13

Les réserves de beskar de Mandalore excèdent largement ses besoins domestiques. La population est de quatre ou cinq millions – à peine un village à notre échelle. Les contrats que nous leur passons pour l’équipement et la construction navals assurent leurs revenus, et ils ont assez de minerai pour équiper leur modeste flotte – limitée, notez, parce que c’est un peuple fauteur de désordre –, ce qui les occupe pendant que nous nous concentrons sur le stockage du beskar. Un matériel efficace contre les utilisateurs de la Force qui ne devra jamais être vendu à un autre gouvernement. Il va de soi que nous aurons besoin de la coopération des métallurgistes mandaloriens pour produire le beskar fini… mais nous réglerons ce problème en temps voulu.

Churg Anaris Hej, directeur adjoint du Service d’Acquisition de Matériel Militaire Impérial

Cité Impériale, niveaux inférieurs

Le chasseur descendit en empruntant des voies aériennes de plus en plus étroites jusqu’à atteindre la plus proche plateforme d’atterrissage du cordon.

Il n’était que quelques mètres plus long et plus large que les vaisseaux de police standard, mais Niner doutait que le Jedi fugitif ait pris cela en compte quand il était allé se réfugier là-dessous. L’escouade bondit du larty et courut vers le groupe de policiers à couvert derrière leurs speeders sur le périmètre du cordon. Niner se retourna et vit le pilote du chasseur tapoter le chrono sur la plaque de son avant-bras d’un geste appuyé. Le compteur tourne. Niner ne le connaissait pas, mais constata en tout cas qu’il avait le sens de l’humour. Un job comme celui qui les attendait pouvait prendre aussi bien quelques minutes que plusieurs heures…

— Où est-il ? demanda Niner en cherchant des yeux le badge d’identification sur l’uniforme d’un des plus proches policiers : ANSKOW.

Il ne connaissait aucun de ces gars. Ils ne faisaient pas partie de l’équipe d’Obrim. Les rayures bleues sur leur badge les désignaient comme des policiers îlotiers, généralement mis à contribution pour les contrôles de foule lors d’événements importants ou pour la circulation.

— Vous êtes équipés pour la surveillance à distance ?

Anskow tendit la main vers une cantina fermée par un volet et flanquée d’un côté d’une épicerie, de l’autre d’une boutique de lingerie dont la vitrine exposait des articles qui, aux yeux de Niner, n’avaient l’air ni pratiques, ni confortables.

— Vous allez rire, répondit l’homme. Il y a des holocams partout, sauf ici où est concentré le taux le plus élevé de crimes. C’est drôle, non ? Ils dépensent des fortunes en matos de télésurveillance pour les hauteurs, mais pas un crédit pour ici.

— Je crois que l’Empereur s’intéresse à une autre sorte de crime. Vous avez un plan du sous-sol ?

Anskow sortit son datapad.

— Le mieux qu’on peut faire est celui-ci, du service de l’urbanisme, mais il date. Il doit y avoir eu des changements pour les murs non-porteurs.

Niner lui prit son datapad et transmit le plan sur les HUD de l’escouade.

— O.K. Ça a l’air assez simple.

— Apparemment, il n’a pas d’otages. L’endroit n’ouvre pas avant le soir, et le cuisinier est en principe le premier sur place.

— Les Jedi ne prennent pas d’otages.

Niner jeta un coup d’œil aux flics planqués derrière leurs véhicules ; certains avaient posé leurs blasters sur le toit.

— Je n’ai jamais entendu dire non plus qu’ils se livraient à des fusillades, mais ils doivent sauver leur peau maintenant. Alors, à quoi avons-nous affaire au juste ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Padawan, Chevalier, Maître ?… Vous avez des indices ? Les Padawans portent une tresse toute mince, mais si c’en est un, il l’aurait sûrement coupée à moins d’être franchement idiot.

— C’est un gars d’environ vingt-cinq, trente ans. On a tout juste eu le temps de remarquer son sabre laser pour la bonne raison qu’il a tranché la main d’un de mes gars.

— Alors ce ne doit pas être un Padawan.

— Quelle importance ? Ils sont tous dangereux, non ?

— Pour nous, c’est important.

Niner regarda Darman qui était remonté sur le trottoir pour bénéficier d’une meilleure vue. Niner pouvait voir l’icone POV sur son HUD.

— Ce sont les ordres. Les Padawans : on les prend vivants. Les Maîtres : on tire à vue. Les Chevaliers – ça dépend, mais probablement force mortelle aussi.

Anskow posa sur lui un long regard suspicieux.

— O.K. On a évacué les magasins et les immeubles résidentiels jusqu’à cette limite. Le quartier, à l’arrière de la cantina, est industriel – atelier de réparation, entrepôt de fuel, etc. On a fait fermer tout ça aussi.

— Nous essaierons de ne pas l’atteindre. Ça fait très désordre quand ça explose.

À son coup d’œil, il était clair qu’Anskow ne savait pas si Niner plaisantait ou non, puis il fit signe à ses hommes de prendre position. Darman, à présent accompagné de Rede, pointa son doigt vers l’entrée de la cantina.

— Il n’ira nulle part à moins de pouvoir se glisser dans un égout, dit-il. Il est coincé là. Il a sûrement une bonne raison, bien sûr.

Les Jedi pouvaient se sortir de situations très difficiles, et Niner refusait toute certitude en la matière. Il lui suffisait de se rappeler ce qui était arrivé à Bry. Même les plus belles âmes Jedi étaient capables de coups sacrément vicieux lorsque toute la secte était en danger d’extermination. Et l’endroit était idéal pour se faire coincer.

C’était sûrement un piège, exactement comme l’autre fois.

— Pas de risques inutiles, vode, dit Niner. Je veux que tout le monde rentre avec la tête bien vissée sur les épaules. Et il sait que nous sommes tous là à l’attendre, alors…

Il força le volume du haut-parleur externe de son casque au niveau mégaphone.

— Jedi ! Ici les Forces Armées Impériales.

Ça ne sonnait pas juste – pas encore.

— Sortez… Posez vos armes sur le sol… Les mains au-dessus de la tête.

Il surveillait la position de Darman en gardant un œil sur les icônes POV.

— Dernière chance avant que nous intervenions.

Il n’y eut pas de réponse. Normal. Il n’en attendait aucune. Darman sortit un rouleau de ruban détonant de la sacoche à son ceinturon et s’en frappa la paume.

— Toc toc…

— O.K. Va fixer une charge sur la porte d’entrée, dit Niner avant de faire signe à Rede et à Ennen. Ennen, à mon signal, tu balances une grenade incapacitante par la fenêtre du rez-de-chaussée. Rede, tu en envoies une par la lucarne. Tu peux l’atteindre d’ici ?

— Oui, sergent.

— O.K. Ça va être rapide. Porte et grenades simultanément, et on entre.

Niner leva les yeux un instant. Au-dessus de lui, au-delà du cordon policier, il apercevait les ventres des speeders qui faisaient du surplace pour permettre à leurs pilotes de suivre l’opération. Il était certain que l’intervention avait un public, et que ce qu’ils faisaient passerait tôt ou tard aux infos. Ils allaient devoir boucler ça rapidement.

— Il est trop vieux pour être un Padawan, dit Niner en s’avançant à une vingtaine de mètres de la porte. On tire d’abord, on s’inquiétera plus tard du recrutement des Services Secrets.

— Quoi ? dit Rede.

— Laisse tomber. Tout le monde en position.

Niner regarda Dar descendre du trottoir par sa ligne de rappel et longer le mur en direction de la porte de la cantina. Il ne lui fallut que quelques secondes pour plaquer l’explosif sur les points faibles et se mettre à l’abri. Niner vérifia les icônes POV : Rede avait la lucarne de la cantina dans sa ligne de mire, et Ennen la grande fenêtre en transparacier. Tirées depuis le DC, les grenades transperceraient tout sur leur passage avant d’exploser dans une boule de lumière inoffensive mais paralysante, assourdissante et aveuglante.

— Go ! dit Niner.

Dar avait toujours le don de combiner détonation spectaculaire et entrée rapide. Il n’avait pas perdu la main.

Boum.

