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Les contestataires et les fauteurs de troubles seront toujours parmi nous. Ils sont nés pour contester. Un cessez-le-feu galactique est exactement ce que la plupart d’entre eux ne souhaitent pas, car il les priverait du prétexte justifiant leurs piètres et implacables griefs qui sont leur raison de vivre. S’ils devaient remporter la victoire, le désœuvrement les plongerait dans un abîme de désespoir.
L’Empereur Palpatine, apprenant que l’opposition à son autorité impériale persistait sur plusieurs mondes bien que la Guerre des Clones soit terminée.
Cargo
commercial Cornucopia,
terminal de fret du Secteur Mezeg.
Troisième semaine de la nouvelle ère de l’Empire
Ny Vollen n’avait jamais manqué à sa parole avec quiconque, mais il y avait une première fois à tout et aujourd’hui était peut-être une bonne occasion de le faire.
Je dois avoir perdu la tête. Ça va me coûter la vie. Et leur vie à elles, aussi. Qu’est-ce qui m’a pris ?
Elle n’osait même pas formuler le mot dans sa tête ; ses deux passagères étaient simplement elles. Le peu de temps qu’elle avait passé auprès d’êtres sensibles à la Force avait éveillé une angoisse au plus profond d’elle, et elle avait désormais une peur irrationnelle que ses pensées, ses sentiments, ses anxiétés soient – elle ne savait comment – dévoilés à tous ceux qui auraient les capacités de les détecter. C’était complètement fou, elle le savait, mais… elle ne savait pas.
Elle ne pouvait être certaine que son esprit était toujours un territoire privé. Et c’est cela qui la perturbait.
Contentez-vous de vous faire toutes petites et de la boucler, toutes les deux. C’est si dur que ça ? Vous pouvez bidouiller la Force pour convaincre les gardes d’aller voir ailleurs, hein ? Alors faites-le.
Le terminal de Mezeg empestait l’huile de graissage, les canalisations bouchées, et ces petits pains sucrés écœurants vendus avec les cafs quasi imbuvables partout où se regroupaient les pilotes. Elle mâchouillait sans enthousiasme un de ces trucs caoutchouteux en essayant de ne pas imaginer de quoi ils étaient faits. L’odeur de vanille artificielle lui soulevait toujours le cœur et, ajoutée aux turbulences dans son estomac, menaçait de la submerger tandis qu’elle poireautait sous le fuselage de son vaisseau le Cornucopia qui subissait l’inspection.
Elle répéta en silence une réaction convaincante au cas où ses passagères clandestines seraient découvertes.
Je ne les ai jamais vues de ma vie, soldat.
Ces réfugiés se faufilent partout, n’est-ce pas ?
Merci, soldat – et maintenant, virez-les de mon vaisseau.
Mais aucune de ses réparties ne l’aurait convaincue, elle, alors elle doutait de pouvoir abuser un soldat des troupes d’assaut impériales chargé de passer au crible tous les vaisseaux – aussi bien ceux qui arrivaient à Mezeg que ceux qui en partaient. Toutefois, si ses passagères étaient découvertes, au moins n’avaient-elles aucune idée de la destination du Cornucopia. Et elle n’avait pas encore programmé la route pour Mandalore, aussi n’y avait-il aucune donnée à extraire de l’ordinateur neuf et susceptible de mener les autorités jusqu’à Kyrimorut.
Au moins, le pire ne pourrait-il se produire.
Mais je sais exactement où nous allons, tous les noms, tous les endroits, si bien que le pire qui puisse arriver… m’arrivera à moi.
Elle était bien trop vieille pour s’embarquer dans une vie de hors-la-loi. Si elle devait être chopée et interrogée, elle ignorait combien de temps elle tiendrait avant de déballer ce qu’elle savait du refuge de Kal Skirata pour les clones déserteurs. Ses chances d’échapper à l’équipe des quatre solides soldats, du garde civil et du chien akk chargés de la fouille étaient quasiment nulles.
Allez… Ils ne vont tout de même pas me soupçonner de quoi que ce soit, moi ? Je suis une femme. Une vieille femme. Et mon vaisseau est encore plus antique que moi. Quant à savoir lequel de nous deux est en plus mauvais état…
— C’est une foutue perte de temps.
Le pilote rodien, dans la file à côté d’elle, avait une minuscule navette de messageries qui n’aurait pas pu abriter un jackrab, alors des clandestins… Il ne cessait de consulter le chrono suspendu au gousset de sa veste.
— Et ça me coûte cher.
— On n’est pas de taille contre l’Empire, dit Ny. Cirez-lui plutôt les bottes.
Les soldats en armures blanches ne lui faisaient pas peur. Ils auraient dû, pourtant. Ils n’étaient pas les fils adoptifs de Kal Skirata, eux, les clones des Forces Spéciales qu’elle connaissait, comme A’den, Mereel et Corr. Ils avaient peut-être la même tête sous leur casque, mais de là à s’imaginer qu’ils étaient des amis – ça ne risquait pas. Ce serait une erreur fatale. Ces types avaient des ordres, et ces ordres n’incluaient sûrement pas qu’ils devaient être sympas avec les vieilles femmes, même celles qui pensaient que, au fond de leur cœur, c’étaient tous de braves gosses. Quiconque aidait des Jedi fugitifs était par définition un ennemi de l’Empire.
Et pourquoi est-ce que je le fais, d’ailleurs ?
Le garde de la sécurité du port de fret tenait son chien akk au bout d’un collier étrangleur tandis qu’il passait d’un vaisseau à l’autre en laissant l’animal flairer les cargaisons et les cales. Quatre stormtroopers attendaient d’intervenir si le akk réagissait à un bruit ou à une odeur.
— Ils doivent s’ennuyer maintenant qu’ils n’ont plus de vraie guerre à mener, remarqua le Rodien. Ils n’ont rien de mieux à faire pour passer le temps. Et combien est-ce que Palpatine a dépensé pour leurs nouvelles armures ? Qu’est-ce qu’il reprochait à l’ancienne ? Comme toujours, ce sont les contribuables qui payent.
— Ils cherchent des Jedi, répondit Ny.
Et mes amis, comme A’den… et Ordo… et Kal. D’ailleurs, est-ce que le Rodien déboursait seulement quelque chose pour les impôts ? Pas sûr…
— On ignore combien ont échappé à la Purge, ajouta-t-elle. Assez pour empêcher Palpy de dormir, en tout cas.
Mais Etain Tur-Mukan était l’un des nombreux Jedi qui ne s’en étaient pas sorti, même si elle n’avait pas été exécutée lors de la Purge. Elle était morte stupidement. Elle s’était fait tuer. Ny connaissait bien la phase de révolte du processus de deuil, et la culpabilité qui succédait au ressentiment envers le disparu qu’on accusait d’être mort et de vous avoir laissé si seul que vous ne trouvez plus aucun intérêt à la vie ; mais elle n’avait même pas connu Etain avant de devoir ramener son corps chez elle, à Mandalore.
Jeune folle. Si elle s’était contentée de passer au lieu de se mettre en travers du chemin pour défendre ce soldat-clone, elle serait encore en vie. Et Darman aurait retrouvé son épouse, et leur bébé aurait une mère. Quel gâchis. Quel terrible gâchis. Une guerre pour rien du tout si ce n’est pour nourrir l’ambition de cette vieille canaille. Et de celle de tout un tas de canailles pourries jusqu’à la moelle, si j’en crois Kal.
Mon Terin devrait être encore en vie, lui aussi. Stang, tu me manques, mon cœur.
La douleur avait atteint un niveau raisonnable ces derniers temps, encore qu’elle regrettait d’avoir découvert les circonstances de la mort de son mari. Mais dans le cas contraire, elle aurait imaginé le pire. Son vieux compagnon était mort en quelques minutes, pas plus, fin de l’histoire. Il n’était pas le seul dans la marine marchande à être mort à la guerre ; elle n’était pas la seule veuve de guerre de la galaxie. Son chagrin n’avait rien d’exceptionnel.
— J’espère qu’ils les trouveront tous, et vite, et que nous pourrons reprendre notre vie normale, marmonna le Rodien.
— Qui ?
Ny était partie loin d’ici ; elle marchait avec les morts et essayait de résister à l’envie de leur demander pourquoi ils avaient accompli ces actes de bravoure inutiles qui n’avaient strictement rien changé au cours de la guerre.
— Quoi ?
— Les Jedi. Je ne me suis jamais fié à eux, de toute façon. Mon copain a perdu son vaisseau, une fois, et sans compensation, rien, quand un de leurs Maîtres l’a réquisitionné pour fuir. Pas de s’il vous plaît, pas de merci, ni de tenez, quelques crédits pour vous dédommager, mon ami. Non. Ils l’ont pris, c’est tout. Au nom d’une autorité supérieure mystique et sûre de son bon droit. Pour moi, c’était plutôt de la piraterie ou… du brigandage d’État. En tout cas, ils ont eu leur compte. Bon débarras.
Ny songea à Jusik et à Etain, et dut ravaler ses protestations.
— Vous les dénonceriez si vous en trouviez ? demanda-t-elle.
— Même s’il n’y avait pas de récompense à la clé, rétorqua le Rodien qui fit claquer ses doigts. Comme ça.
Ny se demanda ce qu’il aurait pensé s’il savait que c’était un autre de ces manipulateurs de la Force qui tenait les rênes. Mais elle n’était pas certaine de pouvoir tout mettre sur le dos de ce… Siff ? Shith ? Sith, oui c’était ça. Palpatine était peut-être un manieur de sabre qui avait vraiment orchestré toute cette guerre, comme le prétendait Skirata, mais certains mondes n’avaient pas eu besoin de ses encouragements pour se battre. Les vieux ennemis n’avaient attendu qu’un prétexte pour repartir au combat.
