CHAPITRE XIV

COMME LE SERPENT FRAPPE…

Mlle Graulitz l’attendait dans le bureau extérieur. Capitulant devant l’autorité compétente, Barbee téléphona au bureau de Troie pour dire à son patron qu’il avait l’intention de passer quelques jours à Glennhaven, pour y subir un examen complet.

« Bien sûr, Barbee, dit Troie, d’une voix qui paraissait empreinte d’une chaleureuse sympathie, prenez tout le temps qu’il vous faudra. Vous vous êtes tué de travail, et je sais que Chittum était votre ami. Grady se débrouillera. J’ai confiance en Archer Glenn. S’il y a la moindre difficulté pour le financement de votre cure, dites-lui de me téléphoner, et ne vous faites pas de mauvais sang pour votre emploi ici… »

Décidément, Preston Troie n’était pas le mauvais cheval ! Peut-être que lui, Barbee, il l’avait jugé un peu sévèrement à propos de la campagne Walraven, et de cette rencontre dans l’appartement d’April Bell.

Obéissant encore à Mlle Graulitz, Barbee décida qu’il ne retournerait pas à Clarendon pour y chercher sa brosse à dents et son pyjama, ni même pour y assister à l’enterrement de Rex Chittum. Docilement, il suivit l’infirmière le long du passage couvert qui reliait le bâtiment principal à l’annexe au toit de tuiles mécaniques.

Elle le conduisit à travers la bibliothèque, la salle de musique, la salle de jeux, et la salle à manger. Chemin faisant, elle le présentait à plusieurs personnes, sans préciser s’il s’agissait de médecins ou de malades. Il surveillait les lieux, inquiet à l’idée de rencontrer Mme Mondrick, et bientôt il se renseigna sur son compte :

« Elle est dans le pavillon des agités, dit Mlle Graulitz. C’est le bâtiment suivant, après la pelouse. On m’a dit qu’elle allait plus mal aujourd’hui. Quelque chose l’a mise hors d’elle pendant sa promenade. Elle n’a pas de visiteurs et vous ne la verrez pas avant qu’elle se rétablisse sérieusement. »

En fin de voyage, Mlle Graulitz l’abandonna dans une chambre individuelle du second étage de l’annexe, lui enjoignant de sonner l’infirmière, Mlle Etting, au cas où il aurait besoin de quelque chose. La pièce était petite, confortable, avec une salle de bains à côté. Mais la porte ne fermait pas à clef.

Et les fenêtres, il le remarqua, étaient de verre renforcé par du fil d’acier tendu sur un cadre, d’acier également, ajusté de telle façon que seul un serpent pouvait passer à travers. Mais tout cela ne suffisait certainement pas à l’emprisonner au cas où il ferait un nouveau rêve. Il sourit, à cette pensée vagabonde. Eh oui ! ils n’avaient même pas eu la ruse d’employer du fil d’argent !

Ainsi, c’était cela, la folie ?

Il alla se laver le visage et les mains, couverts de sueur, dans la petite salle de bains, et remarqua que tout avait été très ingénieusement disposé de telle façon qu’il n’y eût nulle part d’arête vive et de manière à ne pas permettre d’attacher où que ce fût une corde pour s’y pendre. Il s’assit pesamment sur sa couchette et se mit en devoir de dénouer les lacets de ses souliers.

À bien y réfléchir, il ne se sentait pas fou du tout.

Mais quel était l’aliéné qui se rendait compte de son état ?

Non, simplement, il se trouvait en pleine confusion et il était épuisé par sa longue lutte. La lutte qu’il avait menée afin de dominer la situation. Cette situation qui avait fini par avoir le dessus, il fallait bien l’admettre. Autant profiter d’un moment de répit et prendre le repos comme il venait.

Barbee s’était souvent interrogé avec angoisse, au sujet de la folie, précisément. Avec angoisse, parce que son propre père, dont il ne se souvenait pas du tout, était mort derrière la lourde masse de pierre d’un asile de l’Etat.

Il n’avait jamais cessé de considérer que la crise mentale, cela devait être quelque chose d’étrange et de passionnant à la fois, où se succédaient en contraste les moments d’atonie et les périodes de joie sauvage. Mais peut-être après tout que c’était plus fréquemment ce qu’il ressentait pour l’instant, c’est-à-dire la déroute, l’apathie, la fuite devant les problèmes soudain insolubles.