Niner se baissa quand la porte fut soufflée. Ils se ruèrent dans la fumée, les lampes tactiques ratissant le comptoir sombre et éclairant bouteilles et miroir. Les bottes martelèrent le sol ; les gars lançaient des « dégagé ! » à mesure qu’ils progressaient. Puis le bois craqua quelque part. Niner se retrouva face à Rede. Il lui fit signe d’aller à gauche ; Ennen apparut et pointa le doigt derrière eux, vers la cuisine. Mais ils ne purent aller plus loin parce que le vzzzm d’un sabre laser couvrit tout autre son et leur fit faire volte-face tous en même temps. Le miroir derrière le bar était éclairé d’une douce lueur bleutée.

— Le comptoir, dit Ennen. Sous le comptoir.

Il plongea vers l’extrémité ouverte du bar et ouvrit le feu. Niner guettait toujours le traquenard, l’embuscade. De sa position, tout sembla se passer simultanément : une silhouette qui se dresse de derrière le comptoir, les éclairs blancs d’un DC vidant son magasin, l’image rémanente d’un trait d’énergie bleue qui s’infléchit vers le sol.

Ennen continuait de tirer. Des minutes parurent s’écouler avant qu’il s’arrête. Qui n’étaient peut-être que des secondes. Le silence fut soudain et total.

— Ça, c’est pour Bry, dit-il.

Il marcha sur quelque chose, fit crisser du verre brisé et grogna.

Niner se raidit, s’attendant à ce qu’il déclenche un engin explosif. C’était le genre de truc qu’un petit malin leur aurait réservé. Un acte sacrificiel pour embarquer des soldats impériaux avec lui, comme avait tenté de le faire Camas. Peut-être que le Jedi qui avait été coincé ici avait reçu l’ordre de faire le plus de dégâts possibles. Ça n’était pas trop le genre des Jedi, songea Niner, mais tenter de renverser Palpatine par la violence non plus, et pourtant c’est ce qu’ils avaient fait aussi.

Mais c’est un Sith. Est-ce que ça le justifiait ou pas ?

— Je ne vois aucun explosif, dit Ennen en se relevant. Il est temps de voir à qui on a affaire.

Au bruit, on avait l’impression qu’il fouillait dans les vêtements du type. Mission bouclée moins de trois minutes après irruption dans la place… Leur public allait être impressionné. Les stormtroopers impériaux ne plaisantaient pas. Niner ouvrit son comlink.

— Anskow ? On sécurise. Et on s’assure qu’il n’y a pas d’engins piégés au cas où.

— C’est peut-être ce qu’on aurait dû faire d’entrée de jeu, dit Rede en regardant par-dessus le comptoir. Ils ont juste laissé les Jedi débiles derrière ou quoi ? Ou est-ce qu’ils sont tous aussi nuls ?

Ennen se releva et ouvrit la main pour révéler un tas d’identipuces.

— Stang, dit-il avant de les donner à Niner et de sortir de derrière le comptoir.

Stang.

— C’est qui ce type ? demanda Darman.

Niner observa les puces d’identité. C’étaient toutes des licences de pilotes de taxi, chacune avec la même tête mais des noms différents. Il retourna le corps et lui braqua sa lampe en pleine figure. Il en restait assez pour une identification réussie.

— Je crois qu’on vient de tomber sur un voleur à la tire, dit-il. Ce qui explique pourquoi il ne s’est pas battu. Il ne pouvait sans doute pas faire plus que d’allumer le sabre laser et l’agiter.

Il chercha la poignée et la trouva sous le paquet de bouteilles cassées.

— Comment est-ce qu’il a pu s’en emparer ? demanda Rede.

— Tu étais là pour l’Ordre 66 ?

— Je n’étais pas encore déployé.

— C’était le chaos. Des Jedi abattus partout. Des bâtiments en feu. Il n’y avait pas besoin d’être un criminel génial pour ramasser un sabre laser dans les décombres, juste un opportuniste.

— O.K. Boulot terminé, dit Darman en se dirigeant vers la sortie. Bien joué, en tout cas, Rede.

Anskow étudia les puces d’identité et passa un moment avec quelqu’un au téléphone pour quelques vérifications. Il prit même les empreintes digitales du corps. À son expression embarrassée, Niner devina le genre d’information qu’il recevait de la salle de contrôle.

— Oui, mais… il a tranché la main d’un type avec ce truc laser, dit-il finalement. Qu’est-ce qu’on était censé penser ?

Niner haussa les épaules.

— Mieux vaut pécher par excès de prudence que l’inverse… On ne vous enverra pas la facture.

L’opération avait un vague parfum de pétard mouillé, mais ce n’était pas le premier coup foiré que Niner connaissait, et ce ne serait sûrement pas le dernier. Il faudrait découvrir comment le gars s’était retrouvé avec un sabre laser, et quelqu’un – pas eux, ça, il en était sûr – aurait la tâche de contrôler toutes les relations de l’homme afin de s’assurer qu’il n’existait pas de contacts réels avec les Jedi quelque part. Niner sortit l’histoire de sa tête et remonta dans le LAAT/i. Il rédigerait un rapport plus tard.

Après avertissement réglementaire, refus du suspect de se rendre. Utilisation d’un sabre laser. Neutralisé par soldat IC-4447 Ennen.

C’était vraiment une façon stupide de mourir, tout ça pour un speeder volé et un souvenir dangereux. Idiot. Avait-il une famille ? Quelle fin pourrie et inutile à vivre pour ses proches.

C’était juste un speeder. Deux mois de prison, peut-être. Ça ne valait pas le coup de risquer sa vie pour cela. Mais certains choisissaient juste de fuir, même s’il était évident qu’ils ne s’en sortiraient pas.

Le larty quitta la plate-forme et ils reprirent le chemin des baraquements.

— Ça va, Ennen ? demanda Niner.

Ennen était assis sur le banc de tribord, les bras serrés fort sur le torse, la tête rejetée en arrière si bien que son casque raclait le panneau de duracier de la cloison.

— Ouais. Bien sûr.

Ce n’était pas vrai. Niner le savait.

Darman ôta son casque et se gratta le menton.

— Ennen, si ce type avait vraiment été un Jedi, ç’aurait été une bonne prise. Ne te reproche rien.

— Quel crétin, marmonna Ennen. Il l’a bien cherché aussi. Il faut vraiment n’avoir rien dans le cigare pour agiter un sabre laser par les temps qui courent…

— Il n’avait peut-être pas de blaster, dit Rede.

Darman se tourna vers lui.

— Si tu ne prends pas les sabres laser au sérieux, ner vod, dit-il, tu vas te retrouver très vite refroidi.

— Udesii, Dar, dit Niner. On se calme, tout le monde. Nous ne pouvons plus rien y faire maintenant.

Niner surveilla l’icone POV d’Ennen jusqu’à ce qu’ils soient de retour à la base. Elle ne bougeait pas, comme s’il fixait la cloison, encore que rien ne permettait de savoir où était dirigé son regard, ou même s’il avait les yeux ouverts. Lorsque le chasseur atterrit, Ennen fut le premier à en sortir. Puis il s’éloigna à grands pas comme s’il avait une affaire urgente à régler. Niner savait qu’il allait en baver pour souder cette équipe aussi étroitement qu’il l’avait fait avec Oméga. Il laissa Ennen partir ; la porte des douches claqua derrière lui. Là, au moins, il aurait droit à quelques minutes de tranquillité.

Il en sortirait quand il serait prêt. Peut-être que Dar pourrait l’emmener plus tard prendre cette bière promise. L’invitation pour le club des anciens des Forces de Sécurité de Coruscant était toujours ouverte pour toutes les escouades de Skirata, et c’était plutôt mieux qu’ailleurs.

— On va rester ici et l’attendre, dit Darman. Comme ça, il saura que nous ne tournons pas le dos à un frère qui a des problèmes.

— C’est quoi, udesii ? demanda Rede en examinant, l’air contrarié, les griffures faites par le verre brisé sur son armure. J’essaie de suivre, avec votre argot.

Pauvre gosse.

— C’est du mandalorien, dit Niner. Ça veut dire « relax », « cool »…

Rede leva les yeux vers Darman.

— Ner vod, dit-il. Copain ?

— Frère, dit Darman. Mon frère. Ou ma sœur, en fait.

Rede le regarda avec perplexité.

— Ennen est là-dedans depuis longtemps, non ?

Oui, c’était vrai. Niner fit une ou deux fois l’aller et le retour dans le couloir.

— Personne ne reste aussi longtemps sous la douche. J’espère qu’il ne s’est pas assommé en glissant.

— Je vais voir, dit Darman.

