Cinq chaises tournantes étaient alignées le long de la fenêtre dans la voiture panoramique de l’express de Kyôto. Oki Toshio s’aperçut que la dernière chaise de la rangée pivotait doucement sur elle-même au gré des oscillations du train. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette chaise. Les fauteuils, dans la rangée où il était assis, étaient bas et fixes et, bien évidemment, ne pivotaient pas sur eux-mêmes.
Oki était seul dans le wagon. Profondément enfoncé dans son fauteuil, il regardait en face de lui la chaise tourner. Elle ne tournait pas toujours dans la même direction ni à la même vitesse. Il lui arrivait de s’emballer, puis le mouvement se faisait plus lent. Parfois, elle s’arrêtait et reprenait son manège en sens inverse. Oki, à voir cette chaise tournoyer ainsi dans le wagon où il se trouvait seul, éprouvait une impression de solitude, et des pensées diverses se présentaient à son esprit.
C’était le vingt-neuf décembre. Oki se rendait à Kyôto pour y entendre les cloches de fin d’année.
Depuis combien d’années, la veille du jour de l’An, Oki avait-il pris l’habitude d’écouter, retransmis par la radio, le carillon des cloches annonçant le passage d’une année à l’autre ? Depuis quand cette émission existait-elle ? Oki, probablement, n’avait jamais manqué de l’écouter, ainsi que les commentaires des speakers qui présentaient, les unes après les autres, les célèbres cloches des vieux monastères disséminés à travers le pays. Comme l’année révolue allait céder sa place à l’année nouvelle, les présentateurs étaient enclins dans leurs commentaires à prononcer de belles phrases sur un ton de déclamation. Marquant de longs temps d’arrêt, la vieille cloche d’un monastère bouddhique sonnait, et l’écho qu’elle laissait derrière elle faisait songer au temps qui s’écoule et incarne l’âme du vieux Japon. Aux cloches des monastères situés dans le nord du pays succédaient les cloches de Kyûshû, mais chaque veille du jour de l’An s’achevait avec les cloches des monastères de Kyôto. Les monastères étaient si nombreux à Kyôto que la radio diffusait parfois les sons mêlés de cloches innombrables.
Au même moment, sa femme et sa fille confectionnaient dans la cuisine divers mets pour fêter le Nouvel An, mettaient un peu d’ordre dans la maison, préparaient leurs kimonos ou arrangeaient des fleurs et tandis qu’elles vaquaient à leurs occupations, Oki s’asseyait dans le salon et écoutait la radio. Pendant que les cloches sonnaient, il jetait, non sans émotion, un regard en arrière sur l’année qui se terminait. Selon les années, l’émotion qu’il éprouvait se révélait violente ou douloureuse. Parfois, le regret et la tristesse le déchiraient. Mais le tintement des cloches trouvait toujours un écho dans son cœur, même lorsque la sentimentalité qu’il discernait dans les propos comme dans la voix des speakers le dégoûtait. Et c’est pourquoi l’idée de se rendre à Kyôto un trente et un décembre afin d’y écouter directement, et non plus par l’intermédiaire de la radio, les cloches des vieux monastères le tentait depuis de longues années.
L’idée lui en était soudain venue à la fin de cette année, et il s’était mis en route pour Kyôto. Il espérait aussi, dans le secret de son cœur, retrouver, à Kyôto, Ueno Otoko qu’il n’avait pas revue depuis de longues années et écouter les cloches en sa compagnie. Depuis son installation à Kyôto et depuis que sa peinture dans le style traditionnel lui avait valu une certaine notoriété, Oki était pratiquement sans nouvelles d’Otoko. Il ne pensait pas qu’elle s’était mariée.
Comme il avait agi sur une impulsion et qu’il n’était pas dans sa nature de fixer une date à l’avance afin de réserver son billet de train, Oki s’était rendu à la gare de Yokohama et était monté sans réservation dans la voiture panoramique de l’express de Kyôto. En raison des fêtes de fin d’année, le train risquait fort d’être bondé sur la ligne du Tôkaidô, mais Oki connaissait le vieil employé du wagon et il se disait que celui-ci lui trouverait bien une place.
Oki, qui était un lève-tard, appréciait fort ce train qui partait de Tôkyô et de Yokohama en début d’après-midi, arrivait à Kyôto dans la soirée et, au retour, partait également en fin de journée d’Ôsaka et de Kyôto. Il le prenait toujours lorsqu’il se rendait à Kyôto et les jeunes filles chargées de veiller au confort des passagers de seconde classe le connaissaient presque toutes de vue.
Une fois dans le train, il trouva contre toute attente la voiture de seconde classe vide. Peut-être les voyageurs étaient-ils rares un vingt-neuf décembre et le train n’était-il bondé que le trente ou le trente et un décembre.
Tandis qu’il regardait la chaise tournante pivoter sur elle-même, le fil de ses pensées le conduisit soudain à s’interroger sur le « destin », lorsque le vieil employé lui apporta du thé.
« Suis-je seul ? demanda Oki.
— Oui. Il n’y a que cinq ou six passagers.
— Le train risque d’être bondé le jour de l’An ?
— Non, il sera presque vide. Comptiez-vous rentrer ce jour-là ?