Ny n’avait même jamais entendu parler des Sith avant de rencontrer le clan des clones renégats. Bardan Jusik avait expliqué l’ancienne querelle entre les Sith et les Jedi, aussi dépourvue de sens que la guerre des sectes, sur Sarrassia – deux factions d’un culte religieux qui se battaient depuis des milliers d’années pour imposer leur vision du rituel approprié à des reliques : un gobelet, une statue, un paquet d’os. La seule définition qu’ils avaient d’eux-mêmes semblait juste de ne pas être l’autre faction. Elle ne comprenait rien à ces choses.
Osik. C’était le mot. Les Mandaloriens savaient jurer, ils avaient l’art de manier les consonnes sifflantes et explosives.
Il y avait plein d’autres choses que Ny ignorait ou ne comprenait pas et qui la concernaient de bien plus près. Elle n’avait pas connu Etain, et ne pouvait donc appréhender la profondeur de la culpabilité de Skirata quant à cette fille. Et maintenant qu’elle y pensait, elle connaissait à peine Darman, aussi. Elle trouvait bizarre, par ailleurs, que Mandalore ait autorisé une garnison impériale sur son territoire. Et elle ne savait pas non plus comment elle s’insérait dans la bande de marginaux qui formaient le clan de Skirata, mais toujours est-il qu’elle se sentait à présent chez elle à Kyrimorut et que cela lui était tombé dessus sans prévenir.
Mais ce n’était pas le problème, dans l’immédiat. Si elle faisait cela, c’était pour deux raisons, deux bonnes raisons, mais plus elle approchait de Mandalore, plus la seconde commençait à la perturber.
J’ai donné ma parole. Et… stang, pourquoi est-ce que je fais autant confiance à Skirata ?
— Enfin, dit le Rodien.
Le maître du akk se dirigeait vers lui. Le Rodien se tourna vers Ny et hocha la tête d’une façon qui semblait transcender les espèces. C’était le geste exaspéré d’un pilote obnubilé par un planning serré et dont l’emploi du temps vient d’être bousculé par des crétins.
— À cause de tout ça, je vais perdre mon bonus de régularité.
Ny tenait le manifeste du Cornucopia à la main. C’était la marche à suivre : il fallait avoir le document administratif prêt pour l’inspection sur son datapad, se tenir à l’écart de son vaisseau et attendre que le type de la sécurité vous adresse la parole.
Parlez quand on vous parle. Certaines choses ne changeront jamais.
— Un conseil : ne leur dites pas ça, dit-elle. Sinon ils vous garderont ici jusqu’à ce que Mustafar disparaisse sous la glace.
Elle se rendit compte que son pouls battait des records. Si le akk reniflait ses deux passagères, elle était fichue. C’était un énorme risque. Mais ses passagères avaient tout à perdre, elles aussi, et elle les savait capables de se rendre bien plus difficiles à déceler que des clandestins ordinaires.
Donc elle attendit. Elle se concentra sur l’impatience qu’elle serait en droit d’éprouver s’il s’était agi d’une vraie livraison, imagina le temps et les creds qu’elle aurait perdus, puis espéra que cela suffisait à masquer sa peur du akk et des humains.
Elle ne serait pas le premier pilote de fret à découvrir des clandestins dans son vaisseau, ni la première à nier en avoir eu connaissance. Parfois, c’était vrai ; les clandestins connaissaient toutes les ficelles pour contourner les contrôles de sécurité. Mais ce qui, à une époque, avait relevé d’une simple routine et de recherches occasionnelles par diverses autorités et pour différentes raisons – comme Boriin interdisant à ses métallurgistes qualifiés de quitter ses territoires, ou Mil Velay refusant à tout individu porteur d’un casier judiciaire non vierge de pénétrer dans son espace – était désormais une question de vie ou de mort.
Le chien tira sur sa laisse en approchant d’elle. Ses deux pattes de devant quittèrent le sol alors que son maître se penchait en arrière pour faire contrepoids à la force de l’animal. Puis il relâcha la laisse, et le akk grimpa la passerelle du Cornucopia pour disparaître à l’intérieur.
Ny tendit le datapad au soldat. Elle ne pouvait voir ses yeux dissimulés par la visière, mais elle était habituée à deviner où ceux qui portaient un casque pouvaient diriger leur regard, et celui-ci semblait lire l’écran du datapad.
— Nom, m’dame.
— Nyreen Vollen.
— Cargaison ?
— Denrées alimentaires et fournitures de base destinées à la compagnie minière LodeCorp, astéroïde 9-Alpha-4, système Roche.
— Des passagers ?
— Aucun.
— Avez-vous à un moment laissé votre vaisseau sans surveillance ?
— Non.
— Avez-vous vérifié que votre vaisseau n’abritait aucun être, aucune forme de vie ou objet que vous n’y auriez pas introduits vous-même ?
— Oui.
Cela, au moins, était vrai. Elle avait vérifié. Et elle s’était occupée elle-même d’introduire les êtres. Le soldat prit un court instant pour parcourir la liste sur le datapad, probablement pour laisser au akk le temps de faire ses recherches. Mais il n’y avait pas grand-chose à gratter sur son manifeste. Ce n’étaient vraiment rien d’autre que des provisions – farine, graines, pickles, lait en poudre, sacs de haricots denta, savon, fruits secs, tous les produits de base nécessaires à un siège. Kyrimorut était ce genre d’endroit qui donnait à ses habitants une mentalité d’assiégés s’ils ne l’avaient pas déjà eue en y arrivant. Elle l’avait eue.
Le soldat lui rendit le datapad. Les autres commencèrent à contourner lentement le cargo en l’examinant.
La cale empeste le goudron, en plus. Le akk ne pourra rien sentir à travers cette puanteur, si ?
Mais les akks pouvaient faire beaucoup de choses. Question intelligence, ils n’arrivaient pas à la cheville des strills – ah oui, Mird, elle avait une friandise pour Mird dans sa cargaison, aussi –, mais ce n’était pas sans raison qu’on se servait d’eux pour les recherches. Ils y excellaient. Ils sentaient tout, entendaient tout, voyaient tout.
Pas de bruit. Pas d’aboiements. Pas de réaction. Par pitié, par pitié…
Ny n’avait jamais encore eu l’impression que le temps puisse ralentir à ce point. Comment le chien pourrait-il manquer ce qui était caché dans la citerne d’eau vide ? Il allait se mettre à chouiner et à gratter le panneau de contrôle. Elle était folle d’avoir pensé pouvoir s’en sortir, elle, humble transporteur. Servir de coursier et faire un peu d’espionnage amateur pour A’den n’avait pas été aussi dangereux que ça, loin de là. Même aider Sull, le soldat ARC, à déserter avait été une opération relativement facile. Mais là, elle était complètement dépassée.
Tout est de ma faute. Même Kal ne l’avait pas voulu. C’était mon idée de génie… C’est mon problème.
Le vaisseau rodien, enfin libre de partir, roula lentement vers la piste et décolla. Ny le suivit des yeux, espérant qu’elle avait l’air simplement anxieuse d’aller livrer sa cargaison et d’être payée. Les recherches, d’après ce qu’elle avait vu, duraient moins de dix minutes standard, et c’était à peu près le temps qu’avait déjà passé le akk à promener sa truffe partout dans le Cornucopia.
C’est presque fini. Je serai bientôt loin d’ici. Bientôt… chez moi.
Et où était-il, ce « chez elle », au juste ?
Et brusquement, les aboiements secs du akk – ces ak-ak-ak qui lui avaient donné son nom – retentirent par l’écoutille ouverte. Ny sut à cet instant qu’elle ne retournerait plus chez elle, plus jamais, et elle lutta pour ne pas céder à la panique. Trois soldats se ruèrent sur la rampe, fusils blaster armés. Le quatrième braqua son arme de poing sur elle.
— Ne bougez pas d’ici, m’dame, dit-il en se tordant le cou pour tenter de voir ce qui se passait. Quel est le problème ? lança-t-il.
Le chien s’était tu. Ny entendit les pas lourds du maître avec les griffes du chien sur le sol ; elle n’arrivait plus à respirer. Cette fois, son compte était bon. L’animal avait dû débusquer ses clandestins.
— Désolé, les gars. Malgré sa taille, c’est encore un chiot. Il a besoin d’un peu plus de discipline.
Le akk descendit la passerelle en traînant un fémur de bantha, l’énorme extrémité du bassin coincée entre ses mâchoires. C’était le cadeau pour Mird ; la viande de bantha n’était pas facile à trouver sur Mandalore. Les genoux de Ny s’entrechoquaient presque. Le garde essaya de reprendre l’os à l’animal, mais le jeune akk n’avait pas du tout l’intention de se laisser faire. Ses babines se retroussèrent et un grondement sourd monta de sa gorge tandis que ses crocs se resserraient sur le fémur.
— Laissez tomber, dit Ny en simulant l’exaspération alors qu’elle avait plutôt envie d’aller embrasser le chien en le félicitant d’avoir saboté les recherches. Gardez-le. Je pourrai toujours en trouver un autre. Il faut que je me mette en route.
Un des soldats inclina la tête en la considérant avec curiosité.
— Pourquoi est-ce que vous avez besoin d’un os de bantha, m’dame ?
La réponse de Ny jaillit avant même qu’elle y ait réfléchi. L’aisance avec laquelle elle échafauda de toutes pièces son mensonge la choqua.
— Un des mineurs a un jeune nek, et on ne rencontre pas trop de banthas dans la région.
Il lui devenait vraiment facile de mentir. Et ce nouvel aspect d’elle-même la déçut ; sa personnalité passée, avant qu’elle se retrouve veuve, avait fait d’elle quelqu’un de plus effacé, mais d’un autre côté, elle éprouvait aussi un frisson d’excitation – et de honte – à la découverte de son esprit d’insubordination. Oui, j’ai tort. J’enfreins la loi, mais je l’ai fait – et je m’en suis sortie. Le garde essayait toujours de convaincre le akk de reprendre ses recherches quand elle ferma l’écoutille.
