le fond de votre pensée ! Et qui me rendez malheureuse !
— Êtes-vous vraiment malheureuse ?
— Oui. Je le suis. Ou plutôt non, je ne sais plus.
— Et je ne sais pas davantage ce que je fais ici, avec vous !
— N’êtes-vous pas ici parce que vous m’aimez ?
— Bien sûr. Pourtant…
— Pourtant… ? »
Taichirô ne répondit pas.
« Pourtant quoi ? Que voulez-vous dire ? » Keiko saisit la main de Taichirô entre ses deux paumes et la secoua.
« Vous n’avez touché à rien, Keiko », dit Taichirô.
En effet, la jeune fille n’avait mangé que deux ou trois tranches de dorade crue.
« À son repas de noces, la jeune mariée non plus ne mange pas !
— Voilà bien le genre de chose que vous dites !
— N’est-ce pas vous qui, le premier, avez commencé à parler de nourriture ? »