Il y alla à son tour, entra et appela Ennen plusieurs fois, mais la porte se referma avant que Niner puisse entendre Ennen répondre.

Il attendit, regardant Rede en train de s’énerver sur son armure. Avant longtemps, le gosse ne serait que trop heureux de considérer les égratignures sur le plastoïde comme des trophées de guerre.

— Tu n’arriveras jamais à la récupérer complètement, dit-il gentiment. En fait, plus tu…

Bdapp.

La détonation d’une décharge de blaster l’arrêta net. La porte des douches l’avait étouffée, mais le bruit était trop fort et trop caractéristique pour être autre chose. Niner poussa la porte sans même réfléchir. Darman tambourinait de son poing sur une des cabines.

— Ennen ? Ennen ! Ouvre cette shabla de porte, bon sang !

Niner essaya de faire sauter le verrou d’un coup de pied pendant que Darman grimpait en haut de la cabine. Il se figea alors que, accroché au panneau de duraplastique, il regardait au-dessous.

— Fierfek.

— Il respire, Dar ?

Niner connaissait la réponse. Darman avait vu suffisamment de blessés. S’il se figeait, c’est qu’il n’y avait pas grand-chose à faire.

— Je t’en prie… ne me dis pas qu’il a fait quelque chose de stupide.

Darman se laissa retomber, sans rien dire, et donna un coup d’épaule dans la porte qui, cette fois, céda.

Ennen aurait vraisemblablement pensé que son acte n’avait rien de stupide. Pour lui, c’était la seule chose à faire. L’homme était assis là, à fixer le plafond de son regard aveugle, le casque sur le sol, aucune marque visible sur son visage mais indiscutablement mort. Son arme de point DC-15s avait à moitié glissé sous la cloison de séparation de la cabine.

— Rede, va chercher les droïdes meds ! lança Niner.

Évident ou non, le décès devait être médicalement prononcé.

— Dis-leur d’apporter une civière.

Darman ne disait rien. Un suicide était inhabituel chez les commandos. Niner ne se souvenait pas en avoir déjà connu, mais il n’en aurait de toute façon probablement pas été informé. Il ignorait s’il arrivait souvent aux conserves de viande de décider qu’ils en avaient assez, eux aussi. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il n’avait pas su être à la hauteur avec un de ses hommes, et qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir laissé Ennen se débattre sans se rendre compte qu’il était aussi près de craquer.

Qu’est-ce qui l’a fait passer à l’acte ? Tuer un civil ? Ou ne pas tuer un Jedi ?

D’autres commandos commencèrent à arriver. On pouvait difficilement tirer dans les baraquements sans attirer l’attention.

— Fichez le camp, dit Niner. Il est mort. Ennen s’est flingué, pauvre shabuir. Maintenant, retournez à vos occupations. On n’est pas dans un foutu cabaret ici.

Rede, de toute évidence, ne savait pas s’il devait se considérer comme un des éconduits, et il hésita jusqu’à ce que Niner lui fasse signe de revenir. Deux droïdes med entrèrent en vrombissant dans les douches avec une civière à répulsion et en ressortirent quelques minutes plus tard avec le corps d’Ennen recouvert d’un drap.

— En tout cas, il n’est plus malheureux, dit Niner, pas sûr que c’était très approprié sur le moment. C’est terrible, mais au moins c’est fini pour lui.

— Je n’avais pas compris qu’il était aussi mal.

Darman avait l’air engourdi ; il regardait fixement ses mains.

— J’allais l’emmener boire une bière et l’aider à parler de tout ça.

— Oui, mais… J’ai l’impression que ce n’était pas le genre très bavard.

Niner allait devoir rendre compte de l’événement à Melusar maintenant. Que se passait-il dans ce genre de situation ? Il n’avait encore jamais eu affaire à un suicide et ne pouvait même pas se rappeler s’il y avait des consignes particulières à observer en pareil cas. Au moins avaient-ils un supérieur qui s’assurerait qu’Ennen ait droit au rite funéraire qu’il souhaitait, lui aussi.

— J’aurais dû l’aider à reprendre pied bien plus tôt. Shab, j’aurais dû…

Darman ne cessait d’ôter un de ses gantelets pour le remettre aussitôt, encore et encore. Il ne prêtait pas vraiment attention à Niner.

— C’est la dernière fois que je remets quelque chose à plus tard, dit-il. Il n’y aura plus jamais de plus tard.

Ramassant son casque, il se dirigea vers la porte. Niner avait cru que Dar s’en sortait bien et qu’il avait surmonté le plus fort de son désespoir, mais n’importe quoi pourrait le refaire basculer maintenant. À force de perdre des proches venait fatalement le moment où on pétait un câble. Même si Ennen ne s’était pas lié facilement, c’était tout de même un frère d’escouade.

— Dar, où vas-tu ?

Niner lui emboîta le pas.

— Hé, attends…

Darman ralentit et se retourna.

— Ne t’en fais pas, ner vod. Je ne vais pas me tuer. J’ai une raison de vivre.

Il s’apprêta à remettre son casque.

— Et je vais l’appeler dès que j’en aurai l’occasion.

Kyrimorut, Mandalore,
dix heures après l’arrivée de Zey

Vau était de retour, et il était fou furieux.

Ordo regarda la conversation entre lui et Kal’buir déraper incontrôlablement. Vau avait à peine mis le pied sur l’échelle du cockpit de la navette de Gilamar que son expression de bonne humeur béate s’évapora, et Ordo était prêt à parier que les mots Zey a ressuscité n’y étaient pas étrangers. Gilamar et Atin continuèrent à décharger les fournitures comme s’ils avaient déjà connu ces altercations, ce qui était le cas. Les shows Skirata/Vau avaient constitué une distraction de base durant les heures de loisir sur Kamino.

— Tu as perdu la tête ? rugit Vau.

Il ne criait jamais. C’était un aristocrate Irmenu, héritier du comte Gesl avant que son père le déshérite, or la noblesse ne beuglait pas comme les gens ordinaires. Ce qui ne les empêchait pas de manifester bruyamment leur contrariété. Toute la maisonnée profitait de l’empoignade des deux sergents vétérans.

— À quoi est-ce que Zey nous servirait ? Tu as conscience des risques ? C’est de la folie !

— Parce que tu crois que j’ai invité le shabuir à venir prendre le caf et les petits gâteaux ?

Skirata, lui, n’avait aucun problème pour gueuler.

— Il est ici. Et ça ne me plaît pas plus qu’à toi. Mais c’est comme ça, alors accepte-le jusqu’à ce qu’on ait réglé le problème.

Skirata s’éloigna d’un pas rageur. Ordo lui donna deux minutes pour redescendre du bouillonnement à un inoffensif frémissement avant d’aller le rejoindre.

Pour autant qu’il sache, Vau ne détestait pas Zey. Il avait même paru prendre plaisir aux joutes verbales nécessaires pour avoir le dessus avec le général, même en sachant que Zey n’était pas dupe d’être d’une certaine façon arnaqué. Mais il y avait un endroit pour les Jedi, et ce n’était assurément pas Kyrimorut.

Je suis d’accord. Nous le sommes tous. Mais il semble que nous soyons incapables de les éviter.

Skirata, adossé au mur près de l’enclos des robas, lançait son couteau à trois arêtes dans le lourd montant du portail en veshok à quelques mètres de lui. Un des robas, un vieux verrat avec une impressionnante barbe de poils roux tombant de ses multiples mentons, s’arrêta de fouiller la boue avec les autres et se dressa sur ses pattes de derrière pour poser celles de devant sur le mur et voir ce qui se passait.

— C’est rien, ner vod, lui dit Skirata.

Il envoyait le poignard se planter chaque fois dans la même fente sur le montant et faisait trois pas pour le récupérer.

— Ce n’est pas encore l’heure du boucher. Je décharge simplement ma rogne.

— Vau finira par comprendre, dit Ordo qui avait l’impression troublante que le roba suivait la conversation. C’est logique. Zey aurait autant à perdre que nous en révélant notre repaire.

Skirata arracha de nouveau la lame du bois et donna de son pouce une chiquenaude sur la pointe.

— Plus. Et je m’en assurerai personnellement.

— Jaing a raison. Il y a toujours quelque chose à gagner dans ce genre de situation au bout du compte.

— Parce qu’on ne peut pas faire autrement. Je ne voulais plus voir un seul Jedi de ma vie. Mais j’ai l’impression de ne pas pouvoir m’en débarrasser.