Stang, elle espérait que ses deux passagères pouvaient encore respirer dans cette citerne. Elle ne pourrait pas s’en assurer tant que le Cornucopia n’aurait pas sauté dans l’hyperespace et qu’elle ne l’aurait pas placé en pilote automatique.
Quitter l’orbite de Mezeg lui parut prendre des heures, alors que quelques minutes seulement s’étaient écoulées. Dès que les étoiles s’étirèrent en traînées figées d’infinité, elle contrôla sa trajectoire et confia les commandes du Cornucopia au navordinateur.
En dehors des pulsations des propulseurs et des cliquetis du matériel mal fixé, la partie arrière du cargo était silencieuse. Ny prit une forte inspiration et commença à déboulonner le panneau de contrôle de la citerne sur le pont en se demandant si elle allait trouver les Jedi vivantes… ou leurs cadavres.
— On n’est pas passées loin, marmonna-t-elle en soulevant le panneau pour plonger le bras à l’intérieur.
L’espace était plutôt exigu entre ces réservoirs, même pour une gosse maigrichonne comme Scout, alors la Kaminoenne n’avait pas dû être très à l’aise, c’est sûr.
— Comment avez-vous réussi à vous en sortir ?
Scout, ses cheveux roux en bataille, s’extirpa difficilement de son trou ; elle avait l’air de n’avoir rien avalé depuis une semaine. Il fallut un peu plus de temps pour sortir Kina Ha, pas seulement parce qu’elle était bien plus grande, mais aussi parce qu’elle était beaucoup plus âgée – Ny ne savait pas trop son âge, mais la Kaminoenne, à tout point de vue, était une vénérable vieille dame. Ny, en général, était incapable de donner un âge à un non-humain, mais les profondes rides qui ravinaient la peau grise de Kina Ha, ses paupières tombantes et la lenteur de ses mouvements trahissaient incontestablement son grand âge. À côté d’elle, Ny avait l’impression d’être une adolescente.
— Quand j’ai senti que le akk commençait à s’exciter, je l’ai influencé pour qu’il trouve l’os, dit Scout. Mais nous ne sommes pas trop mal en point, n’est-ce pas, Kina ?
— Nous sommes vivantes, répondit la Kaminoenne. Et c’est une chance. Merci d’avoir pris autant de risques pour nous.
Quelques jours plus tôt seulement, Ny aurait accepté ces remerciements sans problème, mais à présent ils suscitaient chez elle un accès de mauvaise conscience. Aucune des deux Jedi ne savaient où elle les emmenait, et elles n’avaient pas vraiment insisté pour le savoir. Et elle ne leur avait pas précisé non plus chez qui elles résideraient.
Ce qui s’annonçait… intéressant.
Mais ce n’était pas grave. L’essentiel, comme venait de le dire Kina Ha, était qu’elles étaient vivantes.
Le Cornucopia était un vieux cargo CEC de classe Monarque, en forme de caisse et purement fonctionnel, avec un long banc le long de la cloison derrière les sièges du pilote et du copilote. Kina Ha s’y assit telle une duchesse bougonne puis attacha son harnais de sécurité. Scout prit place dans le siège du copilote.
Ny ouvrit quelques boîtes de repas qu’elle leur passa. Elle n’avait aucune idée des habitudes alimentaires des Kaminoens – du poisson et autres fruits de mer, sans doute –, mais Kina Ha ne risquait pas de trouver des crevettes yob ici. Par ailleurs, d’après Skirata, les Kaminoens détestaient le soleil trop vif et préféraient nettement les ciels nuageux et les pluies torrentielles. Ce qui, là aussi, risquait de poser problème pour la Jedi sur Mandalore. Mais ce serait probablement le moindre de ses soucis.
— Nous allons à Mandalore, annonça enfin Ny.
Elle s’était plus ou moins attendue à une réaction, ne serait-ce qu’un « ah ? », voire un cri de protestation. Mais les deux Jedi gardèrent le silence.
— Vous m’avez entendue ? Mandalore. Manda’yaim.
— Oui, nous avons entendu, merci, dit Kina Ha. Opportunément loin et inhospitalier. J’admire votre ingénuité.
— Les Mandaloriens ne vous dérangent pas ?
— Pourquoi ? Ils le devraient ?
— Eh bien… beaucoup d’entre eux ont un problème avec vous. Je veux dire, avec les Jedi.
Kina Ha plongea le regard dans la boîte de repas comme si elle lisait l’avenir dans son contenu.
— J’ai un vague souvenir des Mandaloriens luttant contre les Sith, dit-elle. Mais il y a bien longtemps que je ne me tiens plus au courant des démêlés politiques de la galaxie.
Ny ignorait ce que ce bien longtemps signifiait, mais elle l’interpréta en siècles. Kina Ha n’était pas n’importe quelle vieille Jedi. Elle était génétiquement fabriquée. Comme tous les Kaminoens, bien sûr, et Skirata disait que c’était la raison pour laquelle ils avaient survécu à la submersion totale de la planète et étaient devenus ce qu’on appelait la haïssable racaille eugénique. Mais aucun Kaminoen n’avait été conçu comme Kina Ha. Elle était unique. Ses gènes avaient été modifiés pour lui permettre de vivre très longtemps, ce qui la rendait très utile aux yeux de Skirata pour un tas de raisons qu’elle ne pouvait même pas imaginer.
Et ce génome était la seule chose qui la sauverait de la fureur de Skirata. Il comptait trouver quelque chose dans ses gènes qui empêcherait ses fils-clones de vieillir deux fois plus vite que l’humain moyen.
— C’est de là que vous êtes originaire ? demanda Scout en se coiffant avec ses doigts, ce qui n’améliora rien du tout. De Mandalore ?
— Non, répondit Ny. Je ne suis pas Mandalorienne. Je leur donne juste un coup de main quand ils sont débordés.
Comment est-ce que je peux leur parler de Kal ?
— Ne croyez pas que je sois ingrate, ajouta Scout.
Kina Ha choisit quelque chose dans sa boîte et le mâcha pensivement.
— C’est juste que j’ai peur.
Flûte.
— Je vous conduis dans un endroit sûr, dit Ny. Beaucoup d’autres gens s’y cachent de l’Empereur.
— D’autres Jedi ? s’enquit Kina Ha.
Ny ne savait pas trop comment décrire Bardan Jusik. Un Jedi défroqué ? Un renégat ? Un Mando d’adoption ? Ça pourrait attendre. Scout aurait bien assez tôt l’occasion de décider par elle-même.
— D’une certaine façon, oui.
Elle ne pouvait pas différer le sujet plus longtemps.
— Écoutez, vous allez vous retrouver avec un clan de soldats-clones déserteurs. Certains d’entre eux n’ont pas de très bons souvenirs de Kamino, Kina Ha. Je préfère vous avertir. Et l’endroit appartient à Kal Skirata. C’est un vieux mercenaire qui entraînait les clones à Tipoca, et… bon, il déteste les Jedi et les Kaminoens à qui il reproche d’avoir utilisé les clones. Donc vos rapports risquent d’être un peu tendus pendant un temps.
Ny se sentit mieux d’avoir enfin vidé son sac, mais pas tant que ça. Kina Ha inclina gracieusement la tête.
— Ça pourrait être pire, dit-elle.
Scout resta une seconde bouche bée.
— Et cet endroit… il est sûr ?
— Kal est un brave gars, dit Ny, aussitôt sur la défensive, déjà bien plus entichée de Skirata qu’il n’était raisonnable. Il a consacré sa vie à sauver les clones. Mais Kamino a laissé une grosse empreinte sur tout le monde. En plus, un des clones a eu un enfant avec une Jedi qui a été tuée lors de la Purge. Donc c’est une grosse pagaille et ce n’est pas trop la joie pour l’instant. Mais vous y serez en sécurité. Kal m’a donné sa parole.
Pagaille n’était pas le mot exact. Mais Ny renonça à plonger les deux Jedi dans un trop-plein d’anxiété en mentionnant les autres problèmes. Elles auraient tout le temps de découvrir le Dr Uthan, et Jusik le résolument-non-Jedi, les primes placées sur les têtes de tout le monde, la sœur de Jango Fett, tueuse en série revenue du royaume des morts, la garnison impériale, les plans de résistance de Fenn Shysa… Oui, vu à la froide lueur du jour, tout ça paraissait bien moins rigolo que de tomber dans le gosier corrosif d’un sarlacc.
Mais Ny ne pouvait pourtant s’empêcher de se sentir mieux quand elle pensait à Kyrimorut. L’endroit était isolé, désolé et spartiate, plein d’éplorés et de déracinés, mais la chaleur de cette communauté très unie la transformait.
Il n’y avait aucun souvenir de Terin, non plus. Aussi, lorsqu’elle était là-bas, elle se sentait capable d’imaginer un futur. Les jours à venir n’étaient plus ce vide désespérant qu’on ne pouvait que fuir ou subir.
— Qu’est-il arrivé au bébé de la Jedi ? demanda Scout.
— Kad ? Il va bien.
Était-ce trop en dire à Scout ? Ny avait appris la prudence le jour où elle avait commencé à traiter avec la Grande Armée, mais la fille se rendrait compte par elle-même de toute façon.
— Il pousse comme une mauvaise herbe.
— Et l’os ? C’était pour quoi faire ? C’est pour un rituel primitif mandalorien ? J’ai entendu dire qu’ils coiffaient leur chef d’un vrai crâne.
— Je crois que le crâne est symbolique. Scout.
L’était-il ? Ny aimait bien les Mandos, mais il fallait reconnaître qu’ils avaient un penchant pour les trophées anatomiques.
