DERRIÈRE LE VOILE
April Bell se pencha en travers de la petite table noire, de la petite table octogonale, son visage tendu et blanc qui flottait tout près de celui de Barbee, sur le brouillard épais de fumée chaude et bleue – les clients de la Montagne en Pointe payaient si cher pour venir le respirer. Sa voix grave s’élevait à peine, ses longs yeux regardaient les yeux écarquillés de Barbee, comme pour juger mieux de l’effet produit.
Barbee sentait au fond de l’estomac quelque chose de sourd et de pénible, comme s’il avait bu une fameuse rasade de whisky pur, provoquant une sorte de paralysie. L’avant-goût de la chaleur à venir. Il n’osait parler. Il ne voulait pas discuter ce que disait la jeune fille. Mais il ne pouvait l’accepter non plus.
« Vous comprenez, commençait-elle à lui expliquer, maman était la seconde femme de mon père. Jeune assez pour être sa fille. Je sais qu’elle ne l’a jamais aimé. Je n’ai jamais vraiment compris pour quelle raison elle l’a épousé. Une brute ! Odieux avec ça. Et il n’avait jamais d’argent. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’obéissait pas aux principes qu’elle m’a inculqués… Mais maman avait été éprise de quelqu’un d’autre. Elle ne m’a jamais dit son nom. C’est peut-être ce qui explique son mariage et ses opinions au sujet des hommes. Mon père n’a jamais fait d’effort pour se faire aimer. Peut-être qu’il était au courant de l’existence de cet autre homme. Je sais qu’il me soupçonnait de ne pas être de lui… C’était un homme sévère. Tout à fait dans la tradition du vieux Salem. Il n’a jamais été pasteur, réellement, parce qu’il ne pouvait être d’accord avec aucune secte, mais il avait l’habitude de prêcher, quand même, au coin des rues, sa foi effrayante, ici en ville, le samedi, au moment du marché, partout où il pouvait rassembler quelques oisifs pour l’écouter. Il se considérait comme un homme juste, qui aurait essayé de défendre le monde contre le péché. En fait, il lui arrivait d’être affreusement cruel… Envers moi, en particulier.
« J’étais une enfant précoce, vous comprenez. Père avait eu d’autres enfants, de son premier mariage, qui ne l’étaient pas, eux. À trois ans, je commençais à savoir lire. Je comprenais les personnes. Je ne sais comment, mais je sentais les réactions qu’allaient avoir les gens, je savais ce qui allait se produire. Mon père n’était pas content de me voir plus intelligente que mes frères et sœurs plus âgés, ceux dont il était sûr qu’ils étaient de lui… Je crois que j’étais jolie, aussi. Ma mère me le disait. Sans aucun doute, j’étais vaniteuse et gâtée, et je taquinais les autres. De toute manière, je me disputais sans cesse avec mes aînés, ma mère prenait fait et cause pour moi, contre les autres et contre mon père. Ils avaient beau être plus grands que moi, je trouvais avec beaucoup d’ingéniosité ce qui pouvait leur faire le plus de mal… Et à mon père, aussi ! J’agitais ma chevelure rouge devant lui. Elle était plus claire de ce temps-là ! et ma mère me coiffait en boucles longues. Or maman et lui avaient les cheveux noirs, et maintenant, j’ai la quasi-certitude que cet autre, celui qu’il soupçonnait, était roux. Mais à ce moment-là, tout ce que je savais, c’était que la couleur de mes cheveux le rendait