Le lotus
dans les flammes

 

Il y a, dans les Vues illustrées des sites célèbres de la capitale, un passage que l’on cite souvent et qui évoque la fraîcheur des soirées sur les bords de la rivière Kamo : « … Les terrasses des maisons de plaisirs à l’est et à l’ouest dominent les berges de la rivière et leurs lumières, semblables à des étoiles, se reflètent dans l’eau, tandis que les gens festoient, installés sur des sièges bas. Les coiffes pourpre sombre des acteurs de Kabuki flottent au vent de la rivière – intimidés par l’éclat du clair de lune, ces beaux jeunes gens s’éventent avec une grâce telle que nul ne songe plus à détourner d’eux son regard. Les courtisanes sont au faîte de leur beauté, plus exquises que des roses de Chine et il émane d’elles, tandis qu’elles vont de-ci, de-là, un parfum d’orchidées et de musc… » Alors apparaissent les conteurs d’histoires drôles et les mimes : « Il y avait des singes qui interprétaient des farces, des chiens qui luttaient ensemble, des chevaux de cirque, des acrobates qui jonglaient avec des oreillers, d’autres encore qui se balançaient sur des cordes. On entendait les cris d’un vendeur ambulant, les bruits d’eau provenant des boutiques de tokoroten{33}, des cliquetis de verre qui semblaient comme une invite à la brise de la rivière. Des oiseaux étranges de Chine et du Japon, des bêtes sauvages venues du fin fond des montagnes étaient rassemblés que tous observaient, tandis que festoyaient sur les berges de la rivière des gens de toutes conditions… »

Durant l’été de 1690, Bashô{34} se rendit également sur ces lieux et écrivit : « C’est du coucher du soleil aux premières lueurs de l’aube, installé au bord de la rivière en mangeant et en buvant du saké, qu’il faut jouir de la fraîcheur du soir. Les femmes nouent leur obi de façon majestueuse, les hommes sont revêtus de leur haori{35}, des bonzes et des vieux messieurs se mêlent à la foule et même les jeunes apprentis tonneliers ou forgerons chantent à tue-tête. Une vraie scène de la capitale !

La brise de la rivière
Un léger kimono fauve sur le dos
Fraîcheur du soir

Il y a sur les berges de la rivière toutes sortes de curiosités, des petits théâtres avec des lanternes en papier, des lampes à huile et des feux de joie qui brillent comme en plein jour. » Vers la fin de l’ère Meiji{36} les premiers manèges firent leur apparition et, au début de l’ère Taishô{37}, les premiers trains en direction d’Ôsaka commencèrent à rouler sur la berge orientale de la rivière Kamo, une fois qu’on en eut agrandi le lit. À présent, seules les terrasses de Kami-Kiyamachi, de Ponto-chô ou de Shimo-Kiyamachi perpétuaient, aux yeux d’Otoko, le souvenir des scènes qui s’y déroulaient autrefois et qu’évoquaient les livres : « Les coiffes pourpre sombre des acteurs de Kabuki flottent au vent de la rivière – intimidés par l’éclat du clair de lune, ces beaux jeunes gens s’éventent avec une grâce telle que… » L’image de ces jeunes acteurs au clair de lune, leurs silhouettes troublantes se mêlant à la foule, se présentait souvent à l’esprit d’Otoko.

La première fois qu’elle avait vu Keiko, Otoko avait trouvé une certaine ressemblance entre la jeune fille et ces acteurs de Kabuki.

Maintenant encore, installée à la terrasse de la maison de thé Ofusa, Otoko se rappelait ces temps révolus. Ces acteurs de Kabuki devaient montrer plus de féminité, plus de grâce que Keiko, avec ses allures de garçon manqué. Une fois de plus, Otoko se dit que c’était bien grâce à elle que Keiko était finalement devenue la ravissante jeune fille qu’elle était à présent.

« Keiko, te souviens-tu du jour où tu es venue chez moi pour la première fois ? dit-elle.

— N’en parlons plus, Otoko.

— Il m’avait semblé voir entrer un fantôme ! »

Keiko saisit la main d’Otoko, introduisit son petit doigt dans sa bouche, le mordit et regarda son amie à la dérobée. Puis, elle murmura : « C’était un soir de printemps et une légère brume bleu pâle enveloppait le jardin… Tu semblais flotter dans la brume… »

C’étaient les mots mêmes d’Otoko. Elle lui avait dit qu’à cause de la brume qui enveloppait le jardin, elle avait cru voir un fantôme. Keiko n’avait pas oublié ces paroles et, à présent, elle les murmurait à son tour.

À maintes reprises, déjà, toutes deux s’étaient souvenues de ces paroles. Keiko savait pertinemment qu’Otoko se reprochait souvent son attachement pour sa jeune élève, bien qu’un charme équivoque eût fini par naître de cet attachement même.

Dans la maison de thé voisine, aux quatre coins de la terrasse, des lanternes en papier montées sur lampadaire avaient été dressées. Une geisha et deux maiko se tenaient là, en compagnie d’un client corpulent et déjà chauve bien qu’il ne fût pas tellement âgé. L’homme regardait la rivière et acquiesçait, l’esprit ailleurs, aux propos des jeunes maiko. Attendait-il un compagnon ou la tombée de la nuit ? Les lanternes avaient été allumées de bonne heure, mais le ciel était encore clair et elles semblaient inutiles.

La terrasse voisine était si proche de celle où se tenaient Otoko et Keiko, qu’il leur aurait suffi d’allonger le bras pour la toucher. Les terrasses qui dominaient la rivière avaient été construites de manière à faire saillie et n’étaient pas isolées les unes des autres par des stores. Les deux amies pouvaient voir non seulement ce qui se passait à côté d’elles, mais également au-dessous d’elles. Cette succession de terrasses accentuait la sensation de fraîcheur au bord de la rivière.

Sans se soucier le moins du monde d’être aperçue des clients voisins, Keiko mordit férocement le petit doigt d’Otoko. La douleur saisit Otoko au ventre, mais elle ne retira pas son doigt et ne dit rien. La langue de Keiko jouait avec l’extrémité du petit doigt. Puis la jeune fille l’ôta de sa bouche et dit :

« Il n’est pas du tout salé. C’est parce que vous avez pris un bain… »

La vaste vue qui embrassait la rivière Kamo et les Collines de l’Est de l’autre côté de la ville apaisa la colère d’Otoko. À mesure qu’elle retrouvait son calme, elle se mit à songer que c’était peut-être de sa faute si Keiko avait passé la nuit avec Oki dans cet hôtel d’Enoshima.