Il prit une longue inspiration, la retint et lança de nouveau son poignard. Ordo s’était souvent demandé ce qui lui passait par la tête quand il faisait ça.

— Et si tu crois que Vau est furieux maintenant… Attends de voir ce qui se passera quand je lui dirai qu’on envisage de traiter avec Altis.

Skirata lui tapota le bras et retourna vers la maison, laissant Ordo adossé à son tour au mur de l’enclos. Le dilemme était difficile. Le principe général d’en finir avec l’influence des Jedi dans la galaxie – ou avec leur domination, selon la gravité qu’accordaient les Mandaloriens à la menace qu’ils représentaient – était toujours basé sur des Jedi anonymes, ou à tout le moins des Jedi mal aimés. Mais devant la pauvre petite Scout, la vénérable Kina Ha, et un homme plutôt plaisant qu’ils connaissaient tous très bien, en finir prenait un sens particulièrement brutal.

Ce qui ne voulait pas dire qu’il ne le ferait pas, bien sûr, simplement qu’il n’était pas certain de se sentir très bien dans sa peau ensuite. Mais il avait été formé pour tuer sans état d’âme et éliminer toute menace et, à ses yeux, il n’y avait pas de différence entre une menace inconnue et une menace qui avait un visage familier.

Et ce qui était connu – l’emplacement de Kyrimorut – ne pouvait être effacé que de cette façon, à moins que Jusik ait d’autres tours de Jedi dans son sac.

Ordo prit soudain conscience qu’il était presque nez à nez avec le roba qui le regarda en grognant. Or, au moment du contact visuel, il ressentit un lien avec l’animal similaire à celui qu’il établissait en regardant un humain dans les yeux et se demanda ce qu’il éprouverait lorsque, tôt ou tard, il finirait par le manger.

Est-ce cela ? Est-ce simplement de ne pas connaître qui permet de tuer ?

Se dégageant de ce débat métaphysique, il alla voir si le déchargement se passait bien. Cov et ses frères s’étaient portés volontaires pour convertir une dépendance en ce qu’ils avaient baptisé « ferme à microbes » pour Uthan, et les quatre clones s’efforçaient de déchiffrer un plan tracé sur une feuille de flimsi.

Quelques mois plus tôt seulement, Uthan aurait allègrement lâché un agent pathogène spécifiquement conçu pour les tuer – ainsi qu’Ordo et ses frères. À présent, elle avait avec eux des rapports de vieille tante avec ses neveux préférés. Oui, il semblait bien que, pour certains, connaître faisait toute la différence.

Uthan paraissait vraiment heureuse avec le matériel de laboratoire et s’extasiait chaque fois qu’elle ouvrait une caisse. Elle était peut-être contente de revoir Gilamar, bien sûr, et Ordo s’en sentit réconforté ; tout le monde ici savait qu’il y avait là les prémices d’une histoire d’amour et personne ne s’en formalisait. D’une certaine manière, l’impersonnalité de sa mission consistant à liquider les clones en désamorçait le caractère intolérable. L’affaire du génocide était classée. Uthan avait payé chèrement avant même d’avoir pu perpétrer son crime.

Vau pourrait donc accepter de sauver la vie de certains Jedi grâce à la garantie d’une liquidation réciproque. Certains combats à mort pouvaient être arrêtés et inversés. Kal’buir semblait assurément avoir surmonté sa haine viscérale en plaçant Scout et Kina Ha dans une case étiquetée Pas franchement Jedi.

Ordo se demandait s’il serait jamais possible d’expliquer à un étranger – un aruetii au sens le plus littéral du terme – l’incroyable profondeur à laquelle les racines d’une hostilité pouvaient plonger. Plus de quatre mille ans de guerres, de trahisons et de massacres. Comment ces deux clans pourraient-ils jamais se faire confiance ? Leur haine était aussi ancrée que celle née du schisme religieux de Sarrassia, sauf qu’il y avait un troisième camp dans cette histoire – les Sith. Parfois, ils étaient amalgamés avec les Jedi – une variation du thème « utilisateurs de la Force ». Parfois, ils étaient ennemis, alliés malgré eux aux Mando’ade quand ils n’étaient pas leurs employeurs. Ordo doutait que les soldats clones de la Grande Armée aient été très nombreux à l’envisager ainsi, mais il y avait quelque chose d’immuable et d’inévitable dans le fait qu’un Seigneur Sith pouvait efficacement utiliser une armée constituée de Mandaloriens afin, pour la ixième fois, d’attaquer les Jedi. Seule la date changeait.

— Oh, merci !

Uthan, penchée sur une caisse ouverte, en examina le contenu puis se redressa comme si on venait de lui offrir un cadeau pour son anniversaire.

— Mij, vous vous en êtes souvenu.

Ordo s’attendait à voir quelque chose d’exotique et de fabuleux. Mais c’étaient juste des paquets de pâte à papier, le genre de matière absorbante utilisée dans les centres med.

— Parce que je l’ai écrit sur ma liste, dit-il en souriant. Et si vous regardez dans le sac isotherme… J’ai toujours dit que rien ne vaut une jolie boîte de méchants pathogènes pour conquérir le cœur d’une femme. Des échantillons de nebellia et de rhinacyria. Envoyez-vous en l’air, doc !

Uthan était littéralement radieuse.

— Je vais leur trouver une place immédiatement, dit-elle.

À l’entendre, on aurait pu croire qu’elle parlait de superbes fleurs à mettre dans un vase.

— Dès que je les aurai modifiés, nous pourrons commencer les cultures de cellules.

Gilamar se tourna vers Ordo.

— Où est parti Vau ? Il est toujours en train de se disputer avec Kal ?

— Je reste dans le coin au cas où ça dégénérerait, répondit Ordo.

— Il faut dire que c’est inattendu… Ce vieux Maze qui nous fait un truc pareil… J’ai hâte de savoir comment il a sorti Zey de la planète.

— Je suis sûr que ce sera palpitant. Encore que je me demande pourquoi il a tenu à me faire croire, à moi, qu’il avait descendu Zey. Si j’avais voulu tuer cet homme, je m’en serais chargé moi-même.

Ordo n’eut pas besoin de chercher bien loin Vau et Kal’buir : il suivit les éclats de voix portés par la brise. Skirata, manifestement, avait choisi de percer l’abcès tout de suite et de révéler sans délai le plan à Vau. Tous les autres paraissaient s’être rappelés quelque chose d’urgent à faire ailleurs, sauf Jusik qui semblait prêt à séparer les deux hommes s’ils devaient en venir aux mains.

— Je vais le passer, ce marché, dit Skirata. Ce n’est pas comme si Altis était le genre de Jedi à briguer un pouvoir politique et à construire des grands temples. N’est-ce pas, Bard’ika ?

Ordo se mit à marcher autour du karyai d’un air aussi désinvolte que possible. Jusik capta son regard et, d’un imperceptible mouvement de la tête, lui fit signe de ne pas intervenir. Vau était toujours livide, et les muscles de sa mâchoire se crispaient convulsivement. Mird, un indicateur toujours très fiable de l’humeur de son maître, était étalé comme une crêpe sur le sol dans un silence absolu, son regard passant alternativement de Vau à Skirata.

— On dit que la moitié de ses adeptes ne sont même pas sensibles à la Force, dit Jusik. Et apparemment des milliers de Padawans ont été formés à son académie – basée à bord d’un vaisseau. S’il cherchait réellement le pouvoir, nous le saurions depuis longtemps.

— Rien d’étonnant à ce qu’il soit parti, dit Skirata. Toujours bouger. Un shabuir malin.

— Parce que tu gobes tout ça ? rétorqua Vau. Tu as complètement oublié les trois dernières années ou quoi ? Le motif de la guerre ? Pas la guerre de Palpatine – celle de Jango.

Vau se retourna et désigna Ordo du doigt.

— Pourquoi crois-tu qu’il a été créé ? Pour remplir un vide émotionnel dans ta vie ? Non. Jango l’a fait pour en terminer avec les Jedi parce qu’on ne peur pas leur faire confiance. On n’a jamais pu leur faire confiance. Il a joué son va-tout en laissant Dooku utiliser son ADN pour créer la seule armée qui aurait une chance de démolir ces hut’uune. Et maintenant tu envisages de leur faire des concessions ? Tu me donnes envie de vomir.

