8

Je ne vois pas l’utilité de ravager tout un monde rien que pour mettre un terme à une guerre. Gibad est intacte – à l’exception de sa population sensible. Les bâtiments sont toujours debout. Ses terres arables et ses mers sont telles quelles, et la planète peut être recolonisée dans les semaines à venir. La guerre n’est jamais plaisante, mais elle peut être faite de la façon la moins destructrice, et n’oublions pas que cette arme biochimique a été créée par un scientifique gibadien. Elle pourrait avoir été utilisée contre un monde paisible de l’Empire. N’est-ce pas justice ?

L’Empereur Palpatine, dans une déclaration aux médias sur sa politique quant à la prolifération d’armes dans les mondes dissidents

À bord du Cornucopia, terminal de fret 35,
Cité Impériale

— Tu entends ça ? demanda Prudii.

Debout, une main en coupe sur l’oreille, il écoutait l’alimentation audio venant du casque de Niner via le comlink spécifiquement programmé.

— Vous êtes sûrs que ce Melusar est vrai ? Écoute-le.

Ordo écouta via son casque tandis que Ny, à ras du sol, manœuvrait le Cornucopia dans les voies de séparation. Le tas de rouille n’était qu’un cargo dans une file bien ordonnée de vaisseaux chargés de produits importés de tous les coins de la galaxie.

Et parce que l’Empire s’inquiétait plus de ceux qui pourraient quitter la planète, on ne s’occupait pas trop de ceux qui y entraient.

Évidemment, ressortir serait plus délicat. Mais ils s’en inquiéteraient le moment venu.

Ordo repéra un des terminaux pour vaisseaux en partance où une marée de cargos, au sol, attendaient d’obtenir l’autorisation de sortie. Tous les cargos étaient fouillés ; personne ne semblait s’attendre à ce qu’un fugitif revienne se jeter de lui-même dans la zone dangereuse. Un manque patent d’imagination. Ils auraient dû savoir que les Forces Spéciales de clones aimaient par-dessus tout prendre des risques, et qu’ils avaient été élevés dans l’idée que rien ne pourrait les arrêter et que tout était possible – d’une façon ou d’une autre.

— C’est peut-être un piège, dit Ordo.

Le commandant Melusar avait l’air totalement sincère et cohérent. Il aurait été à sa place à parler politique avec Kal’buir devant une bonne bouteille de tihaar. Mais c’était un Impérial, et il n’hésiterait pas à traquer Ordo et ses frères puis à les exécuter s’il le pouvait. Il n’avait aucune chance, bien sûr, mais c’était un conflit fascinant.

— Il va endormir les vode dans une fausse sécurité, leur faire croire qu’ils peuvent tout lui dire, puis se débarrasser des sceptiques et des dissidents.

— Il nous faut un Jedi pour ressentir ce qu’il pense.

— On est en panne de Jedi, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Jette un coup d’œil sur son dossier quand tu pourras, Jaing.

— C’est pas comme si les commandos respectaient l’Ordre 66 jusqu’au dernier, hein ? dit Mereel. Ou même certains des conserves de viande, d’ailleurs. Il doit bien se rendre compte qu’il y a sûrement encore des gars qui ne pensent pas que la guerre a comblé leurs attentes question carrière ?

Jaing ricana dans sa barbe.

— Palpy devrait exiger un remboursement de Kamino. Il a pris cette armée clé en main en pensant qu’il aurait droit à une obéissance totale et aveugle. Ce qui s’appelle se faire pigeonner.

Ordo était déçu qu’il n’y ait pas eu une désertion en masse dans les rangs. Mais il considéra ses frères et se demanda s’il se serait enfui sans eux s’il n’y avait pas eu Skirata dans le coup pour leur dire qu’ils avaient le droit de mener une autre vie. Il essaya de voir la galaxie du point de vue d’une conserve de viande, ou même d’un commando de la République qui n’avait pas de Skirata sur qui s’appuyer – et les baraquements en étaient encore pleins. C’était déjà assez dur de renoncer à la seule vie qu’on connaissait, mais s’il fallait en plus quitter sa famille…

Surtout si on ne comprend même pas ce qui nous attend ailleurs. Pauvre shabuire. Ils n’ont jamais eu la moindre chance.

En tout cas, ce qui était sûr, c’est que les clones qui seraient restés uniquement parce qu’ils croyaient à la vision politique de Palpatine n’auraient pas été nombreux.

— À mon avis, il laissera ses représentants aller exprimer son insatisfaction à Lama Su, dit Ordo. Peut-être pas tout de suite, mais il y viendra. Ce type a un bon paquet de planètes à écraser avant de s’intéresser à Tipoca.

Ny n’avait pas desserré les dents depuis son dernier échange avec le Contrôle du Trafic au Sol. Elle donnait toujours l’impression de mâcher une guêpe-sabre dans le meilleur des cas, et n’incitait pas franchement à aller chercher de l’aide ou un mot gentil auprès d’elle, mais elle n’avait vraiment pas l’air dans son assiette à cet instant. Elle tambourinait avec ses doigts sur la console chaque fois que le trafic ralentissait jusqu’à s’arrêter.

— Ny, ça va ?

Peut-être qu’elle avait repéré quelque chose qui lui avait échappé, comme un contrôle de sécurité inattendu un peu plus loin.

— Tout se passe bien, dit-il. Ce n’est pas la première fois que tu fais une infiltration.

— À t’entendre, j’ai l’impression d’être un Marine Galactique !

Elle tapota son écouteur.

— Je suis branchée sur les infos. Et ça va mal. Ils ont attaqué Gibad. Et si ça a déjà l’air horrible dans la bouche de ce porte-parole impérial, je te laisse imaginer le reste…

Ordo n’avait qu’une seule raison de s’inquiéter pour l’avenir de Gibad : c’était l’effet que cela pourrait avoir sur l’enthousiasme d’Uthan pour son travail. Skirata avait passé un marché : si Uthan trouvait le moyen d’interrompre le processus de vieillissement accéléré, alors elle pourrait continuer ses recherches et rentrer chez elle. Or si ce « chez elle » n’était plus qu’un flot incandescent de scories en fusion, la motivation que Skirata lui agitait sous le nez était réduite à néant. Et Uthan ne semblait pas du genre à coopérer sous la menace.

— Shab.

Mereel avait de toute évidence fait lui aussi le tour de la question.

— On ne pourra pas continuer à enlever des généticiens haut de gamme si elle nous lâche.

— C’est pire que ça, dit Prudii. Uthan est celle qui en connaît le plus sur le mécanisme de vieillissement. En dehors d’elle, ça ne pourra être qu’un pis-aller.

— Concentre-toi, vode.

Ordo désigna le casque que Prudii avait laissé sur le siège à côté de lui.

— On ne peut rien y faire pour l’instant. Alors on se concentre. On a une mission. Remets ton casque, et pense conserves de viande.

Ny ralentit et fit planer le Cornucopia jusqu’à la sortie principale.

— Et baissez la tête, dit-elle. On arrive à la porte, et si quelqu’un avait envie de nous contrôler, j’aurais du mal à expliquer pourquoi j’ai quatre storms à bord.

— Compris, dit Mereel qui imita la façon de parler d’une conserve de viande. Oui, ma’me.

— Ha ha… Je m’y croirais.

— C’est tous des balourds, les clones Spaarti. Je m’entraîne à la médiocrité.

Ny lui fit les gros yeux.

— Ce n’est pas gentil du tout.

— D’accord, mais ils ne sont pas faits à partir d’un Jango sain comme nous. Ils ont un ADN deuxième génération, des clones de clones. Et ça pose toutes sortes de problèmes, il paraît.

— Comment pouvez-vous les rejeter comme ça alors que vous êtes les premiers à dire que vous êtes plus que vos gènes ?