Keiko venait d’achever ses études secondaires lorsqu’elle s’était présentée chez Otoko. Elle lui avait déclaré avoir vu des œuvres d’elle lors d’une exposition à Tôkyô et sa photo dans un magazine et avoir été immédiatement conquise.

Cette année-là, une exposition s’était tenue à Kyôto et l’une des œuvres d’Otoko avait remporté un vif succès auprès du public et obtenu un prix.

Otoko s’était inspirée d’une photographie prise en 1877 de la célèbre courtisane de Gion, Okayo, pour peindre deux jeunes maiko jouant au ken{38}. C’était une photo truquée qui montrait une double image d’Okayo. Les deux jeunes filles étaient vêtues de façon indentique. L’une d’elles, les doigts des deux mains écartés, était presque de face, tandis que l’autre, les poings serrés, était vue de profil. Otoko avait trouvé intéressantes la position des mains, l’attitude des corps et l’expression des visages. La jeune maiko de droite avait le pouce terriblement écarté de l’index et les autres doigts recourbés en arrière. Otoko avait également aimé le vêtement imprimé à l’ancienne mode d’Okayo (bien qu’elle en ignorât les couleurs puisque la photo était en noir et blanc). Les deux jeunes filles étaient assises de part et d’autre d’un brasero carré en bois, au-dessus duquel était accrochée une bouilloire en fonte. Il y avait également là un flacon de saké, mais Otoko, jugeant ces objets vulgaires et superflus, les avait omis de son tableau. Elle avait peint, bien entendu, la même courtisane dédoublée et jouant au ken. Elle cherchait à donner l’impression singulière que les deux maiko n’étaient en réalité qu’une seule et même personne et inversement ou encore qu’elles n’étaient ni une ni deux. C’était d’ailleurs l’effet voulu sur la vieille photo truquée. Pour éviter que sa peinture ne soit insignifiante, Otoko se donna beaucoup de mal pour rendre l’expression des visages. Les vêtements qui, sur la photo, paraissaient trop volumineux, se révélèrent en fait une aide précieuse en faisant ressortir de façon vivante les quatre mains. Otoko n’avait pas exactement reproduit la photo ; pourtant, nombreux à Kyôto avaient dû être les gens qui, du premier coup d’œil, avaient reconnu là une œuvre exécutée d’après la photographie truquée d’une célèbre courtisane d’autrefois.

Un marchand de tableaux de Tôkyô, qui s’intéressait aux peintures de courtisanes, vint voir Otoko et lui proposa d’exposer à Tôkyô quelques-unes de ses œuvres de moindres dimensions. C’est à cette époque que Keiko vit les toiles d’Otoko, dont elle n’avait jusqu’à présent jamais entendu parler.

C’est sans doute en raison du renom, à Kyôto et à Ôsaka, de cette peinture représentant les deux maiko qu’un hebdomadaire s’était intéressé à Otoko. Peut-être était-ce également à cause de la beauté de la jeune artiste ? Un photographe et un journaliste de ce magazine l’avaient emmenée un peu partout dans Kyôto et l’avaient photographiée sans arrêt. En fais c’était plutôt Otoko qui les avait conduits dans les lieux où elle aimait à se promener. Un article, qui s’étendait sur trois pages grand format, lui fut ainsi consacré. On y voyait une reproduction de la peinture des courtisanes et un gros plan d’Otoko, mais presque toutes les photos étaient des vues de Kyôto, auxquelles la présence d’Otoko donnait un sens. Peut-être les journalistes désiraient-ils surtout se laisser guider par une artiste résidant à Kyôto pour photographier des sites originaux et hors des sentiers battus ? Otoko s’était sentie légèrement mortifiée en découvrant qu’elle avait été ainsi manipulée et que les trois pages qui lui étaient consacrées n’étaient en fait que des photos de paysages de Kyôto inconnus du public.

Keiko, qui n’avait jamais été à Kyôto et ignorait qu’elle avait sous les yeux les charmes secrets de la vieille capitale, n’avait vu que la beauté d’Otoko et cette beauté l’avait fascinée.

Et c’est ainsi que Keiko, enveloppée de brume bleu pâle, était apparue à Otoko, l’avait suppliée de la garder avec elle et de lui enseigner la peinture. Il avait semblé à Otoko déceler une sorte d’avidité dans la prière que lui adressait la jeune fille. Puis, brusquement, Keiko l’avait serrée dans ses bras, palpitante de désir.

« Est-ce que tes parents sont d’accord, au moins ? S’ils ne le sont pas, je ne peux te donner de réponse, avait dit Otoko.

— Mes parents sont morts. C’est moi seule qui organise ma vie », avait répondu Keiko.

De nouveau, Otoko lui avait jeté un regard soupçonneux.

« N’as-tu ni oncle ni tante, ni frères et sœurs… ?

— Je suis un fardeau pour mon frère aîné et sa femme. Et maintenant, depuis qu’ils ont eu un bébé, je les gêne encore plus.

— Mais, pourquoi cela ?

— Je suis tout attendrie devant leur bébé, mais ma façon de le dorloter leur déplaît. »

Quelques jours après que Keiko se fut installée chez Otoko, celle-ci reçut une lettre du frère de la jeune fille. Il lui demandait de bien vouloir garder sa sœur auprès d’elle, bien que cette dernière se conduisît souvent de façon irresponsable, n’en fît jamais qu’à sa tête et ne fût même pas capable d’être une bonne employée de maison. Il envoyait également les vêtements et les effets personnels de la jeune fille. À les voir, Otoko eut l’impression que Keiko venait d’une famille aisée.

Quelque temps après le début de leur existence commune, Otoko comprit pourquoi la façon dont Keiko cajolait le bébé avait déplu à son frère et à sa jeune femme. Son comportement avait vraiment de quoi surprendre.

Cela devait faire une semaine que Keiko habitait chez Otoko. La jeune fille avait insisté pour que Otoko la coiffât de la façon qu’il lui plairait. Tandis que Otoko lui lissait les cheveux, elle tira involontairement trop fort sur une mèche.

— Mademoiselle Ueno, tirez plus fort… lui avait dit Keiko. Empoignez mes cheveux de telle sorte que j’aie l’air d’être suspendue à eux… »

Otoko retira sa main. Keiko se tourna vers elle et pressa ses lèvres et ses dents sur le dos de sa main. Puis, elle dit :

« Mademoiselle Ueno, quel âge aviez-vous lors de votre premier baiser ?

