De nos jours, nombreux sont encore à Kyôto les monastères avec des jardins de pierres. Parmi les plus célèbres figurent ceux du Saihô-ji{27} du Pavillon d’Argent, du Ryôan-ji{28}, du Daitoku-ji, du Myôshin-ji. Mais, le plus renommé de tous est celui du Ryôan-ji dont on dit, non sans raison, qu’il incarne l’essence de la philosophie et de l’esthétique zen. Nul autre jardin de pierres ne saurait se mesurer à ses célèbres arrangements de rochers.
Otoko connaissait bien tous ces jardins. Cette année, lorsque la saison des pluies avait pris fin, elle s’était rendue au Saihô-ji avec l’intention de faire quelques croquis. Elle ne pensait pas être capable de peindre le jardin ; elle désirait seulement s’imprégner de la force qui en émanait.
N’était-ce pas l’un des plus vieux et l’un des plus puissants de ces jardins de pierres ? Otoko ne tenait pas vraiment à le peindre. Quel contraste offraient les arrangements de pierres derrière le monastère avec la douceur du fameux sous-bois de mousses qu’ils dominaient ! S’il n’y avait pas eu les allées et venues des visiteurs, Otoko aurait aimé s’asseoir là et les contempler. Si elle ouvrit son carnet de croquis, ce fut sans doute pour ne pas éveiller les soupçons des promeneurs en se tenant tantôt à un endroit, tantôt à un autre.
Le Saihô-ji avait été restauré en 1339 par le moine Musô Kokushi{29}, qui avait réparé le bâtiment principal et creusé un étang où il avait fait élever un îlot. On dit qu’il conduisait les visiteurs dans un pavillon au sommet de la colline où le regard pouvait embrasser Kyôto. Toutes ces constructions avaient été détruites et le jardin, ravagé par des inondations, avait également dû être restauré à maintes reprises. L’actuel jardin avait été aménagé le long d’un chemin bordé de lanternes de pierre qui menait à l’ancien pavillon sur la colline. Une cascade et un cours d’eau y étaient figurés et il est probable que, de par la nature même du matériau dont il était fait, il avait dû conserver son aspect premier.
Plus tard, le fils cadet de Sen Rikyû{30}, Shôan, y avait trouvé refuge. Mais ces références à l’Histoire ne présentaient pas le moindre intérêt pour Otoko, qui n’était venue au Saihô-ji que pour contempler les arrangements de pierres. Keiko la suivait comme son ombre.
« Otoko, tous les arrangements de pierres sont abstraits, n’est-ce pas ? dit-elle soudain. En peinture, on retrouve un peu de cette même force dans le tableau de Cézanne qui représente des rochers à l’Estaque.
— Tu en sais des choses, Keiko ! Pourtant, n’étaient-ce pas des falaises naturelles… ? Elles n’étaient pas très élevées, mais ces blocs de rochers sur le rivage…
— Otoko, si vous peignez ce jardin, votre tableau sera abstrait. Moi, je n’aurais pas la force de peindre ce groupe de pierres d’une façon réaliste.
— Peut-être. Pour ma part, je ne m’en sens pas davantage le courage…
— Si j’essayais d’en faire une esquisse grossière ?
— Ce sera sans doute le mieux. Ta peinture des plantations de thé était très intéressante, pleine de jeunesse. Tu l’as également apportée chez M. Oki, n’est-ce pas ?
— En effet. À l’heure qu’il est, sa femme a dû la déchirer et la mettre en pièces… J’ai passé la nuit avec lui, dans un hôtel d’Enoshima. Il parlait de jouer aux dauphins et je l’ai trouvé assez dépravé, mais lorsque j’ai crié votre nom, il s’est tout de suite calmé… Il vous aime toujours et il a des remords. Cela a suffi pour réveiller la jalousie…
— Mais, que comptes-tu faire ?
— Je veux détruire cette famille. Pour vous venger.
— Me venger… ?
— Je ne peux plus le supporter. Vous l’aimez encore. En dépit de tout ce qu’il vous a fait endurer, vous l’aimez. Que les femmes sont donc sottes ! C’est cela que je ne peux supporter et c’est pourquoi je suis jalouse.
— L’es-tu vraiment ?
— Oui.
— C’est par jalousie que tu as passé la nuit dans cet hôtel d’Enoshima avec lui ? Si je l’aime encore, ne serait-ce pas plutôt à moi d’être jalouse ?