Il avait dû s’endormir, entre-temps, au sein de ces réflexions capitales. Vaguement il crut sentir qu’une main venait l’arracher au sommeil, pour le déjeuner, sans doute, mais non !… Il était bien quatre heures…, oui, quatre heures après midi, quand il se réveilla. On avait profité de ce qu’il dormait pour lui enlever, sans le lui dire, ses chaussures, et l’on avait étendu un drap de lit sur lui. Une odeur de renfermé, et cette douleur dans la tête, devant les yeux.

Il aurait voulu boire quelque chose. Peut-être qu’il aurait dû introduire en fraude une bouteille, dans l’établissement, à son arrivée. Même si c’était à cause du whisky qu’il se trouvait ici maintenant, il n’en avait pas moins besoin de boire quelque chose. Pour finir, il décida, mais sans beaucoup d’espoir, de faire appel à Mlle Etting. Il se redressa, appuya sur le bouton de la poire qui pendait au-dessus du lit.

L’infirmière était sèche, tannée, et ses jambes en cerceau lui rappelaient une reine de rodéo qu’il avait eu l’occasion d’interviewer.

« Oui, lui dit-elle de sa voix nasale, vous pouvez boire un verre avant le dîner, aujourd’hui, et deux au plus, après. »

Et elle lui apporta une généreuse ration de whisky de bonne qualité, ainsi qu’un verre de soda.

« Merci », fit-il, mais il continuait à se méfier du docteur Glenn et de son assurance satisfaite, ainsi que de cette efficacité courtoise, « qui claquait », du personnel.

« À la santé des serpents ! dit Barbee.

– Quels serpents ? demanda Mlle Etting en lui prenant des mains le verre vide.

– Mais les serpents qu’on voit quand on a bu, répondit-il.

– Ah bon ! » dit l’infirmière pas autrement impressionnée.

Et elle laissa Barbee, couché sur le dos, qui cherchait à se rappeler ce que le médecin lui avait expliqué. Peut-être après tout que ce matérialiste fanatique était dans le vrai. Peut-être que les tigres-garous n’étaient qu’une hallucination.

Oui, mais voilà, ce qu’il avait senti, éprouvé, était d’une telle réalité ! Le cheminement sur le verglas qui craquait dans la nuit odorante, cette montagne qu’il avait vue de façon si perçante, jusqu’au détail le plus infime, à travers les yeux du puissant machérode ou tigre préhistorique ! Il ne pouvait oublier la chaleur de la fille nue à califourchon sur son dos, la puissance sauvage des bonds, le jet brûlant, à l’odeur douceâtre, du sang de Rex Chittum. Malgré les arguments convaincants du docteur, Barbee n’avait jamais éprouvé, à l’état de veille, rien de moitié si réel que ce rêve.

L’alcool l’avait détendu, et maintenant, il avait encore sommeil.

« Un serpent, se dit-il, se faufilerait facilement à travers cette ridicule barrière de verre et d’acier de la fenêtre, dès la fin du jour. »

Et en se rendormant, il décida qu’il se métamorphoserait en un beau grand serpent, quand il irait rejoindre April Bell. Au cas où il trouverait le Patron au lit avec elle… eh bien ! un boa de dix mètres ferait facilement son affaire d’un petit homme gras comme Preston Troie.

Sur ce, le radiateur avait fait un bruit, et Barbee s’était jeté à bas du lit en jurant. Mais non ! ce genre de pensées ne convenait pas du tout. Glennhaven devait le guérir de ce genre de cauchemar. Il avait toujours mal à la tête, mais on n’allait pas lui donner d’autre whisky jusqu’après le dîner. Il se lava la figure à l’eau froide, et décida de descendre.

Barbee s’était toujours intéressé aux asiles. À présent, il pensait qu’il devait profiter de ce qui lui arrivait, prendre des notes pour un article « magazine ». Mais Glennhaven, il s’en rendait compte à mesure que la soirée se traînait en longueur, était caractéristique uniquement par le manque total de quoi que ce fût de remarquable. C’était le pays du jamais-jamais, peuplé d’âmes timides continuellement à l’écart du monde réel extérieur, et même d’un autre univers, leur monde intérieur.