fou. J’avais cinq ans, quand il m’a appelée pour la première fois « enfant sorcière ». Il m’a arrachée des bras de ma mère et il m’a donné le fouet… Oui, mon père m’a toujours détestée. Et ses enfants aussi. Non, je n’ai jamais cru que j’étais sa fille. Ils me détestaient parce que j’étais différente d’eux. Parce que j’étais plus jolie qu’aucune des autres filles, et plus vive qu’aucun des garçons. Parce que je savais faire des choses qu’ils ne savaient pas faire. Oui… parce que, déjà, j’étais une sorcière. Ils étaient tous dressés contre moi, excepté ma mère. Je devais me défendre et rendre les coups, quand c’était possible. Je connaissais l’existence des sorcières grâce à la Bible. Papa nous en lisait un chapitre avant chaque repas, puis disait les grâces qui n’en finissaient plus, et enfin on pouvait manger. Je posais des questions sur ce que les sorcières pouvaient faire. Maman me dit certaines choses, et je devais en apprendre d’autres, beaucoup, de la bouche d’une vieille sage-femme qui vint à la maison quand ma sœur aînée accoucha. C’était une drôle de bonne femme ! Quand j’eus sept ans j’avais commencé à pratiquer ce qu’on m’avait montré… J’avais commencé avec les petites choses. Comme il était normal pour un enfant. Le premier incident sérieux survint alors que j’étais âgée de neuf ans. Mon demi-frère Harry avait un chien nommé Tige. Allez savoir pourquoi, Tige ne pouvait pas me sentir. Il grondait quand je voulais le toucher, exactement comme l’a fait l’affreux cabot de cette femme Mondrick, aujourd’hui. Autre signe ! disait mon père, autre signe que j’étais une enfant sorcière, envoyée en signe de colère du Ciel sur notre maison. Un jour, Tige me mordit. Harry se moqua de moi, il m’appela une sale petite sorcière. Il allait lancer Tige sur moi. C’est du moins ce qu’il dit. Peut-être que c’était seulement pour m’ennuyer. Je ne sais pas. Mais je lui avais déjà répondu que j’allais lui montrer que j’étais une sorcière, et que j’allais jeter un sort à son chien. Je devais faire de mon mieux. Je me rappelai tout ce que m’avait dit la vieille sage-femme. Je composai une petite incantation chantée, et je psalmodiai pendant que la famille priait. Je tirai des poils de la couverture du chien. Je crachai dessus. Je les brûlai dans le poêle de la cuisine. Et j’attendis la mort de Tige.
– Vous n’étiez qu’une enfant, une enfant qui joue !
– Le lendemain, Tige était atteint de rage. Père fut obligé de l’abattre.
– Coïncidence !
– Peut-être… Mais je croyais en mon pouvoir. Harry aussi y croyait. Mon père aussi, quand Harry lui dit. Ma mère était occupée à coudre. Je courus chercher refuge auprès d’elle. Papa me tira à lui et me fouetta encore une fois.
« Il me fit cruellement mal. Et je sentis qu’il avait été sauvagement injuste envers moi. Pendant qu’il me fouettait, je lui criais que j’aurais ma vengeance. Dès qu’il m’eut lâchée, je fis de mon mieux. Je me glissai dans l’étable où j’arrachai des poils aux trois meilleures vaches et au taureau que nous avions. Je crachai sur les poils et les fis brûler sur une allumette, et je les enterrai dans l’étable. Je composai une autre petite incantation. Environ une semaine plus tard, le taureau tombait mort.
– Coïncidence !… C’était une coïncidence, sûrement.