— L’os était pour Mird. Tu n’as peut-être encore jamais vu de strill, mais c’est quelque chose. Des animaux indigènes très rares.
— Jamais entendu parler.
— Tu auras bientôt ton premier cours.
Comme elle se calait dans son siège, Ny se rendit compte qu’elle n’avait pas échappé à l’Empire. Elle avait simplement évité une crise pour foncer à tombeau ouvert en direction de la suivante.
— Je crois me souvenir des strills, intervint pensivement Kina Ha. Mais c’était juste avant que les Sith passent dans la clandestinité.
Ny, qui contrôlait le tableau de bord du Cornucopia, n’écoutait plus que distraitement.
— Quand les Sith ont-ils disparu ? demanda Kina Ha en regardant la Jedi par-dessus le dossier de son siège.
Très peu de gens normaux avaient ne serait-ce qu’entendu parler des Sith, aussi était-il étrange d’entendre Kina Ha y faire allusion.
— Je ne suis pas très douée pour l’histoire.
La Jedi se concentra, fronçant les sourcils et ridant son front jusqu’à l’endroit où auraient dû être ses oreilles si les Kaminoens en avaient eu.
— Oh… il y a peut-être une dizaine de siècles ?
Elle balança tel un serpent son cou incroyablement long.
— C’était il y a tant d’années… et tant de guerres. J’ai oublié.
Ny n’était pas certaine d’avoir bien entendu. Puis elle se rendit compte que si, elle avait très bien entendu, et la galaxie, une fois de plus, changea totalement de visage pour elle.
Quartier des
Opérations Spéciales,
Q.G. de la 501e Légion,
Cité Impériale – ex-Coruscant
La technologie médicale pouvait pratiquement tout faire, songea Niner, sauf soigner Darman.
Il regarda son frère revêtir la toute nouvelle armure impériale – gris anthracite et noire. La couleur ressemblait beaucoup à celle de leur ancienne armure Katarn d’un noir mat, mais là s’arrêtait la ressemblance. Tout dans la forme, du casque aux jambières en passant par la cuirasse blindée, était différent. Darman avait l’air d’un étranger. Et il donnait le sentiment d’en être un, aussi.
Darman, du jour au lendemain, avait changé. Et Niner ne voyait pas comment il aurait pu en être autrement. Comment un homme était-il censé réagir après avoir été le témoin impuissant de l’assassinat de sa femme ? C’était plus que de la tristesse. Tous deux, Darman et lui, avaient perdu des frères au cours de la guerre, et ils n’avaient d’autre choix que de continuer à vivre et à se battre.
Toutefois, la perte d’un être aimé était une affaire privée qui demandait du temps. Jusqu’à ce que, un jour enfin, on fasse la paix en soi. Mais Niner n’avait jamais été amoureux d’une femme, n’avait jamais eu d’enfant avec aucune, aussi avait-il conscience que la peine de Darman était sans doute quelque chose de nouveau et d’indescriptible, lourd des espoirs anéantis d’un avenir qu’aucun clone n’avait jamais envisagé.
Mais nous pouvons vivre ces vies. Les petites choses ordinaires. Fi a une épouse. Et Atin aussi. Et Ordo. Ils vivent comme des Mandaloriens, en hommes libres. Je sais ce que je peux être.
Niner n’avait jamais vu Kyrimorut, et à présent il devait oublier jusqu’à son nom. Au moins ignorait-il où était la propriété et personne ne pourrait lui arracher cette information. Il avait peur de parler de quoi que ce soit dans leurs nouveaux quartiers, et même dans les vestiaires, au cas où l’Empereur aurait fait installer un système de surveillance pour faire le tri entre les hommes loyaux et ceux qui gardaient des accointances avec l’ancien régime.
Ç’aurait pu être le même chef avec un nouveau titre, mais le nouvel Empire apparaissait déjà comme un monde différent de la République.
Darman fixa ses plaques blindées sur sa combinaison et s’agrippa à son fusil DC-17 comme à un doudou. La 501e avait laissé les commandos les garder pour l’instant. Il y avait sans doute des raisons froidement pragmatiques pour ça ; ils étaient habitués au DC, et gagnaient ainsi du temps sur l’entraînement aux nouvelles armes. Mais il devinait tout de même une sorte d’attention, une concession destinée à faciliter leur adaptation dans le monde nouveau et déstabilisant de l’Armée Impériale. Niner s’efforçait de comprendre en quoi cela semblait si différent. Ce n’était pas l’énorme afflux des nouveaux clones produits sur Centax II par les méthodes rapides Spaarti. Il avait rencontré très peu de ces hommes. Non, ce qui le dérangeait le plus était simplement l’absence de ce qui avait été au cœur de sa vie pendant treize ans.
Les gens.
Il ne pouvait pas appeler Skirata. Il n’y avait pas le général Jusik, non plus, ni Fi, ni Corr, ni Atin, ni aucun de ces hommes sur lesquels il savait pouvoir compter s’il avait besoin d’eux.
Et Darman avait besoin de lui, même s’il l’ignorait.
Dar aurait pu fuir avec les autres et être en ce moment avec son enfant, mais il ne l’avait pas fait ; il était resté avec lui, Niner. Une telle loyauté, une telle fraternité, était quasiment introuvable dans toute la galaxie, et Niner avait désormais non seulement une dette d’honneur, mais une dette de famille.
Darman plia les doigts et fit grincer ses gantelets.
— Tu vas rester là à te gratter le shebs toute la journée ? Mets ton casque. Il ne faut pas faire attendre le Seigneur Vador.
— Je sais que tu ne vas pas bien, dit Niner, donc je ne prendrai même pas la peine de te poser la question.
— Ça va. Et toi ? Tu vas pouvoir tenir le coup ?
Niner s’était brisé la colonne vertébrale pendant cette horrible nuit lorsque l’Ordre 66 avait été lancé. Darman avait refusé de l’abandonner de peur qu’il finisse comme Fi, sous assistance respiratoire dans l’attente que quelqu’un débranche les machines parce qu’un clone infirme n’était d’aucune utilité à personne. Et Niner avait toujours en tête que si Darman était coincé ici, loin de son fils Kad, c’était à cause de lui.
— Je suis en pleine forme, dit-il.
Il exécuta quelques flexions et se pencha, jambes tendues, pour poser ses paumes à plat sur le sol.
— Tu vois ? En fait, je le suis même plus que je l’ai été. Je n’arrivais pas tout à fait à le faire avant.
— Allez, viens. Qu’on en finisse.
— Dar, quoi que Vador nous réserve, ce sera du boulot, comme d’habitude.
— Ça ne risque pas. Il n’y a plus de guerre, pour nous.
— Oh, parce que tu crois que c’est fini ? Ça t’arrive de regarder les holonews ?
Les infos étaient tout ce que Niner avait eu pour tuer le temps après son opération, quand il avait dû rester immobilisé dans un appareil orthopédique.
— Il y a encore des conflits, encore des endroits où les gens se battent. Des régions qui refusent d’accepter l’Empire.
Darman fit tourner plusieurs fois son casque entre ses mains.
— Des escarmouches de frontière, dit-il. Ils n’auront pas besoin de forces spéciales pour ça.
— O.K. Qu’est-ce que tu aimerais qui arrive ? Et puis non, ne réponds pas à ça.
Niner lui prit le bras, l’entraînant dans le couloir vers le terrain de manœuvres. Ils n’étaient plus dans les baraquements Arca et il ne se fiait à rien ni à personne. Quand ils furent dehors, il s’avança jusqu’au centre du terrain, ôta son casque et fit signe à Darman d’en faire autant.
Il fallait que ce soit fait dans le silence. Normalement, ils seraient simplement passés sur un canal com sécurisé pour discuter de n’importe quoi en toute sûreté à l’abri de leurs casques, mais Niner ignorait si le nouveau matériel était équipé de com pouvant s’immiscer à leur insu sur leur canal. C’est le genre de chose qu’il aurait pu confier à Jaing ou à Mereel afin de démonter le matériel, mais les Null-ARC étaient à une demi-galaxie de là. Alors il improvisa.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Darman.
Niner leva le doigt pour lui imposer le silence.
— Je teste les senseurs de proximité. Pose ton casque par terre.
Pour un témoin éventuel, ils étaient simplement deux clones qui testaient les systèmes de leur nouvelle armure. Niner posa son casque par terre et s’en éloigna en faisant signe à Darman de l’imiter. Quand ils furent assez loin de leurs casques pour être hors de portée radio et même un peu plus, Niner s’arrêta.
— O.K., on va retourner vers ces casques dans une minute, comme si de rien n’était. Pigé ?
— Tu es parano.
— Je suis méfiant. Écoute, Dar, de quoi as-tu le plus envie à cette seconde ?
— Quelle importance ?
— C’est important. Tu as envie de te tirer ? Tu veux aller…
Niner osait à peine le dire, mais il faudrait bien qu’il s’y résigne à un moment ou un autre.
— Tu veux aller retrouver Kad ? T’occuper de lui ?
Le visage de Darman était un masque indéchiffrable. Si seulement Bard’ika – Bardan Jusik – était ici… Il aurait pu utiliser la Force pour sentir la véritable humeur de Darman. Mais il n’était pas ici, et Niner ne pouvait que se fier à son intuition, parce que ce Darman-ci ne réagissait pas comme le Darman qu’il avait connu. Niner avait passé deux jours à lire des textes médicaux pendant sa convalescence. Il n’avait pas tout compris, loin de là, mais il savait à présent qu’il existait une condition psychologique nommée « amnésie dissociative », où l’esprit occultait le souvenir d’événements traumatisants afin de pouvoir assumer le quotidien. Et il était certain que c’était ce que faisait Darman.
— Je ne connais pas ce nom, répondit enfin celui-ci.