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, dit Skirata d’un calme tout à coup étrange, le camp victorieux ne nous porte pas dans son cœur non plus. Nous sommes toujours sous la botte des utilisateurs de la Force. En particulier de celui avec le sabre laser rouge.

— Alors pourquoi nous mettre en danger ? Pourquoi ne pas simplement descendre Zey et en finir ? Kina Ha – ça, je peux le comprendre ; c’est un spécimen de labo. Scout – elle fait partie du lot. Mais Zey ? Laisse-le partir, et il ira rejoindre ses potes pour tenter de reconstruire le vieil Ordre. Tu n’as pas besoin de pactiser avec Altis pour te débarrasser d’eux. Il te faut juste un Verpine et un peu de tripes.

— O.K., mir’sheb, tu y vas et tu les élimines. Une vieille femme et une gamine. Ori’jagyc. Très noble de ta part.

— Tu ne m’en crois pas capable ?

— Si tu ne le fais pas, alors que va-t-on faire d’eux ?

— Dire qu’on en est là, dit Vau en ouvrant les bras. On en est là… On arrive enfin à se débarrasser des Jedi et de leurs larbins, et toi qu’est-ce que tu fais ? Tu les aides à survivre et à se regrouper. Toi ! Tu passes de la haine à l’attendrissement en moins de temps qu’il en faut pour le dire. C’est le coup classique : on met les gosses, les vieux et les impotents dans la ligne de tir pour protéger une armée de lâches. Tu es le premier à mépriser un ennemi qui exploite ce genre de chose.

— Ce n’est… pas ça, Walon.

Vau balaya l’air d’un geste méprisant.

— Si Fett était vivant aujourd’hui, il te cracherait dessus, tu le sais, ça ? Et pourquoi sont morts tous ces clones, Kal ? Pour qu’on puisse donner une seconde chance aux Jedi ? Sheb’urcyin… aruetii.

Lèche-cul. Traître.

Ordo guetta le coup de poing de Skirata – qui ne vint pas. Il encaissait en silence. Vau tourna les talons et partit d’un pas raide en appelant Mird d’un claquement de doigts. Jusik se dandina d’un pied sur l’autre avec une gêne évidente.

— Je crois que, sous le stress, tout le monde réarrange l’histoire à sa sauce, dit-il. Il a oublié que personne ne savait que Jango avait organisé tout ça ; il a fallu la Purge pour qu’on le comprenne. Aucun de nous ne connaissait la vraie raison d’être de cette armée de clones ; ce n’était qu’un projet sur lequel le Conseil Jedi ne posait pas suffisamment de questions.

— Mais il a raison tout de même, non ? dit Skirata qui gardait les yeux rivés sur le sol. Je fais tout mon possible pour les Jedi. Mais je n’aide pas mes propres Mand’alor.

— À t’entendre, on croirait que tu avais un plan qui tenait compte de tout ça, Buir, dit Ordo. Mais ton seul plan était de sauver autant d’entre nous que possible. Tu n’étais pas parti pour démolir l’Ordre Jedi. Fett, oui. Pas toi. C’est un autre problème.

— C’est sûr, dit Skirata. Je ferais mieux d’aller voir ce que fabrique Zey, juste au cas où il rebâtirait le shab’la Temple Jedi avec l’aide de Maze.

À mi-chemin vers la porte, il se retourna :

— Ce ne sont pas les sensibles à la Force qui me hérissent. C’est l’organisation. La façon dont ils nous piétinent tous pour garder le pouvoir.

Jusik attendit que Skirata ne puisse plus l’entendre et haussa les épaules.

— Je déteste quand ils ont raison tous les deux. Bon… Mieux vaut que je le surveille pour l’empêcher d’étrangler Zey.

Vau avait été bien plus proche de Jango Fett que Skirata. Il comprenait – peut-être trop tard – la profondeur de la haine de Fett pour les Jedi. À cause d’eux, Fett avait perdu tout ce qui lui était cher ; les Death Watch lui avaient pris bien davantage – une famille et un père adoptif –, mais Fett avait tout de même attendu son heure pendant des années et réservé son acte suprême de vengeance aux Jedi. Pour Ordo, c’était très révélateur.

Et tu as gagné, Jango. Dommage que tu ne sois plus là pour le voir.

— Bard’ika, tu connais Zey à… un niveau différent du mien, dit Ordo. À ton avis, qu’est-il capable de faire si nous le laissons repartir ?

Jusik prit son temps pour répondre.

— Zey est un pragmatique, dit-il enfin. Pour lui, les êtres humains ont des visages et des noms, ce ne sont pas des concepts spirituels. C’est pour ça que Maze s’entend bien avec lui.

— Ça ne répond pas à ma question. Je sais qu’il ne courrait pas nous dénoncer aux Services Secrets Impériaux, mais est-ce qu’il essaierait de rebâtir l’Ordre Jedi selon les anciens préceptes ?

— Je ne le pense pas, même s’il le pouvait.

— Ça te contrariera sûrement, mais je suis prêt à l’exécuter.

— Oui, ça me contrarie parce que je le connais trop bien pour lui tourner le dos, et oui, je comprends tout à fait.

Ordo n’en attendait pas moins de Jusik – honnête, compatissant, mais, au bout du compte, pragmatique, aussi pragmatique qu’Ordo lui-même, pragmatique comme l’avait été l’Ordre Jedi en sacrifiant les vies de l’armée de clones au nom d’un mieux imaginaire.

Nous sommes tous pareils. Sauf que Jusik et moi le proclamons haut et fort. Nous trouvons tous qu’une vie vaut moins qu’une autre.

— S’il faut vraiment en arriver là, dit Jusik, c’est moi qui m’en chargerai, d’accord ?

C’était tout Bard’ika, ça. Toujours à prendre la responsabilité, presque jusqu’au martyre s’il le fallait.

— Ce qu’il ne faut surtout pas, c’est que Kyrimorut devienne le secret le moins bien gardé des derniers Jedi, dit Ordo. C’est une mesure de sécurité. Mais le point de vue de Vau est valable. Tu as déjà nettoyé un champ de ronces ? Si tu laisses ne serait-ce qu’un centimètre de racine, ça repousse. Je crois que les vies de nos frères clones méritent mieux qu’un simple répit.

Ils arrivèrent dans le vestibule, un des centres circulaires du complexe d’où les couloirs partaient comme les rayons d’une roue excentrée. La maison était truffée de petits recoins secrets reliés par des corridors en surface et des tunnels souterrains. Mais le charme étrange qui s’en dégageait n’était en rien calculé. Le bastion avait été conçu pour soutenir un siège. Ordo ne l’oubliait jamais.

— Je ne peux pas plus ignorer mes sensations dans la Force que tu ne peux réfléchir comme un débile, dit Jusik. Et j’ai ces… prémonitions. Les Jedi les appellent des certitudes dans la Force. Je n’accepte pas les futurs déterminés, mais j’ai le sentiment que les Jedi se reformeront un jour, exactement comme les Sith l’ont fait. Le mieux que nous puissions faire, c’est rester loin de ces deux factions aussi longtemps que possible – et ne plus jamais combattre pour eux.

C’était la pensée la plus sensée qu’Ordo ait entendu de toute la journée. Ils trouvèrent Zey et Skirata en train d’observer les travaux de construction du labo d’Uthan. Aucun signe d’animosité entre eux ; ils étaient juste deux hommes fatigués et d’un certain âge qui regrettaient que la situation n’ait pas pris une voie différente.

Zey ne se retourna pas. Il semblait concentré sur Cov et Jind qui sciaient des planches de bois avant d’y fixer des joints pour les assembler. Ces hommes avaient été sous ses ordres.

— Où avez-vous appris la menuiserie ? demanda-t-il.

— Dans un manuel.

Jind faillit ajouter « monsieur », mais s’en abstint.

— De la même façon que Levet apprend les travaux de la ferme.

— Et que construisez-vous ?

Cov lança un coup d’œil vers Skirata avant de répondre.

— Une resserre.

Skirata se joignit à la conversation.

— Le Dr Uthan est en train d’inverser le vieillissement accéléré des clones. Elle a besoin d’un labo plus spacieux.

Inutile de dire à Zey que Kyrimorut était sur le point de manipuler des pathogènes vivants. Mais une fois qu’il serait installé et qu’il commencerait à s’entretenir avec Kina Ha et Scout, même si cela devait se produire une fois qu’ils auraient tous quitté Mandalore depuis longtemps, il en entendrait parler – le virus FG36, tous les détails qui intéresseraient l’Empire, et pas d’une façon très salubre.

