CHAPITRE X
L’AMI D’APRIL BELL
Le feu de l’automne brillait encore aux arbres du campus et dans les terrains avoisinant la Fondation des Recherches sur l’Homme.
Au lieu de la jeune fille qu’il s’attendait à trouver aux Informations, il trouva un homme à la lourde stature, beaucoup trop âgé pour porter le maillot de l’Université.
« Je regrette, lui dit-il. Bibliothèque et musée : fermés.
– Aucune importance, répondit Barbee, avec le sourire, je viens seulement pour voir M. Quain.
– M. Quain ? occupé.
– Alors j’aimerais parler à M. Spivak.
– M. Spivak ? occupé.
– À M. Chittum, dans ces conditions.
– M. Chittum ? occupé. Pas de visites. »
« Ah ! se dit Barbee, il va falloir réviser son petit manuel du parfait j’entre partout. »
Quand il vit deux autres hommes s’amusant avec l’ascenseur automatique. Eux aussi portaient le maillot de l’Université. Ils se retournèrent pour le regarder avec trop de diligence, et à la hanche, ils avaient comme une bosse. Il se rappela que Sam Quain avait engagé des gardes pour la Fondation. Et il écrivit sur une carte : « Sam, cela nous épargnera des ennuis à tous les deux si tu veux bien m’accorder une minute d’entretien. » Après quoi, il poussa la carte accompagnée d’un dollar en travers de la table :
« Si vous vouliez faire parvenir ceci à M. Quain », dit-il.
Sans rien répondre, l’homme à la face pâle repoussa le billet vers Barbee et prit la carte. Sa démarche était celle d’un policier fatigué et Barbee distingua la bosse qu’il avait lui aussi à la hauteur de la hanche. Sam, visiblement, entendait protéger la caisse.
Un quart d’heure d’attente, sous l’œil froid du garde. Puis Sam Quain avait débarqué brusquement de l’ascenseur, en manches de chemise, le visage non rasé, gris et dur.
« Par ici, Will. »
Il avait reconnu Barbee, mais sans amitié, et l’entraînait le long d’un couloir jusque dans une pièce aux murs entièrement couverts de cartes. Comme mobilier, des classeurs de métal, des fichiers de métal aussi. Quelles sortes de documentation le vieux Mondrick et ses collaborateurs avaient-ils rassemblées et analysées ?
« Tu ferais mieux de t’occuper d’autre chose, dit Sam. Dans ton propre intérêt, Will !
– Pour quelle raison ?
– S’il te plaît, Will, ne me pose pas de questions. »
Barbee s’assit sur un coin de table :
« Ecoute, Sam, nous sommes amis, ou du moins, nous l’étions. C’est la raison pour laquelle je suis venu ici. Tu peux m’expliquer un certain nombre de choses que j’ai besoin de savoir, pour une excellente raison.
– Je ne peux rien t’expliquer.
– Ecoute, Sam, que voulait dire le vieux Mondrick au moment de sa mort ? Qu’est-ce que vous avez trouvé dans l’Ala-shan ? Qu’est-ce que vous gardez dans cette caisse en bois ?… Et qui est l’Enfant de la Nuit ? »
Il fit une pause, mais Quain garda le silence.
« Je t’assure, Sam, que tu ferais mieux de me répondre… Rappelle-toi que je suis dans le journalisme. Je sais comment il faut manœuvrer avec ceux qui retiennent les informations. Je découvrirai ce que tu me caches, que tu le veuilles ou non.
– Tu ne sais pas dans quoi tu fourres le nez, dit Sam ; est-ce que tu ne peux pas nous laisser tranquilles, pendant qu’il y a encore un reste d’amitié entre nous ? Oublie que tu es un voyeur professionnel, pour une fois !
– Mais il ne s’agit pas de L’Etoile, tu ne comprends pas… Cela n’intéresse pas le journal. Mais il y a des choses qui arrivent et que je ne comprends pas. Il faut que je trouve une réponse à un certain nombre de questions. Avant que j’en devienne fou… Je sais que tu crains quelque chose, Sam. Pourquoi auriez-vous pris toutes ces précautions, inutiles d’ailleurs, pour garder le vieux Mondrick au moment de l’arrivée à l’aéroport ? Et pourquoi auriez-vous transformé cet immeuble en une forteresse, sans cela ?… Quel est ce danger, Sam ?
– Vaut mieux l’oublier, Will, tu ne serais pas plus heureux si tu étais au courant.