Ny ne plaisantait plus. Elle était choquée, et la sévérité de son expression était réelle, ce n’était pas son air renfrogné habituel. Ordo décida d’intervenir. Il fallait que Ny se calme, sinon elle risquait de ne pas épouser Kal’buir, et trouver quelqu’un d’autre pour leur père n’allait pas s’arranger avec le temps.

— Ce sont des clones Spaarti, expliqua-t-il. Ils grandissent en un an. Ce n’est pas la matière brute qui cause les problèmes, c’est le manque de temps de formation. On nous a mis des blasters dans les mains dès qu’on a pu marcher. Eux n’ont probablement eu que quelques mois d’entraînement, au mieux. Nous sommes forcément meilleurs à tout ce qui exige des capacités motrices – jusqu’à ce qu’ils aient eu le temps d’acquérir ces qualités, bien sûr. Et alors ils peuvent insérer les meilleurs d’entre eux parmi nous.

Ny, appuyée sur le palonnier, se retourna pour le regarder. Elle paraissait étudier ses mains, comme si elle essayait d’imaginer la taille du blaster qu’un enfant de cet âge pourrait tenir.

— Kal me l’a expliqué, dit-elle à voix presque basse. Il m’a dit que vous manipuliez des armes alors que vous saviez à peine marcher, et il m’a parlé de tous les tests et des expérimentations. Pauvres petits gamins. C’est criminel. Je comprends que vous haïssiez les Kaminoens.

— Oh, ils ont attendu que nous ayons deux ans pour nous exposer au feu réel. Ce qui, en termes de clones, est environ quatre ou cinq ans. Nous n’étions pas des bébés.

Ordo ne cherchait pas à plaisanter. Il se contentait de rectifier les faits, aussi ne s’attendait-il pas à voir les yeux de Ny s’emplir de larmes. Parfois Besany aussi avait cette expression – la pitié, comme si elle voyait quelque chose qu’il ne pouvait pas voir et dont elle préférait ne pas parler.

Je n’ai pas besoin de pitié. Aucun d’entre nous n’en a besoin. En tout cas, pas nous, les Nulls. Nous contrôlons nos propres vies.

— Kal’buir nous a sauvés, dit Ordo, et après ça, c’était le gihaal qui avait peur, pas nous. La génétique n’est pas une recette de cuisine. Ils n’ont pas été longs à s’en rendre compte.

Mereel semblait s’être calmé. Mais il fallait tout de même qu’il ait le dernier mot. Il avait passé beaucoup de temps à travailler sur les données concernant Kamino et – Ordo était obligé de l’admettre – cela le rendait désagréablement prétentieux.

— O.K. Je me rends, dit-il. Les Spaarti peuvent être aussi bons que nous s’ils mangent bien leurs légumes verts et s’ils travaillent dur.

— C’est triste, dit Ny d’un ton chagrin avant de reporter son attention sur les portes de la soute du cargo qui les précédait. Très triste.

Elle secoua la tête.

— Est-ce que Niner et Dar savent que Palpy est un Sith ?

— Oui, dit Ordo. Je l’ai dit à Niner.

— Et comment Dar l’a-t-il pris quand tu lui as dit que Kal avait des réfugiées Jedi à Kyrimorut ?

— Je ne lui ai pas dit.

— Tu ne crois pas qu’il devrait savoir ?

Ordo avait le sentiment que Dar s’en sentirait mal à l’aise. Ce serait mieux de le lui dire quand il pourrait voir que les deux Jedi étaient réellement inoffensives.

— Il l’apprendra bien assez tôt.

L’altitude étant limitée à l’extérieur du terminal, Ny dut rester sur les voies aériennes de fret. Dès que le Cornucopia eut franchi les portes – pas d’arrêt, pas d’inspection, juste un droïde enregistrant les codes du transpondeur pour les droits de port –, elle redescendit dans une voie de fret et prit la direction du plus proche secteur commercial de la ville. Partout où Ordo posait les yeux, il rencontrait des pubécrans engageant vivement tout un chacun à rester vigilant et à dénoncer ceux qui agiraient de façon suspicieuse. Ce qui s’appliquait à la moitié de la planète à peu près tous les jours. L’annonce qu’il trouva la plus dérangeante était celle qui représentait un humanoïde d’une espèce indéterminée rôdant dans une ruelle avec des allures de poseur de bombes : ÇA POURRAIT ÊTRE VOTRE VOISIN, VOTRE AMI, VOTRE FRÈRE, VOTRE FILS. DES SOUPÇONS ? LA LIGNE DIRECTE DE LA SÉCURITÉ IMPÉRIALE EST OUVERTE POUR VOUS 24 HEURES SUR 24.

Imagine que tu ne puisses même pas te fier à ton propre frère.

Pour Ordo, c’était impensable. Il devait reconnaître l’art de Palpatine qui engageait ainsi le public à faire le sale boulot pour lui en semant le doute et la discorde. Chacun devenait un espion que sa propre ombre effrayait et qui voyait des menaces partout.

— La guerre a dû laisser plus de minorités malheureuses qu’on le pensait sur les bras de Palpy. Après le cessez-le-feu, les purges, comme d’hab.

— Les nouveaux despotes sont toujours un peu nerveux.

— Ce n’est pas exactement un novice à cet exercice.

— Il avait le Sénat et les Jedi dans les pattes avant. Peut-être que cette nouvelle liberté de jouer les caïds lui fait un peu tourner la tête.

— J’ai besoin de savoir quel chemin prendre, lança Ny. Vous ne m’avez même pas encore dit où l’on va.

— On est en train de le déterminer, dit Jaing. Si tu vois un supermarché, n’hésite pas à t’arrêter et à faire le plein pendant qu’on parle à Niner.

— Je sais que vous êtes des petits gars intelligents, dit-elle, mais vous m’inquiétez. Je croyais que vous aviez un plan précis ?

— Vois les choses comme ça, Ny : si nous ne savons pas où nous allons, personne ne peut nous préparer une embuscade. Tu comprends ?

Ordo poussa Prudii du coude.

— Écoute ce que raconte cet officier, et laisse-moi Niner. Tu peux séparer les canaux audio ?

— Si tu me donnes une heure, je peux même faire décoller la navette privée de l’Empereur.

— Oui ou non ?

— Oui.

Ny ronchonna toute seule et resta dans la voie aérienne. De toute façon, elle ne pouvait pas dépasser la limite de vitesse. Ordo activa son comlink sécurisé, deux coups ; l’anxiété de Ny le rassurait. Les anxieux avaient tendance à tout vérifier et à ne pas commettre d’erreurs idiotes.

— Niner, tu peux parler ?

— Qui est-ce ?

— Ordo, ner vod. Nous avons franchi le port de fret et il nous faut un point de RV, maintenant.

Ordo perçut le bourdonnement d’une discussion en arrière-plan. Niner était toujours en plein briefing.

— Shab, tu préviens un peu tard. Ce n’est plus la brigade de Zey, maintenant, tu sais. On ne peut plus aller et venir comme on veut, et on nous assigne des tâches à la dernière minute pour des raisons de sécurité. Il faut que je mette quelque chose au point.

Au moins quelqu’un, chez les Impériaux, avait tiré des leçons des libertés que Skirata avait prises avec les généraux Jedi.

— On sera prêts quand tu le seras. Tu as la puce ?

— Oui.

À l’entendre, Niner semblait s’efforcer de ne pas trop bouger la mâchoire. D’où sa prononciation légèrement déformée.

— Et ne me demande jamais où j’ai dû la cacher.

— Dar n’a pas de canal sécurisé, je crois ?

— Non, le droïde n’a pas pu accéder à son casque. Mais…

— Mais quoi ?