— Quelle question saugrenue !…

— Moi, j’avais quatre ans. Je m’en souviens très bien. C’était un oncle éloigné du côté de ma mère, il devait avoir à l’époque environ trente ans et je l’aimais bien. Il était assis tout seul au salon, je me suis approchée de lui en trottinant et je l’ai embrassé. Il était tellement ahuri qu’il s’est essuyé les lèvres avec sa main. »

Sur cette terrasse surplombant la rivière Kamo, Otoko s’était rappelé l’histoire de ce baiser enfantin. Cette bouche qui, à quatre ans, avait embrassé un homme était à présent sienne et venait à l’instant même de tenir entre ses lèvres son petit doigt.

« Otoko, vous souvenez-vous de cette pluie de printemps, la première fois que vous m’avez emmenée sur le mont Arashi ?

— Mais oui, Keiko.

— Et de la vieille femme qui vendait des nouilles… ? »

Deux ou trois jours après l’arrivée de Keiko, Otoko lui avait fait visiter le Pavillon d’Or, le Ryôan-ji et enfin le mont Arashi. Elles étaient entrées dans un petit restaurant où l’on servait des nouilles de froment, au bord de la rivière, non loin du pont de Togetsu. La patronne du restaurant s’était plainte de la pluie.

« J’aime bien la pluie. C’est une jolie pluie de printemps, avait répondu Otoko.

— Oh, merci beaucoup, madame », avait dit poliment la patronne, en s’inclinant légèrement.

Keiko avait regardé Otoko et lui avait murmuré : « Est-ce à propos du temps qu’elle vous remercie ?

— Comment ? » La réponse de la vieille femme avait semblé naturelle à Otoko, et elle n’y avait pas prêté une grande attention.

« Je suppose que oui. À propos du temps…

— Voilà qui est intéressant. C’est amusant de remercier quelqu’un au nom du temps, poursuivit Keiko. Est-ce ainsi que l’on fait à Kyôto ?

— Ma foi, peut-être… »

Il était, en effet, possible d’interpréter ainsi la réponse de la vieille femme. Sans doute était-ce une marque de politesse à l’intention des deux promeneuses qui avaient vu le mont Arashi sous la pluie. Pourtant, ce n’était pas la politesse qui avait poussé Otoko à répondre que la pluie ne la gênait nullement. Elle trouvait réellement un certain charme à cette pluie de printemps tombant sur le mont Arashi et c’était pourquoi la vieille femme l’avait remerciée. Elle semblait avoir parlé au nom du temps ou au nom du mont Arashi sous la pluie. C’était une réaction somme toute naturelle de la part de quelqu’un qui possédait un restaurant à cet endroit, mais elle avait paru singulière à Keiko.

« C’est délicieux, n’est-ce pas ? J’aime beaucoup ce petit restaurant », dit Keiko. C’était leur chauffeur de taxi qui le leur avait indiqué. À cause de la pluie, Otoko avait loué un taxi pour la demi-journée.

Bien que ce fût l’époque des cerisiers en fleur, et sans doute à cause de la pluie, les promeneurs sur le mont Arashi étaient étrangement peu nombreux ; c’était aussi l’une des raisons pour lesquelles Otoko avait dit « aimer la pluie ». Celle-ci estompait les contours des montagnes au-delà de la rivière, les adoucissait et les embellissait. Lorsque Otoko et Keiko sortirent du restaurant et se dirigèrent vers le taxi qui les attendait, elles n’eurent même pas besoin d’ouvrir leur parapluie tellement il pleuvait doucement et ce fut à peine si elles s’aperçurent que leurs vêtements étaient mouillés. Dès que les gouttes de pluie tombaient sur la surface de la rivière, elles y disparaissaient sans laisser la moindre trace. Sur la montagne, les fleurs de cerisiers se mêlaient au vert tendre des jeunes pousses et, sur les arbres, les couleurs vives des bourgeons étaient adoucies par la pluie.

Le mont Arashi n’était pas le seul à avoir du charme sous la pluie de printemps. Le Temple des Mousses et le Ryôan-ji n’en étaient pas dépourvus non plus. Dans le jardin du Temple des Mousses un camélia rouge était tombé sur la mousse humide d’un vert éclatant, jonchée de petites andromèdes blanches. Le camélia tournait sa corolle vers le haut, comme s’il avait fleuri sur la mousse. Et, dans le jardin du Ryôan-ji, les pierres que la pluie avait mouillées miroitaient chacune à sa manière.

« Lorsqu’on utilise un vase en céramique d’Iga au cours de la cérémonie du thé, on le mouille au préalable. Et l’impression est la même qu’avec ces pierres », dit Otoko. Mais Keiko n’avait jamais vu de vases en céramique d’Iga et elle n’avait éprouvé aucune impression particulière devant le miroitement des pierres.

Mais, une fois qu’Otoko le lui eut signalé et qu’à son tour elle y eut prêté attention, Keiko fut frappée par les gouttes de pluie accrochées aux pins le long du chemin qui conduisait dans l’enceinte du monastère. Sur toutes les branches de l’arbre, à l’extrémité de chaque aiguille, une gouttelette de pluie perlait. Les aiguilles de pin avaient l’air de tiges où se seraient épanouies des fleurs de rosée. Ces fleurs délicates, écloses sous la pluie de printemps, échappaient le plus souvent à l’attention. Les érables, dont les bourgeons n’étaient pas encore ouverts, étaient également constellés de gouttes de pluie.

Les gouttelettes de pluie suspendues aux aiguilles de pin n’étaient pas un phénomène rare, et on pouvait les remarquer partout ailleurs, mais c’était, pour Keiko, un spectacle nouveau qui lui parut n’appartenir qu’à Kyôto. Ces gouttes de pluie accrochées aux aiguilles de pin et la courtoisie de la patronne du restaurant de nouilles furent ses premières impressions de Kyôto. Non seulement elle découvrait la ville, mais elle la découvrait en compagnie d’Otoko.

« Savoir si la vieille femme du restaurant se porte bien ? dit Keiko. Nous ne sommes plus retournées depuis sur le mont Arashi.

— C’est vrai. Pour moi, c’est en hiver que le mont Arashi est le plus beau… Lorsque les trous d’eau dans la rivière prennent cette teinte si froide… Alors, nous y retournerons.

— Devrons-nous donc attendre l’hiver ?

— Il sera là sous peu.

