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Il ne m’était jamais venu à l’esprit que ces hommes avaient l’impression que je les persécutais, qu’ils me ressentaient comme une menace pour le fils de Darman. J’ai été horrifié. J’ai été élevé dans l’esprit où j’étais un soldat de la lumière, un défenseur des opprimés, un redresseur de torts. Mais Skirata et Darman me considéraient simplement comme un voleur d’enfants, un monstre prêt à traîner Kad de force dans un culte. Et Etain aussi, apparemment. Et cela me brise le cœur.
Maître Jedi Arligan Zey, se confiant à Kina Ha
Baraquements
des Opérations Spéciales,
caserne de la 501e Légion, Cité
Impériale
— En ce qui me concerne, dit Melusar en feuilletant le rapport de Coth Fuuras, c’est un résultat. Du travail propre. Surtout vous, Rede. C’était bien vu. Si les Services Secrets veulent augmenter le nombre de midichloriens dans leur département, ils devront trouver un autre moyen. Un Jedi de moins sur la liste.
Et Melusar avait réellement une liste. Elle était proprement imprimée sur un grand poster en flimsi qui évoquait à Niner un tableau de divisions de bolo-ball, avec des flèches de couleur indiquant que tel Jedi était lié à tel autre et comment. Il se leva de sa chaise, parcourut la liste de noms – dont toujours plus étaient rayés chaque semaine d’un trait rouge – et fit courir son stylet marqueur sur celui de YELGO, BORIK.
— Il n’en reste pas tant que ça, dit-il. Regardez. Quelques-uns éparpillés, solitaires ou par deux. Des groupes occasionnels de cinq ou six. Le plus gros clan restant semble être celui de Djinn Altis et divers autres groupes d’utilisateurs de la Force en marge du sien. Ça se comprend. Il n’a jamais fait partie du courant dominant de l’Ordre Jedi, et ses adeptes n’étaient donc pas là quand l’Ordre 66 a été lancé. Ils n’ont jamais frayé avec la faction de Yoda. Ne se sont jamais mêlés de politique. N’ont jamais travaillé pour le gouvernement. N’ont jamais mené de soldats clones. Se sont battus contre les Seps, oui, mais seulement tard dans la guerre, et à leurs conditions. Certains ont survécu. Et ils sont nomades – tous basés sur le même vaisseau.
Niner éprouva une sympathie pour cet Altis. Il supposa que ce n’était pas le cas de Darman. Dès que saint Roly leur eut confié qu’Altis laissait ses adeptes se marier et fonder une famille. Niner put sans mal imaginer ce qui se passait dans la tête de Dar. L’info devait l’avoir rendu aussi amer que du haran. Ce n’était pas la faute d’Altis si les autres Jedi bannissaient l’attachement, mais il comprenait que Darman les condamne tous sans discrimination pour leurs règles imbéciles.
Rede étudiait la liste sur le mur en plissant légèrement les yeux. Melusar se plaça devant lui pour capter son attention.
— Rede, vous pourriez me rendre un service ? J’ai besoin de connaître les détails du marché avec Mandalore concernant l’extraction du beskar, et il me faudrait aussi l’enquête géologique la plus récente que vous pourrez trouver sur ce secteur.
— J’y vais, monsieur.
Rede se leva, et Melusar poursuivit son exposé général sur les Jedi. Il changea toutefois immédiatement de sujet sitôt que la porte du bureau se fut refermée.
— Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en lui, dit-il, mais c’est un jeune très enthousiaste, et j’ai besoin de le connaître mieux avant de lui dire tout ce que je vous confie à vous deux. Bien… Je veux que vous vous chargiez d’Altis.
— Nous, ou plusieurs escouades, monsieur ? demanda Niner.
— Vous.
— Dans ce cas, nous risquons d’être en infériorité numérique.
— Ce ne serait pas pour un assaut frontal. Il s’agirait de surveiller, de rassembler des informations et, éventuellement, d’éliminer tout le groupe en une seule opération. Ce ne sera pas un job rapidement expédié. Il faut compter plusieurs mois.
— Est-il si important ?
— Oui, je le pense. Nous avons largement assez de commandos pour assurer les autres affaires à régler. Mais Altis est le genre de leader autour duquel d’autres Jedi pourraient se regrouper, et pas simplement ses propres libres penseurs farfelus. Maintenant que tous les autres Maîtres ont été éliminés, il représente une menace potentielle. Et même si c’est un type charmant, ceux qui le rejoindront seront les Jedi habituels, et avant longtemps ils seront de retour pour diriger la galaxie depuis les coulisses.
Ils n’avaient pas leurs casques, parce que saint Roly préférait les contacts visuels, mais Niner – comme la plupart des clones – aimait garder le sien sur la tête car il pouvait ainsi bénéficier d’une précieuse intimité. Aucun officier ne pouvait deviner ce qui se passait sous ce masque figé. Un type pouvait cracher des injures en silence, du moment qu’il maintenait sa tête immobile son commandant ne pouvait rien deviner. C’était une soupape de sûreté.
Et c’était le mouchard de Niner, aussi, qui espérait qu’il réussissait à capter l’essentiel de ce briefing pour Ordo.
Il pouvait voir la mâchoire de Darman se crisper régulièrement. Melusar le pouvait sûrement aussi. Shab, pourvu que Darman n’en fasse pas plus. Il bouillait encore après avoir appris sans ménagement qu’il y avait des Jedi à Kyrimorut ; loin de se calmer, il devenait au contraire de plus en plus furieux et agité.
Dar a toujours été le plus cool d’entre nous. Un sang-froid à toute épreuve. Si calme qu’on a souvent pensé qu’il roupillait.
— Nous nous fierons à nos propres renseignements, dit Melusar. Je m’occuperai de notre couverture pour que les Services Secrets ne mettent pas le nez dans nos affaires. Dans l’immédiat, tout ce qui les intéresse est de recruter des utilisateurs de la Force. Parfait. Au moins je saurai mieux où ils sont tous quand le grand jour viendra.
Darman ne disait toujours rien. Et Melusar n’était pas idiot. C’était un soldat, un vrai, qui savait se mettre à l’écoute de ses hommes.
— Auriez-vous un problème que je puisse vous aider à résoudre, Darman ? demanda-t-il.
Darman n’avait d’autre choix que de répondre maintenant. Niner l’enjoignit silencieusement de ne rien dire d’inconsidéré.
— Aucun problème, monsieur.
— Vous êtes un homme intelligent, dit Melusar. C’est ce que voulaient ceux qui ont allongé les crédits pour cette armée. De vrais soldats d’élite. Aussi je ne pense pas qu’il vous arrive de mettre cette intelligence en veilleuse. Vous savez que vous avez été utilisés. Et ça vous rend dingue. C’est peut-être même une affaire personnelle, vraiment personnelle. Et c’est compréhensible. Mais le contrat c’est que je joue franc-jeu avec vous, et que vous jouez franc-jeu avec moi. Je prends un gros risque dans cette histoire. C’est pour cette raison que je maintiens cette opération à très petite échelle. On peut la cacher. On peut la nier.
— Puis-je alors vous demander en quoi c’est personnel pour vous, monsieur ?
Melusar cligna plusieurs fois des yeux.
— Vous aviez raison pour Dromund Kaas, Darman. Ma famille en est en effet originaire. C’est le cloaque de la Bordure Extérieure. Il n’y a jamais eu de gouvernement, rien qu’une secte de moines Sith. Les Prophètes du Côté Obscur.
Il s’assit sur le bord de son bureau et croisa les bras.
— Des types en robe noire et barbe blanche. Pouvoir absolu. Tout ce qu’ils prédisaient se réalisait, et si ce n’était pas le cas, ils s’arrangeaient pour ça le devienne – mort et destruction, le plus souvent. Mais la République ou les armées Jedi ne se sont jamais dérangées pour nous libérer, parce que Dromund Kaas a été rayé des cartes stellaires depuis très longtemps. Alors nous pourrissions. Pourtant, quelqu’un, dans le monde extérieur, devait savoir que nous étions en train de pourrir puisqu’il nous a supprimés des cartes. C’est ce qu’on fait quand un réacteur nucléaire explose, n’est-ce pas ? Pas de chance pour les pauvres crétins qui y travaillaient : on les enferme et on empêche la contamination de sortir des murs.
Melusar se pencha légèrement en avant et baissa la voix. Niner vit son pouls puiser sur son cou. Il ne jouait pas la comédie, c’est sûr.
— Mon père a essayé de convaincre les gens de changer le monde eux-mêmes plutôt que d’attendre de l’aide qui ne viendrait jamais. J’avais six ans quand je l’ai vu se faire tuer. Les Prophètes avaient prédit qu’il connaîtrait une longue agonie. Ils avaient raison. Ils avaient toujours raison.
Melusar parut faire un effort pour repousser le souvenir ; il se leva en tournant un moment le dos à Darman et à Niner avant de tirer sur sa tunique et de se rasseoir à son bureau.
— Je suis désolé, monsieur, dit Niner. Ça a dû être très dur pour vous.