— Mais, l’êtes-vous seulement ? »
Otoko ne répondit pas.
« J’aimerais tant que vous le soyez ! » Le pinceau que tenait Keiko se fit plus rapide. « Je ne suis pas arrivée à trouver le sommeil à l’hôtel. M. Oki, lui, s’est endormi, l’air heureux ! J’ai horreur des hommes de cinquante ans… »
Dans son trouble, Otoko se demanda s’ils avaient dormi dans un grand lit ou dans des lits jumeaux ; mais elle n’osa pas poser la question à Keiko.
« Il dormait profondément, et je me plaisais à songer combien il me serait facile de l’étrangler…
— Tu es un être dangereux ! Tu me fais peur.
— Ce n’était qu’une pensée. Mais elle m’était si agréable que je n’ai pas pu trouver le sommeil.
— Et tu dis que tu as fait tout cela pour moi ? » La main d’Otoko, qui croquait les arrangements de pierres, trembla légèrement. « Je ne peux pas le croire.
— C’est pourtant pour vous que je l’ai fait. »
Le comportement équivoque de la jeune fille commençait à effrayer Otoko. « Keiko, je t’en prie, ne retourne plus dans cette maison. Nul ne sait ce qui peut arriver.
— Lorsque vous étiez à l’hôpital, Otoko, n’avez-vous jamais songé à le tuer ?
— Jamais. J’avais peut-être l’esprit dérangé, mais pour ce qui est de tuer quelqu’un…
— Vous ne lui en vouliez pas ? Vous l’aimiez trop pour cela ?
— Et puis, il y avait l’enfant…
— L’enfant… ? » Les mots lui manquèrent. « Peut-être pourrais-je en avoir un de lui ?
— Comment ?
— Ainsi, je le conduirais à sa perte. »
Stupéfaite, Otoko regardait la jeune fille. Comment, de ce cou long et mince, de ce ravissant profil, des paroles aussi monstrueuses pouvaient-elles s’échapper ?
« Certes, tu pourrais te faire faire cet enfant, dit Otoko, en se dominant. Mais, comprends-tu seulement ce que cela signifierait ? Si tu as un bébé, je ne m’occuperai plus de toi. Et tu verras que, lorsque tu seras mère, tu ne parleras plus comme tu le fais à présent. Tu changeras.
— Je ne changerai jamais. »
Que s’était-il réellement passé dans cet hôtel d’Enoshima ? Otoko se demanda si les propos mêmes de Keiko ne cachaient pas quelque chose d’autre. Qu’essayait-elle donc de dissimuler derrière des termes aussi excessifs que « jalousie » ou « vengeance » ?
Otoko ferma les yeux et réfléchit : pourrait-elle éprouver encore maintenant de la jalousie à cause d’Oki ? Comme une ombre, les pierres du jardin demeuraient au fond de ses yeux.
« Otoko, Otoko ! » Keiko lui entoura l’épaule. « Que se passe-t-il ? Vous êtes si pâle tout à coup ! » Et elle la pinça vigoureusement sous l’aisselle.
« Tu me fais mal ! » Otoko chancela et tomba sur un genou. Keiko l’aida à se relever.
« Otoko, vous êtes tout pour moi. Tout. »
Sans dire un mot, Otoko essuyait la sueur froide sur son front.
« Si tu continues ainsi, Keiko, tu seras très malheureuse. Terriblement malheureuse pour le restant de tes jours…
— Je ne crains pas le malheur.
— Tu dis cela parce que tu es jeune et jolie…
— Tant que vous me garderez avec vous, je serai heureuse.
— J’en suis ravie, mais je ne suis qu’une femme après tout.
— Je hais les hommes…, répliqua Keiko, d’un ton tranchant.
— Cela ne peut durer ainsi. Si nous restions trop longtemps ensemble…, répondit tristement Otoko. Même nos goûts en matière de peinture diffèrent passablement.
— Je détesterais avoir un professeur qui peindrait comme moi…
— Il y a trop de choses que tu détestes, dit Otoko, qui avait retrouvé un peu de son calme. Montre-moi ton carnet de croquis, veux-tu ?