— Je crois que c’est mieux. Il est très imprévisible en ce moment. Je ne sais jamais ce qu’il va faire d’une minute à l’autre.

— Il craque ?

— Ner vod, il a vu sa femme se faire tuer. Alors est-il complètement fiable et au mieux de sa forme ? Pas sûr. Je ne lui ai pas encore dit pour la puce. Ni que je suis en contact avec vous.

Niner avait toujours été d’une prudence excessive.

— Donc tu as des doutes.

Génial. On a besoin que Dar reste cool. Tant pis. On peut les évacuer. On va traiter ça comme l’exfiltration d’une victime sous le feu de l’ennemi. Ou d’un otage civil.

— On prévoira un minimum d’efforts personnels sur ce coup-là alors. Il ne faudra pas le prendre mal surtout.

— D’accord.

Niner fit une pause puis continua :

— Tu sais qu’on a essayé d’arrêter le général Camas, hein ? Il est mort. Ça nous a coûté un homme, aussi.

— Ah, c’était le shabuir qui allait nous réfrigérer après Géonosis, avant que Zey prenne la relève. Eh bien, vous avez gagné des bons points supplémentaires pour avoir déboulonné votre ancien boss. Palpy vous fera davantage confiance maintenant.

— Espérons-le.

— Bon, maintenant, ce commandant…

— Roly Melusar. Il vient juste de prendre la relève du type des Services Secrets, Sa Cuis.

— Il a l’air enthousiaste.

— Très, oui. Il m’a presque convaincu que je pouvais sauver la galaxie, installer une paix durable et mettre fin à l’injustice, et tout ça avant le déjeuner.

— Presque ?

La voix de Niner devint presque un murmure.

— Je veux rentrer avant que je me sente trop à l’aise ici. Dar a besoin de se tirer d’ici, lui aussi. Vraiment.

— C’est comme si c’était fait, dit Ordo. On va continuer à contrôler vos entrées son. Essaie de ne pas éteindre ton buy’ce jusqu’à ce qu’on vous récupère. Ordo terminé.

Ordo écouta le son tandis que Prudii le surveillait. Il entendit Scorch : saint Roly, et espéra que les commandos n’allaient pas trop s’attacher à lui. Les leaders charismatiques comme Melusar pouvaient inciter leurs hommes à faire n’importe quoi et à considérer comme un privilège de mourir pour eux. Il sentit un frisson le parcourir et se souvint que Skirata était comme ça, lui aussi – on sort son couteau devant les maîtres cloneurs Kaminoens, on défie les généraux, on insuffle un sentiment d’invincibilité à tous les clones qu’on forme, tout en étant à la fois inspirant et dangereux. Des hommes comme ça avaient la capacité de manier un énorme pouvoir – pour le bien comme pour le mal.

Peut-être que Melusar est vraiment un homme bien. Mais peut-être aussi qu’il est en train de prendre au piège les éléments susceptibles de compromettre la sûreté de l’Empire. Jusqu’à preuve du contraire, je considérerai la deuxième hypothèse.

— Alors, où on va ? demanda Ny.

— On fait des choses normales, répondit Ordo. On va faire nos courses comme mentionné sur notre feuille de transit.

— Du shopping.

Ny pianota sur sa console de navigation pour définir une route aérienne.

— On va essayer l’entrepôt d’alimentation du Noyau. C’est plus grand que Keldabe, et s’ils ne l’ont pas, c’est que ça n’existe pas.

L’Empire surveillait plus étroitement ses troupes que la République, c’était évident. S’il ne voulait pas attirer l’attention. Niner devrait garder son casque en permanence pour attendre les instructions. Ordo sentit une goutte de sueur rouler le long de son dos qui ne devait rien à la température de son armure. Il se frotta le dos contre son siège pour soulager la démangeaison.

Ce n’était pas dans ses habitudes d’être aussi nerveux lors d’une mission. Mais le souvenir du pont de Shinarcan avait écorné sa confiance. À quelques secondes près, cette exfiltration aurait réussi. Ils n’étaient même pas en territoire hostile, mais Etain avait été tuée, et Darman et Niner étaient restés en rade.

Rien n’était jamais sans danger. Et les Nulls n’étaient pas omnipotents.

Seulement beaucoup plus rapides, résistants et intelligents que tout le monde. Nous avons été conçus pour ça. Allez. On peut le faire.

— Pauvre Dar’ïka, dit Mereel à voix basse. Niner doit penser qu’il a complètement pété les plombs s’il ne lui a même pas dit qu’on venait les chercher.

— Oh, tu connais Niner… dit Ordo.

Sa lèvre supérieure était mouillée de sueur à présent. Il lui faudrait ôter son casque pour se gratter un bon coup tant qu’il en avait encore la possibilité.

— C’est lui qui a inventé la prudence. Son ambition secrète, c’est de devenir comptable.

Prudii continuait à écouter le briefing et à l’enregistrer pour en extraire chaque miette d’information et tout indice subtil pour la localisation qui pourraient leur servir un jour.

Ordo se concentrait sur les voix.

— Donc ils s’intéressent à un humain, Maître Djinn Altis, et ils ne savent pas grand-chose sur lui ni même combien d’adeptes il a… Un type appelé Jax Pavan… un groupe de Padawans – surtout humains, et quelques Twi’lek –, un Whiphid nommé Krook ou quelque chose comme ça, et…

Mereel leva les yeux de son datapad.

— Ce doit être K’Kruhk. Un Chevalier. Celui qui a quitté l’Ordre parce qu’il ne voulait pas utiliser des soldats clones.

— On dirait bien que la plupart n’ont pas survécu à la Purge.

Prudii, très concentré pour écouter, inscrivait de temps à autre des notes sur son datapad.

— Mais il est clair que les Services Secrets Impériaux n’ont pas de données sûres et qu’ils ne savent pas qui manque simplement à l’appel et qui s’est échappé. On devrait pouvoir utiliser ça, je pense.

— Ils ne peuvent pas compter les corps ? demanda Mereel.

— Tu crois que l’Ordre Jedi leur a laissé une copie des feuilles de paye du Temple pour qu’ils puissent cocher ceux qui y sont restés ?

Prudii secoua la tête.

— Apparemment, ils ont eu presque tous les Maîtres. Et les Chevaliers. On ne peut qu’admirer la stratégie de Palpy. C’est un bon balayage, bien net.

— Quand ils mentionneront Kina Ha et Scout, tu pourras commencer à t’inquiéter.

— Pourquoi ? Je veux dire, pourquoi s’en faire plus que d’habitude ?

— Si Palpy connaît l’âge de Kina Ha, il lui courra après comme un borrat dans un égout. N’oublie pas ce qui a poussé Ko Sai à fuir : le vieux shabuir voulait qu’elle rallonge sa vie.

Altis. Ordo se rappelait un des Chevaliers de la secte d’Altis, une jeune femme nommée Callista Masana. Même si les Kaminoens ne l’avaient pas doté d’une mémoire eidétique, il ne l’aurait jamais oubliée, ni elle, ni ses jeunes compagnes.

— J’ai rencontré certains des Jedi d’Altis, dit-il. Ils ont leurs propres règles. Pas comme les autres Jedi.

— Ce sont ceux qui peuvent avoir une famille ? demanda Jaing.

Même Ny tendit l’oreille à ce mot.

— Ils prennent un certain plaisir à transgresser les règles, non ?

C’était certain, ils étaient résolument différents des autres Jedi. Altis autorisait l’attachement. Ils étaient revenus aux pratiques d’un âge moins rigide et moins ascétique, ainsi qu’Etain l’avait dit. Ils avaient des amants. Ils se mariaient. Ordo avait même vu Callista embrasser son petit ami, et personne n’en avait fait une crise d’apoplexie pour autant.

