CHAPITRE VIII
CHASSE DANS LA NUIT
Barbee se baissa auprès de la forme flasque de la louve blanche, et bizarrement, il étendit les quatre pattes afin de ne pas tomber lui-même. Il sentait l’odeur de la chose dans le coffre vert. C’était quelque chose de secret, plus ancien que l’histoire connue, longtemps enterré sous un tertre funéraire dans l’Ala-shan, à côté des ossements de ceux qui étaient morts de par son fait. Et il allait en mourir, lui aussi. Pourtant, l’odeur était d’une douceur parfumée. « Pourquoi, se demandait-il, pourquoi l’ai-je d’abord trouvée mauvaise, cette odeur ? »
Il aspira un grand coup.
Il allait s’endormir, à côté de la grande louve.
Il se sentait fatigué à mourir, et cette odeur antique et bizarre, il lui paraissait qu’elle soulageait ses soucis et sa fatigue atroce, et son corps qui lui faisait mal. Il aspira puissamment et se disposa à dormir. Mais la louve blanche avait remué par terre. Elle chuchotait :
« Abandonne-moi, Barbee, sors d’ici avant que la boite te tue. »
Ce qui éveilla chez lui une certaine conscience de son péril. Il aimait ce parfum étrange, mais qui était en train de tuer April Bell. Il fallait sortir, aller respirer le grand air. Après, il pourrait revenir et humer le parfum, et dormir. Il attrapa la fourrure lâche derrière le dos de la louve, et la remorqua péniblement, par les dents, vers cette ouverture qu’elle avait opérée à travers la porte.
Mais arrivé là, la consternation s’empara de lui, et, de ses crocs relâchés, il lâcha le corps mou de la louve. La route était coupée. Les ferrures et le panneau avaient reparu. Ce tranquille cabinet de travail avait bel et bien été un piège armé à leur intention. Et le piège s’était refermé sur eux.
Faiblement, il s’attaqua à la porte. Mais elle avait beau sembler inerte, elle le repoussa. Il fit de son mieux pour se rappeler le cours de Mondrick, ainsi que la théorie de l’ami inconnu d’April. La matière était composée principalement de vide. Rien n’était absolu. Il n’y avait de réel que des probabilités. Son esprit était un réseau d’énergie, qui pouvait agir sur les atomes et électrons de la porte, agir sur la probabilité. Il pouvait abolir les vibrations qui faisaient une barrière de cette porte.
Il restait là, faisant effort. Mais la porte ne s’abolissait pas. La louve était toujours étendue à ses pieds, et il lui en coûtait de ne pas s’écrouler à côté d’elle. L’odeur douce de la chose dans la boîte épaississait toujours l’air. Il respirait fort, la langue pendante. L’antique parfum mettrait fin à tous ses soucis, à toutes ses douleurs.
Voix imperceptible de la louve :
« Regarde la porte. Ouvre le bois. J’essaierai de te suivre. »
À nouveau, il fit de son mieux pour dissoudre les panneaux. Les probabilités seules étaient réelles, il se le rappelait, mais cela n’était que des mots. La porte restait solide. Puis il y eut un frémissement chez la louve. Il sentit qu’elle essayait d’agir avec lui. Lentement, à tâtons, il sentit en lui s’éveiller un sens nouveau d’extension, de maîtrise des choses.
Un point de brouillard naquit sur le bois. Sans savoir au juste comment, il réussit à l’agrandir. La louve à ses pieds tressaillait, semblait se raidir. Et l’ouverture restait si petite. Une bouffée de parfum encore… L’espace s’agrandissait. Il saisit la louve par le cou, et fonça à travers la porte, avec elle.