— Je crains fort que oui…
— Je ne prends pas mon service le jour de l’An, mais je ferai en sorte que l’on ait bien soin de vous…
— Je vous en serai reconnaissant. »
Lorsque le vieil employé fut parti, Oki embrassa du regard le compartiment et aperçut deux valises de cuir blanc au pied du dernier fauteuil de la rangée. Carrées et plutôt minces, d’un modèle nouveau, elles étaient en cuir blanc constellé de taches pâles tirant sur le brun. C’étaient des valises d’un genre inconnu au Japon, des bagages d’une qualité supérieure. Il y avait également, posé sur une chaise, un grand sac en peau de panthère. Les propriétaires de ces bagages, sans doute des Américains, devaient se trouver au wagon-restaurant.
De l’autre côté de la fenêtre, des bosquets d’arbres flottaient dans une brume dense et qui paraissait chaude. Au-dessus de la brume, une faible lueur, qui semblait émaner du sol, venait éclairer de lointains nuages blancs. Mais au fur et à mesure que le train avançait, le ciel s’éclaircissait. De la fenêtre, les rayons du soleil envahirent le compartiment. Comme le train passait près d’une montagne plantée de pins, Oki put voir que le sol était jonché d’aiguilles sèches. Les feuilles d’un bosquet de bambous étaient toutes jaunies. Des vagues brillantes venaient se briser contre un cap sombre.
Deux couples d’Américains d’âge moyen revinrent du wagon-restaurant et, lorsque le train eut passé Numazu et que le mont Fuji fut en vue, ils se tinrent devant les fenêtres et ne cessèrent de prendre des photos. Mais, lorsque enfin le mont Fuji se profila avec netteté et que fut visible la plaine à ses pieds, ils parurent las de photographier et tournèrent le dos à la fenêtre.
Cette journée d’hiver touchait déjà à sa fin. Oki suivit des yeux la courbe, couleur d’argent terne, d’une rivière puis, levant la tête, il tourna son regard en direction du soleil couchant. Les derniers rayons du soleil, blancs et froids, s’infiltrèrent enfin dans les failles en forme d’arc qui déchiraient les nuages noirs et y demeurèrent longtemps avant de disparaître. Dans le compartiment, où les lumières avaient été allumées, les chaises tournantes, à la suite de quelque mouvement du train, firent toutes à la fois demi-tour sur elles-mêmes. Mais seule continuait à tourner sans s’arrêter la dernière chaise de la rangée.
Lorsqu’il arriva à Kyôto, Oki se rendit à l’hôtel Miyako. Songeant qu’il se pouvait que Otoko vienne le voir à l’hôtel, il demanda une chambre calme. L’ascenseur lui parut monter six ou sept étages, mais comme l’hôtel avait été bâti par degrés sur la pente raide des Collines de l’Est, il se retrouva au rez-de-chaussée après avoir traversé un long couloir. Un tel silence régnait dans les chambres situées de part et d’autre du couloir qu’elles semblaient vides. Mais, un peu après dix heures, Oki entendit soudain un brouhaha de voix étrangères dans les chambres voisines de la sienne. Il questionna le garçon d’étage à ce sujet.
« Ce sont deux familles qui ont, à elles deux, douze enfants », lui fut-il répondu. Non seulement les enfants parlaient à voix haute dans les chambres, mais ils allaient et venaient d’une pièce à l’autre, couraient et faisaient les fous dans le couloir. Pourquoi, alors que l’hôtel était presque vide, la chambre échue à Oki se trouvait-elle entourée ainsi de voyageurs particulièrement turbulents ? Oki, cependant, songeant que les enfants finiraient bien par aller se coucher, prit la chose à la légère, mais ces derniers, que le voyage avait sans doute énervés, ne se calmèrent pas le moins du monde. Le bruit de leurs pas courant dans le couloir était spécialement odieux à Oki. Il finit par sortir de son lit.
Les éclats de voix dans une langue étrangère qui provenaient des deux pièces voisines accrurent encore l’impression de solitude qu’il éprouvait. La chaise pivotant sur elle-même dans le wagon panoramique lui revint à l’esprit et il lui sembla voir sa propre solitude tournoyer silencieusement dans son cœur.
Oki était venu à Kyôto pour y entendre les cloches de fin d’année et pour y retrouver Ueno Otoko, mais il se demanda une fois de plus quel avait été son véritable dessein. S’il était sûr d’entendre les cloches, il n’était guère certain de pouvoir rencontrer Otoko. Se pouvait-il que les cloches ne fussent qu’un prétexte et que, dans le secret de son cœur, son seul désir fût de rencontrer Otoko ? Il était venu à Kyôto pour y entendre les cloches en compagnie d’Otoko. Il ne pensait pas que ce fût là un espoir irréalisable. Mais de nombreuses années séparaient Oki et Otoko. Aussi, bien qu’elle ne semblât pas s’être mariée, il n’était pas impossible que Otoko refusât de revoir son amant d’autrefois et d’accepter une invitation de sa part.
« Non, pas une femme comme elle ! » murmura Oki, mais il ignorait si cette femme avait ou non changé.
Otoko semblait avoir loué un pavillon près d’un monastère et vivre là avec une jeune fille qui était son élève. Oki avait vu une photo d’elle dans une revue artistique ; elle n’habitait pas un appartement d’une ou deux pièces, mais une véritable maison avec une vaste chambre de style japonais qu’elle utilisait comme atelier. Il y avait aussi un jardin plein de charme. Sur la photo, Otoko était inclinée et avait un pinceau en main, mais de son front jusqu’à l’arête de son nez, Oki ne put manquer de la reconnaître. Elle n’avait nullement épaissi avec les années et était plus svelte que jamais. À la vue de cette photo, et bien avant que le passé ne lui revînt en mémoire, Oki sentit le remords le ronger à la pensée d’avoir arraché cette femme aux joies du mariage et de la maternité. Bien entendu, de tous ceux qui verraient cette photo, il serait le seul à réagir de la sorte. Ceux pour qui Otoko n’était qu’une étrangère ne verraient sans doute en elle qu’une artiste venue s’établir à Kyôto et devenue l’une des beautés typiques de cette ville.