Ordo trouvait troublant le simple fait que la secte d’Altis existe. Leurs différences semblaient si profondes qu’il avait du mal à croire que la communauté n’ait pas été un sujet de discussion permanent dans les cercles Jedi. Tous les Jedi qui avaient dû renoncer à un amour interdit – et il y en avait sûrement beaucoup parce que tout le monde avait besoin de quelqu’un – devaient trouver cette contradiction déconcertante et douloureuse.

En tout cas, c’était ce qu’il éprouvait, lui, mais pour des raisons différentes.

Il y avait les Jedi qu’il aimait et les Jedi qu’il méprisait, et il y avait l’Ordre Jedi, qui, à son avis, ne valait pas beaucoup mieux que le Sénat. Il existait pour lui-même, comme toutes les institutions. En dehors de ça, c’était assez trouble. Il y avait les dissidents, tous les Altis et les K’Krukhs de la galaxie, et il y avait tout un tas de sectes d’utilisateurs de la Force dont Ordo avait à peine entendu parler. Tous ces dompteurs de la Force ne semblaient pas former une heureuse famille.

Le commandant Melusar les considérait tous comme dangereux. Ordo n’avait pas de réponse à cela, et l’incertitude le rongeait – comme sa démangeaison dans le dos. L’argument était convaincant. Il essayait de différencier l’avantage en apparence injuste de pouvoir utiliser la Force de celui qu’il avait lui-même à être bien plus intelligent que tout le monde en dehors de ses frères.

C’était un sujet de réflexion intéressant. Il le mit de côté quand Ny prit un brusque virage non prévu sur la gauche. Le navordinateur carillonna furieusement pour la prévenir qu’elle s’était égarée. Ordo releva aussitôt la tête, s’attendant à un problème.

— On ne s’affole pas, ad’ike, dit-elle.

Elle avait appris un ou deux mots de Mando’a.

— Rien qu’un détour pour éviter un endroit que je préférerais ne pas resurvoler – pas encore. Mais un jour, je le ferai.

— Lequel ? demanda Mereel.

— Le pont Shinarcan.

Ny pressa son écouteur plus fort contre son oreille pour suivre les infos.

— Et Palpatine vient de faire une déclaration pour expliquer pourquoi il a dû pacifier Gibad… avec un virus mortel.

Kyrimorut, Mandalore
dix heures après le largage du virus prototype FG36

— Je les ai tués, dit Uthan. Tout est de ma faute.

Elle était assise, accoudée sur la table de la cuisine, la tête dans les mains. Jusik ne savait pas comment faire pour la consoler. Alors il restait simplement là, près d’elle, présence silencieuse, avec Skirata et Gilamar à la table, tandis que le reste de la maisonnée dormait. Cinq heures s’étaient écoulées depuis que Gilamar avait décidé que Uthan avait suffisamment assisté au génocide de sa civilisation offert par la chaîne Galactic News et le généreux sponsoring des Chantiers de Constructions de Kuat.

Il n’y avait pas grand-chose à dire à une scientifique dont l’arme biologique vient d’être utilisée pour éliminer des millions de ses compatriotes. Jusik espérait que Skirata n’aurait pas la mauvaise idée de remarquer que ceux qui se servaient de l’épée avaient toutes les chances de mourir par l’épée, et qu’ils auraient mauvaise grâce à s’en plaindre. Puis il connut un bref instant de panique en s’apercevant qu’il avait bien failli influencer Kal’buir à distance sans même s’en rendre compte.

Ça ne va pas du tout. Tu sais bien que c’est la pire chose à faire. Et en plus tu sais qu’il n’est pas réceptif.

Sauf qu’à cet instant, il l’était ; il avait baissé sa garde. Soudain, il releva les yeux vers lui, comme s’il avait senti quelque chose. Où était la frontière entre modeler les pensées de quelqu’un de la mauvaise façon et être simplement capable, silencieusement, de le convaincre de se taire parce qu’il vous connaît assez pour interpréter le plus subtil de vos mouvements ? Jusik aurait été incapable de dire s’il avait ou non utilisé la Force, mais il pataugeait dans la culpabilité – culpabilité d’avoir ce don, culpabilité de s’en soucier alors que des millions d’êtres étaient en train de mourir, culpabilité pour tout ce qui concernait Uthan. Il s’en voulait de ne pas avoir suffisamment pitié de sa douleur, mais aussi d’avoir fermé les yeux sur son travail qui, du moins en partie, tuait en masse et à bout portant.

La certitude morale. Quelle blague. Après toutes mes discussions très élevées avec Maître Zey sur l’utilisation des clones, je fais taire ma conscience parce que je veux que Uthan sauve mes frères.

Mais quelle attitude pouvait-il avoir envers une scientifique comme Uthan, autre que la réprobation ? Qu’exigeait le devoir – l’éthique – quand il se retrouvait confronté à ce genre de chose ?

Je n’en sais rien. Rien du tout. Devrais-je la traîner devant les tribunaux ? Je ne sais même plus ce qu’est la justice, maintenant.

L’influence de Jusik, quelle qu’elle soit, n’arrêta pas Skirata bien longtemps. Il pianota sur son datapad avec l’air relativement convaincant d’être absorbé ailleurs.

— Vous êtes sûre que c’est votre virus ? demanda-t-il à Uthan. Palpy n’a que l’embarras du choix avec tous ceux qui sont sur le marché.

Uthan releva enfin la tête. Elle avait le visage exsangue, le teint gris.

— Et que croyez-vous, vous, qu’il ait utilisé pour bien se faire comprendre ?

— Mais comment pouvez-vous savoir que c’est votre travail ? Il est peut-être si doué pour nous embrouiller l’esprit que nous faisons tout le boulot psy à sa place.

Skirata remit son datapad dans sa poche.

— Qu’avez-vous vu qui vous fait penser que c’est le vôtre ?

Uthan fixa un instant en silence l’écran éteint de l’holorécepteur.

— C’est le mien, croyez-moi.

Elle se leva et repoussa lentement la chaise de la table. Gilamar adressa un signe discret de la tête à Skirata pour lui signifier qu’il s’occupait d’elle, et lui emboîta le pas quand elle quitta la pièce.

Jusik attendit que le bruit de leurs pas se soit tu pour remettre les infos. Gibad était déjà passée au second plan. L’intérêt des services d’informations pour l’actualité était aussi tiède qu’il l’avait été sous la République, et la machine de propagande de Palpatine n’avait pas trop besoin de se défoncer.

Un homme – un Sithne peut pas y arriver seul. Il a besoin de l’aide des apathiques et des indifférents.

— Fierfek, dit Skirata qui secoua la tête. Le vieux shabuir sait choisir le bon moment.

Jusik se força à se concentrer sur les petits détails des plans holocam des villes de Gibad. Tous les désastres se ressemblaient – des paysages urbains qui avaient l’air presque normaux, presque familiers, jusqu’à ce qu’on découvre soudain que les débris dans les rues ne sont autres que des corps, et c’est toute la scène qui se transforme. Au bas de l’écran, des titres apparaissaient pour disparaître aussitôt. Certains étaient en rapport avec les images, et d’autres traitaient d’un sujet radicalement différent. Personne ne prenait plus le temps de s’arrêter pour suivre quelque chose avec attention. Jusik, cependant, pouvait encore se concentrer, et il suivit le titre alors qu’il défilait laborieusement.

UNE SCIENTIFIQUE GIBADANE EN FUITE RESPONSABLE DE L’ARME BIOLOGIQUE – DES SOURCES RÉVÈLENT QUE LE VIRUS AURAIT PU ÊTRE EMPLOYÉ CONTRE L’EMPIRE.

— C’est bien le sien, dit Jusik. Regarde. Palpy la dénonce.