— Mais pas du tout ! Nous ne sommes pas encore au cœur de l’été, et ensuite il y aura l’automne…

— Nous pouvons y aller n’importe quand ! dit Otoko en riant. Même demain…

— C’est ça, allons-y demain ! Je dirai à la patronne du restaurant que j’aime le mont Arashi en été et elle me remerciera probablement. Au nom de l’été !

— Et au nom du mont Arashi ! »

Keiko regarda la rivière.

« Otoko, en hiver, il ne doit plus y avoir de couples qui se promènent ainsi sur les bords de la rivière ? »

En fait, des jeunes gens se promenaient en grand nombre non pas sur les bords de la rivière, mais sur les deux jetées aménagées entre les rivières Misosogi et Kamo, et entre cette dernière et le canal à l’est. La plupart d’entre eux étaient des amoureux et rares étaient les couples accompagnés de leurs enfants. De jeunes amoureux marchaient serrés les uns contre les autres ou s’asseyaient côte à côte au bord de l’eau. Ils étaient plus nombreux à mesure que le crépuscule tombait.

« Il fait beaucoup trop froid ici en hiver, dit Otoko.

— Je me demande s’il durera même jusqu’à l’hiver ?

— Quoi donc… ?

— Leur amour… Il est certain que, d’ici là, beaucoup parmi ces amoureux n’auront plus envie de se voir.

— Ainsi, c’est à cela que tu penses ? » demanda Otoko. Keiko acquiesça. « Pourquoi te faut-il donc réfléchir à ce genre de choses ? poursuivit Otoko. Tu as bien le temps…

— Parce que je ne suis pas aussi sotte que vous qui, depuis vingt ans, continuez à aimer un homme qui ne vous a fait que du mal ! »

Otoko ne répondit pas.

« Otoko, ne comprendrez-vous donc jamais que M. Oki vous a abandonnée ?

— Cesse de me parler sur ce ton ! » Comme elle se détournait, Keiko allongea la main pour arranger une mèche folle sur la nuque de son amie.

« Otoko, pourquoi ne m’abandonnez-vous pas ?

— Comment ?

— Je suis le seul être au monde que vous puissiez abandonner. Alors, faites-le donc…

— Je me demande de quoi tu veux parler ? » Otoko semblait éluder la question, mais ses yeux étaient rivés à ceux de la jeune fille. À son tour, elle mit un peu d’ordre dans les mèches que Keiko venait d’arranger.

« Je veux parler de la façon dont M. Oki vous a abandonnée, reprit Keiko avec obstination, en regardant Otoko droit dans les yeux. Mais il semble que vous n’ayez jamais voulu l’admettre…

— “Abandonner, être abandonné…”, je n’aime pas ces mots !

— Mieux vaut être précis. » Il y avait une lueur bizarre dans les yeux de Keiko. « Comment définiriez-vous la chose ?

— Nous nous sommes séparés.

— Mais c’est faux ! Maintenant encore, il est en vous, comme vous êtes en lui…

— Où veux-tu en venir, Keiko ? Je ne te comprends pas.

— Otoko, aujourd’hui, j’ai cru que vous alliez m’abandonner.

— Mais tout à l’heure, à la maison, n’ai-je pas reconnu que j’avais eu tort ? Ne me suis-je pas excusée ?

— C’est moi qui me suis excusée. »

C’était à titre de réconciliation que Otoko avait emmené la jeune fille dîner à Kiyamachi, mais pourraient-elles jamais se réconcilier ? Keiko n’était pas une nature à se contenter d’un amour paisible ; elle tenait tête à Otoko, se disputait avec elle ou encore faisait la moue. Otoko s’était sentie blessée lorsqu’elle lui avait avoué avoir passé la nuit à Enoshima avec Oki. Keiko, qui lui était tellement attachée, se dressait à présent contre elle. Elle avait prétendu que c’était pour Otoko qu’elle voulait se venger d’Oki, mais il semblait à Otoko que c’était d’elle que Keiko cherchait à se venger. De plus, elle se sentait à la fois horrifiée et désespérée à la pensée que Oki n’avait pas hésité à séduire son élève, alors qu’il lui aurait été si facile de le faire avec d’autres femmes.

« Otoko, vous n’allez pas m’abandonner ? demanda de nouveau Keiko.

— Si tu y tiens tant que cela, je le ferai ! Ce serait encore ce qui pourrait t’arriver de mieux.

— Assez ! J’ai horreur que vous me parliez ainsi ! » Keiko secoua la tête. « Je ne pensais pas à moi en disant cela. Si vous me gardez avec vous…

— Il serait préférable pour toi que nous nous séparions. » Otoko s’efforçait de parler calmement.

« Êtes-vous déjà loin de moi, dans votre cœur ?

— Bien sûr que non !

— Quelle joie ! J’étais si malheureuse à l’idée que vous puissiez me quitter.

— Mais n’était-ce pas ton idée ?

— Mon idée… ? Vous pensiez que je vous quitterais ? »

Otoko ne répondit pas.

« Je ne vous quitterai jamais ! » dit Keiko avec fougue.

Elle saisit la main d’Otoko et, de nouveau, lui mordit le petit doigt.

« Tu me fais mal ! » Otoko se recula et retira son doigt. « Tu me fais mal, voyons !

— Si je vous mords, c’est que je veux vous faire mal ! »

On leur apporta le dîner. Tandis que la serveuse disposait les plats, Keiko, impoliment, se tourna de côté et resta à contempler un groupe de lumières sur le mont Hiei. Otoko échangea quelques mots avec la serveuse, une main posée sur l’autre. Elle craignait que les marques des dents de Keiko fussent visibles.

Lorsque la serveuse se fut éloignée, Keiko, à l’aide de ses baguettes, détacha un morceau d’anguille dans sa soupe et le porta à sa bouche. Puis, la tête baissée, elle dit :

« Pourtant, Otoko, vous devriez me quitter.

— Tu es têtue, tu sais !

— Je suis le genre de fille que son amoureux abandonne. Vous me trouvez têtue, Otoko ? »

Otoko ne répondit pas. Un sentiment de culpabilité plusieurs fois éprouvé et qui semblait la transpercer comme l’aurait fait une aiguille s’empara d’elle, tandis qu’elle se demandait si les femmes se montraient plus têtues entre elles qu’elles ne l’étaient vis-à-vis des hommes. Son petit doigt, que Keiko avait mordu, ne lui faisait plus mal, pourtant elle avait l’impression qu’on y avait enfoncé une aiguille. Était-ce elle qui avait ainsi appris à la jeune fille à la faire souffrir ?