Comme il était arrivé le vingt-neuf au soir, Oki décida de téléphoner à Otoko le lendemain trente décembre ou de se rendre chez elle. Mais le lendemain matin, après que le tapage fait par les enfants l’eut réveillé, une sorte de timidité l’envahit et il fut pris d’hésitations. S’installant devant sa table, il décida de lui envoyer d’abord une lettre exprès. Et tandis qu’il restait là, le regard fixé sur la feuille blanche de papier à lettres fourni par l’hôtel, Oki songea qu’il n’avait nul besoin de revoir Otoko, qu’il lui suffirait d’écouter seul les cloches de fin d’année et de s’en retourner chez lui.
Oki avait été réveillé de bonne heure par le remue-ménage dans les chambres voisines, mais il se rendormit dès que les deux familles sortirent. Il n’était pas loin de onze heures lorsqu’il se réveilla.
Il nouait lentement sa cravate lorsqu’il se rappela les paroles d’Otoko : « Je vais la nouer pour vous. Laissez-moi faire… » Otoko avait seize ans et c’étaient les premiers mots qu’elle avait prononcés après qu’il eut fait d’elle une femme. Lui n’avait encore rien dit. Il n’avait rien trouvé à dire. Il l’avait attirée tendrement dans ses bras, lui avait caressé les cheveux, mais n’avait pu prononcer un mot. Alors Otoko s’était dégagée de son étreinte et, la première, avait commencé à s’habiller. Il s’était levé, avait enfilé sa chemise et, au moment de nouer sa cravate, il avait surpris le regard d’Otoko fixé sur lui. Elle ne pleurait pas, mais ses yeux étaient humides et brillants. Oki évita son regard. Quelques instants auparavant aussi, lorsqu’il l’avait embrassée, Otoko avait gardé les yeux ouverts jusqu’à ce qu’il les lui fermât en y déposant un baiser.
Il y avait quelque chose de caressant et d’enfantin dans la voix d’Otoko lorsqu’elle lui avait proposé de nouer sa cravate. Oki en avait été soulagé. Cette offre était tellement inattendue ! Plus qu’une façon de lui pardonner, c’était avant tout pour la jeune fille un moyen d’échapper à elle-même et ses mains avaient des gestes doux tandis qu’elles jouaient avec la cravate, bien qu’elle parût avoir quelques difficultés à faire le nœud.
« Sais-tu comment la nouer ? demanda Oki.
— Je crois que oui. J’ai vu faire mon père. »
Le père d’Otoko était mort alors qu’elle avait douze ans.
Oki s’assit sur une chaise, prit Otoko sur ses genoux et leva le menton afin de lui faciliter la tâche. Otoko se cambra légèrement et, à deux ou trois reprises, défit le nœud qu’elle avait juste commencé. Puis elle descendit des genoux d’Oki, laissa courir ses doigts sur son épaule droite et regarda la cravate en lui disant : « Voilà, petit garçon, c’est fait. Est-ce que ça ira comme ceci ? »
Oki se leva et alla devant la glace. Son nœud de cravate était impeccable. De la paume de sa main, il essuya énergiquement son visage en sueur et légèrement gras. Après avoir ainsi violé cette enfant, il ne pouvait supporter la vue de son propre visage. Il vit dans la glace le visage de la jeune fille s’avancer vers lui. Il fut frappé par sa fraîcheur et sa poignante beauté. Stupéfait par cette incroyable beauté, Oki se retourna. Otoko posa une main sur son épaule et, blottissant doucement sa tête contre sa poitrine, lui dit simplement :
« Je vous aime. »
Oki avait trouvé singulier qu’une enfant de seize ans appelât « petit garçon » un homme de trente et un ans.
Vingt-quatre années avaient passé depuis. Oki avait à présent cinquante-cinq ans et Otoko devait en avoir quarante.
Oki avait pris un bain et, quand il avait allumé la radio dont sa chambre était équipée, il avait appris qu’une mince couche de glace, ce matin-là, recouvrait Kyôto. Selon les prévisions météorologiques, l’hiver cependant continuerait à être doux durant les fêtes de fin d’année.
Pour son petit déjeuner, Oki se contenta de café et de toasts pris dans sa chambre et il sortit en voiture. Incapable de se résoudre à aller voir Otoko aujourd’hui, et ne sachant trop que faire, il décida de se rendre sur le mont Arashi. De la voiture, il vit que certaines montagnes qui s’étendaient au nord et à l’ouest étaient baignées de soleil, tandis que d’autres étaient envahies d’ombre et que quelque chose dans leurs silhouettes arrondies laissait transparaître le froid des hivers de Kyôto. L’éclat du soleil sur les montagnes pâlissait et il semblait que le soir allait bientôt tomber. Oki descendit de voiture devant le pont de Togetsu, mais, au lieu de le traverser, il se dirigea vers le parc de Kameyama en empruntant le chemin qui longe la rivière.