– Je sais quelques petites choses, déjà, dit Barbee, suffisamment pour me rendre presque fou. Je sais que vous êtes en guerre contre… quelque chose. Et ça me regarde… Eh ! je ne sais pas trop bien pourquoi. Mais je veux être avec vous, Sam !…
– Le moindre détail que tu saurais peut nous nuire à tous les deux, Will !… D’ailleurs, j’imagine que tu inventes des choses. Nora me disait que tu te surmenais et que tu buvais trop. Elle se fait du souci sur ton compte, Will, et je crains qu’elle n’ait raison. Je pense que ce qu’il te faut, c’est te reposer. (Il avait posé la main sur le téléphone). Je pense que tu devrais te mettre au vert pour quelques jours avant que tu ne t’effondres complètement. Je vais tout arranger pour toi… Tu ne payeras pas un sou. Mais si tu prends l’avion d’Albuquerque cet après-midi… Tu comprends, la Fondation a envoyé une petite équipe travailler au Nouveau-Mexique. Des fouilles dans les grottes. Il s’agit de chercher pourquoi l’Homo sapiens était éteint dans l’hémisphère occidental au moment de l’arrivée des Amérindiens. Mais tu n’as même pas besoin de t’occuper de leur travail. (Un sourire d’espoir sur ses traits.) Tu ne peux vraiment pas t’absenter pendant huit jours ?… Je vais téléphoner à Troie et arranger ça avec le journal. Il te donnera même un papier magazine à faire. Tu vas prendre des bains de soleil et faire un peu d’exercice. Et tu oublieras complètement le docteur Mondrick. (Il avait tendu la main, de nouveau, vers le téléphone qu’il allait décrocher). Est-ce que tu peux partir aujourd’hui si on te loue la place ? »
Barbee secoua la tête :
« On ne m’achète pas, Sam ! Rien à faire… Je ne sais toujours pas ce que tu veux me cacher, mais on ne me déplace pas de cette façon, Sam. Non. Je veux rester ici et voir la pièce qui va se jouer. Ça m’a tout l’air d’une farce, d’ailleurs. »
Très raide, Quain se leva :
« Le docteur Mondrick, dit-il, avait décidé de ne pas te faire confiance, Will, il y a très longtemps de ça. Il ne nous a jamais dit pour quelle raison. Peut-être que tu es un type bien, peut-être que non. Nous ne pouvons courir aucun risque… Je regrette que tu aies choisi d’être déraisonnable, Will. Je n’ai pas voulu t’acheter, comme tu dis. Mais je dois t’avertir. Ote ton nez de là, Will ! Si tu n’arrêtes pas les frais toi-même, on s’en chargera. Je regrette, Will, mais voilà la situation, telle qu’elle est. Penses-y bien, Will… Maintenant, il faut que je te quitte. (Et il se leva pour aller ouvrir la porte).
– Attends donc, Sam… Si tu pouvais seulement me donner une seule raison valable… »
Mais Sam s’était éloigné sans un mot de plus…
Debout devant sa vieille voiture, il se retournait pour regarder les hautes fenêtres derrière lesquelles il avait vu, dans son cauchemar, les soudeurs allumer leur flamme bleue, alors que les hommes de Quain aménageaient la chambre forte pour la caisse… Non, cette odeur fétide avait disparu. Mais cette adéquation parfaite entre le rêve et la réalité lui donnait la chair de poule…
Un moment de panique le fit sauter dans la voiture… Il s’était un peu calmé quand il atteignit la route nationale. Très déraisonnable ! se dit-il. Mais Quain avec ce curieux mélange de désespoir visible mais contenu et de regret solennel, de frousse bleue pure et simple aussi, l’avait secoué, pas de questions !
Il tourna en rond autour du campus jusqu’à épuisement de ce spasme de terreur, puis il reprit le chemin du centre. Non ! il n’était pas encore l’heure de téléphoner à April. Il n’avait pas cessé de travailler pour L’Etoile, mais non, et le dossier Walraven l’attendait toujours sur son bureau de la rédaction. Mais il répugnait à cette corvée de réhabilitation de Walraven. Et soudain il sentit qu’il fallait absolument aller voir Rowena Mondrick… Barbee arrêta devant le bâtiment principal, trois étages, briques jaunes. Il tourna autour de la prison, entra dans une salle ombreuse et d’un silence particulièrement ouaté, immense, austère, opulente comme une entrée de banque, temple consacré au culte du grand Freud. Il donna sa carte à une jeune fille installée derrière un pupitre d’acajou, semblable à une prêtresse :
« Je suis venu voir Mrs. Rowena Mondrick », dit-il.