— Oui.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ne soyez pas méchante ! Vous ne voyez pas que c’est le jardin de pierres ? Regardez bien… J’ai fait quelque chose dont je ne me croyais pas capable ! »
Tandis qu’elle examinait le dessin, Otoko blêmit de nouveau. On ne pouvait comprendre, au premier regard, ce que représentait cette esquisse à l’encre de Chine, mais on la sentait vibrer d’une vie mystérieuse. Keiko, jusqu’à présent, n’avait encore rien fait de semblable.
« Ainsi, il s’est donc bien passé quelque chose d’important à Enoshima. » Otoko tremblait.
« Je ne qualifierai pas ce qui est arrivé d’important.
— Tu n’as jamais dessiné comme ceci.
— Otoko, si vous voulez tout savoir, il n’est même pas capable de donner un long baiser. »
Otoko garda le silence.
« Est-ce que tous les hommes sont ainsi ? C’était ma première expérience avec un homme. »
Otoko, hésitant sur le sens qu’il convenait de donner à « première expérience », continua d’examiner l’esquisse de Keiko.
« Comme j’aimerais être l’une des pierres de ce jardin ! » dit-elle.
Dans le jardin du moine Musô, sur lequel les siècles avaient défilé, les pierres montraient un tel air d’ancienneté et avaient pris une patine telle que l’on se demandait si c’était la nature ou bien la main de l’homme qui les avait disposées ainsi. Mais à voir leurs formes anguleuses et rigides qui pesaient sur Otoko d’un poids presque spirituel, il ne faisait plus de doute que c’était bien là une œuvre humaine.
« Keiko, si nous rentrions ? Ces pierres commencent à me faire peur.
— Bien.
— Je ne peux pas m’asseoir ici et méditer. Partons, dit Otoko, qui chancela en se relevant. Je n’arriverai pas à les peindre. C’est trop abstrait, mais je crois que tu as saisi quelque chose dans cette esquisse que tu as faite.
— Otoko. » Keiko lui prit le bras. « À la maison, si nous jouions aux dauphins ?
— Jouer aux dauphins ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? »
Keiko rit d’un rire espiègle et se dirigea vers un bosquet de bambous, à sa gauche, qui ressemblait à ceux que l’on voit sur certaines photographies.
Le visage d’Otoko paraissait plus tendu que mélancolique, tandis qu’elle gagnait le bosquet de bambous.
« Otoko. » Keiko l’appela et lui tapa sur l’épaule. « Est-ce que ces pierres vous ont fait perdre la tête ?
— Non, mais j’aimerais, sans carnet de croquis ni pinceaux, rester des jours entiers à les contempler. »
Comme à l’ordinaire, le visage de Keiko était éclatant de jeunesse : « Pourtant, ce ne sont que des pierres ? Peut-être y voyez-vous de la puissance, ainsi qu’une certaine beauté dans cette mousse qui les recouvre, mais les pierres sont des pierres… »
Keiko reprit : « Je me souviens d’un haikai de Yamaguchi Seishi où il était question de regarder la mer du matin au soir, jour après jour, puis de retourner à Kyôto et de comprendre enfin la signification d’un jardin de pierres.
— La mer et un jardin de pierres ? Si l’on songe à l’Océan, aux rochers énormes et aux falaises, les arrangements de pierres qui sont l’œuvre de l’homme… Quoi qu’il en soit, je ne me sens pas capable de les peindre.
— Otoko, c’est une composition abstraite créée par l’homme. J’ai l’impression que je pourrais peindre ces pierres à ma façon, en utilisant les couleurs qu’il me plaira… »
Keiko poursuivit : « De quand datent ces jardins ?
— Je ne sais pas très bien, mais je pense qu’il n’y en avait pas avant l’époque de Muromachi.
— Et ces pierres et ces rochers sont-ils très anciens ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Aimeriez-vous peindre un tableau qui durerait plus longtemps que ces pierres ?
— Je n’ai jamais espéré une chose pareille. » Otoko semblait inquiète. « Mais, pendant tous ces siècles, les arbres de ce monastère, tout comme ceux du jardin de la villa impériale de Katsura{31}, n’ont-ils pas poussé, vieilli, essuyé des tempêtes et ne sont-ils pas bien différents de ce qu’ils étaient autrefois ? Les arrangements de pierres, eux, sont sans doute restés les mêmes.
— Otoko, je crois qu’il est préférable que les choses changent et disparaissent. À l’heure qu’il est, la femme de M. Oki doit avoir déchiqueté et mis en pièces ma peinture représentant les plantations de thé. À cause de cette nuit à Enoshima…, dit Keiko.