En ce trente décembre, le mont Arashi, que des grappes de touristes envahissent du printemps jusqu’à l’automne, était désert et offrait un aspect totalement différent. Devant Oki se dressait, dans le plus profond silence, le mont Arashi dans sa vérité. À ses pieds, la rivière formait une nappe verte et limpide. Au loin résonnait le bruit de troncs de bois que l’on chargeait, des radeaux qui les amenaient sur la rivière, dans des camions. Sans doute était-ce pour voir le mont Arashi se dresser ainsi face à la rivière que les gens venaient ici, mais la montagne était à présent dans l’ombre et le soleil baignait seul l’un de ses flancs qui descendait en pente vers l’amont de la rivière.
Oki s’était proposé de déjeuner seul dans un endroit tranquille. Ses précédentes visites lui avaient fait connaître deux restaurants, mais la porte du premier, situé non loin du pont, était close et le restaurant était fermé. Il semblait peu probable, en ce trente décembre, que des gens se donneraient la peine de venir dans cet endroit désolé. Oki poursuivit lentement son chemin en se demandant si le petit restaurant d’allure vétuste, en amont de la rivière, serait également fermé. Rien, toutefois, ne l’obligeait à déjeuner sur le mont Arashi. Alors qu’il grimpait les vieilles marches de pierre, une jeune fille lui déclara que tout le personnel du restaurant était parti pour Kyôto et ne l’autorisa pas à entrer. Combien d’années s’étaient donc écoulées depuis qu’il avait mangé dans ce même restaurant de grosses rondelles de pousses de bambous – c’était alors la saison – cuites avec des morceaux de bonite séchée ? Tandis qu’il descendait le chemin qui longe la rivière, Oki aperçut, sur les gradins de pierre qui grimpaient doucement vers le restaurant voisin, une vieille femme en train de balayer des feuilles d’érable sèches. À sa question, la vieille répondit qu’elle pensait que le restaurant était ouvert. Oki s’arrêta un moment près d’elle et fit observer combien l’endroit était calme.
« Oui, vous pouvez entendre distinctement les gens parler de l’autre côté de la rivière », lui dit la vieille.
Le restaurant, caché sous un bouquet d’arbres, avait un vieux toit de chaume, épais et humide, et une entrée sombre, qui n’avait nullement l’air d’une entrée et devant laquelle se pressait un bosquet de bambous. Les troncs de quatre ou cinq splendides pins rouges se dressaient de l’autre côté du toit de chaume. Oki fut introduit dans une pièce de style japonais. Le restaurant semblait vide. Devant les vitres des portes à glissière on apercevait seulement les taches rouges des baies d’aucubas. Bien que ce ne fût pas la saison, Oki remarqua une azalée. Les aucubas, les bambous et les pins rouges lui barraient la vue, mais à travers les interstices entre les feuillages, il pouvait distinguer une nappe d’eau couleur de jade clair, profonde, limpide et immobile. Dans son immobilité, le mont Arashi était semblable à cette nappe d’eau.
Oki s’accouda sur le kotatsu{1}, où brûlait un feu de charbon de bois. Il entendit un oiseau chanter. Le bruit des troncs de bois que l’on chargeait sur les camions résonnait à travers la vallée. Il perçut, provenant des montagnes de l’Ouest, le sifflement d’un train qui entrait dans un tunnel ou en sortait laissant derrière lui un morne écho. Cet écho le fit songer au cri grêle d’un nouveau-né… À dix-sept ans, au huitième mois de sa grossesse, Otoko avait accouché avant terme d’une petite fille.
Le nouveau-né n’avait pu être sauvé, et Otoko n’avait pu avoir sa petite fille auprès d’elle. Lorsque l’enfant mourut, le médecin avait dit à Oki :
« Il serait préférable, à mon avis, d’attendre qu’elle soit un peu remise pour lui annoncer la nouvelle. »
« Monsieur Oki, lui avait déclaré la mère d’Otoko, dites à ma fille, je vous prie, que je ne peux retenir mes larmes à la pensée de tout ce qu’il lui a fallu endurer, alors qu’elle n’est encore qu’une enfant. »
La colère et le ressentiment de la mère d’Otoko à l’égard d’Oki étaient à présent oubliés. Elle lui en avait voulu d’avoir mis Otoko enceinte alors qu’il était marié et père de famille, mais comme sa fille unique était tout ce qui lui restait, sa haine avait fini par se dissiper. Et cette femme, dont la détermination était plus grande encore que celle d’Otoko, avait, semble-t-il, soudain cédé. Ne devait-elle pas en effet s’en remettre à Oki pour dissimuler la naissance de l’enfant comme pour veiller aux soins qu’il recevrait à sa naissance ? En outre, Otoko, que sa grossesse avait rendue nerveuse, menaçait de se tuer si jamais sa mère disait du mal d’Oki.
Lorsque Oki revint à son chevet, Otoko tourna vers lui son regard clair, affectueux et serein de jeune mère, puis soudain de grosses larmes se formèrent au coin de ses yeux et roulèrent sur l’oreiller. « Elle a compris », songa Oki. Otoko pleurait, sans pouvoir s’arrêter. Oki voyait les larmes sur ses joues former des sillons qui descendaient vers ses oreilles. Il s’empressa d’essuyer sa joue. La jeune fille agrippa sa main et, pour la première fois, laissa échapper des sanglots distincts. Ses pleurs et ses sanglots avaient la violence d’un barrage qui se brise.