Il devait lui poser la question. Ordo voudrait savoir, mais Niner, lui, avait besoin de connaître la réponse.
— Ceci a-t-il un rapport avec les Services Secrets Impériaux ?
Melusar remua les dossiers devant lui.
— Ils sont tous les mêmes, dit-il à voix basse. Toutes ces hypocrisies, ces mensonges qu’ils susurrent, tout est une affaire de pouvoir. Ils ne sont pas de notre côté. Et il faut que nous fassions quelque chose pour ça.
Niner se rendit compte qu’il avait sans s’en apercevoir retenu sa respiration. Darman était complètement figé. Melusar avait des problèmes, de sérieux problèmes. Il avait aussi de bonnes raisons pour cela.
— Compris, monsieur, dit Darman.
Rede réapparut avec trois datapads, et le sujet des utilisateurs de la Force fut abandonné.
— J’ai ce qu’il vous faut, monsieur.
Rede lui tendit les datapads, et Melusar pressa quelques touches.
— Voilà. Vous devriez avoir les documents et les plans dans vos systèmes HUD maintenant, dit-il. Familiarisez-vous avec.
À chaque mention de Mandalore à présent. Niner sentait ses tripes se nouer. Cette affaire commençait à les concerner d’un peu trop près. Mais c’était précisément pour cela qu’il était resté.
— Et l’objectif, monsieur ?
Melusar releva les yeux sans lever la tête.
— Un bon produit, le beskar. N’attaquez jamais un Jedi si vous n’en portez pas. Maintenant, allez déjeuner.
Niner n’y comprenait rien. Que voulait-il dire ? Avait-il pris l’exploitation du beskar, récemment évoqué, comme simple prétexte pour se débarrasser de Rede ou leur dévoilait-il un autre aspect de sa guerre personnelle contre les utilisateurs de la Force ? Niner avait besoin de contacter Ordo ou Jaing pour savoir ce qu’ils avaient capté par le lien de son casque, aussi entraîna-t-il Darman vers le magasin de l’intendance.
— Rede, tu peux nous trouver une table dans un coin tranquille ? dit-il. Je vais au magasin. J’en ai pour cinq minutes.
Rede ne demandait jamais pourquoi Dar et Niner semblaient inséparables. Niner rêvait de retrouver une escouade très unie, où chacun connaissait tout de ses frères et où ils n’avaient pas à réfléchir avant de parler. Il avait très envie d’inclure Rede dans ce noyau de confiance, mais Melusar avait raison : il faudrait attendre encore un peu.
Darman et lui remontèrent un couloir et coiffèrent leurs casques. Tous deux étaient à présent connectés à Kyrimorut. Et Niner s’en sentait beaucoup mieux.
— Ordo ? Jaing ? dit-il. Vous avez entendu ?
Il y eut un long soupir. Jaing, apparemment.
— Waoh.
Oui, c’était bien lui.
— À côté de saint Roly, Kal’buir a l’air de représenter la société des adorateurs de Jedi. Et toute cette histoire de Sith… Je comprends qu’il aime son boulot.
— Mais tu as tout capté ? Je vais te transmettre les données sur l’exploitation minière de Mandalore aussi, au cas où il te manquerait des infos.
— Super. Mais une précision…
— Quoi ?
— Il vaudrait mieux trouver une façon de retarder l’opération contre Altis pendant un temps.
— Pardon ?
— Évitez Altis. Laissez-le tranquille jusqu’à ce qu’on vous donne le feu vert.
— Pourquoi ?
— Parce que, soupira Jaing, nous avons besoin de lui pour l’instant. On a passé un deal ensemble. Ce serait très dommage que vous lui tombiez dessus maintenant.
Niner essayait encore de comprendre quand Darman se mit brusquement en rogne.
— Quoi ? Il fait partie du cercle de vos copains Jedi, lui aussi ? De quel shabla côté es-tu, Jaing ?
— C’est du business, Dar. Tu veux que Zey et les autres quittent Kyrimorut, non ?
— Ne me prends pas pour un débile. Je vais revenir un jour et découvrir que les Jedi ont embarqué Kad en laissant un petit mot pour m’assurer que c’est pour son bien. Shab, qu’est-ce que vous avez dans la tête, vous autres ? Pourquoi est-ce que vous les aidez après tout ce qui s’est passé pour nous ?
Niner lui posa une main apaisante sur le bras.
— Calme-toi, Dar. Udesii.
Darman le repoussa.
— Non, t’en mêle pas, Niner. Pas question que j’accepte ça. J’en ai assez que les Jedi fourrent leur nez partout. Ils sont finis. Et ce n’est pas à nous de les sauver. Vous êtes bien trop coulants avec eux.
— Dar, boucle-la. Je sais que tu es perturbé, mais…
— Ah, laisse tomber. Laisse tomber.
Darman tourna les talons et s’éloigna en ôtant son casque.
Il se calmerait. Comme toujours. Niner était d’accord pour passer un marché avec Altis si ça pouvait éloigner le danger de Kyrimorut. Il trouvait tout de même bizarre que Skirata soit de connivence avec un autre Jedi, mais Jusik s’était révélé fiable, alors peut-être que ce serait le cas d’Altis aussi, qui sait ? Quelquefois, il suffisait simplement d’être pragmatique. Ce n’était pas comme si ce type était le général Vos ou un des vrais shabuire.
— Niner, il ne va pas péter les plombs et tout foutre en l’air pour nous, hein ? demanda calmement Jaing. C’est l’affaire de quelques semaines maxi. Pas plus. Il faut qu’il la boucle pour Altis.
— Ne t’inquiète pas, je vais lui tenir la bride haute. Tout ça arrive bien trop tôt après Etain.
— Plus vite il rentrera, mieux ce sera.
— Oya. Je suis d’accord avec toi là-dessus.
— K’oyacyi.
— Oui, prends soin de toi aussi.
Au magasin, Niner prit deux tubes d’enduit étanche pour ses bottes au cas où Rede serait du genre à vérifier ses dires. Il retrouva Darman à la cantine qui bavardait avec Rede comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes tout en avalant un steak de nerf avec un appétit féroce.
Il n’allait pas bien, pourtant. Niner le sentait tendu. Si loin de Kad et avec le besoin impérieux de le protéger, même s’il ne savait pas trop de quelle menace, il éprouvait sans doute un frustrant sentiment d’impuissance. Le plus drôle, c’est que la garnison impériale de Keldabe n’était jamais évoquée. Dar ne s’en inquiétait tout simplement pas. Il semblait s’en remettre aveuglément à Kal’buir et aux autres pour les maintenir à distance.
Par contre, il n’était visiblement pas convaincu que Skirata puisse se montrer assez ferme avec les Jedi. Connaissant l’opinion de Kal’buir quant à eux, Niner commençait lui-même à se demander ce qui se passait réellement.
Quant à leur mission, il suffirait simplement d’attendre quelques semaines. Ensuite, il y en aurait pour environ deux mois à mettre en place la surveillance d’Altis, quand les Jedi auraient depuis longtemps quitté Mandalore.
D’ici là, songea Niner, Dar aurait tellement envie de revoir Kad qu’il serait prêt à se laisser persuader de déserter pour de bon.
Laboratoire, Kyrimorut, Mandalore
— Il faut que quelqu’un le teste, dit Uthan. Et autant que ce soit moi, puisque c’est de moi qu’est née toute cette ineptie.
Elle passa un détecteur sur le joint d’étanchéité de la porte de l’enceinte anti-biorisque, surveillant le signal lumineux clignotant qui deviendrait continu s’il devait révéler la plus infime fuite – assez petite pour laisser passer un virus à échelle nanométrique. Ordo était convaincu qu’il devait exister une façon plus simple et plus sûre de tester l’immunogène. Il avait passé la nuit à se convaincre que ce n’était pas une manœuvre de la part d’Uthan pour relâcher finalement le FG36 et lui permettre ainsi d’être celle qui aurait le dernier mot.
Elle avait perdu son monde. Ordo pensait que, dans sa situation, il aurait avec plaisir passé sa propre vie à se venger des responsables. Mais Uthan n’était pas lui. Elle semblait avoir un faible pour Gilamar, et avait même pris Scout sous son aile, aussi peut-être avait-elle assez de motivations pour vivre. Peut-être était-elle sincère. Ce genre de chose arrivait parfois, même à ceux qui frayaient avec la mort à l’échelle industrielle.
— O.K., dit Ordo, mais donnez-moi les flacons d’abord.
— Ordo, je vais vacciner tout le monde avant de faire cela. Kina Ha et les Kaminoens ne sont en aucun cas affectés par le FG36. J’ai travaillé avec des pathogènes toute ma vie d’adulte et je suis toujours en vie.
— O.K.
Il allait s’assurer qu’elle le ferait.
— Mais ça ne m’empêche pas de penser que c’est de l’imprudence de votre part.
— Si je meurs, vous n’aurez pas droit à votre thérapie contre le vieillissement.
— Ce n’est pas à ça que je pensais.
— Vous devriez.