Les effluves de la caisse de bois vert restaient derrière eux, maintenant. Un instant, Barbee éprouva une terrible envie de retourner d’où il venait, puis la réaction se fit en lui. Il se coucha par terre, secoué par la nausée. Très loin, dans la pièce fermée derrière lui, il entendait encore l’opératrice impatiente qui parlait dans la récepteur qu’on avait oublié de raccrocher. Puis la voix de Nora qui appelait :
« Sam !… Sam ! »
Les sommiers gémirent de nouveau. Sam se retourna, mais ils ne se réveillèrent ni l’un ni l’autre. Barbee se remit sur ses pattes, heureux d’aspirer l’air à grandes goulées. Quand il reprit la louve blanche entre les mâchoires, il attrapa une bouffée de cette horrible odeur qui passait sous la porte, et la nausée le ressaisit.
Il la souleva, la mit sur ses épaules. Cassé, écroulé sous le poids, il marcha tant bien que mal à travers la cuisine de Nora, à la bonne odeur propre, et passa dehors par la porte ouverte.
Voilà, ils étaient en sécurité, loin du piège à loups-garous, se dit-il, en tremblant sous son poil, hirsute, courant, la louve sur le dos. Mais il n’arrivait pas tout à fait à laisser derrière lui le souvenir angoissé de l’effluve mortel, jusqu’à ce que le froid salubre de la nuit en eût lavé ses narines. La force lui revint.
Il porta la louve blanche jusqu’au campus et l’étendît sur l’herbe blanche de gel et craquante. À l’orient naissait déjà une lueur d’argent. Dans les fermes montait le cri des coqs. Un chien hurlait à la mort, pour changer. Le péril de l’aube approchait. Et il ne savait quoi faire pour April Bell.
Sans espoir, il se mit à lui lécher son poil blanc. Et le corps svelte tressaillit, s’agita, à son immense soulagement, comme si elle s’était remise à respirer. Elle se dressa sur ses pattes, titubante. Elle soufflait, elle tirait la langue. Son regard était noir de terreur.
« Merci, Barbee, dit-elle enfin, c’était horrible ! Je serais morte dans le piège si ingénieux de ton vieil ami, si tu ne m’avais portée jusqu’ici… Cette chose dans la boîte est beaucoup plus dangereuse que je ne me l’étais imaginé. Je ne crois pas, même, que nous puissions vraiment la détruire. Ce que nous pouvons, c’est frapper ceux qui espèrent s’en servir. Jusqu’au moment où on la réenterrera, et qu’elle retourne quelque part au fond de l’Ala-shan.
– Tu veux frapper Sam et Nick et Rex ? »
La louve blanche le regarda malicieusement :
« N’oublie pas que, maintenant, tu fais partie de la bande noire. Plus d’amis hommes, étant donné que tous les hommes te tueraient, nous tueraient, s’ils savaient. Il faut d’abord que nous détruisions les ennemis du Fils de la Nuit, avant de mourir. Mais Quain n’est pas le premier de la liste. Maintenant, il faut que nous nous attaquions à la veuve de Mondrick. Avant qu’elle lui dise.
« Pas Rowena, dit Barbee, elle a toujours été une véritable amie pour moi. Même après le changement d’attitude de Mondrick. Si généreuse et si bonne, toujours. On oublie qu’elle est aveugle, tant elle a d’humanité.
– Mais toi, tu n’es pas un humain, Barbee, n’oublie pas… Elle non plus, ajouta-t-elle, je ne crois pas. Pas vraiment. Elle a juste ce qu’il faut de notre sang, je pense, pour la rendre terriblement dangereuse pour nous. C’est pourquoi il faut l’en empêcher, avant qu’elle parle.
– Non, dit Barbee, je ne veux pas lui faire de mal.
– Je ne crois pas que ce soit un gibier très facile non plus, dit la louve blanche ; elle a appris tout ce que le vieux Mondrick pouvait lui apprendre, et elle a vu un tas de choses en Afrique, aussi. Tu as vu tout cet argent qu’elle portait ? Contre nous. Et elle doit avoir d’autres armes encore, sans parler de cet affreux chien que Mondrick lui a dressé. Elle sera dure à abattre, mais il faut essayer.
– Moi pas.