Niner ne savait pas comment traiter le problème. Il ne pouvait que surveiller son frère et s’en remettre au temps pour qu’il guérisse.
— O.K., dit-il. Tu veux rester ici ?
— Qu’est-ce que je pourrais vouloir d’autre ? Je suis un commando.
— D’accord, Dar. Ça va aller.
Il n’avait rien à dire de plus. Darman n’avait pas évoqué Etain depuis la nuit où elle avait été tuée. Niner décida qu’il serait encore trop risqué d’aborder le sujet. Mais il avait pris la décision de sortir Darman de l’Armée Impériale, et par la force s’il le fallait. Comment ? Ça, c’était encore à voir. Mais il était un commando. Il trouverait une solution.
— On a fini ? demanda Darman. Parce que Vador va nous faire son briefing d’ici quelques minutes, et j’ai entendu dire qu’il n’était pas tendre avec ceux qui n’étaient pas à l’heure.
Le sergent Kal, le père indulgent, avec sa discipline relâchée, n’était plus là. Il y avait une structure hiérarchique d’officiers, et tout se passait de façon bien plus stricte. La seule chose qui leur restait de leur ancienne vie de commandos de la République – en dehors de leur DC – était leur numéro d’identification, auquel avait été accolé le préfixe CI.
Ils devaient penser que changer notre numéro serait comme changer notre nom, sûrement…
Niner commençait à se demander s’il cherchait à défendre l’Empire en lui attribuant des attentions inexistantes. Peut-être était-ce sa façon à lui de ne pas déjanter.
Ils continuèrent à faire semblant de retourner vers leurs casques pour voir si l’alarme se déclenchait, ce qui, au moins, signifiait que Darman, quelque part en lui, savait qu’il avait un secret à protéger. Un court instant, il imagina que la paranoïa de Darman concernant l’Empire était peut-être encore pire que la sienne, et que son attitude n’était qu’un rôle qu’il jouait consciemment vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin de ne jamais déraper. Difficile à dire. Darman remit son casque, supprimant toute autre chance de poursuivre une conversation privée, et ils se dirigèrent en silence vers la salle de briefing.
Niner ne savait pas trop à quoi s’attendre quand il y arriverait. Les rangs de commandos attendant le Seigneur Vador ne représentaient pas toute la force de l’ex-Brigade des « Ops », les Opérations Spéciales. À vue de nez. Niner estimait que c’était moins qu’un quart, soit environ un millier d’hommes, aussi se demanda-t-il comment ils avaient été sélectionnés. Cependant, il n’aurait aucun moyen de les reconnaître tant qu’ils n’auraient pas parlé ou bougé, parce que les motifs particuliers qu’on les avait encouragé à peindre sur leur armure, dans le style mandalorien, avaient été balayés par un océan noir uniforme. Ce qui proclamait plus clairement que tout le reste que la galaxie avait changé. Niner n’arriva même pas à repérer Scorch jusqu’à ce qu’il vienne se glisser derrière lui. Les éclairs jaune vif sur son armure avaient disparu.
C’est drôle. On est habitué à reconnaître des individus aux traits identiques, mais je suis complètement paumé quand tout le monde a la même armure.
— Comment ça se passe, ner vod ? demanda Scorch. On ne vous voit pas beaucoup, ces temps-ci.
Niner ne trouvait pas génial de parler mando’a devant des étrangers, même s’il n’aurait su dire pourquoi. Les étrangers, pour lui, étaient tous les soldats de la 501e qui n’avaient pas commencé en tant que commandos de la République sur Kamino, et formés par des sergents mando. Il n’était pas certain de devoir les considérer comme des frères.
— J’ai été mal en point, répondit-il, de marbre.
— Oui, j’ai appris, pour ta blessure. C’est moche.
Scorch ne précisa pas s’il avait entendu parler des détails du combat au pont de Shinarcan. Mais ce n’était un secret pour personne qu’une femme avait été tuée en se plaçant entre un soldat-clone et le sabre laser d’un Jedi. Combien savaient toutefois qu’il s’agissait d’Etain, ça, c’était une autre histoire.
— Je crois que nous avons aussi certains gars des ARC, ici. Tu imagines ? Des ARC qui vont devoir frayer avec nous autres, simples mortels ?… Et toi, Dar, comment ça va ?
Darman haussa les épaules.
— Je déteste notre nouvelle armure.
— Ouais, c’est des creds fichus par les fenêtres, c’est sûr. Je ne vois pas ce qu’ils reprochaient à l’ancienne. Fixer la déteste, lui aussi. Boss s’en fout.
Niner ne put s’empêcher de poser la question.
— Tu as des nouvelles de Sev ?
Il était resté aussi neutre que possible. Darman n’était pas le seul à vivre avec des souvenirs douloureux. Tous les commandos savaient que le groupe Delta avait perdu le contact avec Sev et l’avait laissé derrière quand ils avaient évacué Kashyyyk en catastrophe. Plusieurs hommes avaient pensé que le groupe aurait dû demander au général Yoda d’annuler son ordre de repli pour aller rechercher leur copain. Mais Yoda n’était plus là, lui non plus, comme tous les autres Jedi. Et Sev n’était qu’une tragédie de plus dans une sale guerre curieusement vaine, une douleur de plus qui s’ajoutait à la perte de tous les camarades durant les derniers jours de combat.
Comme Etain. Elle était à quelques minutes – non, à quelques secondes de partir pour Coruscant. C’est trop cruel. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça.
— Non, répondit Scorch d’une voix un peu rauque. Sev est toujours porté disparu.
Il ne s’enquit pas d’Etain. Mais le commando Delta savait, pour elle et Dar. Niner espérait seulement que les bavardages n’étaient pas remontés jusqu’aux oreilles de Vador.
Vador… Vador – colosse complètement enfermé dans son armure, son casque et sa cape noirs – était aussi différent du général Arligan Zey qu’il est possible de l’être. Sa voix et son souffle haletant ne semblaient même pas humains, en dépit des rumeurs affirmant qu’il l’était. Il jaillit dans la salle sans même prendre la peine de se présenter. À quoi bon, d’ailleurs ? Depuis deux ou trois semaines, son nom courait sur toutes les lèvres dans les mess et les cantines. Il était le bras droit de l’Empereur, et pouvait accomplir des choses dont seuls les Jedi étaient capables, comme de déplacer des choses – et de les briser – sans même les toucher.
Certains prétendaient qu’il avait été un Jedi à une époque. Mais Dooku aussi. Et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce soit vrai. Niner n’en savait rien et à vrai dire il s’en fichait, mais en tout cas il se méfierait de Vador. Il se mit au garde-à-vous. À aucun prix il ne voulait être remarqué en tant qu’individu. Il voulait se fondre dans la masse.
Vador leur faisait face, un pouce accroché à la ceinture, sa respiration sifflante et rythmée évoquant le ronflement d’une machine.
— Nous avons rattrapé de nombreux traîtres qui avaient échappé à la Purge, mais notre travail n’est pas terminé, lança-t-il. Des Jedi continuent à se soustraire à la justice, et nous devons aussi nous occuper des déserteurs dans nos propres rangs. Vous vous montrerez dignes de faire partie du Poing de Vador. Vous traquerez les fugitifs qui restent.
Niner s’attendait à une réaction de la part de Darman, ne serait-ce qu’un tressaillement. Mais il demeura figé. Personne ne bougea, personne ne moufta.
— Vos anciens camarades des Forces Spéciales sont des experts dans l’art de semer la mort et le chaos, poursuivit Vador. Donc vous êtes les mieux placés pour les repérer et les neutraliser. Je ne veux pas de quartier pour eux. Ils ont été vos frères, mais ce sont aujourd’hui des traîtres, une insulte à vous tous et aux sacrifices que vous avez consentis. Vous êtes désormais l’Unité Spéciale de Commandos de l’Empire. Ne me décevez pas.
Une liste de fugitifs fut transmise aux clones. Niner savait que chacun des clones présents dans cette immense salle faisait exactement comme lui-même à cette seconde : il mettait au point son HUD afin de voir dans sa visière les images et le texte superposé.
Et il savait aussi qu’il reconnaîtrait des noms. Les visages ne comptaient pas, et pour cause. À part les Jedi et quelques autres, tous étaient identiques. Et ils défilaient, classés par leur numéro d’identification.
Capitaine ARC A-26 et soldat ARC A-30 : Maze et Sull.
Maze ? Ce vieux râleur aurait déserté ? Lui ?…
Niner n’en revenait pas. Maze, l’aide de camp de Zey, appliquait le règlement à la lettre. Niner n’aurait jamais imaginé qu’il puisse se faire la belle, mais d’autres dont la disparition semblait tout aussi improbable figuraient sur la liste : les groupes Yayax et Hyperion, ainsi que des commandos individuels de la République. Il y avait même un fidèle commandant-clone qui manquait à l’appel, le commandant Levet, qui avait servi sous les ordres d’Etain sur Qiilura.
Corr et Atin étaient sur la liste, bien entendu, mais pas Fi. Au moins sa fausse mort avait-elle convaincu les nouveaux responsables des archives. Toutefois, la plupart des membres du personnel civil étaient exactement les mêmes que ceux qui avaient servi la République quelques semaines plus tôt, assis aux mêmes bureaux et avec les mêmes salaires, et pas grand-chose n’avait changé pour la grande majorité de la population de Coruscant, à part le nom de l’endroit. La ville était devenue la Cité Impériale, et la planète le Centre Impérial. La plus grosse tâche à laquelle les gratte-papier allaient désormais devoir s’atteler serait de rectifier les holocartes. Rien que pour lui personnellement, Niner trouvait déjà difficile de reprendre pied après que tant de vies avaient été détruites dans son propre petit cercle.
Coruscant. Corrie. Triple Zéro. Trip Zip. Je reste tranquille. Mais en ce qui me concerne, ce ne sera jamais la Cité Impériale.