Un jour, quelque temps après qu’elle se fut installée chez Otoko, Keiko, qui faisait de la friture à la cuisine, s’était précipitée auprès de son amie.

« Otoko, l’huile a giclé…

— Tu t’es brûlée ?

— Ça pique ! » dit Keiko, en lui montrant sa main. Le bout d’un des doigts était tout rouge. Otoko lui prit la main.

« Cela n’a pas l’air bien méchant ! » dit-elle, en glissant le doigt de la jeune fille dans sa bouche. Saisie par le contact de sa langue avec le doigt, Otoko le retira aussitôt. Keiko, à son tour, le mit dans sa bouche.

« Otoko, dois-je le lécher ?

— Keiko, et la friture ?

— C’est vrai ! Je n’y pensais plus ! » dit la jeune fille, en se précipitant à la cuisine.

Une nuit – quand cela s’était-il passé ? – Otoko avait promené ses lèvres sur les paupières closes de la jeune fille, mordillé et chatouillé ses oreilles jusqu’à ce qu’elle finît par gémir et par se contracter sous les caresses. La réaction même de Keiko avait incité Otoko à continuer.

Otoko se souvenait qu’autrefois Oki avait agi avec elle de la même façon. Sans doute à cause de son extrême jeunesse, il n’éprouvait pas la moindre hâte à l’embrasser sur la bouche et, tandis qu’il embrassait son front, ses paupières et ses joues, Otoko se laissait faire et se détendait. Keiko était plus âgée de deux ou trois ans qu’elle ne l’était elle-même alors et toutes deux étaient du même sexe, mais la jeune fille réagissait aux caresses avec plus de force encore que ne l’avait fait Otoko.

Pourtant, Otoko se sentait coupable de répéter avec Keiko les caresses d’Oki, mais, dans le même temps, cette pensée la faisait frissonner d’une ardeur nouvelle.

« Laissez-moi, Otoko ! Cela suffit ! » avait dit Keiko, en se blottissant contre elle, sa poitrine nue frôlant celle de son amie. « N’avons-nous pas le même corps ? »

Otoko s’était brusquement reculée.

Keiko s’agrippait à elle de plus belle. « C’est vrai, n’est-ce pas ? Nous avons le même corps, Otoko ! »

Otoko s’était demandé si la jeune fille était vierge. Les réflexions de Keiko, auxquelles elle n’était pas encore habituée, la prenaient toujours au dépourvu.

« Nous sommes différentes », murmura Otoko, tandis que la main de Keiko cherchait ses seins. Il n’y avait nulle timidité dans ce geste, rien qu’une certaine gaucherie dans les doigts et dans la paume de la main.

« Il ne faut pas ! dit Otoko, en saisissant la main de Keiko.

— Otoko, vous êtes déloyale ! » Les doigts de Keiko se firent plus fermes.

Vingt ans auparavant, tandis que Oki caressait sa poitrine, Otoko lui avait dit :

« Ne faites pas cela, s’il vous plaît ! » Dans Une jeune fille de seize ans, Oki avait employé ces mêmes mots. Otoko ne les aurait certainement pas oubliés, mais il lui avait semblé, à les lire ainsi dans le roman, qu’ils étaient devenus éternels.

Et voilà que Keiko, à son tour, disait la même chose. Était-ce parce qu’elle avait lu Une jeune fille de seize ans ? Ou étaient-ce là les paroles que prononcerait n’importe quelle jeune fille dans la même situation ?

Il y avait également, dans le roman, une description des petits seins d’Otoko. Oki avait écrit qu’il éprouvait à les caresser un bonheur rare, semblable à un bienfait du ciel.

Comme Otoko n’avait jamais allaité d’enfants, la pointe de ses seins avait gardé sa couleur sombre. Vingt ans après, cette couleur n’avait pas changé. Mais, vers trente-trois ou trente-quatre ans, ses seins avaient commencé à perdre de leur galbe.

Dans le bain, Keiko n’avait certainement pas manqué de remarquer les seins menus de son amie et elle s’en était assurée plus tard en les touchant. Otoko se demandait si elle ferait un jour une réflexion à ce sujet, mais Keiko ne dit rien. Elle ne dit rien non plus lorsque, en réponse à ses caresses, les seins d’Otoko devinrent plus pleins. Bien que Otoko tint son silence pour une victoire, l’attitude de la jeune fille n’en était pas moins étrange.

Parfois, Otoko voyait dans la rondeur de ses seins quelque chose de morbide et de pervers, parfois elle en était honteuse, mais elle s’étonnait constamment des changements survenus dans son corps à l’approche de la quarantaine. Naturellement, ces changements étaient différents de ceux qu’elle avait constatés lorsque, à dix-sept ans, elle s’était trouvée enceinte.

Depuis sa séparation d’avec Oki, vingt ans plus tôt, aucun homme n’avait plus caressé ses seins. Entre-temps, sa jeunesse et ses chances de mariage s’étaient envolées. Et c’était la main d’une femme, Keiko, qui de nouveau les avait caressés.

Après qu’elle se fut installée à Kyôto avec sa mère, Otoko. avait eu de nombreuses occasions d’aimer et de se marier, mais elle n’en avait pas tenu compte. À peine avait-elle compris qu’un homme était amoureux d’elle que le souvenir d’Oki s’imposait avec plus de force à son esprit. C’était plus qu’un souvenir, c’était une réalité. Lorsqu’elle s’était séparée d’Oki, Otoko pensait ne jamais se marier. Dans son trouble et dans sa douleur, elle ne parvenait pas même à songer au lendemain et, à plus forte raison, à un lointain mariage. Mais la résolution de ne pas se marier avait germé dans sa tête et elle ne revint jamais sur sa décision.

Naturellement, sa mère aurait souhaité qu’elle se mariât. Elle était venue à Kyôto afin d’éloigner sa fille d’Oki et afin de l’aider à retrouver son calme et non dans l’intention de s’y établir définitivement.

Tout en prenant soin de ménager Otoko, sa mère l’observait. Lorsque Otoko eut vingt ans, elle lui parla pour la première fois de mariage. C’était au monastère Nembutsu d’Adashino, au fond de la plaine de Saga, la nuit de la Cérémonie des Mille Lumières.

Innombrables, usés et de petite taille, les monuments funéraires de Ceux dont nul ne porte le deuil étaient alignés et devant eux brillaient les « Mille Lumières » déposées à titre d’offrandes. La mère d’Otoko avait les yeux embués de larmes. Les faibles lumières brillant dans les ténèbres accroissaient encore le sentiment de tristesse qui se dégageait des stèles funéraires. Otoko continuait à se taire, bien qu’elle eût remarqué les larmes dans les yeux de sa mère.