— Donc la garnison impériale s’est installée dans la région de Keldabe ? demanda Zey.

— Pour autant que je le sache, répondit Skirata.

— Et ça ne vous inquiète pas ?

— Bien moins que vous.

— Kal, je vous jure que…

Zey s’arrêta net. Il regarda par-dessus son épaule, puis se retourna et fixa son regard sur la porte derrière lui. Ordo se demanda ce qui avait ainsi capté son attention jusqu’à ce qu’il voie Kad apparaître en trottinant sur le seuil.

Plus la peine de le cacher maintenant. D’ailleurs, il n’existait probablement aucun moyen de le cacher à un Maître Jedi.

— Oh… dit Zey. Je peux sentir qui il est. J’ignorais complètement que… Oh, pauvre enfant…

Jusik épargna à Skirata la peine de répondre. Peut-être pouvait-il maintenant sentir des choses chez Zey que personne d’autre ne percevait.

— Oui, dit Jusik. C’est le fils d’Etain. Le fils de Darman. À présent, vous comprenez sans doute un peu mieux l’enjeu ?

Les yeux de Zey s’emplirent de larmes et il s’accroupit pour être au niveau du garçonnet. Kad s’avança vers lui, méfiant et sérieux, puis se tourna vers Skirata pour y chercher du réconfort.

— Oui, dit Zey. Oui, je comprends.

Laboratoire d’Uthan, Kyrimorut

— Alors, comment est-ce que vous allez expérimenter ça ? demanda Scout.

Elle était méconnaissable dans sa combinaison stérile, ses gants et ses bottes de technicien de laboratoire, et ses cheveux soigneusement cachés sous un bonnet.

— Comment est-ce que vous savez si ça marche ou non ?

Uthan ouvrit la porte du conservateur dont elle sortit les échantillons scellés du virus. L’ingéniosité de Gilamar l’émerveillait. Elle se demandait où il avait trouvé toutes ces fournitures médicales et de laboratoire, et comment le vendeur avait réagi face à un Mandalorien en armure débarquant chez lui pour lui présenter une liste de courses de cette nature. Mais un homme capable de voler une table d’opération dans un centre med n’était pas du genre à se laisser facilement démonter.

— Eh bien, je vais devoir contaminer un cobaye avec le virus modifié de la rhinacyria, puis l’exposer ensuite au FG36.

Uthan plaça les échantillons dans l’armoire anti-biorisque qu’elle scella.

— Mais il nous faudrait un humain. Donc j’envisage de le tester sur moi. Si je survis, c’est que ça marche. C’est trop important pour s’en remettre à des cellules isolées ou à une modélisation informatique.

— Mais comment saurez-vous que le virus FG36 et l’autre truc sont vraiment efficaces ?

— Bonne question.

— Et en plus ça veut dire que vous aurez un virus mortel dans une bouteille, ici…

— Pas tout à fait une bouteille, mais pour ce qui est du mortel, vous avez raison.

— Kal et Mij doivent vraiment avoir une confiance aveugle en vous.

Uthan aligna les récipients d’enzymes et d’agents chimiques prêts à modifier l’ADN de la rhinacyria tout en méditant sur la réflexion de Scout. Oui, de toute évidence, ils avaient confiance. Elle n’y avait pas réfléchi en ces termes parce que… Eh bien parce que ça faisait partie de son travail. Elle manipulait de dangereux pathogènes. C’était la première fois qu’elle s’arrêtait pour réfléchir à la confiance que ces gens devaient avoir pour ne pas la soupçonner de vouloir les exterminer, eux, ou même le monde entier. Étant donné la façon dont elle avait pour la première fois rencontré les clones, elle éprouva fugacement une embarrassante culpabilité.

Mon monde n’existe plus. Ils pensent peut-être que je n’ai plus rien à perdre. Que je suis toujours déterminée à liquider l’armée de clones.

Plus elle y songeait, plus ça devenait difficile pour elle.

Scout était une fille intelligente, qui apprenait vite, et dotée d’une remarquable habileté. Elle suivait ses instructions à la lettre – pour préparer le gel de l’électrophorèse, stériliser les ampoules et les récipients, placer les différents enzymes, réactifs et solutions nutritives à la bonne place. Elle ne tâtonnait pas, ne renversait rien comme tous ces techniciens que Uthan avait formés à l’université. Elle n’avait jusqu’à cet instant jamais remarqué la précision et la fermeté des gestes des Jedi, et cet extraordinaire don visiospatial. Toutefois, l’expression de Scout lui disait qu’elle était moins intéressée par les techniques d’alliance ou de permutation de gènes que par elle, Uthan.

— Vous vous en serviriez ? demanda Scout qui lui lança un coup d’œil oblique. Sachant ce qu’il peut faire, ce qu’il signifie vraiment, est-ce que vous utiliseriez le virus FG vous-même ?

Si tu me l’avais demandé il y a seulement quelques jours… quelques semaines plus tôt…

— Je ne me suis jamais considérée comme un monstre, répondit-elle. Je n’en suis pas un. Enfin, je crois… Je ne pense pas être différente de la plupart des êtres humains. Mais une partie de moi se demande si je n’ai pas des œillères à ce sujet. Et puis je me dis… Est-ce que l’arme est importante ? Est-ce que le nombre de victimes est important ? Si je tue un ennemi avec un blaster ou si vous en tranchez un avec votre sabre laser, personne ne nous considérera comme des monstres. Combien faut-il que nous en tuions, et comment, et pourquoi, avant que nous basculions dans la catégorie des… monstres ?

Scout se mordilla pensivement la lèvre.

— Ça, c’est un bon sujet pour un Maître Jedi.

— Nous n’avons pas besoin des Maîtres Jedi pour définir la morale à notre place.

— Je suppose que je voulais simplement dire que je n’en sais rien.

— Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

— Non.

— Mais vous êtes armée. Si on vous menaçait, vous utiliseriez votre sabre laser.

Scout parut scanner le visage d’Uthan pour y chercher la preuve qu’elle n’était pas un monstre, et Uthan, étrangement, éprouva le regret de ne pas avoir vu Scout grandir, même si elle n’était qu’une étrangère pour elle. C’était un sentiment vraiment très curieux, comme si elle avait eu une fille qui viendrait seulement de réapparaître dans sa vie après une bien trop longue absence.

Comme Kal et Ruu. Il doit en souffrir par moments. Et elle aussi. Tout ce temps perdu qu’on ne pourra jamais rattraper.

— Je me dirais sans doute que je n’avais pas le choix, répondit enfin Scout. Mais ça ne serait pas très différent de ce que vous avez fait en vous disant que tuer était un réflexe d’autodéfense. C’est juste le sentiment que c’est différent ; ce n’est pas une raison.

Uthan lui sourit.

— J’adore nos conversations. Après presque trois ans sans compagnie à part les mouches soka et des médecins de troisième ordre qui me prenaient pour une dingue, vous n’avez pas idée du bien que ça me fait d’avoir une conversation stimulante.

— Et les mouches soka pensaient que vous étiez folle, elles aussi ?

Uthan connaissait des moments où le poids de la destruction de Gibad l’empêchait d’avoir les idées claires. Et elle ne savait si elle devait ou non se haïr pour les autres moments, ceux où elle continuait à vivre et y prenait même plaisir.

Elle se laissa tout de même aller à rire.

— Je leur donnais des noms. À des mouches ! Vous vous rendez compte ?

Par la fenêtre, elle pouvait voir les robas gratter le sol à l’orée du bois pendant que Mird les surveillait à distance respectueuse. La vie rurale suivait son cours autour d’elle, une existence qui n’avait pas beaucoup changé en quelque cinq mille ans.

— Si ce n’est pas cassé, ne le répare pas, murmura-t-elle pour elle-même.

— Pardon ?

— Rien.

— Docteur, croyez-vous qu’il soit juste de contaminer toute la planète avec ça ? s’enquit Scout. C’est un microbe qui se propage comme n’importe quelle maladie. Personne ne peut l’éviter. Une fois qu’il est lâché, on n’a plus le choix.

— Voyons les choses comme ça : c’est bien plus moral que de voir Palpatine utiliser le FG36 sur la population en sachant que j’aurais pu les sauver.