Dans la salle de musique où Barbee écoutait à la radio les informations au sujet d’un accident de la route, une mince et jolie fille laissa tomber la chaussette qu’elle tricotait, éclata en larmes et quitta la pièce. Il joua une partie d’échecs avec un homme, teint rose et barbichette blanche, qui réussit à renverser l’échiquier à chaque fois que Barbee couronnait une reine, puis qui se répandait en excuses qui n’en finissaient plus, sur sa maladresse. Au dîner, le docteur Dilthey et le docteur Dorn firent une tentative laborieuse, mais mal récompensée, pour entretenir une conversation animée. Barbee poussa un soupir de soulagement en voyant la nuit venir. Il regagna sa chambre, sonna l’infirmière, commanda son whisky, le but, les deux verres en une seule fois. Mlle Etting était remplacée pour la nuit par une brune vivace appelée Jedwick qui lui apportait, en outre, un gros roman historique qu’il n’avait pas demandé. Mlle Jedwick n’en finissait plus de tourner en rond, de préparer le pyjama et les pantoufles et la robe de chambre rouge, et de faire la couverture, visiblement pour essayer de le mettre de bonne humeur. Il se sentit mieux quand elle eut enfin disparu.

L’alcool lui avait donné sommeil, bien qu’il ne fût que huit heures et qu’il eût dormi la plus grande partie de la journée. Il se déshabillait, quand, dressant l’oreille, il entendit, lointain, étrange, un aboiement.

Puis les chiens des fermes à l’entour de Glennhaven se mirent à crier. Il gagna la fenêtre, entendit de nouveau l’appel. C’était la louve blanche, qui l’attendait au bord du fleuve.

Barbee inspecta la grille : non, pas d’argent ! Glenn n’y croyait pas. Il ne devait pas être difficile de revêtir la forme d’un serpent suffisamment redoutable, pour aller rejoindre April Bell. Encore un appel. Il en eut le souffle coupé.

Puis Barbee retourna au lit blanc, chirurgical, et une crainte mortelle l’agita. S’il fallait en croire le raisonnement scientifique du docteur Glenn, il devait nourrir une haine inconsciente, à base de jalousie et d’envie, contre Sam Quain et Nick Spivak. Dans la logique insensée du rêve, d’autre part, April Bell était toujours résolue à les détruire, tous les deux, à cause de l’arme inconnue qu’ils gardaient dans la caisse de bois.

Il attendit, avant de se mettre au lit. Il se frotta les dents de sa nouvelle brosse, jusqu’à faire saigner ses gencives. Il prit une douche, le plus longtemps possible, et se fit les ongles avant de revêtir un pyjama trop grand. Puis, en robe de chambre rouge marquée Glennhaven dans le dos, il s’assit sur la chaise unique et il persista pendant soixante minutes au moins à lire le roman apporté par Miss Jedwick. Mais tous ces héros étaient aussi gris, étaient aussi plats que ces gens qu’il avait rencontrés là-bas…

Et la louve hurlait de plus belle. Mais il était terrorisé à l’idée de la rejoindre. Il allait fermer la fenêtre, s’isoler du bruit et du cri des chiens. Il se mit à arpenter la chambre, mais un son moins élevé le fit frissonner. Une voix de femme, étouffée, mais tout près… C’était, il le sut, la voix de Rowena Mondrick.

Il cogna la fenêtre, se coucha, se mit à lire. Il faisait de son mieux pour ne pas entendre Rowena qui pleurait, chez les agitées, ni la louve blanche qui l’appelait de la rive du fleuve. Il voulut se remettre au roman, ne pas s’endormir, mais les mots étaient dépourvus de sens. Sur ce, il éteignit, le livre lui tomba des mains…

Seulement il n’avait pas de mains. Il glissait hors de la forme hâve et vide qui respirait très lentement sur le lit. Il barra de son corps long et mince le tapis, leva une tête triangulaire et plate en direction de la fenêtre.

La vitre se dissipa tout de suite, le grillage d’acier le fit attendre un peu. Non ! il n’y avait pas d’argent. Se raillant en silence de la philosophie de Glenn, il se coula dehors, atterrit sur le gazon, avança en rampant jusqu’aux arbres sombres du bord de l’eau.

La louve blanche accourut vers lui d’une touffe de saules. Il avança une langue longue et noire pour toucher le nez glacé de la louve, et les écailles luisantes de son corps ondulèrent dans l’extase de ce baiser.

« Ainsi, dit-il, voilà ce qui arrive quand on te paie trop de daiquiris ? (Elle s’était mise à rire, langue pendante.) Ne me torture plus, poursuivit-il, ne sais-tu pas que tu m’as rendu fou ?