« Il est mort ? Le bébé est mort, n’est-ce pas ? Il est mort ! »
Elle se tordait de douleur, le corps déformé par la souffrance. Oki la maîtrisa et la maintint tout contre lui. Il pouvait sentir ses petits seins d’enfant, menus mais gonflés de lait, effleurer son bras.
La mère d’Otoko, qui devait les observer de l’autre côté de la porte, entra en appelant sa fille.
Sans lui accorder la moindre attention, Oki continuait à serrer Otoko dans ses bras.
« Vous me faites mal. Lâchez-moi…, dit Otoko.
— Tu te tiendras tranquille ? Tu ne bougeras plus ?
— Je resterai tranquille. »
Oki relâcha son étreinte et les épaules d’Otoko se détendirent. À nouveau, les larmes coulèrent de ses paupières baissées.
« Mère, est-ce qu’on va l’incinérer ? »
Il n’y eut pas de réponse.
« Un si petit bébé… ? »
Sa mère ne répondait toujours pas.
« Ne m’as-tu pas dit, mère, que quand je suis née j’avais les cheveux tout noirs ?
— Si, tes cheveux étaient très noirs.
— Mon bébé avait-il aussi les cheveux noirs ? Mère, ne pourrais-tu garder une mèche de ses cheveux pour moi ?
— Je ne sais pas. Otoko… », dit sa mère avec embarras, et elle ajouta étourdiment : « Otoko, tu pourras avoir un autre enfant. » Puis, comme si elle regrettait ces paroles, elle fronça les sourcils et détourna la tête.
La mère d’Otoko, et Oki lui-même, n’avaient-ils pas secrètement souhaité que cet enfant ne vît pas le jour ? Otoko avait mis au monde son bébé dans une clinique sordide des faubourgs de Tôkyô. Oki fut pris de remords à la pensée que l’enfant aurait pu être sauvé s’il avait été bien soigné dans un bon hôpital. Oki avait été seul à conduire Otoko à la clinique. Sa mère n’avait pu s’y résoudre. Le médecin était un homme au visage rougi par l’alcool, proche de la vieillesse. La jeune infirmière dévisageait Oki avec des yeux chargés de reproches. Otoko portait un kimono vermillon en tissu de soie ordinaire, d’une coupe enfantine.
Vingt-trois années plus tard, sur le mont Arashi, Oki revit nettement l’image d’un bébé aux cheveux de jais, né avant terme, et qui semblait se cacher entre les bosquets hivernaux ou sombrer dans la nappe d’eau verte. Il frappa dans ses mains pour appeler la serveuse. Il avait compris, dès le début, qu’aucun client n’était attendu aujourd’hui et qu’il lui faudrait patienter longtemps avant que son repas ne soit prêt. La serveuse vint dans la pièce de style japonais et, sans doute afin de lui faire prendre patience, lui versa une tasse de thé brûlant, avant de s’asseoir à son côté.
Dans sa conversation décousue, la serveuse lui raconta l’histoire d’un homme qui avait été mystifié par un blaireau{2}. On l’avait découvert à l’aube, pataugeant dans la rivière et hurlant : « Je vais mourir, au secours ! Je vais mourir, à l’aide ! » Il était là à se démener sous le pont de Togetsu, à l’endroit où la rivière est peu profonde et où l’on peut facilement grimper sur la berge. Lorsque l’on fut venu à son secours et qu’il eut retrouvé ses esprits, il raconta que depuis dix heures, la nuit dernière, il errait sur la montagne comme un somnambule et qu’il avait fini par se retrouver dans la rivière sans comprendre ce qui lui arrivait.
De la cuisine, une serveuse apporta le repas. Oki avait choisi de commencer avec un plat de tranches de carpe crue. Il but, à petites gorgées, un peu de saké.
En sortant, il jeta de nouveau un regard sur l’épais toit de chaume. Il trouvait un certain charme à ce toit couvert de mousse et qui tombait en ruine, mais la patronne du restaurant lui expliqua que le toit ne pourrait jamais sécher, car il était sous les arbres. Il n’y avait pas dix ans qu’ils avaient changé le chaume et cela faisait huit ans que le toit était ainsi. Dans le ciel, à gauche du toit, une demi-lune blanche brillait. Il était trois heures et demie. Comme il descendait le chemin qui longe la rivière, Oki aperçut des martins-pêcheurs qui volaient en rasant l’eau. Il distingua clairement la couleur de leur plumage.
Près du pont de Togetsu, il remonta en voiture avec l’intention de se rendre à Adashino. En cet après-midi d’hiver, devant la multitude des pierres tombales et des effigies de Jizô{3}, il aurait comme un avant-goût de la précarité des choses humaines. Mais lorsqu’il vit la pénombre des bosquets de bambous à l’entrée du monastère de Giô, il ordonna au chauffeur de faire demi-tour. Il décida de s’arrêter au Temple des Mousses avant de retourner à l’hôtel. Le jardin du monastère était vide, à l’exception d’un couple de jeunes mariés qui semblaient en voyage de noces. La mousse était jonchée d’aiguilles de pins sèches et l’ombre des arbres qui se réfléchissaient dans l’étang se déplaçait à mesure qu’il marchait. Oki regagna son hôtel par les Collines de l’Ouest auxquelles les rayons du soleil couchant donnaient une teinte garance.
Après avoir pris un bain afin de se réchauffer, il chercha dans l’annuaire le numéro de téléphone de Ueno Otoko. Une voix de jeune fille – probablement l’élève d’Otoko – lui répondit et lui passa aussitôt Otoko.