— C’était pourtant une peinture fort intéressante !
— Vous croyez ?
— Keiko, as-tu l’intention d’apporter toutes tes meilleures œuvres chez M. Oki ?
— Oui, jusqu’à ce que je sois parvenue à mes fins.
— Je t’ai dit je ne sais combien de fois que je ne voulais plus entendre parler de vengeance !
— Je vous comprends. Mais ce que je comprends moins bien, c’est cette opiniâtreté, cet entêtement bien féminins que je sens en moi. Cette jalousie aussi…
— Cettejalousie… », répéta Otoko, d’une voix basse et tremblante en saisissant les doigts de Keiko.
« Otoko, aujourd’hui encore, vous aimez M. Oki du plus profond de votre cœur. Et, lui aussi, vous porte un amour qu’il garde secret. Je l’ai compris le soir même où nous avons écouté les cloches. »
Otoko ne répondit pas.
« Je me demande si, dans la haine même qu’une femme éprouve, il n’entre pas encore un peu d’amour ?
— Keiko, pourquoi dis-tu une chose pareille, ici ?
— Peut-être est-ce parce que je suis jeune, mais lorsque je regarde ces rochers, il me semble voir les hommes qui les ont disposés autrefois selon cet ordre. Pourtant, je n’arrive pas encore à lire dans leurs cœurs. Il a fallu des siècles pour que les pierres aient cette patine, mais je me demande quel aspect était le leur lorsqu’elles étaient neuves ?
— Je crains que cet aspect-là ne soit décevant.
— Si je devais les peindre, je donnerais à ces pierres la forme et les couleurs qui me plaisent, comme si on venait juste de les disposer ainsi.
— Peut-être arriverais-tu à les peindre ?
— Otoko, ce jardin durera bien plus longtemps que vous et moi.
— Certainement. Pourtant, il ne durera pas éternellement… » Et, à ces mots, Otoko soudain frisonna.
« Peu m’importe que mes peintures aient la vie brève, tant que je suis auprès de vous… ou même qu’elles soient aussitôt détruites…
— Tu dis cela parce que tu es jeune…
— J’aimerais presque que la femme d’Oki déchire mon tableau. Je saurais alors que c’est la violence de son émotion qui l’a poussée à agir ainsi. » Keiko fit une pause.
« Mes peintures ne méritent même pas qu’on s’y attarde.
— Tu ne devrais pas dire cela…
— Je n’ai rien d’un génie et je ne tiens pas à ce qu’une seule de mes œuvres passe à la postérité. Tout ce que je désire, c’est rester avec vous. J’étais heureuse de prendre soin de vous, de me charger des tâches domestiques… Et puis, vous m’avez donné mes premières leçons de peinture… »
Otoko était stupéfaite. « C’est là ce que tu penses, Keiko ?
— Du plus profond de mon cœur…
— Mais, Keiko, je suis persuadée que tu as du talent. Il t’est arrivé de peindre des choses étonnantes !
— Comme des dessins d’enfants ? Lorsque j’étais petite, les miens étaient toujours accrochés dans la salle de classe !
— Ce que tu fais est tellement plus original que ce que je fais, moi. Parfois, il m’arrive même de t’envier. Alors, cesse donc de dire des bêtises !
— Bien. » Keiko acquiesça de bonne grâce. « Aussi longtemps que je resterai près de vous, je ferai de mon mieux. Otoko, si nous parlions d’autre chose ?
— Tu as bien compris ?
— Oui. » Keiko acquiesça de nouveau. « Si vous ne m’abandonnez pas…
— Comment le pourrais-je ? répondit Otoko avec force. Pourtant…
— Pourtant quoi ?
— Une femme doit se marier, avoir des enfants…
— Quant à cela !… » Keiko rit franchement. « Très peu pour moi !
— Tout cela est de ma faute. Excuse-moi. » Otoko se détourna et baissa la tête. Puis elle arracha une feuille à un arbre. Pendant quelque temps, elle marcha en silence.
« Otoko, les femmes sont des créatures pitoyables. Un jeune homme ne s’éprendrait jamais d’une femme de soixante ans, tandis qu’une adolescente peut tomber sérieusement amoureuse d’un homme de cinquante ou de soixante ans, sans qu’elle agisse forcément par intérêt… Vous ne trouvez pas, Otoko ? »
Otoko ne sut que répondre à ces paroles inattendues.