Il faisait nuit lorsqu’elles rentrèrent en empruntant un chemin de campagne.

« Dieu que c’est triste ! dit la mère d’Otoko. Tu ne te sens pas triste, Otoko ? » À deux reprises, elle avait employé le mot « triste », mais chaque fois, semblait-il, dans un sens différent. Elle se mit alors à parler d’une proposition de mariage qu’un ami de Tôkyô avait portée à sa connaissance.

« Je regrette, mère, mais je ne peux me marier, dit Otoko.

— Je ne connais pas de femme qui ne se marie pas !

— Il y en a, pourtant.

— Si tu ne te maries pas, nous ferons partie toi et moi de Ceux dont nul ne porte le deuil.

— J’ignore de quoi tu veux parler.

— Ce sont les défunts qui n’ont pas de famille qui puisse prier pour le repos de leur âme.

— Cela, je le sais bien. Mais, qu’entends-tu par là ? » Elle se tut un instant. « Tu veux parler d’après la mort ?

— Pas seulement. Même de son vivant, une femme sans mari ni enfants est semblable à ces défunts. Imagine que je ne t’aie pas ! Tu es encore jeune, mais… » Elle hésita légèrement. « Tu peins souvent le visage de ton enfant, n’est-ce pas ? As-tu l’intention de continuer encore longtemps… ? »

Otoko ne répondit pas.

Sa mère lui dit tout ce qu’elle savait concernant la proposition de mariage. Il s’agissait d’un employé de banque.

« Si tu désires le rencontrer, nous pourrions aller à Tôkyô.

— À ton avis, qu’est-ce qui s’offre à ma vue, tandis que je t’écoute ? demanda Otoko.

— Tu vois quelque chose ? Quoi donc ?

— Des barreaux de fer. Je vois les barres de fer aux fenêtres de cet hôpital psychiatrique ! »

Sa mère, le souffle coupé, se tut.

Par la suite, et du vivant de sa mère, Otoko reçut deux ou trois autres demandes en mariage.

« À quoi bon continuer à penser à M. Oki ? Il n’en saura jamais rien et il n’y a rien que tu puisses faire pour lui », disait sa mère qui semblait plus encore la supplier que la mettre en garde et cherchait toujours à la marier. « À attendre ainsi en vain cet homme, on dirait que tu attends le passé. Ni le temps ni les fleuves ne reviennent jamais en arrière.

— Je n’attends rien ni personne, avait répondu Otoko.

— Tu ne fais que te souvenir… ? Tu ne peux l’oublier… ?

— Non, ce n’est pas cela.

— Vraiment ? Tu étais si jeune alors et si naïve encore lorsque M. Oki t’a séduite, et c’est pourquoi, sans doute, la blessure a été si profonde et la cicatrice si lente à disparaître. Je l’ai haï pour s’être montré si cruel avec une enfant comme toi ! »

Otoko n’avait pas oublié les paroles de sa mère. Elle se demandait si c’était à cause de son jeune âge et de son innocence qu’elle avait pu vivre un semblable amour. C’était, sans nul doute, la raison pour laquelle elle éprouvait toujours cette passion aveugle. Lorsque, saisie de spasmes, elle mordait l’épaule d’Oki, elle ne s’apercevait même pas que le sang coulait.

Après sa séparation d’avec Oki et sa venue à Kyôto, Otoko avait été sidérée de lire dans Une jeune fille de seize ans qu’en venant la retrouver, Oki réfléchissait chaque fois longuement à la façon dont il lui ferait l’amour et qu’il procédait généralement comme il était convenu de le faire. Elle avait été stupéfaite d’apprendre ainsi qu’à cette perspective son cœur tressaillait de joie. Il était impossible pour la jeune fille soumise et inexpérimentée qu’était alors Otoko d’imaginer qu’un homme pût à l’avance prévoir l’ordre qu’il suivrait et les procédés dont il userait avec sa maîtresse. Otoko, elle, subissait tout et faisait tout ce que Oki lui demandait. Sa jeunesse même l’empêchait de s’étonner de quoi que ce fût. Oki l’avait dépeinte comme une jeune fille extraordinaire, une femme entre toutes les femmes, et il avait écrit que c’était grâce à elle qu’il avait épuisé les différentes manières de faire l’amour.

En lisant ce passage, Otoko s’était sentie brûler d’humiliation. Pourtant, elle avait encore sous les yeux leurs étreintes qu’elle ne parvenait pas à chasser de sa mémoire. Son corps s’était raidi et elle s’était mise à trembler. Puis, à mesure que le calme revenait, une sensation de joie et de plénitude s’empara de tout son être. Son amour passé revenait à la vie.

Sur le chemin sombre, alors qu’elle rentrait de la Cérémonie des Mille Lumières d’Adashino, ce n’étaient pas seulement les barres de fer de sa chambre de malade qui s’étaient offertes à sa vue. Elle se revoyait également dans les bras d’Oki.

S’il n’y avait pas fait allusion dans son roman, il est probable qu’après toutes ces longues années, Otoko elle-même aurait fini par oublier cette vision d’Oki étreignant son corps.

Otoko était devenue blême de rage, de jalousie et de désespoir, lorsque Keiko lui avait précisé qu’à Enoshima Oki s’était montré « incapable de poursuivre », après qu’elle eut appelé « Otoko ! Otoko ! » Mais il lui sembla que Oki, lui aussi, avait dû se souvenir d’elle à cet instant précis. Même s’il n’avait pas pensé à elle consciemment, l’image d’Otoko dans ses bras ne s’était-elle pas alors présentée à son esprit ?

À mesure que les mois, puis les années passaient, la vision de leurs étreintes s’était progressivement purifiée dans le souvenir d’Otoko, passant du physique au spirituel. À présent, Otoko n’était plus innocente et Oki ne l’était pas davantage. Mais, à ses yeux, leurs étreintes d’autrefois étaient parfaitement chastes. Ce souvenir – rêve ou réalité – était une vision sacrée et sublimée de son amour.

Lorsqu’elle se rappela les gestes que Oki lui avait appris et qu’il lui arriva de procéder de la même façon avec Keiko, Otoko craignit que cette vision sacrée ne fût souillée ou ne disparût, mais celle-ci ne s’effaça point de son esprit.