Maman sait mieux que personne. N’est-ce pas toujours ainsi que ça marche ? Mais une fois que tout le monde saura qu’il existe une contre-mesure pour le virus, Palpatine utilisera simplement autre chose.

Cela donnait à Mandalore quelques longueurs d’avance sur le pire que l’Empire pouvait lui infliger. Si elle ne pouvait pas abattre Palpatine, sa seconde meilleure solution était de protéger une planète qui serait un sacré furoncle sur son postérieur impérial.

— C’est un peu comme de faire cuire des gâteaux, dit Scout.

Elle releva soudain les yeux du couvercle bombé de la petite armoire anti-biorisque où les échantillons d’ADN seraient reproduits et décomposés en leurs gènes constituants.

— Waoh. Vous entendez ça ?

Uthan cessa de secouer la fiole de transparacier dans sa main. L’acoustique de la propriété et le calme de cet endroit isolé faisaient que le son portait, mais tout ce qu’elle percevait était le faible bourdonnement irrégulier des voix. Ça ne ressemblait pas à une dispute. Elle en avait suffisamment entendu au cours de ces derniers jours. Non, c’était une voix de femme. Pas Besany, ni Jilka… ni Ny… Arla, peut-être. En tout cas pas Laseema ni Kina Ha.

— Allons voir ce qui se passe. Dès que j’aurai lancé cette fournée. Quoi que ce soit, l’antigène est prioritaire. Que se passe-t-il ?

— C’est Arla. Son état se détériore.

Arla vivait avec des souvenirs abominables. Peut-être les remèdes les étouffaient-ils, ou peut-être l’enfermaient-ils avec eux mais sans lui donner la possibilité de hurler ou de fuir. Le traumatisme se manifestait différemment pour chacun. Skirata en avait triomphé grâce à son besoin de survivre, Ordo avait appris à le verrouiller, et Arla ne pouvait tout simplement pas le surmonter. Il n’existait en psychologie aucune loi qu’Uthan puisse observer, contrairement au monde plus prévisible et ordonné de la microbiologie. C’était proche du chamanisme.

La frustration de Gilamar semblait s’accentuer de jour en jour ; il se reprochait presque de ne pouvoir venir à bout du problème. C’était un homme au passé douloureux, lui aussi. Y en avait-il un seul, ici, qui n’ait pas connu une tragédie ou la douleur ? Uthan ne le pensait pas. C’était une colonie de traumatisés et de dépossédés.

Et moi. La douleur m’a trouvée, moi aussi. Aucun de nous n’est normal. Mais, après tout, les gens normaux ne font rien de remarquable, rien d’exceptionnel, rien qui puisse changer le monde, ils ne marchent pas constamment sur le fil du rasoir. Ma place est ici.

— O.K. On va laisser cette fournée et revenir plus tard, dit-elle.

Elle rangea les fioles dans la pharmacie et lança le cycle thermique.

— Trois heures. Vérifie ton chrono. Et maintenant, allons faire acte de sociabilité…

Après des années d’isolement, Uthan ne s’habituait qu’avec difficulté à une maison bourdonnante de l’activité d’une bonne trentaine de Mandaloriens, de Jedi, de clones et d’êtres divers venus se joindre à eux. Même sur Gibad, elle n’avait jamais vécu avec plus de trois ou quatre personnes. Elle se demandait comment Skirata arrivait à suivre les allées et venues de tout le monde, mais c’était, selon ses critères, une petite famille. Et il était parvenu également à former et à s’occuper non seulement des Nulls mais de toute une compagnie de plus d’une centaine de commandos. De même que Gilamar et Vau. Elle trouvait cela ahurissant.

Gilamar était dans le couloir, près de la chambre d’Arla, avec Jusik et Jaing, et tous trois parlaient à voix basse comme s’il y avait un problème. Gilamar tenait un hypospray à la main qu’il remplissait avec une petite ampoule en plastoïde.

— Je peux vous aider ? proposa Uthan.

Gilamar leva l’hypo pour le lui montrer.

— On se demande seulement s’il faut utiliser ça ou non. Une dose à estourbir un rancor. Je n’ai vraiment pas envie de l’assommer avec de la sébénodone, mais elle se fait du mal maintenant.

Des bruits sourds venaient de l’intérieur de la chambre dont la porte était légèrement entrouverte. On avait l’impression que quelqu’un martelait le plâtre avec un maillet en caoutchouc.

— C’est elle ?

— Oui.

Gilamar, prêt à se jeter dans la bagarre, prit une forte inspiration puis baissa le menton comme un nerf sur le point de charger.

— J’aime les fusillades. Ou une bonne vieille bagarre à coups de poing. Mais j’ai toujours eu un problème avec les femmes dominatrices.

— Pourquoi ne pas me laisser faire ? suggéra Uthan.

Elle était très consciente de Scout près d’elle, les yeux clos. Jusik faisait de même. Leur histoire de Force l’énervait.

— Elle est bien plus calme avec les femmes. Et je n’ai rien de menaçant. En plus, je sais me servir d’un hypo sans déchirer les tissus mous.

— Non, dit Jusik en tendant la main, les yeux toujours fermés. Vous allez me prendre pour un shabuir sans cœur, mais il vaut mieux la laisser seule un moment. Battre en retraite est très contrariant, c’est certain, mais il y a quelque chose qui fait surface en elle. Quelque chose de… rationnel. De tranchant. De vrai. Scout, tu peux le sentir ?

Uthan réprima une embarrassante envie de rire. Scout, les yeux fermés, tous plissés, rejeta la tête en arrière pour se concentrer. C’était une petite maigrichonne, et Jusik était petit lui aussi comparé à Jaing et à Gilamar ; tous deux avaient l’air de deux gamins au ventre vide respirant le dîner de quelqu’un d’autre. Pourtant, c’était très sérieux. Même si la scientifique en Uthan se rebellait à l’idée d’un diagnostic établi en communiant avec l’invisible ; elle voulait des résultats d’analyse, des chiffres, des réactifs qui changeaient de couleur.

— Oui, dit enfin Scout. C’est comme une autre présence, presque, mais c’est elle. C’est plus solide. Je le ressens comme… oh… Ça va paraître idiot, je sais, mais j’ai une sensation de… d’un gros bloc de granit sombre qui déchire des lourdes tentures.

— Le mien est tout en arêtes tranchantes et en contraste noir-blanc, dit Jusik.

Uthan se demanda si les Jedi étaient tous synesthésiques.

— Comme quelque chose qui voudrait revenir par la force dans son esprit conscient, son ancien moi, mais elle n’a pas envie de le voir.

Il rouvrit les yeux.

— Trauma refoulé, de toute évidence. Je déteste lui imposer ça, mais je pense qu’il est préférable que nous découvrions ce que c’est.

— Nous le savons déjà, non ? dit Uthan. Les Death Watch ont massacré sa famille et l’ont kidnappée, elle.

— Nous devons en savoir plus pour pouvoir l’aider.

Gilamar avait l’air fasciné. Il tenait toujours l’hypospray en position de remplissage.

— Vous a-t-on déjà fait passer un encéphalogramme ? demanda-t-il. Je donnerais très cher pour voir votre activité cérébrale pendant que vous percevez tous ces trucs.

— Nous sommes d’accord ? dit Jusik, les lèvres serrées en une ligne sévère. Nous laissons sortir ce qui se présente ?

— C’est aussi bien, dit Gilamar qui remit le bouchon sur l’hypo. Parce que c’est ça ou continuer à la droguer et la faire crever à petit feu. Si tu veux tenter la psychothérapie, c’est le seul moyen.

— Elle n’a pas peur, dit Scout, les yeux toujours fermés.

— Quoi ?

— D’habitude, elle a peur. Je le sentais. Mais moins maintenant. Elle est… pleine de haine et de culpabilité.

— Oui, ça correspond à ses souvenirs, dit Gilamar en haussant les épaules. La haine pour les Death Watch, la culpabilité d’avoir survécu et pas sa famille.

— Non, ce n’est pas ça. C’est elle. Elle déteste ce qu’elle est.

Uthan la regarda, à la fois fascinée et horrifiée. Les psychologues étaient tous pareils, même les amateurs comme les Jedi. C’était tellement nébuleux.

— En attendant, je vais tout de même aller lui parler, dit-elle. Laseema n’est pas dans le coin ?

— Elle a emmené Kad voir Rav, dit Jusik. Avec Besany et Ordo. Jusqu’à ce que Kal’buir se détende un peu à l’idée de voir le petit à proximité de Zey.