« Pour M. Oki, il n’y a plus rien à faire. Il me prend pour une garce ! »
Otoko pâlit.
« Et ce n’est pas tout. Au moment critique, j’ai, sans le vouloir, crié votre nom. Eh bien, il a été incapable de poursuivre ! En fait, c’est comme si, à cause de vous, il m’avait humiliée ! »
Otoko blêmit davantage. Elle sentit ses jambes fléchir.
« À Enoshima ? demanda-t-elle, enfin.
— Oui. »
Otoko était incapable de protester.
Le taxi les avait déposées chez elles.
« Peut-être est-ce cela qui m’a sauvée… » Keiko ne put s’empêcher de rougir. « Otoko, si je me faisais faire cet enfant, pour vous ? »
Brusquement, Otoko gifla la jeune fille. Les larmes lui vinrent aux yeux.
« C’est bon ! dit Keiko. Frappez-moi encore, Otoko ! » Otoko tremblait.
« Frappez-moi encore…, répéta Keiko.
— Keiko, vas-tu cesser ! balbutia Otoko.
— Ce ne sera pas mon enfant. Je veux qu’il soit à vous. C’est moi qui le porterai et, ensuite, je vous le donnerai. Pour vous, je le volerai à M. Oki… »
De nouveau, Otoko la gifla violemment. Keiko commença à sangloter.
« Otoko, vous avez beau aimer M. Oki, vous ne pouvez plus avoir un enfant de lui. Vous ne le pouvez plus ! Pour moi, c’est possible. Ce serait un peu comme si c’était vous qui l’aviez mis au monde…
— Keiko ! » Otoko sortit sur la véranda et, d’un coup de pied, envoya rouler dans le jardin une cage où se trouvaient des lucioles.
À l’instant même où Otoko poussait la cage de son pied nu et où celle-ci atterrissait sur la mousse, les lucioles émirent une lueur blafarde. Le ciel de cette longue journée d’été commençait à se couvrir et une brume presque imperceptible flottait sur le jardin. Mais il faisait encore clair comme en plein midi. Il paraissait presque impossible que les lucioles aient répandu cette lueur blanchâtre ; peut-être Otoko l’avait-elle rêvée ? Elle se tenait debout, les jambes raides et regardait fixement la cage aux lucioles renversée sur la mousse.
Keiko cessa de sangloter. Retenant son souffle, elle examina Otoko à la dérobée. Elle n’avait pas cherché à esquiver la gifle d’Otoko. Elle était agenouillée sur la natte et prenait appui sur sa main droite. Elle resta dans cette posture sans faire le moindre geste. L’espace d’un instant, ce fut comme si la rigidité d’Otoko s’était transmise au corps de la jeune fille.
« Ah ! mademoiselle Ueno, vous êtes rentrée ? dit Omiyo. Je vous ai préparé un bain.
— Bien. Je te remercie. » Sa voix sortait difficilement. Elle sentait, sous son obi, son kimono trempé de sueur lui coller désagréablement au corps. Sa poitrine était également couverte d’une sueur froide.
« Il ne fait pas tellement chaud et pourtant que ce temps est pénible ! Cette humidité… La saison des pluies n’est pas encore finie, semble-t-il. Ou bien, elle est revenue. »
Otoko poursuivit, sans se tourner vers Omiyo. « Merci pour le bain ! »
Omiyo travaillait comme bonne à tout faire dans le monastère et rendait également quelques services à Otoko. Elle se chargeait du ménage, de la lessive, faisait la vaisselle, mettait de l’ordre dans la cuisine et, parfois, elle préparait même les repas. Otoko ne détestait pas cuisiner et s’en tirait très honorablement, mais elle était trop absorbée par sa peinture, et faire la cuisine lui était devenu fastidieux. Contrairement aux apparences, Keiko était assez douée pour préparer quelques spécialités de Kyôto au goût délicat, mais l’on ne pouvait guère compter sur elle. Aussi les deux femmes se contentaient-elles le plus souvent, au déjeuner comme au dîner, des plats simples d’Omiyo. Omiyo avait cinquante-trois ou cinquante-quatre ans et, depuis six ans qu’elle travaillait dans ce monastère, elle n’était jamais restée oisive. La mère et la jeune épouse du maître vivaient également dans le monastère, aussi Omiyo était-elle libre de consacrer beaucoup de son temps à Otoko. C’était une femme de petite taille, dont les chevilles et les poignets étaient si boursouflés qu’on les aurait dits attachés par une corde.