Les listes des déserteurs étaient courtes mais significatives. Mises bout à bout, elles formaient une sacrée petite armée dont il allait falloir tenir compte. Niner avait vu les ravages que pouvait faire un seul ARC, qu’il s’agisse de dégommer des personnages clés ou de déstabiliser un gouvernement. D’ailleurs, lui-même n’était pas en reste : il était conscient des dégâts qu’il pouvait faire, lui aussi, avec quelques frères et le matériel adéquat. Ils étaient dangereux. Ils avaient été éduqués et formés pour l’être.
Est-ce que j’ai envie d’arrêter ces hommes ?
Est-ce que j’ai envie de les tuer ?
Bien sûr que non. Ce sont les nôtres.
Et puis il y avait d’autres noms, qui, eux, nécessitaient des photos puisqu’il s’agissait de personnages divers avec des traits particuliers – les Jedi en cavale. Bardan Jusik n’était qu’un nom sur une liste plus longue que l’aurait pensé Niner. Beaucoup de petits Padawans et des Chevaliers mineurs, mais relativement peu de Maîtres.
Cependant, un Chevalier figurait sur la liste que personne n’aurait à chercher. Aussi loin dans les rangs, Niner doutait que Vador puisse le voir ; aussi, conscient de l’effet que la photo et le nom d’Etain Tur-Mukan auraient sur son frère, il plaça la main sous le coude de Darman.
Donc ils ignorent qu’elle est morte. On peut en conséquence en déduire qu’ils ne savent pas avec certitude qui est mort et qui est dans la nature.
Le portrait d’Etain n’était pas flatteur mais il brisa malgré tout le cœur de Niner. Et il ne pouvait qu’imaginer le coup qu’en ressentirait Darman. C’était une fille toute mince, au visage piqueté de taches de rousseur, avec des cheveux bruns bouclés et des yeux verts. S’il ne l’avait pas connue, il ne lui aurait rien trouvé d’original et l’aurait prise pour une libraire, une vendeuse, une employée de bureau… Son physique n’était en rien celui d’un général qui avait combattu et pris d’énormes risques.
— Ça va aller, Dar, murmura-t-il.
Même si quelqu’un l’entendait, ça ne voulait rien dire de particulier. Mais Darman ne réagit pas.
— Udesii… Cool, mon vieux.
— Je sens que beaucoup d’entre vous sont consternés par ces noms.
Vador avait le don pour trouver les mots qui dérangent.
— Vous avez été, tout à votre honneur, loyaux envers certains de ces êtres. Mais ils vous ont trompés, et ils ne méritent aucune pitié. Vos missions spécifiques vous seront bientôt attribuées. Rompez.
Les commandos sortirent de la salle et se scindèrent en petits groupes qui prirent la direction des baraquements. Niner continuait à surveiller son datapad pour y trouver les détails des missions. C’était se donner beaucoup de mal pour, au final, leur dire simplement qu’ils auraient bientôt une liste de personnes à éliminer. Mais peut-être était-ce avant tout pour qu’ils voient Vador en chair et en os et se rendent compte que le type ne plaisantait pas. Le général Zey n’avait jamais eu cet effet sur lui, quant à Yoda… Niner ne se souvenait pas l’avoir vu en personne, mais il savait par contre que le général n’avait jamais eu la présence glaçante de Vador.
Scorch rejoignit Niner et se régla sur son pas.
— Je déteste ça, dit-il. Et on a un nouveau pour prendre la place de Sev. Mais c’est provisoire. Il vaut mieux pour lui qu’il le comprenne.
Niner se souvint de Corr joignant le groupe Oméga quand Fi avait été envoyé à Mandalore. Il était évident que Fi ne reviendrait jamais, mais personne n’avait jamais voulu admettre que Corr était là en remplacement définitif. Niner était cent pour cent d’accord avec Scorch. Définitif signifiait qu’on avait renoncé à tout espoir de revoir son frère et que, d’une certaine manière, on scellait son destin en acceptant qu’il s’en était allé pour de bon.
— Ça y est, c’est parti, dit Darman en se dirigeant vers la cantine, les yeux sur son datapad.
Au moins son appétit n’était pas affecté.
— Regarde ça.
— De qui est-ce qu’on écope ? demanda Niner qui appréhendait soudain de regarder son datapad.
— On est avec deux nouveaux du groupe Galaar – Ennen et Bry. Et pour l’instant, on est juste le groupe Quatre-Zéro.
— Je voulais dire… Après qui est-on censé courir ?
Darman déglutit assez fort pour que Niner s’aperçoive qu’il était réellement angoissé par tout ça, même s’il apparaissait imperméable aux événements. Un clone ne pouvait pas cacher grand-chose à ses semblables, pas alors que le moindre geste et le plus petit son devaient être attentivement examinés afin de distinguer un frère d’un autre.
— Un type nommé Jilam Kester, dit Darman. Jamais entendu ce nom-là.
Ça n’en serait pas moins un assassinat, mais Niner fut soulagé que ce ne soit pas Bard’ika. Puis il réfléchit que peut-être, si on ne leur avait pas attribué les gens qu’ils connaissaient bien, c’est que quelqu’un s’était dit qu’ils n’arriveraient jamais à presser la détente.
Niner avait du mal à imaginer que l’Empire – ou qui que ce soit – puisse tolérer que des clones refusent d’exécuter des ordres à cause de leur trop grande sensibilité. Ça ressemblait plutôt à un test. Il attendit qu’ils soient seuls sur le terrain de manœuvres pour ôter son casque.
— Qui a eu Skirata et les Nulls ? Et Vau ?
Niner n’arrivait pas à repérer leurs noms quelque part. Il fit défiler toute la liste sur le datapad en cherchant les chiffres : Null-ARC, N-7, N-10, N-11, N-12, N-5, N-6 – Mereel, Jaing, Ordo, A’den, Prudii, et Kom’rk.
— Je doute que Palpy s’imagine qu’ils sont tous commodément morts, maintenant. Ils étaient sur la liste des chasseurs de primes avant qu’ils sortent ça.
Darman haussa les épaules.
— Et s’ils l’étaient ? On n’a eu aucune nouvelle d’eux depuis plus de deux semaines, pas depuis…
Il s’arrêta net. C’était la première fois qu’il était aussi près d’évoquer la nuit de l’Ordre 66 depuis que c’était arrivé. Cependant, il n’alla pas plus loin.
Niner revérifia son datapad afin d’être sûr que seuls les déserteurs ARC Alpha, les Jedi et les commandos de la République figuraient sur cette liste noire. Les Maîtres Jedi et quelques Chevaliers étaient cochés pour exécution, et les Padawans et autres fugitifs devaient être pris vivants. Soit Palpatine détenait déjà les Nulls et les sergents mando – Niner en doutait –, soit il envoyait quelqu’un d’autre à leurs trousses, comme les Services Secrets Impériaux.
Bonne chance, les barbouzes. Vous en aurez besoin – surtout si vous avez la malchance de tomber dessus.
— O.K., va chercher Ennen et Bry, dit Darman. Qu’on se débarrasse de ça.
Ce n’était pas Dar qui parlait. C’était le pseudo Dar.
— Tu es d’accord avec ça ? demanda Niner.
— Quoi ? La chasse aux Jedi ?
— Oui.
— Ils m’ont pris tout ce que j’avais de plus cher, répondit Darman, qui parut soudain plus lui-même pendant quelques secondes. Alors tu parles si je suis d’accord.
Il n’ajouta rien. Et Niner n’insista pas. Il n’était pas certain d’être prêt à entendre Darman déverser toute la douleur enfouie en lui.
Banlieue sud de Keldabe, capitale de Mandalore
Jusik n’avait encore jamais vu la chose, mais à présent il l’avait sous les yeux et il n’arrivait toujours pas à y croire. Et il n’était pas certain de le vouloir.
C’était un crâne énorme, le crâne d’un mythosaure, avec d’énormes cornes descendant jusqu’à sa mâchoire, des orbites obliques et de longues dents. C’était un symbole emblématique de Mandalore dans tous les sens du terme, à la fois Mand’alor – commandant de super-commandos, chef des chefs – et le monde lui-même, Manda’yaim. Mais à cette échelle, c’était tout de même franchement grotesque.
Le crâne et le reste de la structure peu convaincante du squelette étaient assez gros pour abriter un bataillon. Et même si Keldabe n’était pas la plus belle ville de la galaxie, Jusik était surpris que quelqu’un ait pu ériger quelque chose d’aussi laid là où les gens étaient obligés de le voir. C’était, comme auraient pu le dire les architectes de Coruscant, manquer d’attention et ne pas tenir compte du style local.
— Aussi laid que osik, dit Ordo sans prendre de gants. Et inutile.
Jusik descendit du speeder et s’appuya contre la portière pour observer une procession de stormtroopers et de camions à répulsion portant du matériel dans le crâne lui-même. Il était difficile d’imaginer ce qui se passait. Il espérait qu’ils allaient le démolir pour outrage à l’esthétique. Ce serait le plus grand service que l’Empire pourrait jamais rendre à Mandalore.
— Qu’est-ce que c’est ?
Ordo, les bras croisés, étudiait l’abomination.
— Aucune idée. Peut-être un truc publicitaire pour MandalMotors.
Il dessina un crâne imaginaire de ses mains.
— C’est leur logo.
— Tu crois sérieusement que le Mando’ad moyen achèterait leurs produits sur la base d’un crâne de mythosaure géant ? C’est aruetyc.
— Non, mais c’est tellement bizarre que je me creuse la tête pour trouver une explication.
— Est-ce que Fenn Shysa sera sacré ici en tant que nouveau Mand’alor ?
— Ce n’est vraiment pas son style.
Ordo remonta dans le speeder.