Skirata regarda l’écran, le front plissé mais l’air distrait.

— Il est d’une délicatesse rare, tu ne trouves pas ?

— Pourquoi est-ce qu’il s’embête à l’accuser ? demanda Jusik. Il n’a pas besoin de se justifier, et il ne restera pas beaucoup de Gibadans pour réclamer la tête d’Uthan.

— Il pourrait y avoir encore plein d’expats ailleurs. Il espère peut-être qu’ils la livreront, ce qui lui ferait gagner du temps.

— Mais il a eu ce qu’il voulait d’elle.

— Il n’a pas eu le virus spécifique contre les clones, ni la prolongation de sa vie… et c’est un très mauvais perdant.

Skirata se frotta les yeux.

— Le problème, c’est comment va-t-on la convaincre de continuer ses recherches sur le vieillissement alors qu’elle vient de voir son monde se décomposer grâce à une de ses propres recettes ?

Skirata avait sa liste de priorités, et de toute évidence pleurer sur le sort de Gibad n’y figurait pas. Jusik comprenait pourquoi ce serait beaucoup lui demander. Ce n’était pas le premier monde à être écrasé par le poing de Palpatine, et ce ne serait pas le dernier ; l’essentiel, c’était que ce ne soit pas Mandalore. Mais Jusik résistait toujours, dans ses tripes, à l’idée de faire profil bas ; il éprouvait le besoin d’agir, de faire quelque chose, n’importe quoi, même s’il savait que ça ne servirait à rien.

— Est-ce une question de pure forme, Kal’buir ! demanda-t-il.

— Non. J’ai besoin qu’elle reste motivée, et mon meilleur argument, pour l’instant, est de lui rappeler que nous serons peut-être ses seuls outils pour se venger.

— Parce que tu crois qu’elle voudra se venger ?

— Elle est humaine. Tu n’en aurais pas envie, toi ? O.K., peut-être que non…

— C’est dur de mettre ces sentiments de côté, même avec ma formation.

Jusik avait fini par accepter son côté plus sombre, moins reluisant. Tout le monde en avait un. Le nier était se faire de dangereuses illusions. Quiconque s’imaginait pouvoir s’en défaire par la méditation ou la volonté refusait tout simplement de reconnaître ses motivations pour ce qu’elles étaient, et leur attribuait une respectabilité spirituelle perverse. On peut tuer sans tomber dans le Côté Obscur si l’on n’éprouve ni colère ni haine. C’est ce que les Maîtres m’ont appris. Oh, vraiment ? Allez dire ça à celui que vous tuez. Jusik avait besoin de connaître sa propre ombre normale, acceptable, inévitable, de la fréquenter, de la toucher, de voir son visage afin de pouvoir la reconnaître dans l’obscurité. Il avait besoin de voir le bord du précipice afin de pouvoir se reculer à temps.

— Ce qu’il nous faut, dit Skirata, les yeux fixés sur un point juste au-delà de Jusik, c’est que Uthan nous fabrique un antidote contre cette saleté de virus, au cas où Palpatine essaierait de l’utiliser sur nous.

— Mais ça va la détourner de ses recherches sur le vieillissement.

— Un virus tuera mes garçons bien plus vite que le vieillissement accéléré. Donc il faut que nous trouvions le moyen de la mettre sur les deux projets à la fois. Mij’ika arrivera peut-être à la calmer.

Jusik ne savait plus trop si Skirata – un homme indéniablement très émotif – compatissait beaucoup aux malheurs des étrangers depuis quelque temps. Il y avait des limites à l’apitoiement pour autrui si on ne voulait pas s’effondrer, et Skirata avait déjà pris sur ses épaules le fardeau de tous les clones qui avaient besoin d’aide. Il serait injuste de l’accuser d’insensibilité envers Uthan simplement parce qu’il avait d’autres priorités. Et Jusik savait aussi qu’il était bien trop facile de s’émouvoir par principe sur le sort de populations entières d’étrangers, mais sans en être capable face à l’être de chair et de sang devant soi.

Avant, j’étais certain de ce qui était juste. N’est-ce pas ?

Gilamar avait été un ami loyal envers Skirata pendant des années. Jusik s’efforça de trouver la limite acceptable entre exploiter une amitié et en tirer le meilleur parti pour un bénéfice mutuel. Ce n’était pas facile.

— Elle voudra s’en prendre violemment à Palpatine, dit-il.

Il comprit que, à partir de cette seconde, il serait complice.

— Je sentais son impuissance, et c’est nouveau pour elle. Elle vit dans un monde où elle fait des choses rationnelles qui lui apportent des résultats. Elle est habituée à avoir le contrôle. Même en prison.

Skirata haussa un sourcil.

— Je sais ce que tu penses.

— Tu n’as jamais eu besoin de la Force pour ça, Kal’buir. Je suis un déplorable joueur de sabacc.

— Oui, je l’utiliserai de toutes les façons que je pourrai. C’est elle qui a fabriqué cette saleté. Elle sait qu’elle a quelque chose à faire – soit pour se racheter, soit pour écraser Palpatine. Elle peut choisir la motivation qu’elle veut, je m’en moque, et je n’ai aucun scrupule à exploiter sa culpabilité. Je suis peut-être même en train de l’aider à expier.

— Je ne dis pas le contraire.

— Ce que tu penses de moi est important, Bard’ika. Je continue à respecter le marché que j’ai passé avec elle.

Cette emprise qu’il avait sur Skirata mettait Jusik mal à l’aise. Ce n’était pas dans l’ordre des choses ; un fils avait besoin de l’approbation de son père, pas l’inverse, et Jusik se sentait très fort dans la peau du fils qui a beaucoup à prouver. Pour ce qui était du dévouement, Kal’buir était son point de référence ; il était si pétri d’altruisme que son ardoise de criminel endurci en était totalement effacée. S’il volait ou tuait maintenant, c’était pour ceux qu’il aimait, et Jusik en faisait partie.

Ce n’est pas le Côté Obscur si l’on n’éprouve ni haine, ni colère.

Le vieux dilemme avait la peau dure. Jusik se rendit compte qu’il se retranchait derrière les mêmes justifications que ces anciens frères. La différence, c’était que… Shab, il n’arrivait pas à y voir clair. Mais c’était tout de même différent.

— Je sais, Kal’buir dit-il. Tu crois qu’elle l’a déjà testé sur des humains ?

— En tout cas, on sait qu’elle n’a jamais eu l’occasion de le tester sur des clones. Je ne veux même pas savoir ce que les scientifiques fabriquent derrière les portes fermées. Ça me révulse.

Jusik savait que l’action des drogues, des bactéries et des virus pouvait être modélisée sur ordinateur, et que leurs effets biochimiques pouvaient ainsi être prévus et déterminés. Mais l’idée qu’un virus conçu uniquement pour tuer ait pu être testé sur des créatures vivantes le rendait malade. C’était une sensation étrange. Il fut soudain conscient du poids de son sabre laser à sa ceinture, et se demanda quand et comment, exactement, un ancien Jedi avait conçu ce rayon d’énergie qui pouvait faire sauter la tête de quelqu’un.

Personne n’avait les mains totalement propres. Le seul souci de chacun était de faire en sorte que la souillure soit réduite au minimum.

— Je crois que tu devrais jouer cartes sur table et lui demander l’antidote en lui expliquant pourquoi, dit-il enfin. Elle sait se rendre à la raison.

Skirata hocha la tête. Puis il se leva en s’appuyant sur les accoudoirs de son fauteuil.

— Il est temps d’aller se coucher, dit-il. Il paraît qu’on a moins besoin de sommeil en vieillissant, mais j’ai l’impression que c’est le contraire pour moi.