Elle avait un visage qui rappelait à Barbee le portrait d’une princesse égyptienne vu naguère, au musée. Yeux et chevelure bleus, peau d’ivoire, sourcil bas, profil qui n’en finissait plus.
La déité feuilletait un registre noir :
« … Je regrette beaucoup, monsieur, dit-elle, mais je ne vois pas votre nom inscrit… Impossible aujourd’hui. Si vous désirez revenir ?
– Qui est son médecin ?
– Eh !… elle a été admise ce matin, à huit heures, et c’est une malade du docteur… Glenn.
– Alors, annoncez-moi au docteur Glenn.
– Je regrette infiniment, monsieur, mais le docteur Glenn ne reçoit jamais personne que sur rendez-vous…
– Mme Mondrick est une amie, vous comprenez, et je voulais seulement avoir de ses nouvelles, savoir comment elle allait ?
– Tout renseignement au sujet de nos malades est interdit par le règlement. Néanmoins, sous la surveillance personnelle du docteur Glenn lui-même, Mrs. Mondrick est assurée de recevoir les meilleurs soins possibles… Si vous désirez demander l’autorisation de visite ?
– Non, dit-il, merci !… »
On avait beau dire, Barbee se sentit heureux de retrouver l’air extérieur. Encore une vaine tentative ! Il restait April Bell. Presque l’heure de lui téléphoner. Il allait lui restituer le loup de jade blanc et essayer de découvrir si April Bell, elle aussi, avait rêvé…
Mais voici Miss Ulford. Elle était assise sur un banc à l’arrêt de l’autobus, derrière le coin. Il s’approcha du trottoir, lui proposa de monter.
« Merci beaucoup, monsieur Barbee (sourire de toutes ses fausses dents jaunes), je viens de rater mon autobus. Et je ne sais pas à quelle heure il y en a un autre… Je suppose que j’aurais dû demander à la jeune fille de m’appeler un taxi… Je ne sais pas ce que je fais. Je suis tellement agitée par ce qui arrive à cette pauvre Rowena.
– Comment est-elle ?
– Dérangement aigu, c’est ce que le docteur Glenn a écrit sur sa fiche… Elle continue à être hystérique. Elle ne voulait pas que je m’en aille, mais Glenn a dit… on lui a donné un sédatif.
– Et pourquoi ?… Qu’est-ce qu’elle a ?
– Une obsession et une idée fixe, c’est comme ça que Glenn l’appelle.
– Ah ! quel genre ?
– Vous savez comment elle était toujours pour l’argent ? Glenn appelle ça une obsession. Et ça s’est aggravé depuis hier soir. Vous comprenez, nous lui avons enlevé ces vieux bijoux ce matin quand nous l’avons pansée, et elle est devenue très agitée, la pauvre chérie, quand elle a réalisé qu’elle ne portait plus son argenterie. Le docteur Glenn m’a autorisée, pour la calmer, à aller chercher et à lui rapporter le tout. Et elle m’a remerciée. Et elle m’a dit que je la sauvais.
– Et cette idée fixe, demanda Barbee, qu’est-ce que c’est ?
– Je ne la comprends pas, elle veut voir M. Sam Quain. Elle veut lui dire une certaine chose. Il faut qu’elle lui dise une certaine chose. Mais elle est tout à fait déraisonnable. Elle ne veut pas téléphoner. Elle ne veut pas lui écrire une lettre. Elle ne me fait même pas confiance à moi, pour la porter, cette lettre. Ou pour lui répéter le message, à M. Quain… Elle m’a suppliée de le faire venir la voir. Elle m’a dit de lui dire qu’elle voulait le prévenir. Mais, bien sûr, on lui a interdit les visites… Je suis si terriblement triste, disait Miss Ulford, pauvre Rowena, aveugle et tout le reste. Et son mari à peine mort dans la terre. Et elle est encore tellement agitée. Elle nous a tous suppliés de bien prendre soin de Turc, son chien, vous savez bien. Maintenant elle dit comme ça qu’elle le veut avec elle pour la garder, à la clinique ! Elle l’a fait sortir, hier soir, mais il n’est pas encore revenu. Et le docteur Glenn lui a demandé pourquoi elle avait besoin d’être gardée et de quoi elle avait peur ? Mais elle n’a jamais voulu le dire… »
« Heureusement, pensait Barbee, que Miss Ulford ne peut pas savoir ce que je pense. » Il la laissa devant la maison d’University Avenue et repartit vers la ville. Il était bientôt midi. Et il trompait son attente en feuilletant le dossier Walraven.