– Oui, je regrette, Barbee. Tu dois être perdu ? Je sais… Les premiers éveils sont pénibles, douloureux, jusqu’à ce qu’on apprenne à s’y faire.

– Partons, dit-il. Rowena Mondrick hurle, là derrière. Je ne peux plus le supporter. Je veux quitter tout ça, je veux oublier… Tout oublier.

– Pas ce soir, dit-elle. Nous nous amuserons quand nous pourrons, Barbee. Mais ce soir, nous avons du travail. Trois de nos plus grands ennemis vivent encore. Sam Quain, Nick Spivak et cette veuve aveugle. Nous avons réussi à la mettre là où elle ne peut rien faire de plus dangereux que de crier. Mais tes vieux amis Spivak et Quain sont toujours à l’ouvrage. Ils sont en train d’apprendre. Ils sont en train de se préparer à utiliser l’arme de la boîte de bois… Il faut que nous les arrêtions, ce soir.

– Est-ce que vraiment nous devons les tuer ? demanda Barbee, en une faible protestation. S’il te plaît. Pense à la petite Pat et à la pauvre Nora…

– Encore la pauvre Nora ?… Tes vieux amis doivent mourir. Ils doivent mourir pour sauver l’Enfant de la Nuit. »

Et Barbee ne dit plus rien.

À ce réveil du long cauchemar de la vie, l’échelle des valeurs n’était plus la même. Il encercla le corps de la louve blanche et serra à l’étouffer :

« Ne te fais pas de souci pour Nora, dit-il, mais si jamais un dinosaure attrape Preston Troie au lit avec toi, ça fera du vilain ! »

Il la lâcha, elle se secoua :

« Ne me touche pas, vilain serpent qui rampe… »

Il lui sauta dessus :

« Dis-moi ce que Troie est pour toi.

– Ah ! tu voudrais bien savoir… (Ses crocs brillèrent dans la nuit.) Viens… Nous avons des choses à faire. »

Les ondulations du corps de Barbee le poussèrent en avant à côté d’elle, en vagues aisées de puissance. Le frottement des écailles produisait un ronflement léger parmi les feuilles tombées. Il marchait à l’allure de sa compagne, la tête au niveau de la sienne.

L’univers nocturne, une fois de plus, avait changé. Ce soir, il n’avait pas l’odorat infaillible du loup qu’il avait été, ni la vue acérée du tigre préhistorique. Mais il entendait le soupir imperceptible du fleuve, le froufrou de la souris des champs, les bruits minuscules d’hommes et de bêtes endormis dans les bâtiments des fermes qu’ils laissaient derrière eux. Clarendon, dont ils approchaient, devint un terrible vacarme de moteurs tournoyants et de pneus hurlants et de cornes d’automobiles rauques, et de radios qui hurlaient et de chiens en train d’aboyer et de voix humaines qui criaient, parlaient, pleuraient, hurlaient.

À l’intersection de Cedar Street, ils quittèrent la route nationale, puis ils traversèrent le domaine obscur de la Fondation. Au neuvième étage de la tour grise d’où Spivak et Quain menaient leur guerre secrète contre l’Enfant de la Nuit il y avait de la lumière. Une effrayante puanteur, caractéristique, et comme retenue, flottait dans l’air.

Ils pénétrèrent dans le hall central péniblement illuminé. La puanteur était plus forte, ici, mais Barbee espérait que le serpent y résisterait mieux que n’y avait résisté le loup gris. Deux hommes aux yeux durs, l’un et l’autre trop vieux et trop décidés pour le maillot d’université qu’ils avaient sur le dos, jouaient aux cartes derrière le bureau des Informations, devant les ascenseurs. Au moment où, silencieux, la louve et le serpent approchaient, l’un des hommes laissa tomber ses cartes écornées pour passer la main sur le pistolet d’ordonnance attaché à son flanc.

« Excuse-moi, disait-il à son camarade, mais je ne vois plus mon jeu… Je te le dis, cette affaire de la Fondation commence à me courir sur les nerfs. Ah oui ! c’était tentant, vingt dollars par jour simplement pour empêcher les gens d’entrer dans le laboratoire… Mais ça ne me plaît pas.

– Et pourquoi donc, Charlie ?