Skirata n’avait pas dormi dans un vrai lit depuis le jour où il avait sauvé les jeunes Nulls de l’extermination à Tipoca. Et ce soir, il ferait ce qu’il avait fait chaque nuit depuis les onze ou douze dernières années : il s’installerait dans un fauteuil, les pieds sur un tabouret, ou il se roulerait en boule par terre avec une couverture pliée sous la tête comme s’il était encore sur le champ de bataille. Il n’en parlait pas, mais chacun savait pourquoi il le faisait. C’était une habitude qui était devenue un rituel, le vœu qu’il s’était fait à lui-même de ne pas se la couler douce tant que ses fils-clones n’auraient pas retrouvé une vie normale. Jusik le suivit dans le karyai et le regarda s’installer « confortablement » sur un des sièges rembourrés.

Il avait une chambre particulière, comme tout le monde. Mais elle n’était occupée que par ses vêtements et son fusil Verpine préféré.

— Je lui parlerai demain matin, proposa Jusik. Et sans chercher à l’influencer ou quoi que ce soit.

— Je m’en charge. Elle et moi, on se comprend.

Jusik se souvint d’une remarque que Kal’buir avait faite deux ou trois ans plus tôt. Il ne se rappelait pas ce qui l’avait provoquée, mais elle l’avait profondément troublé, et, régulièrement, elle lui revenait à la mémoire, Bard’ika, si tu as envie d’un père un jour, alors tu en trouveras un en moi. Oui, Jusik avait souvent envie d’un père. Il avait été confié aux Jedi avant même d’être assez grand pour garder le souvenir du sien. Mais il baignait désormais dans une culture où les pères et la paternité étaient importants. Non pas la filiation, mais le devoir de chaque instant d’un père envers un enfant qui dépendait de lui. Il éprouvait le désir viscéral de faire partie de cette famille, vraiment, de façon officielle et permanente.

— Kal’buir, as-tu encore de la place pour un autre fils ?

Skirata eut l’air déconcerté un bref instant avant de sourire et de tendre la main pour agripper le bras de Jusik, à la manière Mando, la main sur le coude.

 Ni kyr’tayl gai sa’ad, Bard’ika. Je te reconnais comme mon fils.

L’adoption mandalorienne était rapide et permanente : quelques mots pour reconnaître quelqu’un en tant qu’enfant et héritier, quel que soit son âge. Étant donné la charge émotionnelle que contenait le serment, sa brièveté semblait presque inappropriée.

— Buir, dit Jusik.

Père. Tout le monde appelait Skirata Kal’buir, une marque de respect affectueux, mais le mot avait à présent changé à jamais pour Jusik, parce qu’il était soudain vrai, il avait son sens littéral. Il était finalement le fils de quelqu’un. Quelqu’un avec un nom, quelqu’un qu’il connaissait et qu’il aimait. Pour un homme sans passé, ce sentiment de complétude était grisant et inattendu.

— Je me demande où j’en serais aujourd’hui si tu n’avais pas été là.

Skirata lâcha son bras.

— C’est réciproque, Bard’ika. Et c’est ce qui fait une famille.

La maison était totalement silencieuse, à part le crépitement des braises dans l’énorme cheminée du karyai et un occasionnel craquement de la charpente du toit. Jusik remonta les couloirs jusqu’à sa chambre. Il ne se rappela même pas s’être endormi jusqu’à ce qu’il se réveille, les yeux fixés sur le plafond sombre, s’interrogeant sur l’origine du bruit.

Comme toujours, ce n’était pas simplement « un bruit ». Il sentait à travers la Force toutes les informations qu’il transportait. La peur, la confusion, et un besoin de fuir. Il le laissa le traverser un instant.

Des griffes crissèrent sur le dallage du couloir. La porte s’entrouvrit.

— Tu l’as entendu aussi, Mird ? murmura Jusik.

Le strill avait son propre radar, la sensibilité d’un prédateur à chaque bruit, à chaque odeur.

— Comment savais-tu que j’étais réveillé ?

Il balança les jambes hors du lit et attrapa ses vêtements.

— Viens. On va voir ce que c’est.

Mird semblait savoir d’où venait le bruit. Machinalement, Jusik boucla sa ceinture où était suspendu son sabre laser et suivit l’animal. Ils passèrent devant la cuisine pour gagner la porte arrière qui donnait sur la campagne. Dégel ou non, l’air était encore d’un froid mordant. Mird s’immobilisa totalement, le nez levé dans la brise, un grondement sourd dans la gorge. Quelqu’un marchait dans les environs, écrasant de temps à autre une brindille, et, un bref instant, Jusik craignit le pire – que le bastion ait été découvert. Mais la réaction de Mird – calme, plus inquiet qu’agressif – l’informa que ce n’était pas un étranger qui se promenait par là, et ce qu’il ressentait dans la Force était un esprit dérangé.

C’était sans doute Arla, ou peut-être aussi Uthan qui n’arriverait pas dormir. Non… Arla. C’était Arla. La pauvre femme commençait tout juste à se désintoxiquer de ces sédatifs assez puissants pour assommer un bantha, et elle n’était vraiment pas d’attaque pour aller se promener par une nuit glaciale dans un endroit qu’elle ne connaissait pas. Il allait la ramener au chaud.

Mird partit en avant de son propre chef, menant Jusik vers les arbres, et ils firent suffisamment de bruit pour l’avertir de leur arrivée. Jusik essaya d’imaginer ce qui avait pu la pousser à sortir et se demanda si ç’avait été une si bonne idée de ne pas fermer les portes à clé. Il la repéra debout au bord du ruisseau qui formait une frontière naturelle au nord.

— Hé, Arla ! appela-t-il.

Malgré le bruit qu’il avait fait, elle sursauta.

— Vous allez attraper une pneumonie. Venez, il faut rentrer.

Il s’avança vers elle, faisant en sorte de montrer qu’il ne lui voulait aucun mal. Pourquoi certains pouvaient-ils vivre avec des souvenirs horribles et d’autres non ? Pauvre Arla. Ils avaient bien fait de la sortir de là-bas. Il ne serait pas facile pour elle de s’adapter à la vie extérieure, mais ce serait de toute façon préférable à une institution.

Il n’était plus qu’à un mètre d’elle maintenant. Elle dégageait une telle tension dans la Force qu’il craignit un instant qu’elle panique et s’enfuie, mais elle se tourna pour lui faire face, presque tranquillement, le bras droit le long du corps, la main gauche dans la poche de sa tunique.

Et puis elle leva le bras, et il vit l’arme – du bois, ou une barre de métal, il ne savait pas trop. Dans la fraction de seconde précédant le coup, il oublia ses préceptes de Jedi et, par pur réflexe, utilisa la Force pour l’envoyer valdinguer en arrière.

Il aurait dû le voir venir.

Mess, baraquements de l’Unité Spéciale de la 501e Légion,
Cité Impériale

Niner allait devoir sérieusement cogiter.

Plus longtemps Ordo et les autres seraient sur Coruscant, plus ils courraient le risque d’être pris. Or, quoi qu’il arrive, il devait leur remettre cette datapuce. Il devait également réussir à mettre Dar en bonne condition pour déserter avec lui, ici et maintenant. Il n’y aurait pas de seconde chance, et pas question non plus de prendre le week-end pour y réfléchir. Si Ordo et les autres devaient repartir à la case départ et repasser par les contrôles de la Sécurité Impériale, les risques seraient encore plus grands que s’ils restaient à traîner dans le coin.

Ça ne pouvait pas attendre. Il regarda nerveusement Darman chipoter sur son assiette de pâtes, et sitôt qu’il eut enroulé les dernières sur sa fourchette pour les porter à sa bouche, il lui prit son assiette et se leva.