Uthan agita les doigts comme un virtuose du clavier alors qu’elle regardait le petit meuble en transparacier qui, avec ses deux petites vitrines côte à côte, évoquait plus la devanture d’un traiteur qu’une armoire anti-biorisque. Elle n’était pas aussi détendue qu’elle s’efforçait d’en avoir l’air.
— Bon, je devrais être complètement cuite d’ici une heure ; n’oubliez pas de m’arroser à mi-cuisson. Soyez gentil et rassemblez tout le monde dans le karyai – vraiment tout le monde, même Cov et ses garçons. Et que personne n’en bouge jusqu’à ce que je sois certaine que nous soyons tous hors de danger.
Dès qu’Ordo et Kom’rk eurent réuni le clan au grand complet dans le karyai, Ordo prit soudain conscience que, sans cette guerre désespérée et ses conséquences, ces groupes d’individus si dissemblables n’auraient probablement jamais eu la moindre raison de s’amalgamer. Ennemis, étrangers, parents et adoptés, déracinés et accros à leurs anciennes cultures – ce n’était sûrement pas une recette génératrice d’harmonie.
Besany noua ses bras autour de sa taille et l’embrassa sur la joue.
— Kal a le pouvoir de donner à chacun le sentiment qu’il est dans son élément, dit-elle, répondant à la question qu’il se posait en silence, ce qui l’effraya.
Kal’buir l’avait averti que les épouses avaient toujours ce don.
— Jilka me parle enfin. Je veux dire normalement, pas de son ton glacial. Corr a une très bonne influence.
— Est-ce que les Jedi te manqueront quand ils partiront ?
— Oui. Kina Ha est un trésor. Quand tu pars saboter l’Empire, c’est avec elle que je passe le plus clair de mon temps à bavarder.
Ma femme, ma Bes’ika, amie d’une Kaminii. Je devrais en tirer une grande leçon morale, mais Kina Ha n’est pas Ko Soi ni Orun Wa. Je tirerai toujours à vue sur Orun Wa.
— Message reçu, dit-il. Qui s’assure qu’Arla sera bien vaccinée ?
— Bardan. En fait, ce que je voulais dire, c’est que je passe moins de temps avec toi maintenant que quand tu étais à l’armée.
— Oui, mais maintenant nous sommes mariés.
Besany le considéra une seconde, puis se mit à rire.
— Si l’amour n’est pas mort, il crache du sang, c’est sûr.
Sull et Spar étaient là, eux aussi, qui se livraient à un duo destiné à montrer que toute cette histoire les laissait froids. Ils avaient tout de même été assez prudents pour venir se soumettre au traitement.
— Donc vous pouvez me faire une injection pour m’immuniser contre l’arme biologique de l’Empire, dit-il à voix basse. Encore une. Youpi. Vous savez combien de fois les clones ont été immunisés contre le dernier agent super-hyper-mortel qu’un petit génie Sep avait concocté ? Ce ne sont plus des fesses, que j’ai, c’est une pelote à épingles. On est immunisés contre tout. Même contre la flatterie.
Uthan sortit une ampoule de la boîte et l’inséra dans l’hypospray.
— Je suis ce petit génie Sep, dit-elle, et je peux vous garantir que le pathogène contre lequel je vous vaccine est bel et bien mortel. Maintenant, baissez votre pantalon ou remontez votre manche. Pour moi, c’est du pareil au même.
Sull haussa un sourcil et lui présenta son bras.
— Vous avez eu votre piqûre, vous ?
— Oui. À vous maintenant, Spar.
— Et quand est-ce qu’on aura notre shoot contre les cheveux gris prématurés ? s’enquit Spar. C’est dans vos cordes aussi ?
— Bientôt, je l’espère, répondit Uthan. Vous vous portez volontaire pour être cobaye ?
— Ouais. Ouais, je veux bien.
— Vous êtes sacrément confiant.
— Et le sergent Gilamar est un sacré bon tireur, m’dame. Je peux vous faire confiance.
— Je pourrais vous distiller des caractéristiques physiques embarrassantes pour vous apprendre à ne jamais plaisanter avec une femme ménopausée.
Uthan termina sa série de vaccins puis leva la boîte vide.
— Les amis… si vous devez avoir des symptômes, ça devrait être d’ici une demi-heure. De simples reniflements et une légère fièvre. Ceci n’autorise en rien les hommes à aller se coucher en clamant un grave accès de pneumoscoria – et oui, Corr, je parle de vous, et non vous n’aurez pas droit à des bonbons parce que vous avez été un courageux petit garçon…
Rire général. Ordo lui accorda un 9 sur 10 sur l’échelle du courage. Si elle se plantait, si elle n’était pas aussi compétente qu’elle le pensait, il lui restait moins d’une heure à vivre. Elle sortit, Gilamar et Scout derrière elle, et le niveau de la conversation ambiante tomba de plusieurs crans, comme si tous pensaient la même chose au même instant.
Il fallut presque une heure pour effectuer tous les contrôles de sécurité de l’enceinte anti-biorisque. Ordo se contenta de regarder, parce qu’il avait besoin de savoir si elle vivrait ou non. Scout resta devant la porte principale du labo, les mains dans les poches et l’air démoralisée. Gilamar était agité, plus anxieux qu’Ordo l’avait jamais vu. Quand Uthan se posta devant l’enceinte, les mains sur le mécanisme de la fermeture, prenant de fortes inspirations en pensant visiblement que personne ne le remarquait, il ne put se contenir plus longtemps. Alors qu’elle ouvrait la porte, il la prit simplement dans ses bras et l’embrassa – un baiser désespéré auquel elle répondit de même.
Ce fut un instant très touchant. Ordo dut se détourner.
— Je ne peux pas perdre deux précieuses femmes dans cette vie, dit Gilamar d’une voix enrouée. Vous n’avez pas intérêt à vous être gourée sur ce coup-là, Docteur La Mort.
Ordo se promit de travailler ses répliques pour pouvoir, comme Gilamar, enrober sans effort ses insultes d’affection. L’enceinte se referma derrière Uthan et la porte se scella en sifflant. Dès qu’elle aurait ouvert le petit flacon de duracier et inhalé ou touché son contenu, elle serait contaminée par un virus tueur de planète.
Elle marqua une pause, puis sortit une fine spatule de plastoïde. Ordo se demanda si elle pensait à Gibad à cet instant. Il ne lui était pas encore venu à l’esprit qu’elle cherchait peut-être à se punir par un acte d’expiation.
— Shab… dit Gilamar qui ferma les yeux un moment.
Ordo ne l’avait pas vu se piquer elle-même avec l’hypospray.
Et si elle ne l’avait pas fait, il était désormais trop tard.
Scout vint se coller contre Gilamar et enfouit son visage dans sa tunique parce qu’elle n’osait pas regarder, tout en se forçant de temps à autre à observer Uthan. Ce n’était vraiment qu’une enfant, seule et apeurée dans une galaxie qui voulait la tuer simplement à cause de ce qu’elle était. Il comprenait cette peur.
Uthan ne cessait de contrôler son pouls et ses yeux avec un petit morceau de miroir métallique. Elle abaissa ses paupières inférieures et leva le pouce en direction de Gilamar.
— Hémorragie, articula-t-elle. Simple contrôle. Il n’y a rien.
L’heure fut longue, très longue. Vers la fin, elle prit un échantillon de sang dans son bras et le plaça dans un récipient stérile. Gilamar secoua la tête.
— Je vais devoir enseigner à cette femme l’art et la manière d’utiliser correctement une aiguille. Et à toi aussi, Scout.
Ordo regarda le chrono. Un bon moment s’était écoulé depuis le début de l’attaque à présent, et Uthan avait toujours l’air en forme. Une demi-heure plus tard, elle passa dans l’autre partie de l’enceinte et pressa les commandes pour inonder tout l’espace d’un décontaminant épais comme une fumée blanche.
Ordo trouva cette étape pire que tout. Quand elle rouvrit la porte, la fumée roula comme du brouillard à l’extérieur et elle toussait à s’en étouffer.
— Où avez-vous dégoté ce truc-là, Mij ? demanda-t-elle. On dirait une de ces vieilles mixtures biochimiques de décontamination que la GAR utilisait sur le terrain.
— C’en est, dit-il en l’étreignant. Ils les avaient abandonnées. Je me suis toujours dit que ça servirait un jour.
Ordo ne savait trop comment les laisser, mais ils avaient l’air satisfaits tous les deux. Ce n’était pas le cas de Scout qui se tourna vers lui.
— Si Bardan efface tous mes souvenirs de cet endroit, je ne me souviendrai plus de Mij et de Qail ? demanda-t-elle, manifestement désespérée. Je ne me rappellerai plus rien ?
— Je ne sais pas, répondit Ordo. Je ne suis même pas certain que quelqu’un le sache.
— Je ne veux pas partir, dit-elle. Pas encore, en tout cas. Je suis vraiment obligée ? Je ne dirai jamais à personne où se trouve cet endroit. J’apprends tellement de choses ici.
Gilamar la prit par les épaules comme un père.
— Et tu n’es pas obligée de partir, ad’ika. Je parlerai à Kal. Ne t’inquiète pas.