– Ecoute, Jug, reprit l’autre, voilà que tous les chiens de la ville se sont remis à aboyer. Et je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qui se passe en réalité. Ces gens de la Fondation, ils ont peur de quelque chose. Et, quand on y pense, il y a eu quelque chose de drôle dans la manière de mourir du vieux Mondrick. Et aussi dans la manière dont Chittum s’est fait tuer. Quain et Spivak se conduisent comme s’ils se savaient inscrits pour le tour suivant, sur la liste. Ce qu’ils peuvent bien avoir dans leur caisse en bois mystérieuse, eh bien ! on me donnerait quarante millions de dollars, je ne voudrais pas aller y regarder. »

Le nommé Jug porta le regard de l’autre côté du hall, au-delà de la louve qui cheminait à petits pas et du serpent qui zigzaguait sur le linoléum, et inconsciemment, il porta la main, lui aussi, sur son arme. Puis il dit :

« Mais sacré tonnerre, Charlie ! Ce que tu as, c’est que tu penses trop ! Dans un travail spécial, comme celui-là, tu ne dois pas penser. C’est légal et pas difficile. Et vingt dollars, c’est vingt dollars ! (Là, Jug traversa du regard le loup et le serpent). Mais je voudrais savoir. Je n’ai pas beaucoup confiance dans toutes ces histoires de malédiction à cause des fouilles de l’expédition. Mais ce que je voudrais savoir, c’est ce qu’ils ont déterré ? Ils ont trouvé quelque chose. Ça c’est sûr.

– Je ne sais pas, répondit Charlie, et je ne veux pas savoir.

– Peut-être que tu crois qu’ils sont fous ?… Peut-être qu’ils le sont. Peut-être que, simplement, ils sont restés trop longtemps dans le désert ? Peut-être, mais je ne crois pas…

– Alors, qu’est-ce que tu crois, toi ?

– Je crois qu’ils ont trouvé quelque chose qui a assez de valeur pour qu’on loue des gardiens pour le garder. (Il caressa la crosse de son revolver.) Moi, je ne dis pas comme toi, je voudrais bien aller regarder ce qu’il y a dans cette boite. Peut-être que ce qu’il y a dedans vaut bien quelques assassinats pour MM. Spivak et Quain ?

– Donne les cartes, Jug, et oublie cette caisse, dit Charlie. La Fondation, c’est une organisation scientifique respectable, et vingt dollars, c’est vingt dollars ! Nous ne savons pas ce qui se passe là-haut et nous ne sommes pas payés pour le savoir. »

Payé ou non, il ne vit pas la louve blanche traverser le corridor devant lui, ni le serpent à dessins gris et blanc se faufiler derrière elle. Ils s’arrêtèrent devant la porte cadenassée qui fermait l’escalier, la traversèrent sans l’ouvrir. En bas, les gardiens battaient les cartes…

Le serpent suivit la louve tout le long des huit étages dans l’odeur sans cesse accrue, sans cesse plus épaisse, étrange, écœurante de douceur, affreuse. La louve reculait, s’effaçait, bronchait rien que de la respirer, mais le serpent poursuivait sa marche ondulante. Une autre porte encore, semblablement franchie, et il fit signe de sa tête triangulaire à la louve de le suivre. On entrait au neuvième étage.

La première pièce était un laboratoire, avec évier et cage de verre. Les fumées blanches des réactifs se noyaient dans l’odeur mortelle d’une pincée de poudre grise, qui séchait sur du papier joseph. Pièce silencieuse, à part le goutte-à-goutte du robinet…

« Tu vois, Barbee, dit April, tes chers vieux amis cherchent à analyser ce vieux poison pour nous tuer. »

La pièce suivante était un musée de squelettes articulés qui souriaient, blancs sur leur support d’acier. Mal à son aise, le grand serpent reconnaissait les os élégants de l’homme moderne et des singes d’aujourd’hui, et la reconstitution en plâtre des squelettes simiesques du Moustérien, du Chelléen et du Pré-Chelléen. Mais ces autres, trop sveltes, à la dent trop aiguisée, au crâne trop allongé et lisse ? Il s’en éloigna.

« Tu vois, lui soufflait la louve blanche, ils mesurent, ils cherchent des indices, afin de pouvoir mieux utiliser leur poison sur nous. »

L’autre pièce était silencieuse et noire. Des cartes en couleurs montraient les continents d’aujourd’hui et de jadis… Dans des vitrines fermées à clef, Barbee reconnut les journaux et carnets de notes du docteur Mondrick…

Le poil de la louve se hérissa soudain. Devant un fragment en mauvais état de tapisserie du Moyen Âge… On y distinguait un gigantesque loup gris rompant les trois chaînes qui le retenaient afin de bondir sur un barbu borgne.