– Si ! lui dit-elle, tu feras ce que tu dois faire, Barbee, parce que tu es ce que tu es. Cette nuit, tu es libre et tu as laissé derrière toi toutes inhibitions habituelles, avec ton corps, dans ton lit. Tu cours avec moi, cette nuit, comme notre race, aujourd’hui morte, courait jadis, et notre gibier est un gibier humain… Allons, Barbee, viens, avant le lever du jour. »
Et la louve blanche se mit à courir, et les faibles chaînes de ses contraintes d’homme, qui retenaient encore Barbee, tombèrent. Il courut derrière elle, à travers la pelouse, sentant sous ses pattes l’agréable crissement du givre qui se brise, attentif au moindre murmure, à la moindre odeur de la ville endormie : jusqu’aux fumées chaudes des machines du camion laitier qui lui parurent parfumées, parce qu’il avait respiré cette chose délétère tirée des tombeaux antiques, au fond du désert.
Arrivés à University Avenue, ils atteignirent la vieille maison de brique au milieu du gazon mal entretenu. Barbee s’arrêta quand il vit le crêpe noir à la porte d’entrée, mais la louve blanche continuait son galop devant lui, et son odeur fraîche balaya son hésitation.
Son corps reposait, très loin, et ses liens d’homme étaient brisés. La louve était à son côté, vivante, animée, irrésistible. Il appartenait à sa meute, à présent, et ils suivaient l’Enfant de la Nuit. Il attendit, accroupi, à côté d’elle, que les panneaux de la porte s’écartassent.
« Rowena ne doit pas souffrir, chuchota-t-il, mal à son aise. Elle a toujours été une amie pour moi. Je venais ici et elle me jouait, au piano, des morceaux qu’elle improvisait, en général, étranges, tristes, magnifiques. Vraiment, elle mérite une belle fin sans douleur.
La louve blanche partit en avant, à côté de lui. Ses narines avaient saisi une odeur légère, pénétrante, haïssable, celle du chien. Le poil se hérissa sur son dos. À son côté, la louve grondait, les yeux toujours fixés sur la porte, et elle n’essayait même pas de lui répondre.
Barbee vit le bas de la porte disparaître dans une brume d’irréalité. Rapidement, il regarda la pièce familière, avec la grande caverne noire de l’âtre, la grande masse sombre du piano à queue de Rowena. Il vit de vagues ombres bouger, entendit des pas pressés sur le parquet. La clef tourna, la porte en train de devenir invisible s’ouvrit brusquement.
La louve recula.
Un flot d’odeurs s’échappa de la maison, plus immédiates et réelles que tout ce qu’il avait senti jusque-là : odeur mince et amère du gaz qui brûlait dans la cheminée, parfum lourd des roses offertes par Sam et Nora Quain, parfum de lavande et odeur de naphtaline des vêtements de Rowena Mondrick, senteur chaude, acide, de son corps qui criait la peur. Et par là-dessus, l’odeur du chien.
Cette dernière n’était d’aucune façon aussi horrible que l’émanation de cette chose dans le coffre chez Quain, mais pourtant elle lui donnait la nausée. Elle le glaçait d’une terreur plus vieille que l’Humanité, elle, le durcissait dans une haine raciale. Le poil se soulevait sur son corps, ses babines se retroussaient. Il joignit les pattes, il retint son souffle, se ramassa sur lui-même en face de l’ennemi de toujours.
Rowena Mondrick sortit, le chien en laisse à côté d’elle. En robe de chambre de soie noire, elle s’arrêta, grande et sévère, statue toute droite. D’un réverbère, au loin, les rayons faisaient étinceler la boucle d’argent de son cou, et les bracelets et les bagues, d’argent également, tous massifs. Et la lumière faisait luire en outre la pointe du fin poignard qu’elle tenait à la main.
« Aide-moi, soufflait la louve blanche à Barbee accroupi à son côté, aide-moi à l’abattre. »
Cette femme aveugle, frêle, serrant une dague d’une main, de l’autre la laisse de son chien, avait été son amie. Mais elle était de race humaine, et Barbee se serrait contre la louve blanche. Le ventre contre terre, ils avançaient sur leur proie.