Keiko avait l’habitude, même en présence d’Otoko, d’enduire ses jambes, ses bras et ses aisselles d’une crème à épiler. Naturellement, les premiers temps de son installation chez Otoko, elle le faisait en se cachant. Si Otoko l’interrogeait au sujet d’une odeur étrange dans la salle de bains (qu’est-ce que tu faisais ? Cette drôle d’odeur, qu’est-ce que c’est ?), Keiko ne répondait pas. Otoko n’était pas familiarisée avec les crèmes à épiler, n’ayant jamais eu besoin d’en employer. Sa peau n’était pas même couverte d’un fin duvet.

La première fois qu’elle surprit Keiko enduisant de crème sa jambe tendue, Otoko fronça les sourcils d’étonnement.

« Quelle horrible odeur ! Qu’est-ce que c’est ? »

Puis, lorsqu’elle vit les poils se détacher tandis que Keiko essuyait la crème, Otoko se couvrit les yeux de sa main : « Mais, c’est répugnant ! Arrête ! Cela me donne la chair de poule ! » Otoko frissonnait réellement.

« C’est dégoûtant ! Pourquoi fais-tu une chose pareille ?

— Mais, Otoko, toutes les femmes le font ! »

Otoko se taisait.

« Est-ce que cela ne vous dégoûterait pas davantage de toucher une peau velue ? »

Otoko continuait à se taire.

« Je suis une femme, après tout… »

C’était pour que Otoko trouvât sa peau douce au toucher que Keiko s’épilait. Bien que son amie fût une femme, c’était pour elle que la jeune fille désirait avoir une peau soyeuse. Otoko se sentait oppressée à la fois par le dégoût qu’elle avait éprouvé en voyant la jeune fille s’épiler et par la passion qu’elle décelait dans ses paroles explicites. Bien après que Keiko fut allée se baigner pour enlever le reste de la crème, Otoko croyait en sentir encore l’infecte odeur.

Lorsque Keiko revint auprès d’Otoko, elle dit :

« Touchez, Otoko. Ma peau est toute lisse. » Elle allongea sa jambe et releva le bas de son vêtement. Otoko jeta un bref regard sur la jambe blanche, mais ne la toucha pas. Keiko, de sa main droite, caressa sa jambe.

« Otoko, pourquoi cet air préoccupé ? » dit-elle en regardant Otoko comme si quelque chose n’allait pas. Otoko évita son regard.

« Keiko, à compter d’aujourd’hui, ne t’épile plus devant moi.

— Je ne veux rien vous cacher. Je n’ai pas de secrets pour vous.

— Mais, à quoi bon me montrer quelque chose qui me dégoûte ?

— Cela ne vous dégoûtera plus, une fois que vous y serez habituée. C’est la même chose que de se couper les ongles des pieds.

— C’est un manque de tenue de se couper les ongles ou de les limer devant les gens. Quand tu te coupes les ongles, tu les laisses sauter… Arrange-toi pour faire un écran de tes mains.

— Très bien », acquiesça Keiko.

Cependant, si Keiko, par la suite, ne s’épila plus ostensiblement en présence d’Otoko, elle ne fit rien non plus pour se soustraire à sa vue. Otoko, contrairement à ce que Keiko croyait, ne s’habitua jamais à ce spectacle. La crème ne sentait plus aussi mauvais qu’auparavant, soit qu’elle eût été améliorée, soit que Keiko eût changé de produit, mais le spectacle de la jeune fille en train de s’épiler lui donnait toujours la chair de poule. Elle ne pouvait supporter de voir les poils des jambes et des aisselles se détacher au fur et à mesure que Keiko essuyait la crème. Elle préférait quitter la pièce. Pourtant, du fond de sa répugnance même, une flamme surgissait et s’évanouissait, puis surgissait de nouveau. Si petite et si lointaine était cette flamme qu’Otoko pouvait à peine la voir avec les yeux de l’esprit, mais elle était si pure et si tranquille qu’on eût difficilement pu y déceler une ombre de désir. Cette flamme, dans sa tranquillité et sa pureté mêmes, rappelait à Otoko Oki et la jeune fille qu’elle était vingt ans auparavant. La pensée d’un contact entre femmes et la sensation sur sa propre peau de la peau de la jeune fille étaient à l’origine du dégoût qu’éprouvait Otoko à voir Keiko s’épiler ; elle avait été prise de nausées avant même de pouvoir se l’expliquer. Mais le souvenir d’Oki vint singulièrement à bout de cette sensation de dégoût.

Lorsqu’elle faisait l’amour avec Oki, Otoko n’avait jamais songé au fin duvet qu’elle avait sous les aisselles, pas plus qu’elle ne s’était souciée de savoir si Oki, pour un homme, était peu poilu ou très poilu. Avait-elle perdu le sens des réalités ? Maintenant, elle était plus à son aise avec Keiko, elle était parvenue à une maturité d’où un certain vice n’était pas absent. Elle avait été surprise de découvrir grâce à Keiko qu’après toutes ces années de solitude loin d’Oki, elle avait tout de même mûri en tant que femme. Otoko craignait que ne fût brusquement détruite la vision sacrée et jalousement gardée au fond de son cœur, la vision de son amour pour Oki, si elle aimait un autre homme et non Keiko.

Après sa séparation d’avec Oki, Otoko avait manqué son suicide, mais elle avait toujours souhaité mourir jeune. Elle aurait voulu mourir dans les douleurs de l’accouchement, avant son suicide raté et avant que son enfant ne mourût à son tour, ainsi elle aurait échappé aux barreaux de fer de l’hôpital psychiatrique. Ce désir secret, les mois et les années passant, avait assaini la blessure que lui avait infligée Oki.

« Tu es bien trop merveilleuse pour moi. Notre amour tient du prodige, je ne pensais pas qu’il fût possible à un être humain de vivre un amour pareil. L’on aimerait pouvoir en mourir ! » Aujourd’hui encore, Otoko n’avait pas oublié les douces paroles d’Oki. Les phrases de ce genre étaient fort nombreuses dans son roman et les dialogues semblaient n’avoir plus de lien ni avec Oki ni avec Otoko, et vivre d’une vie éternelle. Les amants d’autrefois n’étaient peut-être plus, mais, dans sa tristesse, Otoko avait au moins la nostalgique consolation de voir son amour immortalisé dans une œuvre littéraire.

Otoko possédait un rasoir qui lui venait de sa mère. Bien qu’elle n’en eût en réalité pas besoin, Otoko, comme mue par le souvenir, l’utilisait parfois pour raser le fin duvet sur sa nuque, sur son front ou autour de sa bouche.