— Exercices de tir, dit-il. Il faut vraiment que je m’entraîne.

C’était un moment de repos, et ils auraient le champ de tir pour eux tout seuls pendant un temps. Darman lui lança un regard mais ne protesta pas. Ils se connaissaient assez pour saisir ce qui posait problème et quand ils devaient en discuter ailleurs.

— OK.

Darman reprit son assiette et la posa sur le chariot droïde qui faisait ses tours incessants pour ramasser assiettes et couverts sales, et éponger l’eau renversée.

— On va voir ce qu’on peut faire. Mais n’oublie pas que le nouveau revient dans une heure.

Shab. Il avait oublié Rede. Mais d’ici là, ils pourraient en avoir terminé, et il aurait le temps alors de savoir comment s’occuper de lui.

— Une heure, c’est largement suffisant.

Le champ était insonorisé et bordé de cabines et d’espaces de rangement très pratiques pour éviter les interruptions. Niner passa sur le canal sécurisé de son casque, inaudible pour Darman, alors qu’ils pénétraient dans le couloir.

— Ordo ? C’est moi. Où êtes-vous ?

Ordo était de toute évidence sur le qui-vive. Ils n’avaient pas une seconde à perdre.

— À quatre klicks de votre position, ner vod.

— Je m’apprête à parler à Darman. Ce serait une bonne idée de nous donner un peu de temps et un endroit. Les choses deviennent un peu compliquées ici.

Cette fois-ci, le canal resta silencieux un instant.

— Où est-il possible de s’exposer en armure et en passant relativement inaperçu, et où peut stationner un cargo ?

— C’est votre taxi aujourd’hui ?

— C’est la caisse de Ny Vollen. Le Cornucopia. C’est un Monarque CEC, trente mètres de long, dix de large et quinze de haut.

Niner ne se rappelait pas avoir vu le vaisseau. Il essaya de visualiser quelque chose de cette taille en cherchant où il pourrait stationner un temps sans attirer l’attention. La première chose qui lui vint à l’esprit fut une zone industrielle, mais ce n’était pas là qu’un commando équipé en noir des pieds à la tête pouvait traîner en plein jour sans se faire remarquer. Il y avait aussi les zones commerciales, peut-être les méga-surfaces avec des aires de chargement de la taille de petites banlieues.

— On peut faire ça quand il fait nuit, dit Niner qui jeta un coup d’œil à son chrono. Disons vers 7 heures ?

— O.K.

— Pourquoi pas une des usines de retraitement des déchets ? Il y a plein de zones d’attente pour les vaisseaux. Ou un parking pour camions à répulsion.

— Oui, ça, c’est bien. Vous n’aurez pas à patienter longtemps de toute façon. On se reparle dans une heure, puis on précise l’heure et le lieu du RV.

— Compris.

— Très convaincant, Ner’ika… Ordo terminé.

Darman le poussa du coude.

— Tu mijotes quelque chose.

— Possible.

Niner s’assura que le champ était libre, pressa la touche ENTRÉE INTERDITE, et entraîna Dar dans le stand du fond.

— Retire ton casque.

Darman ôta son casque, l’éteignit complètement et y fourra ses gants.

— Je vois où tu veux en venir, murmura-t-il.

— Dar, je vais devoir évoquer des choses pénibles.

Darman faisait visiblement son possible pour avoir l’air désinvolte.

— O.K. Je te promets d’arrêter de manger les trucs qui me donnent des gaz.

— Je suis sérieux.

— Ouais, c’est bien ce que je craignais.

Niner ne l’avait encore jamais évoqué ouvertement. Tous deux ne savaient que trop ce qui s’était passé la nuit de la Purge des Jedi, et, selon lui, moins il rappelait le drame à Darman, moins ils prenaient de risques. Darman ne semblait pas vouloir en parler non plus. Mais maintenant il n’avait plus le choix.

— Dar, ton gosse a besoin de toi. Il faut qu’on se tire d’ici. Désolé. Je ne sais pas comment le dire autrement.

Le regard de Darman se perdit au loin un instant puis se fixa sur le mur à l’épreuve des tirs de blaster.

— Je sais, dit-il enfin. Mais j’ai encore l’impression d’abandonner les copains.

— Est-ce que tu veux toujours… partir ?

Niner n’osait pas employer le terme « déserter », même s’il était certain de ne pas être entendu.

— Nous avions décidé que c’est ce que nous ferions. Tous.

— Oui. Je m’en souviens.

— Tu veux revoir Kad, n’est-ce pas ?

Niner comprit aussitôt qu’il mettait le pied sur un terrain très, très glissant.

Les yeux de Dar s’étaient brouillés de larmes.

— Tu sais quoi ? dit-il. Je ne sais même pas si je pourrai le regarder. Parce qu’en le regardant, c’est elle que je verrai, elle et tout ce qu’on aurait pu connaître tous les trois, et je ne crois pas que je pourrai le supporter.

— Mais c’est ton fils.

Niner comprenait parfaitement ce qu’il exprimait.

— Tu le prendras dans tes bras, et tout ce qui fait qu’on est un père te viendra naturellement. Et tu voudras être avec lui pour cette raison – parce que c’est ton fils et celui d’Etain.

C’était la première fois depuis des lustres que Niner osait prononcer son nom. En fait, il n’était pas certain de l’avoir dit une seule fois depuis la nuit où elle avait été tuée. Sa mort était constamment suspendue au-dessus d’eux comme un linceul de fumée que tous deux pouvaient voir sans jamais l’évoquer. À quoi bon ? Sa présence était tellement évidente.

Dar ferma les yeux un instant et se pinça la base du nez.

— Et comment est-ce que je pourrai le protéger ? Qu’est-ce que je ferai si les Jedi reviennent ?

— S’ils revenaient, ils devraient d’abord le trouver, et ensuite ils auraient affaire à Skirata, puis aux Nulls. Puis à moi.

Plus ils attendaient pour s’évader, moins l’urgence s’en faisait sentir, si ce n’est que Kad grandissait sans ses parents. Niner oscillait entre l’impatience de connaître une nouvelle vie et la peur de la gâcher faute de savoir quoi en faire.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait de son corps ? demanda Darman.

C’était comme si un barrage avait cédé, libérant les questions qui avaient dû le ronger comme de l’acide.

— Je ne sais même pas où elle est. Ils l’ont emmenée ? Je n’arrête pas d’y penser. Et je ne sais même pas comment le découvrir.

C’était sans doute le moment où jamais de le mettre dans le coup…

— Je vais le demander à Ordo, dit Niner.

Darman releva très lentement la tête.

— Tu es en contact avec les Nulls.

— Oui.

— Quand comptais-tu me le dire, ner vod ?

Darman avait dû attendre dix-huit mois pour savoir qu’il avait un fils. Il n’appréciait pas du tout d’être tenu à l’écart, et Skirata avait encore des cicatrices pour le prouver.

— Ça explique beaucoup de choses.

— Non, ce n’est pas…

— Je le savais. Tu te comportais bizarrement.

— Je te jure qu’ils m’ont seulement contacté aujourd’hui. C’est pour ça qu’on est ici.

Darman ne pigeait pas assez vite.

— Arrête tes osik et dis-moi.

— Ils sont venus nous chercher.

Darman plissa les yeux.

— Ils prennent un gros risque.

Skirata parlait souvent des nunas enfermés dans les fermes. Il était difficile de les libérer, disait-il, parce qu’ils étaient nés en cage et que les barreaux étaient tout ce qu’ils connaissaient. Et généralement, quand on leur ouvrait la porte, ils revenaient dans leur cage, comme si cet immense espace que représentaient les champs les effrayait. Niner avait l’impression de voir l’expression de ces nunas sur les traits de Dar.