« Allô !
— C’est Oki à l’appareil.
— …
— C’est Oki, Oki Toshio.
— Oui. Cela fait si longtemps… » Otoko s’exprimait avec l’accent de Kyôto.
Oki ne savait que dire ; aussi, afin d’éviter les phrases embarrassantes et de faire croire qu’il avait agi sur une impulsion, il parla avec volubilité, sans même écouter son interlocutrice.
« Je suis venu à Kyôto pour y entendre les cloches de fin d’année.
— Les cloches… ?
— Pourquoi ne pas les écouter ensemble ?
— …
— Pourquoi ne les écouterions-nous pas ensemble ?
— … »
Pendant un long moment, Otoko resta sans répondre. Surprise, elle ne savait probablement que dire.
« Allô ! allô !… appela Oki.
— Êtes-vous venu seul ?
— Oui. Oui, je suis seul. »
Otoko, de nouveau, se tut.
« Je rentrerai le premier janvier dans la matinée, après avoir entendu les cloches. Je suis venu parce que j’avais envie d’écouter avec toi les cloches qui marquent le passage d’une année à l’autre. Je ne suis plus tout jeune. Cela fait combien d’années que nous ne nous sommes vus ? Il y a si longtemps que, sans une pareille occasion, je n’aurais jamais osé te faire une telle proposition.
— …
— Puis-je passer te prendre demain ?
— Non, dit Otoko, précipitamment. C’est moi qui passerai vous prendre. À huit heures… c’est peut-être un peu tôt, alors mettons vers neuf heures, à votre hôtel. Je me charge des réservations. »
Oki avait pensé dîner tranquillement avec Otoko, mais à neuf heures, elle aurait déjà dîné. Au moins avait-elle consenti à le voir. L’image qu’il gardait d’elle dans ses lointains souvenirs reprit vie petit à petit.
Le lendemain, il resta toute la journée à l’hôtel jusqu’à neuf heures du soir. Le temps semblait s’écouler avec plus de lenteur encore du fait que c’était le dernier jour de l’année. Oki n’avait rien à faire. Il avait bien quelques amis à Kyôto, mais en cette veille du jour de l’An où il attendait Otoko, il n’avait envie de voir personne. Il ne désirait pas davantage que l’on sût qu’il se trouvait à Kyôto. Bien que les restaurants ne manquassent pas qui proposaient des spécialités de Kyôto, il se contenta d’un simple dîner à l’hôtel. Ainsi, le dernier jour de l’année fut-il plein des souvenirs d’Otoko. À mesure que les souvenirs affluaient à son esprit, ils acquéraient force et fraîcheur. Des faits survenus quelque vingt années auparavant avaient plus de vie que des événements survenus la veille.
Oki était trop loin de la fenêtre pour voir la rue sous l’hôtel, mais il apercevait, au-delà des toits de la ville, les Collines de l’Ouest, qui semblaient toutes proches. Comparée à Tôkyô, Kyôto était une petite ville paisible. Tandis qu’il regardait en direction des Collines de l’Ouest, un mince nuage transparent couleur d’or prit une teinte grise et froide et le soir tomba.
Quels étaient ses souvenirs ? Quel était ce passé qu’il se rappelait si clairement ? Lorsque Otoko était venue s’installer à Kyôto, avec sa mère, Oki avait pensé que ce départ marquerait leur séparation, mais s’étaient-ils vraiment séparés ? Il ne pouvait chasser de son cœur la honte d’avoir bouleversé l’existence d’Otoko, de l’avoir empêchée de s’épanouir en tant qu’épouse et mère et il se demandait ce que pouvait bien penser de lui après tant d’années cette jeune femme qui ne s’était toujours pas mariée. Dans ses souvenirs, Otoko était la femme la plus passionnée qui fût. Et si le souvenir qu’il avait d’elle était si vif aujourd’hui encore, cela ne voulait-il pas dire qu’il n’y avait eu entre eux nulle séparation ? Bien qu’il ne fût pas originaire de Kyôto, les lumières de la ville à la nuit tombante semblaient familières à Oki. Peut-être Kyôto était-il en quelque sorte le berceau de tout Japonais, mais c’était également pour Oki la ville où habitait Otoko. Ne pouvant rester tranquille, il prit un bain, se changea entièrement et marcha de long en large dans la chambre en se regardant parfois dans la glace. Puis il attendit Otoko.
Il était neuf heures vingt lorsqu’on lui téléphona de la réception pour lui annoncer que Mlle Ueno était là.
« Dites-lui de m’attendre dans le hall, je descends tout de suite », répondit Oki. Puis il se demanda s’il n’aurait pas dû plutôt lui proposer de monter.
Il n’aperçut pas Otoko dans le vaste hall. Une jeune fille s’approcha de lui.
« Êtes-vous M. Oki ?
— Oui.
— Mlle Ueno m’a chargée de venir vous chercher.
— Vraiment ? » Oki s’efforçait de paraître détaché. « C’est très gentil à vous… »
Oki s’était attendu que Otoko vînt seule le chercher, mais elle s’était dérobée. Ce fut comme si les souvenirs vivaces qu’il avait d’elle s’étaient soudain évanouis.
Même lorsqu’il fut dans la voiture qui les attendait, Oki garda le silence pendant un moment. Puis il demanda :
« Êtes-vous l’élève de Mlle Ueno ?