Un jour, voyant Keiko commencer à s’enduire de crème à épiler, elle dit brusquement en saisissant le rasoir dans la coiffeuse :

« Keiko, laisse-moi te raser. » À la vue du rasoir, Keiko perdit son calme et s’enfuit en criant : « Non, Otoko ! Pas ça ! J’ai peur ! » Otoko se lança à sa poursuite.

« Ne crains rien ! Voyons, laisse-moi faire ! »

Keiko se laissa rattraper sans opposer de résistance et retourna de mauvaise grâce près de la coiffeuse. Mais, lorsque Okoto enduisit son bras de savon et y appliqua le rasoir, les doigts de Keiko se mirent à trembler légèrement. Okoto était loin de prévoir une semblable réaction chez la jeune fille.

« N’aie pas peur, il n’y a aucun danger si tu gardes le bras immobile. Cesse de trembler… »

Les craintes et l’anxiété même de Keiko stimulaient Otoko. C’était une tentation. Son corps se raidit comme si une force nouvelle se déversait dans ses épaules.

« Puisque tu as peur, je ne te raserai pas sous les bras. Mais le visage…, dit Otoko.

— Attendez un peu. Laissez-moi le temps de respirer », répondit Keiko, qui retenait son souffle.

Otoko rasa la jeune fille au-dessus des sourcils et sous la lèvre inférieure. Lorsqu’elle s’attaqua au fin duvet sur son front, Keiko garda les yeux fermés. Le visage légèrement tourné vers le haut, elle appuya sa tête sur la main d’Otoko qui lui soutenait la nuque.

Le cou long et mince de la jeune fille retint le regard d’Otoko. Il était frêle, gracieux et délicat, avec quelque chose d’innocent qui ne ressemblait pas à Keiko et qui respirait la jeunesse.

Otoko s’était interrompue dans son geste, et la jeune fille ouvrit les yeux :

« Que se passe-t-il, Otoko ? »

Otoko avait soudain songé que Keiko mourrait si elle enfonçait le rasoir dans ce cou ravissant. Il suffirait d’un instant pour l’atteindre dans ce qu’elle avait de plus joli.

Bien qu’il ne fût pas aussi beau que celui de Keiko, Otoko avait cependant un joli cou de jeune fille. Un jour que Oki entourait son cou de ses bras, elle lui avait dit : « Vous me faites mal… Vous allez me tuer ! » Oki avait alors resserré son étreinte et Otoko s’était sentie suffoquer.

Tandis qu’elle regardait le cou de Keiko, cette sensation d’étouffement lui revint à l’esprit et la tête lui tourna.

Ce fut la seule fois où elle rasa la jeune fille. Par la suite, Keiko refusa et Otoko n’insista pas. Lorsqu’elle ouvrait le tiroir de la coiffeuse pour y prendre un peigne ou autre chose, son regard tombait sur le rasoir. Elle se rappelait alors ses fugitives pensées meurtrières. Si elle avait tué Keiko, elle n’aurait pu continuer à vivre. Ses velléités de meurtre devinrent une sorte de fantôme familier. Avait-elle une fois encore manqué l’occasion de mourir ? Elle comprit que dans son fugitif désir de tuer se cachait son vieil amour pour Oki. À l’époque, Keiko n’avait pas rencontré Oki. Elle ne s’était pas encore immiscée dans leur amour.

Depuis qu’elle savait que la jeune fille avait passé la nuit à Enoshima avec Oki, un feu étrange consumait Otoko. Pourtant, dans ces flammes qui la rongeaient, elle voyait s’épanouir un lotus blanc. Son amour pour Oki était une fleur imaginaire que ni Keiko ni rien au monde ne pourraient jamais souiller.

L’image du lotus blanc devant les yeux, Otoko tourna son regard vers les lumières des maisons de thé de Kiyamachi qui se réfléchissaient dans la rivière Misosogi. Elle les contempla pendant un petit moment. Puis ses yeux se portèrent sur la chaîne sombre des Collines de l’Est, au-delà de Gion. Les collines paraissaient calmes, mais il lui sembla que les ténèbres qui les enveloppaient se glissaient insidieusement en elle. Les phares des voitures allant et venant sur la rive opposée, les couples qui se promenaient au bord de l’eau, les maisons de thé bordant la rivière avec leurs lumières et leurs clients, Otoko les voyait sans vraiment les voir, tandis que l’obscurité des Collines de l’Est pénétrait davantage en elle.

« Je vais peindre sans tarder La Montée au ciel d’un enfant. Je dois le faire tout de suite, sinon je ne le ferai sans doute plus jamais. L’idée que j’ai à présent de cette peinture diffère déjà de mon intention première… », se murmura Otoko à elle-même. Cette émotion soudaine était-elle due à la vision du lotus dans les flammes ?

Otoko en vint à penser, dans le débordement de son cœur pur, que Keiko et le lotus ne faisaient qu’un. Pourquoi ce lotus blanc fleurissait-il dans les flammes ? Pourquoi, au contraire, ne s’y flétrissait-il pas ?

« Keiko, appela-t-elle. As-tu retrouvé ta bonne humeur ?

— Si vous l’avez retrouvée vous aussi, alors je n’ai plus aucune raison d’être fâchée ! répondit Keiko avec coquetterie.

— Jusqu’à maintenant, quelle est la chose qui t’a fait le plus de peine ?

— Je me le demande, dit Keiko simplement. J’ai été si souvent malheureuse que je ne saurais dire. Je vais essayer de me souvenir et alors je vous répondrai. Mais mes chagrins sont brefs.

— Brefs ?

— Oui. »

Otoko la regarda fixement et dit d’une voix calme :

« Il y a une chose que je voudrais te demander cette nuit. J’aimerais que tu n’ailles plus à Kamakura.

— Vous dites cela à cause de M. Oki ? Ou à cause de son fils ? » La réponse inattendue de la jeune fille confondit Otoko. « Je veux parler de l’un et de l’autre.

— Si j’ai été les voir, c’était uniquement pour vous venger !

— Encore cette histoire ! Tu es vraiment un être impossible ! »

L’expression d’Otoko changea. Elle ferma soudain les yeux, comme pour cacher d’invisibles larmes.

« Otoko, quelle poltronne vous faites !… » Sur ces mots, la jeune fille se leva, s’approcha d’Otoko, appuya ses deux mains sur ses épaules et lui chatouilla les oreilles. Et, tandis que Otoko restait silencieuse, le murmure de la rivière parvint aux oreilles de Keiko.