– Le vétérinaire dit que c’était une hémorragie septicémique. Les trois vaches moururent, ainsi que le meilleur étalon et deux veaux. Mon père se souvint de mes menaces et Harry m’avait vue creuser derrière l’étable. Harry bavarda. Père me fouetta jusqu’à ce que j’eusse avoué que j’avais voulu tuer son bétail… Terrible nuit ! Père avait envoyé tous les autres enfants chez ma sœur aînée, pour la nuit, pour fuir la contagion de la sorcellerie et la colère formidable de Dieu. Ne restaient à la maison que maman et moi, afin de prier jusqu’à suffisance, disait mon père, et pour que je subisse le juste châtiment de mon péché… Je n’oublierai jamais. Maman pleurait, suppliait, m’inventait des excuses et implorait notre pardon. Je me souviens qu’elle était à genoux sur le plancher de sapin à échardes, devant mon père comme s’il avait été une divinité outragée. Mais il n’y prêtait même pas attention. Il arpentait cette sinistre petite chambre et hurlait ses questions et ses cruelles accusations, ou il lisait des passages de la Bible à la lueur d’une lampe à pétrole qui puait. Et il répétait le terrible passage des Ecritures : « Tu ne laisseras pas vivre la magicienne. » Cela dura toute la nuit. Père nous forçait à nous agenouiller et à prier. Il marchait de long en large, et nous maudissait ma mère et moi. Il la relevait quand elle était devant lui, et il la conjurait de ne pas abriter une enfant sorcière dans son giron. Puis il m’arrachait à ses bras et il me fouettait une nouvelle fois. Jusqu’à ce qu’il me tuât presque. Puis il se remettait à lire la Bible : « Tu ne laisseras pas vivre la magicienne. »
« Il m’aurait tuée. Maman m’arracha d’entre ses mains. Elle lui cassa une chaise sur la tête, mais il sembla ne rien sentir. Il me laissa choir par terre, et partit chercher son fusil de chasse. Je savais qu’il avait l’intention de me tuer et je chantai une petite incantation afin de l’arrêter… Elle agit. Il tomba, au moment où il allait décrocher le fusil. Le médecin devait déclarer, par la suite, que c’était une hémorragie cérébrale. On lui dit qu’il valait mieux ne plus se mettre en colère. Je ne pense pas qu’il y soit jamais parvenu, parce qu’il tomba raide mort, le jour de sa sortie de l’hôpital, en apprenant que ma mère était partie en Californie, m’emmenant avec elle… Je n’ai jamais pu savoir au juste ce que ma mère croyait… Elle m’aimait. Je pense qu’elle m’aurait pardonné n’importe quoi. Elle se contenta de me faire jurer, quand nous fûmes en sécurité, loin de mon père, de me faire jurer de ne plus jamais essayer de jeter un sort. J’ai tenu parole. Du moins, jusqu’à sa mort… Elle était parfaite, maman, elle vous aurait plu, Barbee. Et on ne peut vraiment pas lui en vouloir de n’avoir pas eu confiance en son mari ni en d’autres hommes. Et elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour moi. À mesure que le temps passait, je crois qu’elle avait dû oublier tout ce qui était arrivé, ici, à Clarendon. Je sais que c’est ce qu’elle désirait. Elle n’aurait jamais voulu revenir, même pour venir voir de vieux amis. Je sais que cela l’aurait horriblement émue de savoir ce que j’étais, ce que je suis vraiment… J’ai tenu ma promesse de ne plus jeter de sorts. Mais rien ne pouvait m’empêcher de savoir que le pouvoir s’éveillait et grandissait en moi. Rien ne pouvait m’empêcher de sentir ce que pensaient les personnes autour de moi. De prévoir ce qui allait se passer.
– Je sais, dit Barbee, c’est ce qu’on appelle le « flair » ou le « nez ».
– C’est plus que ça… D’autres choses se produisaient. Je ne jetais pas de sorts… pas exprès, du moins. Mais des choses se produisaient que je ne pouvais empêcher… Il y avait une fille, à l’école. Je ne l’aimais pas, de toute manière. Elle était écœurante, toujours à citer la Bible et à s’occuper de ce que les autres faisaient comme ces demi-sœurs que je détestais. Elle avait gagné une bourse de journalisme que j’avais désirée. Je savais qu’elle avait triché pour l’obtenir. Et je n’ai pas pu m’empêcher de souhaiter que quelque chose lui arrive.
– Et il lui est arrivé quelque chose ?
– Oui, il lui est arrivé quelque chose… Le jour où elle devait recevoir la bourse, elle s’est réveillée malade.