« Je vais essayer de lui tenir le bras, souffla la louve ; toi, saute-lui à la gorge, avant qu’elle puisse se servir de la lame d’argent. »
Rowena Mondrick attendait sur le pas de la porte obscur, et les panneaux derrière elle redevenaient lentement réels derrière son corps. Le chien grondait et tirait sur la laisse. Elle le retenait d’un bras ferme par son collier clouté d’argent. Le visage mince et blanc de l’aveugle était tiré, triste. Barbee, à la voir ainsi la tête en arrière, avait l’impression déconcertante que les verres noirs de ses lunettes voyaient, le voyaient, lui.
« Will Barbee, dit-elle en effet, je savais le danger qui te menaçait et j’ai essayé de te prévenir, de t’armer contre cette habile petite sorcière. Mais je ne pensais pas que tu mettrais si peu de temps à oublier ton humanité. »
Barbee sentit une chaleur de honte l’envahir. Il se retourna pour gémir une plainte, mais la féroce grimace à crocs blancs découverts le réduisit au silence.
« Je suis vraiment navrée, poursuivait doucement Rowena, que ç’ait dû être toi. Mais je sais que tu as succombé au sang noir qui est en toi. J’avais toujours espéré que tu le surmonterais. Tous ceux qui ont du sang noir ne sont pas des sorciers, Will…, je sais bien. Mais je vois que je me suis trompée sur ton compte… Oui, je sais que tu es ici, Will Barbee. (Il crut voir trembler la main crispée sur le poignard d’argent – elle l’avait martelé et limé, et c’était un couteau de table, en temps normal). Et je sais ce que tu veux… Je sais ce que tu veux. Mais on ne me tuera pas facilement. »
La louve, allongée sur le sol, sourit à Barbee et avança :
« Prêt ? demanda-t-elle à son compagnon le loup gris, dès que je lui aurai attrapé le coude… En avant ! Pour l’Enfant de la Nuit ! »
Elle avait sauté sans bruit. Son corps mince avait dessiné un éclair blanc, et ses crocs étincelants déchiraient le bras de l’aveugle. Barbee, dans l’attente du poignard d’argent qui allait frapper, sentit soudain monter en lui une vague noire de sauvagerie, la soif chaude du sang rouge et doux.
« Will ! criait Rowena en sanglots, non, tu ne peux pas faire ça ! »
Il retint son souffle pour sauter.
Mais le chien Turc avait poussé un cri d’alarme. Rowena Mondrick avait lâché le collier, et elle avait reculé en battant l’air de son couteau d’argent.
Tournoyant à travers les airs, la louve évita le poignard. Mais les lourds bracelets au bras de l’aveugle lui frappèrent la tête. La louve tomba, tremblant du coup qu’elle venait de recevoir, et l’énorme chien en profita pour lui sauter à la gorge. Elle se tordit, impuissante, entre les mâchoires du molosse, gémit, et s’amollit.
Mais son gémissement libéra Barbee de ce qui lui restait de pitié pour Rowena. Il sauta, les crocs en avant, sur Turc, lui déchira le cou, mais en se cognant aux clous d’argent du collier. Une douleur paralysante se déchaîna en lui au contact du métal froid. Il recula, malade du choc.
« Ne la lâche pas ! » criait Rowena.
Mais le grand chien avait déjà lâché la louve pour recevoir de pied ferme la charge de Barbee. Elle s’était remise sur ses pattes, et, titubante, elle s’écartait de l’attaque.
« Partons, Barbee, cria-t-elle. Cette femme a trop de notre sang en elle. Elle est plus forte que je ne m’y attendais. Nous ne pouvons pas la vaincre, elle, l’argent et le chien. »
Et elle fila à travers la pelouse.
Barbee la suivit au galop.
Et l’aveugle les suivit d’un pas rapide, ayant confiance en elle-même, terrible à présent. Les lumières de la rue se reflétaient froides sur la broche de son cou et les bracelets de ses poignets, pâles sur la lame d’argent qu’elle brandissait :
« Vas-y, Turc, criait-elle, tue-les ! »
Louve blanche et loup gris, ils fuyaient ensemble, et ils regagnaient la rue vide qui menait au campus silencieux. Barbee se sentait endolori et secoué et malade de cet argent qui lui avait heurté la mâchoire, et il savait que le chien berger allait le rejoindre. On entendait son aboiement sauvage et les cris méchants de la vieille, qui se rapprochaient, et il se retourna en vue de faire front une dernière fois.