— C’est pour ça qu’on doit se bouger, dit-il. On a encore quelques heures devant nous.

Il cogna ses phalanges sur son casque.

— Jaing trouve toujours des moyens pour entrer dans nos systèmes. Ce type-là est vraiment ingénieux.

— O.K., dit Darman. Je peux lui parler ? Je peux parler à Ordo ? Pourquoi est-ce qu’il t’a contacté, toi, et pas moi ?

Pas besoin d’avoir des dons de télépathie pour deviner ce que Darman voulait savoir.

— Son espion n’a pas pu mettre la main sur ton casque pour y installer le comlink, dit Niner. Tu veux que je lui demande… pour Etain ?

Darman remit son casque.

— Ouais. C’est ça, demande-lui. Merci. Bon, je ferais mieux d’aller trouver Rede. Ennen n’est pas encore en état de faire la conversation.

Niner le regarda partir, comprenant à cet instant que la perte d’une femme était une douleur d’une nature différente. Pleurer un frère tué en pleine action était dur, et l’on ne s’y habituait jamais. Les commandos trouvaient simplement des façons de vivre avec au jour le jour, et Ennen y arriverait lui aussi. Mais on n’attendait rien de précis de cette vie commune, rien de ce qu’un couple peut espérer – avoir des enfants, les voir grandir et avoir à leur tour une famille, et enfin vieillir ensemble. Tout ce que Darman avait commencé à envisager n’existerait jamais, même s’il se remariait. Son avenir avec Etain avait été anéanti en moins de temps qu’il n’en faut pour claquer une porte. Et, d’une certaine façon, cela semblait encore plus cruel que de regretter la disparition d’un frère dont on ressentait simplement l’absence.

Niner remit son casque et activa le comlink, toujours méfiant et s’attendant plus ou moins à être intercepté.

— Ordo, tu es là ?

— Je te reçois, ner vod.

— Darman voudrait savoir ce qu’on a fait du corps d’Etain.

Ordo garda le silence quelques secondes, comme s’il devait y réfléchir.

— Nous l’avons ramenée à Mandalore et elle a été incinérée selon sa tradition.

— La tradition Jedi.

— Kal’buir le souhaitait comme ça, ajouta Ordo qui avait presque l’air honteux. Ses cendres n’ont pas été éparpillées. Nous attendons que Darman revienne.

Niner éprouva une douleur familière derrière les yeux qu’il ferma fort jusqu’à ce qu’elle se dissipe.

— Je vais lui dire. Niner, terminé.

De retour au mess, il trouva Darman et Ennen assis à une table avec un clone qui ne pouvait être que Rede. C’était difficile à expliquer à des êtres conçus selon les lois du hasard, mais en dépit de son physique en apparence identique au leur, cet homme était un étranger. Les similitudes étaient éliminées, ne laissant que les infimes variantes – rides, gestes, ton de la voix – comme traits distinctifs. Niner ne savait pas encore à qui il avait affaire.

Et il avait un an. Plus ou moins.

Presque tout ce qu’il savait, presque toutes ses compétences étaient le résultat d’un apprentissage éclair. Il n’avait pas vécu assez longtemps pour connaître l’entraînement de base auquel étaient consacrées les premières années d’un clone de Kamino. Il risquait d’avoir de mauvaises surprises pendant les opérations spéciales.

— Sergent, dit Rede en se redressant brusquement sur sa chaise. Soldat TK 7-0-5-5-8, sergent.

— Tu finiras sûrement par m’appeler Niner, répondit-il en s’asseyant. C’est l’habitude dans les petites escouades. Tu t’es porté volontaire ?

— Non, sergent. Évaluation d’aptitudes.

— Mais qu’est-ce que ça te fait de venir dans notre équipe ?

Le garçon devait apprendre à se sentir libre d’exprimer ce qu’il avait dans la tête.

— Ça te plaît ? Ça t’ennuie ? Ça t’embête d’être séparé de tes anciens copains ?

Rede s’immobilisa comme si c’était une question piège.

— Ils me manqueront, dit-il enfin. Mais c’est un honneur de servir dans la 501e, et surtout dans les commandos.

L’honneur ne suffisait pas. Niner savait parfaitement ce qu’il en était de repartir de zéro dans une nouvelle escouade avec de parfaits étrangers.

— D’accord. Est-ce que tu peux tirer mieux que les autres Centax ?

— On peut toujours passer plus de temps au champ de tir.

Bonne attitude. Niner avait conscience du regard sévère qu’Ennen posait sur lui.

— Et à ton avis, en quoi consiste notre objectif global ?

— Neutraliser les insurgés, les agitateurs politiques, et les autres menaces à la sécurité qui cherchent à déstabiliser le nouveau gouvernement, sergent.

Ça ressemblait beaucoup à quelque chose d’appris par cœur. Pauvre gosse. Comment était-il possible de faire entrer en une seule année suffisamment d’informations dans un être humain pour le rendre fonctionnel sans pour autant le rendre cinglé ? Pour Niner, il y avait toujours quelque chose de pas normal là-dedans. Et maintenant, il y avait toute une armée d’êtres en dessous de lui dans la catégorie « victimes ». Il n’aurait pas su dire s’il s’en sentait mieux ou pire, bien pire.

— Je te reposerai la question dans six mois, si tu es encore avec nous, dit-il.

Ennen termina sa tasse de caf et se leva.

— Si on est encore vivants.

Rede regardait Niner avec une expression de sombre appréhension, comme s’il attendait de lui quelque conseil.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, sergent ?

Ce n’était pas encore Niner, mais le ton était déjà moins guindé. Niner se sentit coupable à l’idée qu’il ne serait pas là pour s’occuper de Rede. Il espérait seulement qu’Ennen le prendrait sous son aile dans les jours à venir. Il avait du mal à regarder ce gars-là dans les yeux en le rassurant alors qu’il savait très bien qu’il ne serait plus là demain matin.

— On commence à préparer la prochaine mission, répondit-il. Ennen, tu peux montrer à Rede son lit et son vestiaire ? J’ai un truc à faire et je vous rejoins. Dar ? Je peux te parler une minute ?

Il avait pris le ton du chef qui va remonter les bretelles à un subordonné. Il n’avait jamais aimé les mensonges, mais c’était provisoire, parce que demain à cette heure ils seraient en route pour Mandalore, voire même en train de trouver leurs marques dans la maison de Kyrimorut.

Niner n’avait jamais vu Mandalore. C’était bizarre d’avoir une patrie d’adoption où il n’avait jamais mis les pieds, et une vraie ville natale – Tipoca – qu’il n’avait jamais eu envie de revoir sauf pour y lâcher des bombes et la renvoyer sous la mer.

Il sortit avec Darman et ils se dirigèrent vers une des aires d’atterrissage de la caserne. Niner s’appuya sur la rambarde de sécurité, le regard perdu sur la forêt de tours et de bâtisses dont les fondations s’enfonçaient à plus d’un kilomètre sous le sol. Jamais encore il n’avait remarqué qu’il y avait autant d’holocams de surveillance dans la ville. À une époque, elles avaient été une source utile d’informations ; à présent, elles étaient une menace.

Et il était certain qu’il y en avait bien plus aujourd’hui que six mois plus tôt.

— Dar, j’ai parlé à Ordo, dit-il. Quand tu rentreras, tu auras quelque chose à faire… Quelque chose que tu voudras faire avant tout autre chose, je suppose…

Niner essaya d’imaginer ce que cela devait représenter de tenir entre ses mains les cendres de quelqu’un qu’on a aimé. Cela permettait-il de tourner la page, ou bien les blessures qui n’avaient pas encore commencé à guérir allaient-elles se rouvrir avec force ? Si c’était lui…

Si c’était lui, il prendrait conscience du peu que la vie lui avait laissé.