— Oui.
— Mlle Ueno et vous habitez ensemble ?
— Oui, une bonne vit également avec nous.
— Vous êtes de Kyôto ?
— Non, de Tôkyô, mais je suis tombée amoureuse des œuvres de Mlle Ueno, je l’ai suivie jusqu’ici et elle m’a gardée avec elle. »
Oki tourna la tête et regarda la jeune fille. Dès l’instant où elle lui avait adressé la parole à l’hôtel, il avait remarqué combien elle était belle. Elle avait un profil ravissant, avec son cou long et fin et la forme gracieuse de ses oreilles. La beauté de ses traits ne pouvait laisser indifférent. En outre, elle s’exprimait posément, mais avec une réserve manifeste à son égard. Oki se demandait si cette jeune fille était au courant de ce qu’il y avait eu entre Otoko et lui, de cette liaison survenue avant qu’elle ne fût née, lorsqu’il lui demanda soudain de façon incongrue :
« Portez-vous toujours le kimono ?
— Non. À la maison, comme je remue sans cesse, je me mets en pantalon, bien que ce soit là une tenue négligée. Mais comme la nouvelle année arrivera pendant que nous écouterons les cloches, Mlle Ueno m’a suggéré de mettre un kimono à cette occasion », dit la jeune fille avec plus de volubilité. Elle n’était pas seulement venue le chercher à l’hôtel, elle allait, semblait-il, écouter les cloches en leur compagnie. Oki comprit alors qu’Otoko cherchait à éviter de se trouver seule avec lui.
La voiture traversa le parc de Maruyama et se dirigea vers le monastère de Chion. Dans un salon de style traditionnel, loué pour la soirée, Oki vit Otoko ainsi que deux maiko{4}. De nouveau, il fut stupéfait. Seule Otoko était assise près du kotatsu, les genoux sous la couverture. Les deux maiko se faisaient face de part et d’autre d’un brasero. La jeune fille s’agenouilla sur le seuil et dit en s’inclinant :
« Nous voici. »
Otoko retira ses genoux de sous la couverture.
« Cela fait si longtemps…, dit-elle à Oki. J’ai pensé que vous aimeriez entendre les cloches de ce monastère et c’est pourquoi j’ai choisi cet endroit. Mais tout est déjà fermé ici et j’ignore si l’accueil ne laissera pas quelque peu à désirer…
— Je te remercie. Excuse-moi de t’avoir causé tant de dérangement », ce fut tout ce qu’Oki trouva à dire. Otoko s’était fait accompagner non seulement de son élève, mais aussi des deux jeunes geisha. Il ne pouvait donc se permettre aucune allusion à leur passé commun, pas plus qu’il ne pouvait permettre à son visage de trahir les sentiments qu’il éprouvait. La veille, après avoir reçu son coup de téléphone, Otoko avait dû se trouver dans un si grand embarras et être tellement sur ses gardes que l’idée d’inviter les deux geisha lui était venue. Se pouvait-il que la méfiance qu’elle éprouvait à la perspective de se trouver seule en présence d’Oki fût révélatrice de ses sentiments à son égard ? Oki en avait eu l’impression lorsqu’il était entré dans la pièce et qu’il s’était trouvé face à face avec elle. Dès le premier regard, il avait senti qu’il représentait encore quelque chose pour Otoko. Les autres n’avaient sans doute rien remarqué. Ou peut-être la jeune fille qui vivait avec Otoko s’en était-elle aperçue, ainsi que les geisha qui, bien que toutes jeunes encore, avaient l’expérience des quartiers de plaisir. Bien entendu, aucune d’elles ne laissa rien paraître.
Otoko fit signe à Oki de s’asseoir, puis elle indiqua sa place à la jeune fille. Celle-ci faisait face à Oki de l’autre côté du kotatsu. Otoko leur avait cédé sa place et se tenait de côté, non loin des deux geisha.
« Mademoiselle Sakami, vous êtes-vous présentée à M. Oki ? » demanda doucement Otoko à la jeune fille, puis elle fit les présentations :
« Voici Mlle Sakami, qui habite avec moi. Bien qu’elle n’en ait pas l’air, elle est un petit peu folle, vous savez !
— Oh ! Mademoiselle Ueno !
— Elle peint parfois des tableaux abstraits dans un style qui lui est propre. Sa peinture est tellement passionnée qu’elle semble l’œuvre d’un cerveau malade, mais ses toiles me plaisent et je l’envie parfois. Lorsqu’elle peint, elle est prise de transes. »
Une serveuse apporta du saké et des amuse-gueule. Les geisha servirent le saké.
« Je n’avais pas imaginé que j’entendrais les cloches de fin d’année en pareille compagnie, dit Oki.