Corpulente et le visage rayonnant, Omiyo considéra la cage aux lucioles dans le jardin.
« Mademoiselle, allez-vous laisser les lucioles ainsi dans la rosée ? » s’enquit-elle, en enjambant les pierres à gué et en s’approchant de la cage qui gisait sur le sol. Elle se pencha et la redressa, mais ne la ramassa pas, comme si elle croyait que sa place était ici, dans le jardin.
Otoko avait disparu dans la salle de bains, et Omiyo se retrouva face à face avec Keiko. Les yeux humides de Keiko avaient un éclat perçant. Omiyo baissa la tête. Il semblait s’être passé quelque chose car l’une des joues de la jeune fille, malgré la pâleur de son visage, était toute rouge.
« Qu’y a-t-il, mademoiselle ? » demanda, sans le vouloir, Omiyo.
Keiko ne répondit pas et, sans que l’expression de ses yeux changeât, elle se leva. Elle pouvait entendre le bruit de l’eau dans la salle de bains. Otoko devait faire couler de l’eau froide dans son bain trop chaud. La baignoire aurait dû déborder et pourtant l’eau continuait toujours à couler.
Keiko s’approcha du miroir accroché sur le mur de l’atelier, sortit de son sac à main de quoi retoucher son maquillage et peigna ses cheveux avec un petit peigne en argent. Dans le cabinet de toilette devant la salle de bains se trouvaient une coiffeuse et une psyché.
Keiko hésita à pénétrer dans cette pièce où Otoko s’était déshabillée. Du tiroir supérieur d’un placard, elle sortit le premier vêtement non doublé qui se trouvait en haut de la pile et se changea de pied en cap. Puis, elle essaya d’introduire les manches du vêtement non doublé dans celles de son long kimono de dessous et d’ajuster les encolures. Mais ses mains étaient malhabiles.
« Otoko… », appela-t-elle soudain.
Keiko baissa la tête et ses yeux tombèrent sur les motifs imprimés sur les manches et le bas de son vêtement. Il lui sembla y reconnaître Otoko. C’était à son intention que celle-ci en avait dessiné les impressions. Elle avait représenté des fleurs estivales mais d’une manière si audacieusement abstraite qu’on ne pouvait croire que ce fût elle qui les eût dessinées. Cela ressemblait à des volubilis, mais c’étaient en fait des fleurs imaginaires qui se coloraient de nuances variées conformes au goût du jour. Le tout donnait une impression de jeunesse et de fraîcheur. Otoko avait dû dessiner ces fleurs à l’époque où Keiko et elle étaient inséparables.
« Mademoiselle, vous sortez ? » Omiyo l’appelait de la pièce voisine.
« Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? demanda Keiko, sans se retourner. Approche donc ! »
Keiko s’aperçut que Omiyo examinait d’un air soupçonneux ses efforts pour ajuster les deux encolures et pour nouer la ceinture.
« Est-ce que vous sortez ? répéta Omiyo.
— Non. »
Relevant les bords de son vêtement non doublé de la main droite et portant son obi sur le bras gauche, Keiko se dirigea vers le petit cabinet de toilette devant la salle de bains.
« Omiyo, j’ai oublié les tabi{32}. Apporte-m’en une nouvelle paire », dit-elle brusquement.
En entendant les pas de Keiko, Otoko crut qu’elle venait la rejoindre dans la salle de bains et l’appela : « Keiko, l’eau est délicieuse ! » Mais Keiko se tenait devant la psyché et attachait sa ceinture. Elle la noua si fort qu’elle pénétra presque dans sa chair.
Omiyo apporta les tabi et, sans un mot, les déposa aux pieds de Keiko. Puis elle sortit.
« Dépêche-toi donc ! » cria, de nouveau, Otoko.
Assise dans la baignoire avec de l’eau jusqu’à la poitrine, Otoko fixait la porte en bois de cryptomeria, s’attendant à voir entrer Keiko d’une minute à l’autre. Mais nul bruit ne se faisait entendre de l’autre côté de la porte, pas même le froissement de vêtements que l’on ôte.