— Tu te retrouveras en armure avant d’avoir eu le temps de dire ouf, dit Ordo.
— Merci, mais je suis une Jedi. Je peux toujours le rester, non ? C’est tout ce que j’ai toujours voulu être.
Ordo entendit Gilamar hésiter une fraction de seconde avant de répondre.
— Bien sûr que oui, dit-il. Laisse-moi faire.
Ordo songea que cette affaire risquait de se révéler… intéressante.
Kyrimorut, le lendemain
— Ah, c’est bon d’entendre de nouveau ta voix, Kal, dit Shysa. Tu te sens plus sûr pour utiliser une com maintenant ?
Skirata essaya de formuler son offre intelligemment. Plus il tentait de couvrir toutes les bases qui lui avaient posé problème, plus ça devenait délirant. Uthan était à portée d’oreille afin de le guider pour les détails techniques. Mais il imaginait mal Shysa lui demandant des précisions sur les antigènes et les cellules T.
— Suffisamment, répondit Skirata. J’ai une offre à faire à Mandalore.
— Les services de ce jeune et gentil utilisateur de la Force Mando’ad ?
— Pas ça, non.
Shysa n’oubliait jamais rien. Skirata prit une inspiration.
— Tu sais ce qui est arrivé à Gibad ?
— Oui. Sale histoire. Mais on sait aussi à qui l’on a affaire.
— Si les plans du vieux hutuun sont d’utiliser le virus sur nous, on l’a coiffé sur le poteau. Mais il ne faut pas que ça se sache, sinon il trouvera simplement un scientifique pour lui en concocter un autre.
— Alors quelle carte est-ce que tu as dans ta manche ?
— Un immunogène. Ou un mot dans ce goût-là.
Il jeta un regard vers Uthan qui hocha énergiquement la tête.
— Un virus qui immunise les gens contre ça. Et eux-mêmes transmettent l’immunité à leurs gosses. Je ne comprends rien à la science, mais on peut le propager partout sur Mandalore sans que les gens soient obligés de faire la queue pour se faire vacciner, et donc sans attirer la curiosité de l’Empire.
Shysa émit un hmmm sceptique.
— Ce n’est pas dangereux ?
— En tout cas, on n’est pas encore morts. Ça donne simplement une faible fièvre et ça fait couler un peu le nez. Mais je voulais ta bénédiction pour le répandre. Ce n’est pas comme si on pouvait demander l’accord de chacun.
— Ah… Kal, je n’aurais jamais cru voir le jour où tu nous ferais une crise d’éthique médicale, espèce de vieux shabuir.
— On a juste de meilleurs scientifiques que Palpy.
— Tu as gagné à la loterie corellienne alors. Une fois de plus.
— Ouais.
Skirata sentit un frisson glacé courir le long de son dos en s’apercevant qu’il y avait des jours qu’il n’avait pas vérifié les comptes du clan avec Jilka. Les chiffres se multipliaient comme des bactéries. Il aurait les moyens d’offrir une petite armée à Shysa.
— Je suis né sous une bonne étoile.
— Je dirai aux clans qu’on aura la visite d’un microbe mais qu’il nous rendra tous plus forts.
— Et on pourra faire la nique à Palpy quand il essaiera de nous éliminer du jeu.
— Je suis content que tu sois de notre côté, Kal. T’es un drôle de dangereux petit zigoto. Est-ce que les Impériaux d’ici seront immunisés aussi ?
— S’ils se mêlent à nous, oui. On ne peut pas gagner sur tous les plans.
— Alors faudra qu’on les descende à l’ancienne quand ils abuseront de notre hospitalité. Passe prendre un verre ou deux, Kal. La porte est toujours ouverte.
Skirata éteignit le comlink et se tourna vers Uthan pour obtenir son approbation. Il eut droit à un froncement de sourcils déconcerté.
— Vous autres les Mandos êtes totalement contradictoires, dit-elle. Vous pouvez dans la même foulée tuer quelqu’un qui essaie de vous imposer ses lois et trouver normal d’infecter toute la population à son insu sans chercher à avoir son consentement.
— Excusez-moi, mais… ça vous va bien, de dire ça.
— Acceptez de voir les choses en face, dit-elle. Vous avez tous une double personnalité.
Elle regarda son chrono, bougeant les lèvres alors qu’elle calculait.
— Nous resterons contagieux encore quelques jours, donc autant continuer comme prévu. Dommage que nous soyons en fuite. J’aurais adoré rédiger un article là-dessus.
C’était un bon prétexte pour emmener quelques-uns des ad’ike à Keldabe. Tous commençaient à avoir des fourmis dans les jambes, et Skirata voulait voir par lui-même qui exactement était en ville. Il passa la tête dans la cuisine.
— Walon, tu boudes toujours ou tu viens avec nous ?
Vau s’essuya le nez.
— O.K. Mais changement général d’armure. Pas la peine de s’attirer des ennuis.
Jusik, Gilamar, Vau, les Nulls et Skirata changèrent de plaques d’armure dans la réserve et en ressortirent dans des couleurs non-identifiables. C’était suffisant pour éviter de se faire remarquer par un imbécile d’impérial qui aurait une liste de Mandos recherchés portant certaines couleurs de beskar’gam. Tout ce que les vode avaient à faire, maintenant, était d’ôter leur casque dans les bars quand les yeux scrutateurs impériaux regardaient ailleurs, de tousser dans les atmosphères confinées et de toucher autant de surfaces qu’ils le pouvaient. Keldabe était le centre de toute la planète. L’infection, à l’instar de l’épidémie de toux wirt quarante ans plus tôt, finirait donc par se propager sur la planète puis dans tout le système mandalorien par les voyages, et – au bout du compte – à travers toute la galaxie.
Lentement. Mais discrètement.
— Pourraient-ils nous accuser de bioterrorisme ? demanda Jusik.
Skirata songea un instant à Jaller Obrim et à leurs interminables discussions à bâtons rompus devant une bière au club du personnel des FSC.
— Ils peuvent nous choper rien que pour les avoir regardés de travers et pour être ouvertement mandaloriens avec malice délibérée dans un endroit public.
Vau ouvrit l’écoutille d’une vieille navette agricole garée dans une des granges et fit monter les autres dedans. Une bouffée de purin de roba et de paille les accueillit. Mird, comme il fallait s’y attendre, arriva en trottinant, la queue fouettant l’air, mais Vau, le bras tendu, le renvoya vers la maison.
— Zey, Mird’ika. Va garder les jetti.
Mird retourna vers la porte de la cuisine en grommelant dans ses moustaches. Skirata savait qu’il allait suivre Zey comme son ombre, même jusqu’aux cabinets d’aisances, jusqu’à ce que Vau rentre et le décharge de sa mission. Quel dommage que la plupart des espèces sensibles n’aient pas son intelligence.
— Quand on aura fini de répandre la peste, il faudra qu’on reprenne le problème de débarquement de nos Jedi, dit Skirata.
Gilamar toussa, et cette fois ce n’était pas le virus.
— Je voulais justement te parler à ce sujet, Kal. Scout voudrait rester, la pauvre gamine.
— On a toute la place qu’il faut pour les enfants perdus.
— Elle veut rester en tant que Jedi.
Skirata boucla la ceinture de son siège en ravalant son refus instinctif.
— O.K. Ce ne serait pas la première.
— Non, Kal, elle veut rester Jedi. Elle ne veut pas devenir une Mando. Mais pourquoi pas ? On a déjà des Mandos togoriens. Si eux peuvent s’adapter, Scout le pourra aussi. Ce n’est que temporaire ; elle a l’air d’avoir besoin d’Uthan pour l’instant.
— Un choix intéressant de figure maternelle.
Skirata pouvait difficilement blâmer Gilamar de vouloir être le buir mando archétypal pour tous les enfants abandonnés. Il décida de s’inquiéter de Scout plus tard.
— Quelqu’un d’autre aurait-il une surprise pour moi en réserve ?
— Oui, dit Jusik. Djinn Altis. Etain avait été invitée à les rejoindre avec Kad et Dar si elle le souhaitait.
Jusik avait lâché l’info comme s’il voulait s’en débarrasser. Skirata sentit sa poitrine se ratatiner sous le poids de ce que cela impliquait.
Etain aurait pu survivre à l’Ordre 66.
Skirata apprenait à s’empêcher de s’abandonner à d’interminables et si ? à cause d’un mauvais choix fait à un moment. Il ne pouvait pas changer le cours de l’histoire, pas plus qu’il ne pouvait vivre avec la douleur de savoir que la situation aurait pu être différente. Il devait poursuivre son chemin et accepter que c’était ainsi que les choses avaient tourné.
Cela exigeait un effort énorme. Et le plus souvent il échouait.
— Bard’ika, dit-il, si je te donne l’impression que tu dois attendre le bon moment pour me parler, je le regrette. Tu ne devrais jamais avoir à marcher sur des œufs avec moi, fils.
Ce n’était en rien une remontrance de sa part. Il s’inquiétait sincèrement de constater que son caractère décourageait sa famille de s’ouvrir à lui.