— J’ai pensé que cela serait plus agréable avec ces jeunes personnes. Lorsque les cloches sonnent et que l’on est plus vieux d’une année, on se sent triste, dit Otoko, en gardant les yeux baissés. Il m’arrive souvent de me demander pourquoi j’ai vécu jusqu’à aujourd’hui… »
Oki se souvint que deux mois après la mort de son enfant, Otoko avait tenté de se suicider en avalant des somnifères. Otoko s’en était-elle également souvenue ? Il s’était précipité à son chevet dès que la mère d’Otoko lui avait annoncé la nouvelle. Celle-ci, à force de demander à sa fille de quitter Oki, l’avait poussée au suicide. Elle avait tout de même appelé Oki, qui resta quelques jours chez eux pour soigner Otoko. Sans arrêt, il massait ses cuisses qu’une trop forte quantité d’injections avait durcies et gonflées. La mère d’Otoko allait et venait dans la cuisine et apportait des serviettes chaudes. Otoko était nue sous son kimono. À dix-sept ans, ses cuisses étaient très minces et les injections les avaient fait enfler de façon disgracieuse. Lorsque sa pression devenait trop forte, les mains d’Oki glissaient entre les cuisses d’Otoko. Quand sa mère n’était pas là, il essuyait les sécrétions de couleur écœurante qui suintaient des cuisses de la jeune fille. Les larmes de honte et de pitié qu’il versait venaient se mêler à ces sécrétions, et il se jura à lui-même qu’il sauverait Otoko quoi qu’il advienne et qu’il ne la quitterait jamais. Les lèvres de la jeune fille étaient devenues violettes. Oki entendait sa mère sangloter dans la cuisine. Il la trouva recroquevillée sur elle-même et accroupie devant le réchaud à gaz.
« Elle va mourir ! Elle va mourir !
— Vous l’avez toujours aimée et vous avez fait tout ce que vous avez pu pour elle. » À ces mots, la mère d’Otoko agrippa la main d’Oki.
« Vous aussi, monsieur Oki, vous aussi… »
Oki resta trois jours sans dormir au chevet d’Otoko, jusqu’à ce qu’elle ouvrît les yeux.
« J’ai mal, j’ai mal ! » Otoko, les yeux brillants, se tordait de douleur, comme si elle eût voulu se déchirer le visage et la poitrine, et ses yeux semblaient fixer Oki.
« Non, non. Allez-vous-en ! »
Deux médecins avaient conjugué leurs efforts pour sauver Otoko, mais Oki savait que c’était grâce aux soins qu’il lui avait prodigués avec acharnement qu’elle avait pu être sauvée.
La mère d’Otoko n’avait sans doute pas mis sa fille au courant des soins que lui avait donnés Oki. Mais c’était là quelque chose qu’Oki, lui, n’oublierait jamais. Plus encore que son corps qu’il avait tenu dans ses bras, il revoyait distinctement les cuisses de la jeune fille à mi-chemin entre la vie et la mort, ces cuisses qu’il avait longuement massées. Il les revoyait vingt ans plus tard, tandis qu’Otoko était assise sous la couverture du kotatsu, dans cette pièce où elle était venue écouter les cloches de fin d’année.
À peine les geisha ou Oki lui versaient-ils à boire que Otoko vidait sa coupe. Elle semblait bien supporter l’alcool. L’une des geisha dit qu’il faudrait bien compter une heure jusqu’à ce que les cloches aient sonné les cent huit coups. Les deux geisha n’étaient pas en tenue de soirée et portaient de simples kimonos. Leurs obi{5} étaient néanmoins de bonne qualité et jolis. Elles ne portaient pas non plus d’épingles à cheveux en forme de fleur et seuls de jolis peignes maintenaient leur chevelure. Toutes deux semblaient être très liées avec Otoko, mais Oki n’arrivait pas à comprendre pourquoi elles étaient venues dans une tenue aussi ordinaire. Tandis qu’il buvait tout en prêtant l’oreille aux propos frivoles des geisha, prononcés avec l’accent de Kyôto, son cœur soudain se délia. Otoko s’était montrée fort astucieuse. Si elle avait ainsi voulu éviter de se trouver seule en sa présence, c’était peut-être pour ne pas trahir, dans cette rencontre imprévue, sa propre émotion. Le simple fait d’être assis là ensemble créait comme un courant entre eux.
La cloche du monastère de Chion sonna.
Dans la pièce, chacun se tut. La cloche, rongée par le temps, avait un timbre fêlé, mais elle laissait derrière elle de profonds échos. Après une pause, elle sonna de nouveau. Elle semblait vraiment toute proche.
« Nous sommes trop près. Je me suis laissé dire que l’endroit était bien choisi pour y entendre la cloche du monastère, mais je me demande s’il n’aurait pas été préférable de l’écouter d’un peu plus loin, de la berge de la rivière Kamo, par exemple », dit Otoko, en s’adressant à Oki et à sa jeune élève.
Oki poussa le shôji{6} et vit que le clocher se trouvait juste en dessous du petit jardin.
« C’est juste là. On peut les voir sonner la cloche, dit-il.
— Nous sommes vraiment trop près, répéta Otoko.
— Non. C’est très bien. Après tant d’années passées à écouter les cloches à la radio, c’est merveilleux pour une fois de les entendre de si près », dit Oki, mais l’endroit cependant manquait de charme. Devant le clocher, des ombres noires étaient rassemblées. Oki repoussa le shôji et revint vers le kotatsu. Il avait cessé de tendre l’oreille, lorsqu’il entendit un son que, seule, une vieille cloche patinée par le temps pouvait produire et qui résonnait avec toute la puissance virtuelle de mondes lointains.
Ils quittèrent ensuite le monastère et marchèrent vers le sanctuaire de Gion pour assister à la cérémonie traditionnelle de fin d’année. Ils virent de nombreuses personnes rentrer chez elles en balançant de petites cordelettes aux extrémités enflammées qu’elles avaient allumées dans le sanctuaire. Une vieille coutume voulait que cette flamme servît à allumer le fourneau où cuiraient les zôni{7} préparés à l’occasion des fêtes de fin d’année.