Mais la louve blanche avait foncé devant lui. Elle avait couru au chien, et elle était partie en dansant, avec Turc à ses trousses. Elle se retournait vers le chien et se moquait de lui en imitant ses cris. Ainsi, elle l’avait entraîné, d’une feinte, en direction de la chaussée, derrière le campus.
« Attrape-les et rapporte ! criait l’aveugle. Rapporte ! »
Barbee se secoua et commença une manœuvre de retraite. La louve et le chien avaient disparu de l’horizon, mais leurs odeurs flottaient encore. Et le cri du chien retentissait encore au loin, avec une expression déçue qui commençait à en mitiger l’ardeur.
L’aveugle, elle, suivait Barbee à la course, opiniâtre.
Il la distança d’un pâté de maisons, et se retourna pour la voir, là-bas, derrière lui. Elle atteignait une avenue qui coupait le gazon verglacé, comme il la regardait. Sans doute ses verres noirs ne la guidaient plus, car elle trébucha sur l’arête du trottoir et tomba de tout son long sur le ciment.
Barbee ressentit un élan de pitié. Cette chute inopinée devait l’avoir meurtrie. Mais elle se relevait. Elle se remettait à la poursuite. Il voyait la clarté des étoiles se réverbérer sur la pointe de son couteau, et il tourna à angle droit, marchant à l’odeur mêlée de la louve blanche et du chien berger.
La halte suivante eut lieu sous le clignotant de Center Street, et l’aveugle était loin derrière. Une voiture isolée venait dans leur dos. Barbee se mit à courir comme un fou, fuyant l’éclat des phares, jusqu’à ce qu’il devînt trop pénible à supporter, alors il se tapit dans une allée attendant que l’automobile eût disparu sur la route. Quand il regarda derrière lui, il ne put voir Rowena.
Le cri lamentable du berger s’était éteint ou éloigné. À présent, le loup gris se trouvait au centre du grondement des machines, dans le sifflement de la vapeur et le cliquetis d’acier de la gare de formation. Il parvenait cependant à suivre la piste qui menait vers l’est, à travers un dédale de pauvres rues, jusqu’au chemin de fer.
Odeurs de graisse à machines et morsure sèche de la cendre et puanteur puissante de créosote, diluées dans l’âcreté sulfurique de la fumée de charbon. Et toujours il gardait la piste. Jusqu’à ce qu’une locomotive haut-le-pied vint à sa rencontre, avec un homme qui freinait debout sur le marchepied.
Barbee s’effaça, mais un jet de vapeur l’enveloppa, dissipant toute odeur si ce n’est l’odeur chaude d’huile et de métal. La piste était coupée.
Il eut beau tourner en rond pour la rattraper, et aspirer de tout son cœur, ses narines ne rencontraient rien, si ce n’est l’acier chauffé, l’huile chaude, l’amertume du fuel à moitié consumé, avec un fond d’odeurs chimiques qui montaient du paysage industriel que les trains traversaient.
Il leva les oreilles, désespéré. Le martèlement des locomotives et des wagons s’éloignait. Pilonnement des usines. Au loin, sifflet d’un train qui s’annonce. Mais il n’entendit pas d’aboiement ni l’appel de la louve.
Comme il se tournait vers l’est, une douleur aiguë lui mordit les yeux. La tête lui bourdonna. Les cheminées d’usines devinrent pareilles à de longs doigts qui indiquaient le lever du jour. Il avait perdu sa louve blanche et le jour mortel menaçait. Soudain, il se rendit compte qu’il ne savait pas comment retourner chez lui, retrouver son corps.