— O.K.

Uthan ôta sa blouse. Elle ne voulait pas avoir l’air d’une infirmière.

— Ça ne peut pas être si difficile, après tout. Et puis je sais ce que c’est que la culpabilité du survivant.

Elle ouvrit la porte en grand et entra dans la chambre. La pièce était spacieuse et suffisamment claire pour ne pas ressembler à une cellule du Valorum, avec une jolie vue sur la campagne. Au moins la pauvre femme ne devait pas avoir l’impression d’être passée d’une prison à une autre. Arla avait poussé son lit dans un coin, et elle était agenouillée dessus, face au mur qu’elle martelait de sa main. Uthan vint se placer à la tête du lit afin de mieux la voir.

— Arla ? C’est moi, Qail.

Elle se risqua à se rapprocher un peu. Elle n’était plus qu’à un mètre d’elle, juste hors de portée d’un coup si Arla avait envie de réagir violemment. Elle promena un instant un regard paniqué sur ce qu’Arla pourrait attraper en guise de matraque, mais au moins était-elle sûre qu’un homme n’aurait pas pu l’approcher d’aussi près.

— Arla, vous devez être épuisée. Voulez-vous que j’aille vous chercher un caf ou que je m’asseye un peu avec vous ?

Uthan avait pensé qu’elle cognait avec la partie charnue de sa paume. Mais non. Elle pouvait voir maintenant qu’elle frappait avec ses phalanges dont la peau très fine semblait vouloir craquer à tout instant. Une tache de sang humide s’étalait sur le mur couleur de miel. Deux dégoulinures écarlates disparaissaient derrière le lit.

— Arla, dit-elle. Vous pouvez arrêter une minute pour que nous puissions parler ?

Uthan tendit la main – lentement, nerveusement ; elle venait de poser un doigt sur l’épaule d’Arla lorsque celle-ci s’écarta brusquement pour se tasser de l’autre côté du lit.

— Ne me touchez pas !

— O.K. Désolée. Mais votre main est en bouillie. Ce doit être douloureux, et je suis docteur.

Enfin, pas médecin, mais ça vaut tout de même la peine d’essayer.

— Laissez-moi voir.

— Non !

Arla regarda sa main un bref instant puis planta brutalement ses ongles à l’intérieur de son autre avant-bras. Le sang apparut. Uthan était horrifiée.

— Je suis sale. Je suis sale ! Ne m’approchez pas.

— Personne ne pense que vous êtes sale, Arla.

— Vous ne savez rien.

— Ce que je sais, c’est que ça doit faire mal, et que vous avez besoin de montrer ces plaies à un médecin.

— Vous ignorez ce que je suis. Vous ignorez ce que j’ai fait.

Arla commença de se balancer, les bras serrés autour ses jambes, la tête cachée sur ses genoux. Il y avait du sang partout maintenant.

— J’irai mieux dans une minute. Laissez-moi tranquille. Il ne faut pas rester près de moi. Allez-vous-en.

Uthan n’avait jamais eu si peur de sa vie. Elle pouvait affronter la privation, le danger, tous les extrêmes auxquels elle était confrontée, mais voir quelqu’un d’autre en proie à un tel désespoir, à une telle haine de soi, était terrifiant. Sans aucun contrôle sur la situation, elle ignorait totalement par où commencer pour aider Arla Fett.

Je sais tout ce qu’il y a à savoir sur la structure de la vie. Comment les cellules fonctionnent. Ce qui fait ce que nous sommes. Ce qui est aux commandes de la machine de la vie. Mais j’ignore totalement comment atteindre un autre être en proie à un véritable supplice.

Pourtant, elle était décidée à essayer.

— Personne ne vous juge. Arla, assura-t-elle avec douceur.

Comment le pouvait-elle ? Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui avait poussé Arla à tuer ; elle savait seulement qu’elle avait perdu sa famille dans des circonstances les plus abominables qui soient. Uthan connaissait bon nombre de tueurs auxquels leurs crimes n’avaient jamais fait perdre l’appétit. Et cette femme en proie au désespoir, internée pendant des années, se martyrisait physiquement pour expier sa culpabilité. Uthan choisit de dire ce qui lui venait à l’esprit pour tenter de l’apaiser.

— Je suis certaine que vous aviez des raisons de tuer… pour vous défendre…

— Pas ça, cracha Arla. Pas eux. Ils n’étaient rien. Je parle des choses mauvaises. Des choses dégoûtantes.

Arla se balança encore un petit temps puis sa respiration ralentit quelque peu, et elle parut se calmer, ou tout au moins avait-elle épuisé ses forces. Elle changea de position, s’assit en tailleur, les coudes sur les genoux, et enfouit son visage dans ses mains.

Le moment semblait approprié pour s’éclipser. Uthan se replia vers la porte, et Gilamar jeta un coup d’œil à l’intérieur.

— Oh, shab.

Jusik tendit le cou. Uthan les repoussa dans le couloir et ferma la porte. Jaing était absorbé par quelque chose sur son datapad.

— Je comprends un peu mieux pourquoi les docs de Valorum lui administraient des doses aussi fortes de sédatif, dit Gilamar. Elle n’a même pas besoin d’objets pour se faire mal.

— Mij, j’ignore de quoi elle parlait, mais elle se condamne très violemment.

— Vous m’aviez demandé de fureter un peu dans les bases de données de la justice pénale, dit Jaing en brandissant son datapad. Eh bien, j’ai ce qu’il vous faut. Arla Vhett, orthographe exacte, reconnue coupable de trois crimes, et au moins six autres à son actif mais dont la cour n’a pas tenu compte en raison d’une insuffisance de preuves. Accusée, mais transférée dans un établissement psychiatrique après avoir passé un an ou deux dans une prison normale. C’est bien notre Arla.

— Et à quoi est-ce que ça va nous servir tout ça ? demanda Jusik.

— Ce qui est intéressant, c’est l’identité de ses victimes. En prenant l’hypothèse que les six victimes qu’ils n’ont pas pu lui mettre sur le dos sont bien son œuvre, alors elles ne semblent pas dues au hasard, mais elles ne sont pas logiques non plus. En tout cas, elles ne relèvent pas d’une logique de tueur en série, si vous voyez ce que je veux dire.

Gilamar lui prit le datapad des mains et lut, le front plissé par la concentration.

— Tous des hommes, tous propriétaires de commerces – un bar, un restaurateur, et… Hé ! Ce nom-là me rappelle quelque chose. Vargaliu. C’était un chasseur de primes, il y a longtemps.

Les trois hommes se regardèrent. Uthan eut le sentiment qu’ils auraient préféré qu’Arla ait été le genre à ne tuer que des rouquins – une folle cohérente, en quelque sorte. Scout la tira par la manche.

— J’éprouve le sentiment d’une épouvantable culpabilité, dit-elle. Cette pauvre femme se consume de culpabilité.

— Et pas pour les victimes, à en juger par ce qu’elle dit, marmonna Jusik.

— Alors que pouvons-nous faire pour elle ? s’enquit Uthan.

Jusik avait l’air lui-même coupable.

— Nous pourrions engager un vrai psychiatre, sauf que nous ne voulons pas plus de visiteurs que nous en avons déjà. Ça devient le spatioport de la Cité Galactique ici. Je suggère que nous la laissions continuer un peu à explorer sa mémoire pour voir à quoi nous avons affaire.

— Et ensuite ?

Jusik haussa les épaules.

— Aucune idée.

— Moi non plus, dit Gilamar, mais si c’est insoluble, nous aurons toujours les remèdes.

Jaing ne dit rien. Jusik avait insisté pour sauver Arla, mais personne n’avait imaginé la forme que prendrait sa psychose. C’était naïf et ça partait d’un bon sentiment, une réaction spontanée de toute personne douée d’un minimum de compassion face à un être tourmenté. Mais, à présent, il semblait qu’Arla ne mènerait jamais une vie normale, et qu’elle ne retournerait pas davantage à Concord Dawn.

— C’était mon idée, dit Jusik, et il en va donc de ma responsabilité. D’une façon ou d’une autre… je la sortirai de là.

La compassion était un fardeau. Uthan prit conscience de l’avoir évitée presque toute sa vie ; Jusik, lui, en avait fait sa vocation.

Elle se demanda lequel, de lui ou d’elle, était le plus heureux.