— C’est seulement que je n’aime pas remuer le couteau dans la plaie, dit Jusik. Altis a dit qu’il aimerait te rencontrer un jour.
— J’en serais heureux aussi. Surtout que Dar et Niner le surveillent.
— Dar ne décolère pas, dit Jaing qui avait l’air moins enjoué que d’habitude. Il s’imagine toujours que nous sommes trop indulgents avec les Jedi et que nous trahissons nos principes.
— Je m’en rends compte, fils, mais Dar n’est pas prêt à m’écouter pour l’instant ; il souffre trop.
Non, j’ai décidé de me comporter agréablement, comme un aruetii, pas comme un Mando, et c’est lui qui m’a conduit à le faire.
La navette survola les bois et les champs familiers puis suivit le cours de la rivière Kelita jusqu’à Keldabe. Vau se posa près du marché aux bestiaux.
— Comme ta petite amie n’a pas pu rapporter un os pour Mird, je vais aller voir le boucher, dit-il. Il ne faut jamais manquer à sa promesse avec un strill.
— Ce n’est pas ma petite amie, dit Skirata. Et Mird a des cookies.
Gilamar l’attrapa par le biceps alors qu’ils circulaient dans le labyrinthe des venelles derrière la cantina Oyu’baat.
— Il y a bien trop longtemps que tu es mort, Kal, dit-il. Je sais que tu places tes besoins largement derrière ceux des garçons, mais il est grand temps de tourner la page de ton veuvage.
— C’est la mode ? Toi et Uthan, Jilka et Corr…
— Ruu et Cov.
— Quoi ?
— Tu ne sais même pas où ta propre fille passe son temps libre ?
Skirata en fut un instant estomaqué. Il faudrait vraiment qu’il ait une longue discussion avec Ruu pour se remettre au courant. Chaque jour un peu plus il avait honte de la négliger. Maintenant, elle avait un amoureux et il n’avait même pas remarqué.
— Tu es sûr ? Cov ? C’est encore un gamin.
— Il a grosso modo vingt-sept ans. Ruu en a environ trente-six. D’ici à peu près huit ans, ils seront du même âge. Et il commencera à vieillir plus vite qu’elle.
Skirata n’avait pas besoin qu’on lui rappelle que le temps était compté pour les clones et que sa priorité absolue était d’y remédier. Mais la brutalité de l’analyse de Gilamar en relation avec sa propre fille lui assena un bon coup sur la tête. Une fois de retour à Kyrimorut, il ferait ce qu’il faut pour que Uthan s’attelle pour de bon à ce problème de thérapie génétique.
Le groupe se scinda de façon très désinvolte, très aléatoire. Ordo partit avec Gilamar. Et Skirata devait à présent accomplir sa bizarre mission. Il devait cracher ses poumons et donner à autant de Mando’ade que possible une petite dose de rhinacyria génétiquement modifiée. Le marché, qui avait lieu deux fois par semaine, garantissait un afflux d’acheteurs, de buveurs et de ferrailleurs dans la ville, aussi Skirata ôta-t-il son casque pour distribuer son cadeau viral.
Un Impérial qui se serait aventuré à Keldabe ne le remarquerait même pas. Skirata avait perdu l’habitude, mais il pouvait encore disparaître rien qu’en modifiant son langage corporel pour devenir un vieillard maigrichon que personne ne voit – à moins qu’il cherche spécifiquement à attirer l’attention. C’était le don d’un assassin. Et de celui d’un voleur.
Il y avait des années qu’il ne s’était pas rendu quelque part sans rien d’autre à faire que de flâner, or l’inaction n’était vraiment pas son truc. Il s’arrêta dans chaque bar de Chortav Meshurkaane pour prendre un shig chaud, puis traîna le long des étals du marché. L’un d’eux, à l’extrémité, proposait tout un tas d’articles de cuir, des gants, des kamas et des ceintures ; à l’autre bout, c’étaient des métaux précieux et des bijoux, et quelque part au milieu, les deux commerces se rejoignaient et se mélangeaient. Gilamar avait raison. Il devait faire le point pour savoir où il en était avec Ny. Son indécision affectait tout le clan.
Il étudia les bijoux en se demandant ce que pourrait être un cadeau de fiançailles approprié pour un homme dont les comptes bancaires affichaient plus de zéros qu’il ne pouvait en compter. Cette fortune n’était pas la sienne, mais celle des clones. Il n’empêche qu’il avait accès à plus de creds qu’il ne pourrait jamais en dépenser.
Ah, shab. Il ne connaissait même pas les goûts de Ny. Et il devrait acheter quelque chose pour Ruu aussi, parce qu’il n’avait pas offert de cadeau à sa petite fille – un cadeau personnel, pas des creds envoyés à sa mère – depuis plus de trente ans. Il remit son casque, réconforté par l’accès immédiat aux com et aux données, puis alla trimbaler son virus un peu plus loin dans la ville.
L’extrémité de Meshurkaane donnait sur la vieille place pavée devant l’Oyu’baat, un espace où aujourd’hui se tassaient des étals d’alimentation. Deux stormtroopers faisaient l’aller-retour dans l’allée centrale. Skirata se demanda s’ils patrouillaient – et pour quelle raison ? – ou s’ils étaient simplement en balade. Peut-être l’armée impériale avait-elle appris la leçon et compris que les hommes avaient besoin de respirer de temps à autre.
Empire ou non, sa réaction subconsciente à ces armures en plastoïde fut de songer que c’étaient des garçons qui, sous les casques, ressembleraient trait pour trait aux siens. Mais ce ne serait pas ses garçons. S’ils accomplissaient scrupuleusement leur devoir, ils compareraient ce petit shabuir miteux aux portraits d’identification sur leurs HUD, verraient l’ordre d’exécution personnel de Palpatine et l’arrêteraient. Treize années d’un dévouement constant et épuisant consacrées à la libération de leur armée d’esclaves ne compteraient pour rien du tout.
Au lieu de faire demi-tour et de revenir sur ses pas le long de Meshurkaane, Skirata continua sans dévier de son chemin et les croisa lentement. Il s’arrêta même pour acheter un paquet de viande-cuir épicée. Les storms, en apparence, ne réagirent pas ; ils regardaient toujours droit devant eux. Mais il savait qu’il pouvait se passer un tas de choses sous les casques, et ils auraient aussi bien pu avoir les yeux rivés sur lui.
Il continua comme si de rien n’était. De toute façon, ils chercheraient une armure dorée avec des sigils rouges, et pas la vert foncé qu’il portait. Une fois de l’autre côté de la place, tout en déballant sa viande-cuir, il s’appuya à la rambarde pour regarder la Kelita se jeter contre les rochers en contrebas.
Ce qu’il y avait de génial aussi avec son buy’ce, le casque typique mandalorien, c’était que la visière pouvait non seulement donner aux yeux fatigués une vue précise dans les infrarouges et les ultraviolets par faible luminosité et sur une portée de deux kilomètres, mais également grossir les exaspérants petits caractères sur les paquets alimentaires.
Toutefois, il voyait très bien de loin. Et quand il se tourna, quelque chose dans la foule accrocha son regard comme peuvent le faire les choses familières. C’était complètement hors temps et hors contexte, et il lui fallut quelques secondes pour faire remonter un souvenir précis.
C’était une femme en armure jaune et grise, son kama en cuir se balançant à chacun de ses pas, et un homme en rouge et noir. Il avait vu ça quelque part ou tous les jours de sa vie pendant presque huit ans – à Tipoca.
Ordo l’avait prévenu. C’était Isabet Reau et Dred Priest.
Si Gilamar les voyait, ça risquerait de très mal finir. Il les haïssait avec passion. S’il s’en trouvait pour penser que l’équipe d’experts des Forces Spéciales de Jango Fett avait formé une unité harmonieuse, alors il faudrait vraiment leur expliquer ce que c’était d’être définitivement abandonné sur Kamino avec des gens qui ne pouvaient pas vous encadrer et sans la moindre porte de sortie.
Priest avait dirigé un club de combat dans un des sombres quartiers industriels de la ville montée sur pilotis. C’était un malade. Il prenait un réel plaisir à voir les hommes se massacrer à coups de poing, or personne n’avait besoin de ça quand les gars étaient déjà entraînés pour le combat armé. Sa copine, Reau, était encore pire et rabâchait sans cesse son idée fixe : restaurer la gloire de l’empire mandalorien par la volonté d’acier du guerrier.
Skirata était cent pour cent derrière le Mando’ade qui faisait ravaler son osik à celui qui venait le provoquer. Ce n’était pas pour autant que les aruetiise étaient des espèces inférieures ; des ennemis, c’est tout. Mais Reau et Priest croyaient dur comme fer qu’ils avaient besoin de la poigne souveraine d’un état dominant.
— Kal ? murmura la voix de Vau dans son casque. Tu vois ce qui arrive vers toi ?
— Ouais. Où est Mij ?
— Ordo est avec lui. Ça ira. Mais est-ce que tu les as vus ?
— Oui. Tu deviens sourd aussi, Walon ? Droit devant moi.