Il allait, sans but, parmi les rails froids et brillants, quand l’aboiement retentit de nouveau, lent, sans espoir, quelque part derrière les usines. Il marcha vers ce cri, couvert par un train de marchandises de part et d’autre qui le protégeait du jour.
Enfin, il aperçut la louve blanche qui courait vers lui, avec une grâce paresseuse. Elle avait parcouru des cercles afin d’égarer le berger, mais elle devait être fatiguée, à présent, ou était-ce la lumière qui l’affaiblissait, puisque, le chien gagnait sur elle ? Le cri monta, se fit plus aigu et plus rapide, triomphant enfin.
Barbee courut vers la louve.
« Repose-toi, cria-t-il, je vais le promener un peu. »
Il n’était pas sûr de pouvoir le faire très longtemps puisque l’aube montait et le perçait de sa flèche toujours plus puissante, et que son corps était raide encore et douloureux du choc provoqué par l’argent. Mais il fallait venir en aide à la louve blanche.
« Non, Barbee, lui dit-elle, il est tard, nous devons rester ensemble. »
Il courut à côté d’elle, trop las pour s’enquérir même de ce qu’elle avait l’intention de faire. La lumière montait et Barbee regardait la plaine le long du fleuve où il pensait trouver un peu d’ombre dans les fourrés.
« Par ici, Barbee ! Ne me lâche pas ! »
La louve restait sur la voie.
Le chien couleur feu était maintenant sur leurs talons. Nullement essoufflé. La lumière grise étincelant à son collier mortel. Barbee fuyait, faisant effort pour ne pas se laisser distancer par la louve blanche.
Le fleuve noir était proche. Il respira l’odeur pourrie de ses bords boueux et l’odeur aigre des feuilles mortes, là-dessus la bouffée rance de l’usine à traiter les ordures et le parfum acide, déplaisant, des résidus chimiques dans l’eau sombre.
Au-delà du fleuve, la flamme blanche du jour dans le ciel devint terrible. Les yeux lui brûlaient, le corps se contractait sous la lumière. Il suivait, sombre, sa svelte compagne. Quelque part, très loin encore, le train siffla de nouveau.
Ils atteignirent le pont, et la louve, d’un pas assuré, sortit des traverses. Barbee restait derrière, rempli d’une crainte vague, mais ancienne, de cette eau qui coulait sous eux. Le grand chien, qui hurlait à la mort une fois de plus, était presque sur lui. Tremblant, veillant bien à ne pas regarder la surface polie de l’eau noire sous lui, Barbee passait, tant bien que mal, le pont, et le berger suivait imperturbablement. Le loup avait atteint environ la moitié de la portée, quand le rail se mit à chanter. Nouveau sifflet du convoi. Le feu avant s’alluma, cruel, au terme d’une courbe de la voie, à moins de quinze cents mètres, là-bas. Frénétique, Barbee partit en avant.
L’insouciance apparente de la louve blanche n’était plus qu’un souvenir, à présent. Elle filait sans un mouvement inutile, courait sans paraître mouvoir le corps, ombre agile et blanche. Il ne la quittait plus d’une ligne, galopant en désespéré le long de l’acier palpitant et sonore. L’air tremblait et le pont frémissait. Devant lui, Barbee distingua la louve blanche qui l’attendait, assise à côté de la voie, se moquant du chien.
Il se jeta à côté d’elle, dans le vent de poussière déplacé par le train. À peine s’il entendit le dernier cri de terreur du chien berger. La louve blanche souriait en voyant les taches imperceptibles dans l’eau du fleuve qu’avait laissées le chien de feu, et secouait les scories qui tachaient sa fourrure neigeuse.
« Et voilà pour M. Turc, dit-elle, heureuse. Je pense que nous prendrons soin de sa maîtresse, de façon aussi heureuse, une fois le temps venu. Malgré les armes d’argent et son sang noir. »
Barbee frissonna.
Ils descendirent le remblai, fuyant l’orient…
« On ne peut pas, dit-il. Pauvre Rowena ! nous lui avons déjà fait assez de mal.