Un doute s’empara d’Otoko : et si Keiko hésitait à venir se baigner avec elle ? Se sentant soudain oppressée, Otoko sortit de la baignoire en se cramponnant au rebord. Keiko ne voulait-elle plus se montrer nue devant elle, après cette nuit à Enoshima ?
Cela faisait plus de deux semaines que Keiko était revenue de Tôkyô. Elle avait profité de son séjour dans la capitale pour rendre visite à Oki et il l’avait emmenée à Enoshima. Depuis son retour à Kyôto, Keiko s’était baignée plusieurs fois avec Otoko et s’était montrée nue devant elle sans éprouver la moindre honte. Pourtant, c’était aujourd’hui seulement, devant les arrangements de pierres du Saihô-ji, qu’elle avait brusquement avoué à son amie avoir passé la nuit à Enoshima avec Oki. Pour Otoko, cet aveu était on ne peut plus extraordinaire et incompréhensible.
Les années aidant, Otoko avait appris à connaître jour après jour le genre de fille qu’était Keiko. Elle s’était sentie attirée et charmée par cette dernière. Otoko avait certainement sa part de responsabilité dans le comportement ambigu de la jeune fille et, bien qu’il ne fît aucun doute qu’elle eût en quelque sorte attisé le feu, elle ne pouvait être tenue pour entièrement responsable. Tandis qu’elle attendait dans la salle de bains, des gouttes d’une sueur froide perlèrent à son front.
« Keiko, tu ne viens pas ? demanda-t-elle.
— Non.
— Tu ne te baignes pas ?
— Non.
— Mais tu dois être en nage…
— Je ne le suis pas. »
Keiko reprit, après une pause : « Je regrette, Otoko. Je vous demande de me pardonner… » Sa voix était claire.
« Pardonner… » Otoko répéta les paroles de la jeune fille. « C’est moi qui ai eu tort. C’est à moi de m’excuser. »
Keiko ne répondit pas.
« Qu’as-tu à rester debout ici ?
— Je noue mon obi.
— Comment ? Ton obi… ? » Soupçonneuse, Otoko se sécha rapidement et ouvrit la porte en bois de cryptomeria. Elle vit alors Keiko dans une tenue ravissante.
« Tu sors ?
— Oui.
— Et où vas-tu ?
— Je n’en sais rien », dit Keiko, une ombre de tristesse dans ses yeux d’ordinaire si brillants.
Comme honteuse de sa nudité, Otoko enfila un léger kimono de coton.
« Je viens avec toi.
— Très bien.
— Cela t’ennuie ?
— Mais non, Otoko », dit Keiko en lui tournant le dos. Son profil se réfléchissait dans la psyché. « Je vous attends.
— Bien. Je n’en ai pas pour longtemps. Veux-tu me laisser un petit moment ? » Elle dépassa Keiko et s’assit devant la coiffeuse. Leurs regards se rencontrèrent dans le miroir.
« Que dirais-tu d’aller à Kiyamachi ? Chez Ofusa… Téléphone. S’il n’y a pas de table sur la terrasse, alors, qu’ils nous réservent une petite salle au premier étage ou n’importe où, pourvu que nous ayons vue sur la rivière… Si cela n’est pas possible, nous irons ailleurs.
— Très bien, acquiesça Keiko. Otoko, voulez-vous un verre d’eau fraîche ? Avec des glaçons…
— Volontiers. Ai-je l’air d’avoir si chaud ?
— Oui.
— Ne t’inquiète pas, je ne te lancerai pas l’un de mes glaçons à la figure… », dit Otoko, en versant quelques gouttes d’une lotion sur la paume de sa main gauche. En buvant le verre d’eau que Keiko lui avait apporté, Otoko sentit l’eau fraîche pénétrer jusque dans sa poitrine.
Pour téléphoner, il fallait se rendre dans le bâtiment principal du monastère. Lorsque Keiko revint, Otoko se changeait à la hâte.
« Nous pourrons avoir une table sur la terrasse, à condition de venir avant huit heures et demie.
— Avant huit heures et demie ? marmonna Otoko. Bien, ça va. En nous dépêchant un peu, nous pourrons dîner tranquillement. »
Otoko attira vers elle les deux battants du miroir à trois glaces et s’y dévisagea.
« Mes cheveux iront comme ceci, n’est-ce pas ? »
Keiko acquiesça. Puis elle s’approcha d’Otoko et arrangea doucement la couture dans le dos de son kimono.