— Eh bien regarde mieux.
Skirata doutait qu’ils le reconnaissent. Plus de trois années s’étaient écoulées depuis qu’il avait pour la dernière fois respiré le même air que ces deux-là, et il n’avait plus ce claudiquement distinctif. Son seul souci était qu’il aurait du mal à résister à l’envie de planter enfin son poignard à trois arêtes dans la partie anatomique la plus sensible de Priest. Mais il en avait eu amplement l’occasion sur Kamino, où les Kaminoens avaient peur des Cuy’val Dar et les laissaient régler leurs démêlés entre eux. Il n’y avait pas de loi là-bas. Et pourtant il ne l’avait pas fait.
Gilamar, par contre, avait tabassé Priest comme un dingue. Il détestait avoir à soigner des jeunes commandos qui venaient le trouver avec un œil en moins ou terrassés par des hémorragies cérébrales. Le club de combat avait fermé pour de bon après que Jango avait donné une vraie branlée à Priest.
Skirata n’était plus qu’à cinq ou six mètres d’eux maintenant. S’ils avaient été ici pendant la guerre, il l’aurait su. C’était une très petite ville dans un monde de seulement quatre millions d’habitants. Ils étaient revenus avec les Impériaux.
Nous sommes des mercenaires. Des pros. Ça n’a rien de grave. Mais ces deux-là…
Skirata ne comprenait pas sur quoi Vau tenait absolument à attirer son attention. C’est seulement quand Reau se tourna légèrement sur sa gauche qu’il put voir l’emblème bleu sombre sur sa plaque d’épaule.
Tout d’abord, il crut voir un jai’galaar stylisé, les ailes déployées et formant un vague W, à demi replié sur lui-même pour plonger sur sa proie, les serres tendues. Mais ce n’était pas ça. Et il ne comprenait pas comment cette femme pouvait se promener dans Keldabe sans s’être encore fait démolir le portrait.
Shab, Priest portait lui aussi un de ces emblèmes sur l’épaule.
Personne ici, en dehors d’eux, ne connaissait donc ce que ça signifiait ?
Skirata, qui arrivait à présent à leur niveau, fut forcé par la foule de s’arrêter devant un étal de tourtes au roba pendant quelques secondes. Il regarda directement la plaque de Reau.
L’emblème n’était pas le même que celui des Death Watch, mais il suffisait à déclencher en lui le désir furieux de lancer un bon uppercut. Ça ressemblait à la silhouette stylisée et un peu déchiquetée d’un aigle hurleur bleu sombre. Dred et Reau passèrent à côté de lui et disparurent dans la foule.
Skirata, ébranlé, continua de marcher. Vau le rattrapa et tous deux se dirigèrent en silence vers l’Oyu’baat. Ils ne dirent pas un mot jusqu’à ce qu’ils soient à l’intérieur. Là, après s’être assurés qu’il n’y avait pas d’impériaux, ils ôtèrent leur casque.
Le barman, après leur avoir lancé un coup d’œil méfiant, posa deux mugs de net’ra gal devant eux.
— Je vous l’avais dit – on a demandé à la garnison de ne pas venir ici.
Il regarda la mince couche de mousse ambre pâle se poser sur le liquide noir comme un tapis d’algues.
— Je perdrais la moitié de ma clientèle si personne ne pouvait enlever son buy’ce sans être arrêté.
Skirata remarqua que son portrait figurait toujours sur le poster des personnes recherchées, derrière le bar, en compagnie de tous les autres. La feuille était maculée de taches sombres indéfinissables qui pouvaient aussi bien être du sang que de la sauce au jus de viande. Un crétin avait dessiné à l’encre des crocs de schutta sur son image. Vau et Skirata prirent leurs bières et trouvèrent un box tranquille près d’un radiateur bruyant à air puisé, où ils se penchèrent sur leurs mugs en parlant le plus bas possible.
— Alors ? dit Vau. Je crois savoir ce que c’est.
— Moi aussi. Mais personne ici n’avait l’air de le remarquer.
— À quand remonte la dernière fois où on a vu les Death Watch ici ? Près de trente ans. Tu remets l’insigne au goût du jour, tu changes le rouge foncé en bleu foncé, et le tour est joué. Personne ne se souvient. Un restaurant chic a repris un symbole exactement semblable au cercle ailé du parti guuko de la Lumière Pure et tous ceux de moins de cinquante ans n’ont rien trouvé à y redire. Les gens oublient, et on ne transmet rien aux gosses. Alors ces hut’uune peuvent être réinventés.
Skirata ferma les yeux une seconde pour se rappeler le symbole. C’était incontestablement un W. Les vieux Mandos réagissaient à l’emblème des Death Watch exactement comme les Guuko au cercle de la Lumière Pure qui symboliserait à jamais le génocide pour les Guukosi assez vieux pour se rappeler l’invasion.
— Peut-être qu’on laisse les personnalités des deux hut’uune concernés influencer notre jugement, dit Skirata, conscient de se raccrocher à un semblant d’espoir.
— Ne dis pas d’osik. Ce n’est pas le moment de découvrir soudain le bénéfice du doute.
Vau se rapprocha plus encore, presque nez à nez maintenant avec Skirata.
— Je me fous de savoir si c’est l’Empire ou les Enfants Saints d’Asrat qu’ils caressent dans le sens du poil. Ce n’est pas leurs fréquentations qui comptent. C’est ce qu’ils sont. Aucun Mandalorien digne de ce nom ne peut vivre en compagnie des Death Watch.
Skirata se demanda combien de Mando’ade s’étaient vraiment senti concernés par la lutte entre Jaster Mereel et les Death Watch pour le pouvoir. Ça n’avait pas atteint les Mandaloriens expatriés dans d’autres mondes. Et probablement pas davantage ceux qui vivaient dans le secteur de Mandalore. Cela se passait entre deux factions, des factions relativement petites. Mais ça engloutissait le noyau de l’armée permanente et les clans principaux, et l’enjeu de la bataille avait été le cœur du Manda’yaim – la culture fondamentale, la façon dont Mandalore se comporterait dans les générations à venir. Les Death Watch représentaient les pires excès d’une ancienne Mandalore impériale.
Ils sont pourris jusqu’à la moelle. Ils sont dangereux.
Venant d’eux, Skirata savait qu’aucun compromis ne pourrait jamais être consenti. Il pouvait à la rigueur trouver une explication logique au besoin insensé de vouloir reconstruire de vieux empires, mais au bout du compte c’était tout bonnement viscéral – une réaction dans ses tripes semblable à un réflexe de révulsion à la découverte d’un corps en décomposition. C’était plus fort que lui : les Death Watch représentaient à ses yeux quelque chose d’immonde.
— Comme si on n’avait pas déjà assez de problèmes sur les bras, dit-il. Alors à quoi on s’attaque d’abord ?
Le visage mince de Vau trahissait toutes ses contractions musculaires. Il n’était pas seulement furieux. Il était possédé. Et Skirata savait que cette possession était alimentée par sa culpabilité de n’avoir pas été aux côtés de Jango Fett lors de la bataille de Galidraan.
— Nous n’avons pas mené de guerre d’expansion pendant des milliers d’années, dit Vau. Nous sommes strictement des forces de défense du territoire ou des mercenaires. Quoi que les Death Watch aient en tête, ils nous entraîneront toujours dans le genre de guerre que nous ne pourrons pas gagner.
Les Death Watch s’étaient fondus dans la nature après que Fett les avait finalement vaincus. Mais ils avaient suffisamment l’esprit mandalorien en eux pour leur garantir une chose…
Ils connaissaient la valeur stratégique du ba’slan shev’la. Ce qui voulait dire qu’ils seraient de retour un jour.
Et ce jour arriverait bien trop tôt.
Keldabe, à un demi-kilomètre du Oyu’baat
— J’espère que Mereel n’est pas en train de dévergonder Bard’ika, dit Ordo qui jeta un coup d’œil à son chrono tout en essayant de calculer où ils devaient être en ce moment. Corr était du genre à rester tranquillement à la maison avant que Mer’ika le prenne en main.
Mais Gilamar refusait de se laisser distraire par les bavardages. Il ne se promenait pas en répandant tranquillement son virus, mais avançait au contraire la tête en avant comme un strill sur une piste. Ordo savait très bien ce qu’il avait en tête : Dred Priest et Isabet Reau.
— Kal’buir n’aurait pas dû te prévenir, dit-il.
Gilamar secoua la tête.
— Je savais qu’ils étaient ici. Ce n’était qu’une question de temps.
— Je voulais dire par rapport à l’aigle des Death Watch.
— Ça, dit Gilamar, ça me donne envie de les descendre deux fois.
Ordo s’interrogea sur la force de la prise qu’il lui faudrait faire sur Gilamar pour interrompre un combat sans le blesser. Keldabe n’était pas grand. Les endroits publics – marchés, rues commerçantes, bars et cantinas – étaient tous regroupés dans un petit quartier, et un jour comme aujourd’hui, toute la population semblait s’y promener dans le simple but de tomber sur des connaissances. Mais Gilamar était un pro, un homme habitué à faire profil bas. Il n’allait sûrement pas déclencher une rixe et attirer ainsi l’attention sur lui.