Barbee souleva la tête et regarda la tapisserie : le loup gigantesque, c’était Fenrir, démon de la mythologie scandinave. Le vieux Mondrick, il s’en souvenait, avait étudié cette légende, la comparant à celle des Grecs. Enfant de l’affreux Loki et d’une géante, le loup avait grandi jusqu’au moment où les dieux, craintifs, l’avaient enchaîné. Il avait brisé une chaîne, deux chaînes, mais la troisième qui était magique, l’avait retenu jusqu’au jour terrible de Ragnarok où il s’était libéré pour détruire Odin, roi des dieux, représenté sous la forme d’un vieil homme à l’œil unique. La louve retroussait les babines sur les crocs et reculait devant la tapisserie.

« Quoi ? qu’est-ce qui se passe ? demanda Barbee. Où est le danger ?

– Là ! dit la louve, dans cette tapisserie et dans l’histoire qu’elle représente, et dans tous ces mythes de guerres et de mariages d’hommes et de dieux et de géants des neiges, dont la plupart des hommes sont persuadés qu’ils sont des contes de fées seulement. Le vieux Mondrick en savait trop long et nous l’avons laissé vivre trop longtemps… Il faut frapper, maintenant… Avant que ces autres redécouvrent tout ce que Mondrick et sa femme savaient, et qu’ils fassent de cette pièce un piège pour nous y prendre… Viens, Barbee. Ils sont de l’autre côté, tes chers vieux amis. »

Ils traversèrent le hall. Non, aucune barrière d’argent ne les arrêtait. Le grand serpent suivait la louve agile. Ensemble ils traversèrent la porte verrouillée d’une petite pièce d’angle. Barbee sursauta et s’arrêta sur place à la vue de Sam Quain et de Nick Spivak.

« Tu es bien impressionnable ! lui dit-elle. Je crois que nous sommes arrivés juste à temps. Ces idiots ont dû se tromper sur la véritable identité de l’Enfant de la Nuit. Et ton amie la veuve noire n’a pas encore réussi à leur faire passer l’information. Sans quoi, ils auraient placé des barrières et des obstacles en argent. Histoire de nous empêcher de passer. Je crois que nous pourrons, maintenant, mettre fin à la vie de ces monstres humains afin de sauver l’Enfant de la Nuit. »

Non, ils ne semblaient pas monstrueux du tout aux yeux de Barbee. Nick Spivak installé devant son bureau, écrivait, laborieusement. Sa poitrine étroite et plate paraissait vide de vie. Il leva le visage et Barbee vit derrière les lentilles épaisses de ses lunettes, ses yeux injectés de sang, hagards, fébriles. Il avait le teint plombé, les traits tirés, comme hanté. Maman Spivak en aurait eu le cœur brisé.

Sam Quain, lui, dormait sur le lit de camp le long du mur. Visiblement épuisé. Il tenait, tout en dormant, une des poignées de cuir du coffre cerclé de métal.

Ce coffre, il était verrouillé, cadenassé, fermé à triple tour. Barbee fit un effort mental afin d’en connaître le contenu. Il sentit la doublure d’argent de ses parois. Et il recula, flairant aussi l’odeur douceâtre et formidable qui filtrait hors de la caisse. À côté de lui, la louve blanche était accroupie, malade et effrayée.

« Surveille ton vieil ami Spivak, lui disait-elle, c’est lui notre gibier de ce soir. »

Nick s’était retourné, aux aguets. Ses terribles yeux rouges étaient fixés en plein sur Barbee, et pourtant, il ne semblait distinguer ni la louve ni le grand serpent. Il frissonna, ses épaules étroites se serrèrent sous l’effet du froid sans doute, et il se remit au travail.

Barbee se rapprocha du bureau, la tête soulevée, désireux de regarder par-dessus l’épaule de Spivak. Il le vit retourner un bizarre morceau d’os jauni par l’âge. Il le vit ensuite, effrayé, ramasser autre chose sur la table, et une paralysie désagréable s’empara du serpent.