— D’ailleurs, je ne pense pas que les nouveaux Mand’alore ont eu droit aux cérémonies de sacre depuis… en fait, je n’en sais rien. C’est vulgaire et inutile. Et c’est du gaspillage.
— Aruetyc.
Jusik ferma l’écoutille et lança les moteurs en s’apercevant qu’il utilisait très souvent ce mot dernièrement – non-Mando, traître, ennemi, ou tout simplement pas l’un de nous. Il incarnait totalement sa nouvelle identité, de la même manière qu’il avait été à une époque totalement Jedi et, quand il y pensait, il en était encore étonné. Les convertis sont les pires, dit-on. Est-ce mon cas ? Oui. Assurément.
— Maintenant, allons voir un peu ce que l’Empire en fait.
Jusik démarra le speeder. La présence d’une garnison impériale ici même ne le dérangeait pas – pas encore. Kyrimorut était si retiré et difficile à trouver dans les grands espaces très chichement peuplés qui constituaient la plus grande partie de Mandalore que Keldabe aurait aussi bien pu être sur une autre planète. Mais si Palpatine avait installé une base ici, ce n’était sûrement pas pour l’économie locale. Aussi tout le monde attendait de voir ce qu’il leur réservait. Tant que l’Empire employait des mercenaires mando et payait un loyer pour les terres, il était encore permis de se demander – en apparence, en tout cas – si cette garnison constituait une menace.
En privé, la décision avait déjà été prise.
Shysa élaborait des plans pour mener une guérilla contre l’Empire. Il prévoyait déjà qu’il deviendrait un locataire indésirable dans les années à venir. Kal Skirata – Kal’buir, Papa Kal – ne voulait rien avoir affaire avec l’armée secrète de Shysa. Il avait déjà assez de problèmes sur les bras. Mais lui non plus ne voulait pas de l’Empire ici.
Mais l’Empire était venu tout de même. Et tout le monde savait où cela les mènerait – la seule question était de savoir quand.
— Ordo, tu sais que Kal’buir m’est aussi cher qu’à toi, commença prudemment Jusik en s’élevant de quelques mètres au-dessus de la rive. Mais crois-tu qu’il a raison de laisser Ny amener des Jedi ici ?
Ordo lisait son datapad ; il ne releva pas l’ironie de la question. Il abordait désormais toute chose avec une remarquable décontraction.
— Ce n’est pas sans risque.
— Et que penses-tu d’avoir une Kaminoenne parmi nous ?
— Nous avons bien accepté d’avoir Ko Sai comme invitée…
— Pas vraiment, et elle ne s’y est pas très bien prise non plus. Elle s’est tuée. Quant à Mereel… elle a pressé tous les mauvais boutons en lui.
Jusik se rendit compte qu’il n’avait rien dit d’aussi bête depuis longtemps. Les mauvais boutons. Non, on était loin du compte. Mereel, à l’instar de tous les Nulls, n’était qu’un produit défectueux aux yeux des maîtres-cloneurs Kaminoens, quelque chose qu’on élimine comme du bétail malade avant de revenir à la case départ. Tout gosse normal aurait été profondément traumatisé par ce genre de traitement. Mais les enfants qui avaient été conçus pour être de parfaits exécutants des missions impossibles, des machines à tuer férocement intelligentes, avaient toutes les chances d’avoir des réactions bien plus extrêmes.
Jusik était toujours sidéré de voir que les Nulls arrivaient à avoir un comportement tout à fait normal les trois quarts du temps. Mereel était agréable et affable, charmeur avec les femmes et toujours prêt à plaisanter. Et puis quelque chose déclenchait l’autre Mereel, le gosse tourmenté et hagard bien enfoui en lui ; alors il changeait instantanément l’espace d’un instant avant de revenir aussitôt à son autre lui même. C’était comme si tous les Nulls ne connaissaient que trop bien cet animal blessé en eux et qu’ils se construisaient une nouvelle personnalité afin de le tenir fermement en bride.
— Désolé, dit Jusik. Ne crois pas que je prends à la légère ce qui vous est arrivé.
Ordo haussa les épaules.
— Mereel a encaissé le pire, mais on est tous détraqués.
L’évaluation franche de sa propre santé mentale était presque touchante.
— Le terme est imprécis, mais il résume l’effet que Kamino a eu sur nous.
— Tu en as discuté avec Kal’buir ?
— Oui, et je suis d’accord avec lui. Le matériel génétique de Kina Ha est trop précieux pour qu’on s’en passe, même si les kaminiise nous donnent des cauchemars.
Jusik réfléchissait de nouveau aux implications de cette affaire alors qu’il stationnait le speeder aussi près que possible de la cantina Oyu’baat. Il y avait peu de chances que cette nouvelle tentative avec Kina Ha les aide à trouver une façon d’empêcher les clones de vieillir prématurément, et toutes les précédentes avaient jusqu’à présent occasionné de dangereuses missions et des trahisons. Mais si les Kaminoens avaient réussi à faire que certains des leurs aient des vies exceptionnellement longues, alors il existait quelque chose – un type de gènes, une technique – que le Dr Uthan devrait pouvoir exploiter afin d’inverser le processus de vieillissement accéléré des clones et le rendre normal. Oui, Jusik comprenait que ce soit important ; Skirata vivait pour ses fils-clones, et leur offrir une durée de vie normale était devenu pour lui une quête sacrée. Mais on ne pouvait ignorer le risque que cette opération faisait courir à Kyrimorut, ni ce qu’il adviendrait du respect de Ny Vollen pour Skirata lorsqu’elle comprendrait qu’il n’hésiterait pas à transformer Kina Ha en bouillie s’il pensait que ses gars pourraient en bénéficier.
Ce sera douloureux pour Ny. Et peut-être pour lui, aussi.
— Dis-moi, Bard’ika, dit Ordo. Ça t’ennuie que Kina Ha soit une Jedi ?
— Pourquoi veux-tu que ça m’ennuie ?
— À cause de vieux souvenirs.
— Non. Ça ne me gêne pas du tout.
Ordo avait l’air sceptique.
— Mais les Kaminoens ne sont pas réputés pour leur compassion, alors quel genre de Jedi sera-t-elle ?
Jusik réfléchit à cette question. Il n’avait jamais entendu parler d’un Kaminoen sensible à la Force. En plus, Kina Ha vivait depuis des siècles, peut-être même des millénaires, qui sait, ce qui faisait d’elle un phénomène à beaucoup d’égards.
— Le genre solitaire, je pense.
Ordo haussa un sourcil.
— Ça me donne envie de pleurer. Je t’assure. Et Kal’buir aussi, je parie.
Ensuite, il changea de sujet. Et Jusik songea qu’Ordo trouvait sûrement parfaitement normal d’essayer d’effacer son passé pour la simple raison qu’il l’avait fait, lui aussi, du moins aussi bien qu’il l’avait pu. Il semblait s’inquiéter que l’arrivée de vrais Jedi puisse ébranler sa détermination à lui, Jusik.
Non. Mais non. Ce ne sera pas le cas, allons…
Keldabe était à quelques heures de vol au sud de Kyrimorut et le climat y était bien plus doux. La neige ne venait pas jusque-là. Jusik se balada dans les rues étroites et emprunta des venelles que surplombaient des bâtisses branlantes, savourant avec plaisir l’incroyable diversité de la ville. Il passait sans transition d’une rue qui n’avait pas dû changer depuis des siècles, avec ses charpentes en bois déformées par le temps et son plâtre parcheminé, à l’ombre d’un entrepôt industriel hyper moderne ou une tour de granit poli. Keldabe était une forteresse anarchique nichée sur une hauteur rocheuse dominant un méandre de la Kelita, presque complètement entourée d’eau – calme dans ces douves naturelles mais qui, un kilomètre plus loin, se transformait en torrent. Jusik adorait cet endroit qui, à ses yeux, exprimait l’esprit même de Mandalore, et il se réjouissait à l’idée que les réunions des Services Secrets le conduiraient ici plus souvent.
Les clones devaient garder leurs casques sur la tête, bien sûr. Les Mandaloriens se moquaient que leur voisin soit un déserteur de la Grande Armée, mais les Impériaux naviguaient dans la ville, et il n’était pas question qu’un soldat-clone tombe nez à nez avec un homme qui était son portrait craché.
Les « storms », comme tout le monde les appelait, n’étaient pas encore arrivés dans la ville. Et, de toute façon, ils ne viendraient sûrement pas s’aventurer dans le Oyu’baat. C’était la plus vieille cantina de la planète, ouverte pendant les combats des Mandaloriens contre l’Ancienne République – depuis lesquels plus personne n’avait vu le moindre changement au menu.
L’endroit était propre mais miteux, ce qui, étrangement, lui donnait tout son charme. Les odeurs qui accueillirent Jusik lorsqu’il poussa la porte étaient une aventure en soi. Il ressentit le frisson des âges, parce que les murs avaient tout vu ici. En tant qu’être sensible à la Force, il entendait les échos du passé l’appeler de façon aussi palpable que s’il avait été présent au moment des événements. Si Mandalore avait un gouvernement, quel qu’il soit, alors c’était ici qu’il réglait ses affaires, dans les alcôves du Oyu’baat et sur son long comptoir tandis que les chefs de clans débattaient, se mettaient d’accord et scellaient des pactes.
Aussi le Oyu’baat était-il l’endroit idéal pour entendre les bruits courant sur la garnison impériale. Les Mandos avaient tendance à ne pas savoir garder les secrets, et pour éviter de perdre son temps en se livrant à de hasardeuses observations, il suffisait de s’asseoir devant une bonne ale et d’ouvrir ses oreilles.