– C’est la guerre, Will. La guerre des races, aussi vieille que le monde. Nous l’avons perdue, une fois. Il ne faut pas que ça recommence. Rien n’est trop cruel pour des traîtres demi-sang comme elle, la veuve noire. Cette nuit, il n’y a plus le temps, mais je suppose que nous avons bouleversé ses plans. Elle n’a pas pu prévenir Sam Quain, en tout cas… Maintenant, il est temps de rentrer… Bonne nuit, Barbee. »
Barbee resta seul. La flamme montant de l’est le perçait de part en part et une terreur froide s’emparait de lui : comment rentrer ? Incertain, il chercha son corps, fit effort pour le retrouver.
Comment y atteindre ?
Et cependant il en avait la conscience, de ce corps qui reposait, raide et légèrement glacé, en travers du lit, dans le petit appartement de Bread Street. Efforts maladroits, désordonnés pour le regagner et mouvoir cette dépouille, un peu comme il eût voulu sortir d’un rêve.
Ses premiers efforts furent faibles et tâtonnants, premiers pas d’un enfant. Et cette douleur intolérable, ce surmenage d’une faculté sans emploi jusque-là ! Mais la souffrance même le poussait à persévérer, l’y encourageait. Continuer, c’était terminer la douleur, sans doute. Il essaya encore. Une fois de plus, il éprouva cette sensation de métamorphose, cette impression de quelque chose qui coulait… et il se retrouva assis, sur le bord de son lit, en train de mettre le pied sur le sol de sa chambre à coucher, le corps zébré de douleurs.
La pièce était froide maintenant, et lui, il était raide et gelé. Une torpeur bizarre était en lui, paralysant ses sens. Il renifla pour retrouver ces récentes odeurs variées si révélatrices à l’odorat du loup gris, mais ses narines d’homme, en ce moment précis, son nez bouché, restaient insensibles. Jusqu’à l’odeur du whisky montant du verre vide sur le chiffonnier, qui s’était évaporée.
Le corps fourbu, il gagna péniblement la fenêtre, tira la persienne. Le jour grisâtre noyait l’éclairage des rues. Il s’écarta. Comme si la lumière du jour avait été la face formidable de la Mort.
Quel rêve !
Il essuya cette sueur que la crainte avait fait perler sur son front. Sa canine droite palpitait de douleur. C’était le croc, qui avait frappé les clous d’argent du collier de Turc. Si le rhum lui donnait ce genre de gueule de bois, il valait mieux rester fidèle au whisky. Peut-être même qu’il valait mieux en prendre moins à l’avenir ?
Il se sentait la bouche brûlante et sèche, ce matin. Il gagna, d’un pied incertain, la salle de bains. Se retrouva occupé à saisir difficilement le verre à dents, de sa main gauche. Il ouvrit sa droite : il n’avait pas lâché la broche de jade blanc de la tante Agatha.
Hein !
Sur le dos de sa main, une longue écorchure rouge. À l’endroit précis où Jiminy Cricket l’avait mordu de ses petites dents…
Tout naturel, voyons !
Le vieux Mondrick l’expliquait, dans ses leçons de psychologie. Psychologie des rêves. Phénomènes de l’inconscient. Ces phénomènes n’étaient pas aussi extraordinaires, ils étaient moins instantanés que le sujet ne les percevait.
D’avoir pensé à la confession d’April Bell l’avait fait se lever dans son sommeil, fouiller dans la boîte à cigares du chiffonnier pour prendre la broche de jade blanc. Quoi de plus naturel ! Et il avait dû, par surcroît, se blesser la main à l’une des lames de rasoir dans la boîte. Ou peut-être à l’épingle de la broche ? Le reste n’était qu’une interprétation personnelle de cet incident sans importance, où se reflétaient ses craintes et ses désirs refoulés.
C’était bien ça !
Soupir de soulagement. Il se rinça la bouche, tendit la main vers la bouteille de whisky… Pour reprendre du poil de la bête, comme on dit. Pouah ! Le goût horrible du poil de chien lui avait soudain envahi la bouche, comme dans son cauchemar.
D’une main ferme, il replaça la bouteille sur l’étagère.