L’autre chose, c’était du plâtre, le plâtre d’une pierre en forme de disque et gravée… L’odeur terrible, de plus en plus…

La louve blanche, effrayée, restait où elle était :

« L’empreinte de la Pierre, dit-elle, c’est bien ça. La Pierre elle-même doit se trouver dans la caisse, enfermée. Avec le secret qui détruisit notre peuple gravé dessus et protégée, gardée par cette émanation terrible. Nous ne pouvons nous emparer de la Pierre, ce soir… Mais je pense que nous pouvons empêcher ton ami le savant de déchiffrer l’inscription. »

Barbee se dressa, telle une colonne noire, pour regarder encore ce que faisait Nick Spivak. Il avait copié toutes les inscriptions du plâtre, au crayon, sur du papier jaune. À présent, il tentait de les déchiffrer, sans nul doute…

« Tu es très fort ce soir, Barbee, chuchotait la louve, et je distingue une certaine probabilité en faveur de la mort de Spivak. Un enchaînement assez rapproché pour que tu le mettes à profit… Allons, tue-le !… Pendant que l’enchaînement existe…

– Je ne veux pas lui faire de mal. Mais allons voir Sam.

– Oui, c’est peut-être une bonne occasion pour toi de te débarrasser de Sam, entre toi et Nora… Mais il est trop près de la chose, dans la boîte. Et je ne trouve aucun enchaînement qui pourrait causer sa mort, maintenant. Non. C’est Spivak… et il faut que tu l’interrompes avant qu’il ait réussi à déchiffrer l’inscription. »

Raide et douloureux, Barbee partit de l’avant dans la douceur paralysante qui flottait autour du plâtre, sur le bureau, et il dirigea ses écailles pesamment sur le petit homme en train d’écrire. Puisque cet homme était l’ennemi de l’Enfant de la Nuit et que tout avait changé.

Il imagina la désolation bruyante de papa et de maman Spivak, quand ils allaient apprendre la nouvelle. Mais le petit tailleur gras et sa femme plus grasse encore, dans leur échoppe de la Flatbush Avenue, étaient les créatures d’un rêve éloigné, d’un rêve mort. Ils n’avaient plus d’importance, pas plus que le vieux Ben Chittum dans son minable kiosque à journaux. Ce qui comptait vraiment, aujourd’hui, c’était sa propre puissance, déchaînée, et l’arrivée attendue de l’Enfant de la Nuit. Et le sauvage amour de la louve à l’œil vert.

Nerveux, Nick Spivak feuilletait sa liasse de papier jaune. Il la rejeta, se courba, la loupe devant l’œil, sur le plâtre, comme s’il cherchait une erreur commise dans sa copie. Il secoua la tête, alluma une cigarette, l’éteignit, jeta un coup d’œil inquiet sur le lit de camp où Quain dormait.

« Seigneur, murmura-t-il, je tremble aujourd’hui. Puis il repoussa le plâtre, reprit ses papiers. Si je pouvais seulement déterminer ce signe-là, fit-il. Ceux qui ont fait ce disque ont réussi à flanquer la peur à ces démons, et leur découverte peut très bien nous permettre de réussir encore une fois… Voyons, voyons si ce signe alpha signifie réellement unité ?… »

Mais il n’en dit pas plus. Barbee, en effet, avait introduit sa tête plate entre le bureau encombré et la face maigre du petit homme. Trois fois son corps tourna sur lui-même. Alors, se contractant, il attendit de toutes ses forces que l’enchaînement des probabilités se manifestât.

La figure de Nick Spivak se raidit d’horreur. Derrière le verre de ses lunettes, ses yeux rouges se bombèrent. Il ouvrait la bouche pour hurler, mais une tape sauvage de la tête de Barbee le paralysa. L’air s’échappait de sa poitrine. Il battit des bras, tenta de se lever. Les anneaux du serpent se faisaient tous plus étroits, et la poitrine du petit homme se resserrait de plus en plus sur elle-même. Sa main dans un effort frénétique ultime prit le disque de plâtre et le jeta faiblement contre Barbee. Le froid du plâtre qui le heurtait engourdit et rendit malade le serpent, et l’effroyable odeur douceâtre qui s’en dégageait lui fit perdre connaissance. Ses anneaux se desserrèrent légèrement… « Et ce n’est que l’empreinte, eut-il le temps de penser. Qu’en serait-il avec l’original ! »

« Plus serré, Barbee, murmurait la louve blanche, tue-le alors que tu en as l’occasion. »

Mais Nick Spivak devait déjà être mort. Le plâtre fragile s’échappa de ses doigts et tomba sur le sol en mille morceaux. Barbee reprit des forces et se remit à serrer. Les os craquèrent. Le sang jaillit sur les papiers du bureau. « Vite, dit April, Quain est en train de se réveiller. » Elle courut à la fenêtre et Barbee vint à la rescousse pour aider à traverser la vitre et le bois et le mastic et l’acier. Mais elle secouait la tête :