Mais son impatience fondit dès qu’il eut le combiné en main. Il refusait opiniâtrement de croire qu’elle pouvait être plus dangereuse que n’importe quelle autre jolie rousse. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir peur et de le sentir, sans rien pouvoir y faire. Brusquement, il avait replacé le récepteur sur son support. Mieux valait attendre de s’être repris en main. Peut-être qu’il valait mieux, d’ailleurs, attendre, ne pas donner de coup de téléphone, mais lui rendre visite sans être annoncé. Il voulait voir la tête qu’elle ferait quand il lui parlerait de l’épingle de jade blanc.
C’était l’heure du déjeuner, mais il n’avait pas faim. Il s’arrêta au drugstore pour prendre du bicarbonate et au Mint Bar pour avaler une dose de bourbon. Cela le remit sur ses pieds, et il partit en direction du bureau de Walraven, avocat, dans l’espoir qu’il allait échapper pendant une courte pause aux perplexités qui le déchiraient, qu’il trouverait un nouveau point de vue sur le mystère April Bell.
Le politicien à face débonnaire se mit à lui raconter d’horribles histoires sur le compte de ses adversaires et lui offrit une nouvelle dose de whisky. Mais son humeur enjouée s’évapora d’un seul coup à l’allusion, que Barbee n’hésita pas à faire, au sujet des égouts. Cela lui rappela un rendez-vous qu’il ne pouvait décommander. « Excusez-moi, merci », et voilà Barbee de retour devant sa table.
Il essaya de travailler, mais le moyen de ne plus penser à cette caisse sur laquelle veillaient des hommes en armes ! Le moyen de ne plus penser à Rowena Mondrick et à ses idées fixes ? Et que voulait-elle communiquer à Sam Quain ? Et un loup au regard vert souriait sur la feuille blanche sous le rouleau de sa machine à écrire.
« Inutile de tergiverser plus longtemps », se dit-il soudain. Il rangea le dossier Walraven, secoua cette crainte superstitieuse et passagère d’April Bell qui s’était emparée de lui, et se mit à craindre tout autre chose : s’il n’avait pas attendu trop longtemps pour donner signe de vie à la jeune fille rousse ?
Car il était déjà deux heures après midi. Elle devait avoir quitté l’appartement depuis longtemps, certes, si elle était vraiment reporter au Phare. Il sauta dans sa voiture, retourna à son appartement de Bread Street, y prit l’épingle de jade blanc, et se rendit coupable d’excès de vitesse en gagnant les Armes de Troie.
Il ne fut pas très surpris de voir la voiture bleue de Preston Troie au stationnement derrière l’immeuble. Une des plus époustouflantes des ex-secrétaires de Troie en habitait justement le dernier étage.
Barbee ne s’arrêta pas à la réception : il ne voulait pas qu’April Bell fût avertie suffisamment à temps pour ajouter un chapitre à la biographie de la tante Agatha. Tout ce qu’il désirait, c’était laisser tomber l’épingle de jade blanc dans la main de la jolie rousse en guettant l’expression dans ses yeux verts. Il n’attendit pas l’arrivée de l’ascenseur, mais gagna tout de suite le deuxième étage.
Il ne fut pas surpris non plus quand il aperçut le gros corps de Troie évoluant dans le corridor, devant lui – l’ex-secrétaire devait avoir changé d’appartement, se dit-il. Et il se mit à lire les numéros : 2-A et 2-B, le prochain, c’était sûrement le 2-C…
Mais Troie s’était arrêté, devant lui, à la porte du 2-C. Barbee restait là, la mâchoire basse, le regard vide, en observation. Le petit homme lourd en complet voyant à carreaux et à cravate rouge et jaune ne frappait pas à cette porte, il ne sonnait pas, il ouvrait la porte avec sa propre clef. Et la porte s’était refermée.
Barbee, chancelant, gagna l’ascenseur, poussa avec fureur sur le bouton rez-de-chaussée. Il se sentait comme s’il avait reçu un direct dans l’estomac. À vrai dire, il le savait bien, il n’avait aucun droit sur April Bell. Elle lui avait parlé de « vieux amis », outre la tante Agatha. Et visiblement, elle ne pouvait pas vivre sur sa seule paie du journal.
Il n’en était pas moins malade.