— Où étaient les Death Watch pendant toutes ces années alors ? s’enquit-il.
— Tout dépend de celui à qui tu le demandes.
Gilamar, de toute évidence, les tenait tous à l’œil, ce qui, en soi, était déjà inquiétant.
— N’importe où, depuis la moitié des planètes de la Bordure Extérieure jusqu’à Endor. Ils travaillent aussi main dans la main avec le Soleil Noir et tous les autres syndicats du crime disposés à les payer.
Ordo essaya de le calmer.
— Ne mélangeons pas les voyous qui arborent un insigne pour jouer les durs devant les copains, et les vrais Death Watch. Si quelqu’un a envie d’être une petite frappe branchée, ce n’est pas notre problème.
— Mais tous ceux qui veulent changer Mandalore et sa culture pour dominer la galaxie – ça, c’est notre problème. Tu te souviens de Priest, Ordo. Tu sais comment il est. Et ils sont tous pareils, tous. Demande à Arla.
La résolution de Gilamar de laisser les idéologues et les fauteurs de troubles partir en guerre contre Palpatine semblait avoir été balayée par un besoin compulsif de mener un combat tout aussi dangereux contre d’autres Mandaloriens. Ordo scannait tous les visages non casqués sur leur passage, espérant repérer des traits familiers avant Gilamar.
— Je ne vois toujours pas ce que les Death Watch auraient à gagner à prendre parti pour Palpatine, dit-il. S’ils veulent restaurer l’empire mando, il n’est pas du genre à partager le pouvoir.
— Peut-être franchise-t-il les dictatures. Et que les Death Watch prennent cette concession pour garder un œil dessus.
— Ce ne sera pas assez pour eux.
— Non, pas s’ils éructent toujours la politique de Vizsla.
— À quoi pensait Jango quand il les a recrutés ? S’il y en avait un qui avait vraiment des raisons de les haïr, c’était bien lui.
— Priest et Reau n’étaient pas exactement des membres du club. Pour Jango, ils n’étaient que des vantards. Seuls l’intéressaient les résultats.
Ainsi, même les légendes faisaient de mauvais choix. Ordo trouva cela curieusement réconfortant. Gilamar ôta son casque en marchant et mit une visière. Avec le foulard qu’il s’était noué sur la tête, la visière lui conférait une sorte d’anonymat dans la foule, et même son nez cassé n’était pas aussi remarquable à Keldabe qu’il aurait pu l’être à Coruscant. Beaucoup étaient dans son cas – même des femmes.
J’ai l’impression de rôtir. J’espère que cette fièvre va baisser aussi vite que l’a promis Uthan.
Mais son nez qui coulait n’empêchait pas Ordo de sentir les odeurs de cuisson autour d’eux. Il ouvrit le filtre de son casque pour les savourer. Gilamar, juste devant lui, fut contraint de ralentir le pas en raison de la foule plus compacte aux abords de la place du marché.
— Je serai content quand ce sera fini.
La voix de Gilamar était rauque.
— Je me sens aussi à plat qu’un vieux pneu. Qail pourra me faire un bon mug de shig à mon retour, peut-être avec une giclée de tihaar.
— On est des durs, dit Ordo. Pas besoin.
Il espérait que la journée se terminerait sans incident. Encore deux virages autour du bloc, et ils retrouveraient les autres à l’Oyu’baat avant de rentrer à Kyrimorut, mission accomplie, population immunisée. L’autre problème attendait d’être résolu : effacer la mémoire de leurs invités Jedi avant de les transférer aux bons soins d’Altis.
Ordo repéra quelques bricoles sur les étals qui feraient plaisir à Besany – un couteau de boucher, un flacon de parfum rouge rubis – et s’arrêta pour les voir de plus près. Gilamar surveillait la foule avec une désinvolture convaincante. Les storms avaient disparu. Ordo paya le couteau et le parfum, puis appela Jusik pour une vérification de routine.
— Comment ça se passe, Bard’ika ? demanda-t-il.
— Mereel vient de faire la rencontre d’une nouvelle femme. Je suis sûr qu’elle n’en a pas pour longtemps à éternuer et à se moucher.
Ordo ne pouvait pas en vouloir à Mereel de saisir toutes les occasions d’être jeune et insouciant, mais il aurait aimé lui dire de garder en tête l’objectif de leur virée.
— On ne pourra jamais reprocher à ce garçon d’être lent.
— C’est quoi, le problème ? Je ressens une grosse angoisse.
Ordo avait encore tendance à oublier la faculté de Jusik à percevoir les choses.
— Oh, Priest et sa dingue de femme sont en ville, et d’après Kal’buir ils portent l’insigne des Death Watch, ou quelque chose comme ça.
— Oh. Ça explique ce que je capte.
— À tout de suite. Surveille Mereel, qu’il ne se fatigue pas trop.
Ordo coupa la com et se tourna pour partager la plaisanterie avec Gilamar. Il ne l’avait quitté des yeux que quelques secondes, mais il l’avait perdu dans la foule ; puis il repéra son foulard brun à quelques mètres de lui. Il était au coin d’une allée au bout de laquelle un escalier abrupt menait à la rivière.
Mieux vaut ne pas le lâcher. On ne peut pas être trop prudent.
Il se fraya un chemin parmi la foule et tendait le bras pour poser la main sur l’épaule de Gilamar quand celui-ci se retourna lentement, mais pas vers lui. C’était comme si quelqu’un l’avait appelé et qu’il n’était pas certain que répondre soit une bonne idée.
— Content de te voir ici, dit une voix qu’Ordo n’avait pas entendue depuis des années.
Quand il arriva près de Gilamar, Dred Priest était presque face à face avec lui, et Ordo sut qu’il allait devoir intervenir.
Allez, Mij, udesii. Garde ton calme. Ne fais pas une scène.
Ordo vit Gilamar prendre sur lui et se maîtriser, se forcer à s’éloigner et à garder sa fureur pour plus tard. Mais il était déjà trop tard. Priest l’avait repéré. Et la foule était trop dense pour fuir. Gilamar fit face.
— Le monde est petit, marmonna-t-il.
Priest ôta son casque. Kal’buir l’avait décrit comme une tête à claques qu’il pourrait boxer à longueur de journée. C’était sa bouche mince et de travers qui faisait ça. Isabet Reau n’était apparemment pas dans les parages. Elle non plus n’était pas un prix de beauté.
— Tu n’as jamais été du genre à te soucier de la liste des personnes recherchées, hein ? dit Priest. Ça fait un bail, non ?
Il lança un coup d’œil à Ordo.
— Qui est-ce ?
— Mon neveu, dit Gilamar.
Ordo comprit qu’il devait se tenir tranquille et ne pas laisser deviner à Priest qui était sous le casque.
— J’aimerais te dire que tu m’as manqué, mais tu douterais sûrement de ma sincérité, ajouta Gilamar. Donc, comme ça, tu… travailles pour l’Empire ?
L’emblème sur la plaque d’épaule de Priest ressemblait vraiment à l’ancien insigne des Death Watch. Même Ordo pouvait le voir, et il n’avait pas vécu avec le spectre de la peur comme Gilamar et les autres. Il garda les bras sur les côtés, mais serra discrètement son poing pour s’assurer que la vibrolame de son gantelet était en position d’éjection. Gilamar avait toujours les pouces accrochés à sa ceinture dans une attitude trompeusement désinvolte.
— Tu sais que j’ai toujours préféré les gagnants, dit Priest.
Gilamar regarda ostensiblement l’emblème sur l’épaule de Priest.
— Très décoratif.
— C’est une question ?
— C’était une réponse ?
— Je ne t’en veux pas pour la raclée que tu m’as mise.
— Oh ? Tant mieux.
— Et si tu crains que je te dénonce à la garnison, sache que j’ai des choses plus urgentes à faire.
Priest regarda autour de lui. Peut-être cherchait-il Reau.
— Les temps changent. Tu cherches du travail ?
Gilamar se figea. Ordo eut l’impression qu’il se raidissait, prêt à frapper.
— Pas avec les Death Watch, hut’uun.
— Les temps ont changé depuis Vizsla, dit Priest en encaissant calmement l’insulte. La galaxie n’est plus la même. Les Mandaloriens sont obligés de s’occuper mieux d’eux. Ils ne se contentent plus des miettes comme les parasites d’ici.
Ordo ne pouvait pas simplement tourner les talons, plus maintenant que Priest avait reconnu Gilamar. Beaucoup de monde ici savait que Skirata et son clan étaient revenus quelque part sur Mandalore, et même s’ils travaillaient de temps à autre pour la garnison, cela ne faisait pas d’eux pour autant des sympathisants de l’Empire. Mais avec Priest, c’était différent. C’était presque un ennemi avant tout. On ne pouvait pas prévoir ce qu’il comptait faire.
— Donc c’est… des nouveaux Death Watch ? demanda calmement Gilamar.