« Non, Barbee, pas comme ça. Il faut que nous levions le store. Il n’y a pas de volet, et je crois que ton vieil ami Spivak avait l’habitude de se promener en dormant, quand il était trop fatigué. Il était très fatigué aujourd’hui. Il aura eu une crise de somnambulisme. C’est l’enchaînement que j’avais trouvé pour t’aider à le tuer. »

Maladroitement et sans force, elle essayait de manœuvrer la fermeture de la fenêtre, et Barbee s’employait à l’aider, oscillant sur le corps chaud et brisé de Spivak. Finalement, la fenêtre s’ouvrit à grand bruit. Sam Quain parut entendre, il bougea sur le lit de camp et cria : « Nick, qu’est-ce qu’il y a ? »

Mais il ne se leva pas, toutefois, et la louve blanche murmura :

« Il ne peut pas se réveiller à présent, cela briserait l’enchaînement. »

L’air froid et pur qui s’engouffrait dans le bureau par la fenêtre ouverte dissipa l’odeur douceâtre et sinistre. La louve reprit son souffle, secoua son poil, et Barbee se sentit revivifié. Il rampa bizarrement en direction de la fenêtre, emportant son fardeau écrasé et encore palpitant, qui laissait un sillage de sang en gouttelettes sur le sol.

« Fais-le tomber pendant que l’enchaînement dure encore. »

Il n’était pas facile de mouvoir même un corps aussi léger que celui de Spivak alors qu’il était enroulé et que le poison de la Pierre vous étourdissait encore. Mais l’air froid soufflait, salutaire, et Barbee reprenait ses forces. Il accrocha sa tête à la fenêtre et saisit le bureau du bout de sa queue, soulevant le corps brisé vers le seuil.

« Dépêche-toi, disait April Bell, il faut que nous sortions d’ici avant que Quain soit réveillé. Et il faut encore que j’écrive quelque chose. »

Elle sauta gracieusement sur le bureau, saisit le crayon du mort dans ses pattes souples. Barbee se demandait ce qu’elle écrivait quand Sam Quain se mit à grogner sur son lit de camp. Désespérément, le serpent fit passer la masse molle du corps écrasé, qui tomba dans le vide. Mais Barbee avait glissé sur une flaque de sang et il tomba en même temps que le cadavre. La louve devait l’avoir vu tomber, car elle lui dit d’une voix anxieuse :

« Pars, Barbee, avant que Quain se réveille. »

Pendant qu’il s’abattait du haut de ces neuf étages noirs, Barbee put dénouer ses anneaux de cette chose dégouttante de sang et palpitante qui avait été Nick Spivak. Il le repoussa sous lui. Frénétiquement, il cherchait la dépouille détestée laissée sur son lit à Glennhaven, malade de terreur à l’idée du réveil de Sam Quain.

Il entendit sous lui le bruit du corps se brisant pour la seconde fois, sur l’allée de ciment, devant la tour de la Fondation. Le bruit mou des os qui se brisaient avait quelque chose de définitif et il eut encore le temps de constater que le dernier souffle de vie avait quitté ce corps contrefait écrasé dans la mare de sang. Son oreille fine put encore capter la conversation du garde nommé Charlie, à l’intérieur du bâtiment :

« Au diable, Jug ! t’es pas supposé penser. Je te le dis encore une fois, l’affaire de Mondrick et de Chittum, c’est l’affaire de l’attorney, et moi, je ne veux pas savoir ce qu’il y a à l’intérieur de cette caisse. Vingt dollars la nuit, c’est vingt… »

Et Barbee s’écrasa…

Mais non sur l’allée de ciment à côté de Nick Spivak. Car il avait rejoint son corps tout en tombant, et cette métamorphose était moins pénible, à présent. Il tomba donc sur le sol, à côté de son lit, dans sa chambre à Glennhaven, et il se remit, raide, sur ses jambes.

Il n’était qu’un bipède des plus communs, engourdi par le sommeil. Il avait froid, et la tête lui faisait mal encore, du choc contre le sol. Il devait boire quelque chose. Il se sentait des serrements dans l’estomac. Le docteur Glenn, sans nul doute, lui dirait qu’il était simplement tombé de son lit, que le cauchemar était né tout simplement d’un effort inconscient en vue d’expliquer sa chute.