Jusik ôta son casque et s’offrit une chope de ne’tra gal. Il ne ressemblait pas trop à son portrait affiché derrière le comptoir – tous les gars recherchés, récompense à la clé, étaient exposés là, pour le bénéfice des clients chasseurs de primes –, mais personne ne l’aurait dénoncé de toute façon. Il était mandalorien, maintenant, un homme comme les autres, avec un passé qui n’intéressait plus personne et auquel il n’était plus jamais fait allusion. Mais peut-être le laissait-on tranquille parce que ceux qui connaissaient son passé savaient également qu’il était sous la protection de Kal Skirata. Jusik restait sur ses gardes.
Ordo, son casque sur la tête, s’installa dans un box ; Jusik commanda pour lui une bouteille d’ale à emporter. Le barman le gratifia d’un regard bienveillant.
— Un clone en cavale, hein, ner vod ?
Les autochtones savaient pourquoi certains hommes gardaient leurs casques. Il tint la chope de ne’tra gal à bout de bras jusqu’à ce que la mousse retombe.
— Ne t’inquiète pas. Les Impériaux ne viennent pas ici. J’ai fait ce qu’il fallait pour ça.
Il ne précisa pas comment, et Jusik ne posa pas la question. À proximité, plusieurs hommes hurlaient de rire. Le mot kyrbes – le crâne du mythosaure, la couronne traditionnelle du Mand’alor – lui vint aux oreilles.
Visiblement, ils trouvaient ça très drôle aussi. C’était le moment où jamais de glaner quelques infos.
— Vode, c’est quoi l’histoire, avec ce crâne ? demanda-t-il. Pourquoi est-ce que les Impériaux débarquent ?
Un homme du groupe, un type râblé, la cinquantaine, avec une armure brun foncé et des tatouages de runes Mando’a sur les phalanges, riait si fort qu’il commença à s’étouffer. Il essaya de répondre, mais chaque fois qu’il essayait de prononcer un mot, une quinte de toux l’obligeait à se pencher en s’appuyant sur ses genoux. Ses copains ne valaient pas mieux. L’un d’eux ne pouvait émettre qu’un eurh-eurh-eurh rauque. Toute la cantina était à présent tournée vers eux.
— Tu ne sais pas ce que c’est ? finit par demander l’homme en essuyant les larmes sur ses joues du revers de la main. Vraiment ?
— Vraiment. Nous ne passons pas au sud de la rivière, en principe, et nous ne l’avions pas encore vu jusque-là.
— Vas-y, Jarkyc, dis-lui.
Un gars du groupe poussa l’homme dans le dos. L’humour mando pouvait aller de la simple raillerie à la scatologie la plus débridée, si bien que Jusik n’avait aucune idée de ce qu’il allait entendre. Il sentait simplement dans la Force que Jarkyc était face à quelque chose d’à la fois hilarant et déroutant.
— C’est la meilleure de l’année !
Jarkyc reprit son souffle et s’éclaircit la gorge.
— C’était une idée complètement idiote.
De son pouce, il désigna l’un de ses compagnons.
— Le frère de Hayar, ce crétin, trouvait que Mandalore pouvait attirer des touristes aventureux. Il a construit le crâne il y a des années pour en faire un parc à thème. Un endroit où les gens pourraient s’amuser avec des osik aruetyc bêtifiants. Inutile de dire que le parc n’a jamais ouvert.
Les hommes se remirent à rire. Jusik avait du mal à saisir où il voulait en venir.
— Et pourquoi est-ce que les Impériaux s’y sont intéressés ?
— On n’a pas été gentils. On leur a dit que c’était un ancien temple mandalorien qui détenait un très fort pouvoir magique pour nous, simples mortels, et donc…
Il aspira une grande goulée d’air.
— Et donc, ils ont voulu installer leur garnison là-dedans, juste parce que ça avait beaucoup d’importance pour nous. Alors on le leur a vendu.
Cette fois, c’est toute la cantina qui explosa de rire. Les gantelets en beskar martelèrent les tables. Oui, un mélange de crédulité aruetyc et de fausse naïveté bien payante était l’exemple type d’un bon canular mando.
— Les mythosaures n’étaient pas aussi gros, je suppose ? dit Jusik.
— Peut-être pas, mais eux n’en savent rien, pas vrai ?
— Ces aruetiise !… dit Hayar. Ils gobent n’importe quel vieil osik que tu leur racontes. Ils nous prennent pour des sauvages superstitieux.
— Hé ! Reprends le « superstitieux » ! lança quelqu’un par-dessus les rires. On devrait peut-être déposer des offrandes au temple, rien que pour leur montrer la profondeur de notre piété ?
D’autres clients s’en mêlèrent.
— Le genre muni d’un détonateur à retardement ou incendiaire ?
— Ça prouve que quelqu’un, sur Kamino, a oublié de faire marcher les cellules grises de Jango.
— Nan, c’est pas les clones. C’était le commandant de la garnison – une espèce d’aristo de Kemla. Kaysh mirsh solus.
C’était une belle insulte mandalorienne : sa cellule grise s’ennuie. Les Mandaloriens avaient plus d’expressions pour idiot et poignarder que tout autre langage, et Jusik ne pouvait s’empêcher de penser que l’un et l’autre étaient d’une certaine manière inextricablement liés.
— Comment interprètes-tu ça ? demanda Jusik à Ordo en venant le rejoindre dans le box.
— Je suis prêt à parier que l’Empire cherche à inspirer le respect et la fascination chez les indigènes, répondit Ordo. Ou alors ils pensent que ça leur permettra d’obtenir notre faveur. En tout cas, j’ai l’impression que celui qui prend les décisions ne connaît pas vraiment les Mandaloriens. Et ça veut dire que ce n’est pas Palpatine qui lui, à mon avis, nous comprend – avec son esprit d’exploiteur.
— Comme le dit Kal’buir, ce sera une question de beroyase bal beskar – Palpy veut mettre la main sur nos mercenaires et notre minerai.
Jusik finit son ale en huit gorgées. Il n’avait jamais aimé la bière sur Coruscant, mais c’était complètement différent ici. Il avait forci, pris du poids et des muscles, et il se sentait plus heureux d’être Bard’ika qu’il l’avait été de toute sa vie.
— Ça m’intéresserait d’aller voir le crâne de plus près.
— C’est comme de regarder une épave de speeder, hein ?
— J’ai une de mes intuitions de ma vie d’avant.
Avec un haussement d’épaules, Ordo glissa la bouteille d’ale non ouverte dans sa poche.
— Allez viens, on fait un petit tour rapide en ville pour voir qui on rencontre, et ensuite tu pourras aller admirer le kyrbes.
Une balade, d’habitude, revenait à acheter des bricoles qu’ils ne pouvaient trouver à Enceri : des pièces de rechange pour l’atelier de Parja, des articles de toilette pour le Dr Uthan et des friandises pour tout le monde. Jusik espérait que la dentisterie figurait parmi la prodigieuse diversité des talents médicaux de Mij Gilamar, parce que les clones étaient complètement accros aux sucreries. Leur vieillissement accéléré semblait exiger beaucoup de calories.
Lorsqu’ils eurent trouvé un bon poste d’observation pour le grotesque parc à thème du mythosaure, Ordo avait déjà allègrement englouti un sac d’un demi-kilo de noix enrobées de sucre et attaquait le deuxième.
— Tu le regretteras quand tu n’arriveras même plus à enfiler ta beskar’gam, dit Jusik en regardant le crâne par l’écran latéral du speeder.
— Pas de problème. J’élimine facilement.
— Ouais, c’est ce que je disais aussi.
Jusik commençait à se demander si sa capacité à ressentir la Force n’était pas en train de faiblir. Il avait un sentiment de malaise quant à la garnison, qu’il classa sous la lettre E pour Évident, mais ce n’était pas son seul sujet d’inquiétude. Il observa la procession des storms, des droïdes constructeurs et des officiers impériaux – qui avaient sûrement eu droit à leurs uniformes plus vite que lui-même avait jamais reçu les fournitures réclamées à la Grande Armée – et chercha à repérer quelque chose, n’importe quoi, qui puisse sortir de l’ordinaire dans une normalité despotique.
— Je vois qu’ils ont l’aide de Mandos, dit-il en se focalisant sur une silhouette en beskar’gam rouge.
Il était toujours difficile de différencier un homme mando d’une grande femme car l’armure, le plus souvent, escamotait les formes et donnait aux femmes une démarche très masculine. Mais il était certain que c’était un homme.
— En tout cas, tant que la résistance de Shysa n’est pas officielle, que peuvent-ils faire ?
Ordo fourra son sac de noix dans le vide poches du tableau de bord et tendit les mains vers les électrojumelles.
— Laisse-moi voir.
— Tiens. Le type en rouge, combinaison noire, qui parle à l’impérial.
Ordo se figea.
— Ah.
— Un problème ?
— D’une certaine manière, oui.
— Lequel ?
— Gilamar sera contrarié. Tu ne sais pas qui c’est, je suppose ?
— Si je le savais, Ord’ika, je ne t’aurais pas donné les électrojumelles.
Ordo continua d’observer quelques secondes en silence jusqu’à ce que l’homme ôte son casque un instant pour se gratter le crâne.
— Oui, aucun doute, c’est bien lui, dit-il. Ex-Cuy’val Dar. Un des choix les moins inspirés de Jango Fett pour un sergent entraîneur – bon soldat, mais complètement givré. On a dû plus d’une fois empêcher Mij de l’étrangler. Il avait une amie, une certaine Isabet Reau – sergent comme lui, et aussi déjantée.
— Il me faut un nom.
Jusik se rappelait tous les bruits de couloir qu’il classait mentalement par noms. Il avait besoin de savoir qui pourrait pousser ainsi à bout l’accommodant Gilamar.
— Allez, qui est-ce ?
— L’homme qui veut restaurer l’ancien empire mandalorien, répondit Ordo qui semblait avoir soudain perdu tout intérêt pour ses noix. Il s’appelle Dred Priest. Et c’est déjà un homme mort.