Sa voix était ferme, comme s’il avait soudain oublié le passé et tous les coups qu’il avait fait pleuvoir sur Priest.
— Avec de nouvelles règles du jeu ?
Il regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes.
— Tu ferais mieux de m’en parler.
Se retournant, il invita d’un signe de tête Priest à le suivre. Ordo saisit immédiatement le message et ferma la marche derrière eux. Gilamar les conduisit au bout de l’allée, vers l’escalier désert et humide qui plongeait jusqu’au niveau de l’eau. C’était une impasse qui, à une époque, avait mené à une porte d’écluse ou quelque chose comme ça, mais la porte avait disparu depuis longtemps et à présent l’arche taillée dans les solides fondations de granit de Keldabe était condamnée par un rail métallique de sécurité. Le grondement de l’eau blanche bouillonnante qui se ruait sous eux résonnait contre l’arche et les murs dégoulinants d’une brume permanente. Des frondes d’un vert sombre s’épanouissaient dans les anfractuosités. C’était le genre d’endroit où, appuyé au garde-fou à l’abri des regards, on pouvait se perdre dans la contemplation des remous, ou bien retrouver un amant, ou encore se cacher, tout simplement.
C’était aussi le lieu idéal pour discuter avec un Death Watch sans craindre d’être entendu. Mais Ordo n’avait pas la moindre idée de ce que Gilamar mijotait.
Il va essayer de faire parler Priest. Des trucs d’agent double. J’espère qu’il sait ce qu’il fait.
Gilamar tendit la main pour s’appuyer au mur. Une attitude qui, pour qui ne le connaîtrait pas, aurait pu paraître décontractée. Ordo resta à l’écart, prêt à agir le cas échéant. Priest ne cessait de lui jeter des coups d’œil. De toute évidence, il le prenait pour le gorille de service chargé de lui tirer les oreilles s’il s’avisait de sortir des clous.
— Je ne t’ai jamais trop porté dans mon cœur, Dred, dit Gilamar. Ni ta chakaar de copine. Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour toi ?
— Comme toujours. Soit tu es avec nous, soit tu es contre.
— Et nous, c’est…
— Lorka Gedyc a de grands projets pour nous. Oublie tes chamailleries personnelles avec l’Empire aruetyc et commence à penser à notre héritage légitime. Nous n’avons pas toujours été les vidangeurs des aruetiise. On a le beskar – et on sait l’utiliser.
— Dis-le.
— Dire quoi ?
— Est-ce que vous vous appelez toujours les Death Watch ou vous avez engagé un conseiller en image qui vous a trouvé un nouveau nom plus classe ?
Gilamar regarda Priest droit dans les yeux avec juste ce qu’il fallait d’hostilité pour être convaincant. Ordo avait vu juste. Il souhaitait seulement que Mij’ika connaisse les limites à ne pas franchir avec son petit numéro.
— Nous n’avons aucune raison d’avoir honte. Ce sont les Death Watch.
— Alors comment est-ce que vous allez construire votre nouvel empire mando ? Il ne peut pas y avoir plus de quelques milliers de vermines comme toi, à tout casser. Et ce ne sont plus des fillettes que tu auras en face de toi cette fois.
— Je ne peux pas te révéler le nombre de nos soldats, dit Priest en secouant la tête.
Gilamar s’abstint de remplacer, comme à son habitude, le terme de « soldats » par celui de « brutes » lorsqu’il s’agissait des Death Watch.
— Toujours aussi moralisateur, n’est-ce pas, Mij ?
Gilamar marqua une pause puis, d’une main, s’écarta du mur pour se redresser. Ordo se figea, prêt à intervenir, en gardant un œil sur le blaster de Priest dans son holster que sa main, rien qu’une fraction de seconde, avait survolé d’un peu trop près.
— Oui, dit Gilamar, j’ai des problèmes à oublier les gars sur Kamino qui venaient me trouver pour que je les répare après être passés par ton club. Et ceux qui n’en sortaient pas vivants, aussi.
— Les forts survivent, les faibles meurent. C’est comme ça que marche la galaxie. Le jour où on oublie ça, on devient le larbin de tout le monde.
Gilamar garda un instant les yeux baissés. La rivière était si bruyante qu’ils devaient se tenir très près l’un de l’autre pour s’entendre. Puis les épaules de Gilamar s’affaissèrent, comme s’il soupirait.
— Ce n’est pas une histoire de vengeance, dit-il. C’est juste qu’il faut le faire…
Ordo fut rapide. Mais pas assez. Le temps d’une simple inspiration, Gilamar avait plié les genoux et tiré le poignard de son ceinturon pour le planter dans le ventre de Priest. Lequel recula en titubant, les yeux écarquillés sous le choc, puis bascula contre le mur glissant. Une brève seconde, Ordo se demanda comment Gilamar avait pu enfoncer la lame dans l’armure de Priest ; puis il vit le sang, du sang bouillonnant, du sang artériel, et sut que Gilamar avait visé avec une précision de chirurgien l’interstice entre les plaques en haut de la cuisse. Il avait tranché l’artère fémorale.
Priest n’avait que quelques minutes à vivre. Il allait se vider de son sang en très peu de temps.
— Oh… oh… espèce de… d’ordure…
Sous le coup de la surprise, la voix de Priest était soudain devenue tremblante et haut perchée. Il s’affala au pied du mur, essayant de colmater l’hémorragie de ses mains, mais il était déjà trop faible pour exercer une pression efficace.
— La liste serait trop longue, dit Gilamar qui se contentait de le regarder.
Ordo n’avait encore jamais vu cette facette chez le médecin.
— Mais je ne peux pas te laisser vivre. Pour beaucoup, beaucoup de raisons.
— Isabet ? Issy ? Aide-moi… Aide-moi…
Reau ne l’entendrait pas. Personne ne l’entendrait avec le vacarme des remous. Ils auraient un cadavre sur les bras d’ici très peu de temps. Ordo devait réfléchir à ce qu’ils allaient en faire.
— Shab, Mij, tu étais obligé ? dit-il.
— Oui.
Gilamar s’accroupit et regarda Priest dans les yeux.
— Je ne peux pas laisser ceux de ton espèce revenir sur Mandalore. Tu le sais, n’est-ce pas ? Et c’est le moins que je puisse faire pour Jango. Tous ces gosses que tu as fait démolir rien que pour ton plaisir.
Priest haletait, désormais à demi conscient, et il ne parvint qu’à émettre un gargouillement animal qui se fondit dans le néant. Une grosse flaque de sang s’était accumulée sur les pavés. Ordo regarda au pied de l’arche pour voir si l’eau était teintée, mais la mousse bouillonnante était toujours aussi immaculée.
Comment pourrai-je avouer à Besany que ma première pensée a été de chercher le moyen de couvrir ça ?
C’était une guerre. Peu importait laquelle. Et Besany l’avait vu faire bien pire.
Il regarda Gilamar poser ses doigts sur le cou de Priest pour contrôler son pouls, comme il l’aurait fait lors d’une visite à domicile.
— Kal’buir va être furieux, dit Ordo.
— Tu aurais eu une meilleure idée, fils ? Ce chakaar nous aurait dénoncés si ça l’arrangeait, en plus.
— On ferait mieux de jeter le corps dans la rivière.
— Oui.
Gilamar sortit quelque chose de son ceinturon et le mit sous le nez de Priest. Ça ressemblait à du duracier poli. Les yeux de l’homme étaient à demi ouverts. Gilamar hocha la tête.
— Il est mort. C’était une porte de sortie encore bien trop douce pour lui. Aide-moi à le basculer sur le côté. En faisant attention de ne pas tacher tes plaques.
Gilamar fouilla le cadavre et lui prit son datapad, son comlink, son identipuce, puis détacha la plaque d’épaule arborant l’emblème haï des Death Watch qu’il glissa dans la sacoche de son ceinturon. Personne n’avait vue sur la brèche dans le mur de granit ; et contrairement à la Cité Impériale, il n’y avait pas de caméras non plus pour surveiller l’endroit. Ordo attrapa le ceinturon et la plaque de dos de Priest, Gilamar fit la même chose de l’autre côté, et ensemble ils balancèrent le corps dans le torrent. Ils n’entendirent même pas le plouf.
— Il va s’échouer quelque part en aval, dit Gilamar. Les remous et les rochers vont le déchiqueter, mais on n’a pas à s’inquiéter de Jaller Obrim ou du service médico-légal des FSC ici. Allez, viens. Je vais me réconcilier avec Kal.
— Qui va faire le plus de bruit en s’apercevant que Priest manque à l’appel ? demanda Ordo qui s’assura de ne pas avoir de sang sur lui avant de gravir les marches. À part Reau ?
— Quelle importance ?
Gilamar nettoya son poignard dans un tourbillon de la rivière puis l’essuya.
— On est tous foutus de toute façon. Comme le jackrab qui attend le bantha.
Il était temps de partir de Keldabe. Ils avaient infecté suffisamment de monde. Quant à Reau… Ordo savait qu’il devrait s’en occuper tôt ou tard.
Elle mettrait un sacré bout de temps pour comprendre qui avait tué Priest.