Elle a quand même essayé d’atteindre l’amphithéâtre, mais elle s’est évanouie en chemin. Appendicite aiguë, c’est le médecin qui l’a dit. Elle a failli en mourir. Si elle en était morte… Oui, je sais. Une autre coïncidence, vous allez dire. C’est ce que j’aimerais croire, Barbee. Parce que je ne haïssais pas véritablement cette fille. J’ai cru que je deviendrais folle. Jusqu’au moment où les docteurs ont dit qu’elle s’en tirerait quand même. Mais ce n’est pas le seul incident. D’autres choses continuaient de se produire, aussi graves. Je finissais par avoir peur de moi-même… Vous ne comprenez pas, Barbee. Je ne jetais pas de sorts, consciemment, mais il y avait toujours ce pouvoir qui agissait, en moi. Quand il y a toutes ces coïncidences qui n’arrêtent pas de se produire, et qu’elles suivent toujours les actes et les souhaits d’une personne donnée, cela sort du domaine de la coïncidence. N’est-ce pas ?
– Oui, je suppose.
– Essayez, s’il vous plaît, de vous mettre à ma place. Je n’ai pas demandé à être une sorcière. Je suis née comme ça.
– Ecoutez-moi, April. Est-ce que ça vous fait quelque chose si je vous pose encore quelques questions ? Peut-être que je puis vous aider. C’est ce que je voudrais.
– Maintenant que je vous ai parlé, qu’est-ce qui peut bien avoir de l’importance ?
– Il y a des choses qui gardent encore de l’importance pour vous et pour moi… Est-ce que vous avez déjà parlé de tout ça à quelqu’un qui pourrait vous comprendre, un psychiatre…, je veux dire un homme de science, comme l’était le vieux Mondrick, par exemple ?
– J’ai un ami qui est au courant. Il connaissait ma mère, et je crois qu’il l’aidait, du temps où ça allait mal. Il y a deux ans, il a réussi à me persuader d’aller voir le docteur Glenn. Le jeune docteur Archer Glenn, vous connaissez, à Clarendon ?
– Oui, je connais Glenn. Je l’ai interviewé, du temps que son père travaillait encore avec lui. J’ai fait un reportage sur Glennhaven. On dit que c’est la meilleure institution pour les maladies mentales du pays. Alors ?… Qu’est-ce que Glenn vous a dit ?
– Le docteur Glenn ne croit pas à la sorcellerie… Il a essayé de me psychanalyser. J’ai passé une heure par jour, pendant près d’un an, couchée sur le divan de son bureau, à Glennhaven, à tout lui raconter sur mon compte. J’ai fait de mon mieux pour l’aider, à quarante dollars par heure. Je lui ai tout dit. Et il ne croit toujours pas à la sorcellerie… Glenn est persuadé que tout, dans l’univers, peut être expliqué par deux et deux font quatre. Si vous jetez un sort sur une chose donnée, affirme-t-il et que vous attendiez pendant assez longtemps, il est obligatoire que quelque chose arrive à cette chose donnée. Il employait de très longs mots pour me dire que je me mystifiais inconsciemment. Il me croyait un peu folle, paranoïaque. Il ne veut pas croire que je sois une sorcière… Il ne m’a même pas crue quand je le lui ai prouvé.
– Prouvé, comment ?
– Les chiens ne m’aiment pas. Glennhaven, vous savez, est situé à la campagne. Et les chiens de la ferme de l’autre côté de la route avaient l’habitude de venir à ma rencontre et d’aboyer après moi dès que je descendais de l’autobus. Un jour, j’en ai eu assez. Et j’ai voulu montrer au jeune Glenn… J’avais apporté un peu de cire à modeler. Je l’avais mélangée avec de la poussière du banc sur lequel les chiens avaient l’habitude de se mettre. J’ai modelé cinq chiens. J’ai chanté une petite incantation et j’ai craché dessus, et j’ai écrasé le tout par terre. Puis j’ai dit à Glenn de regarder à la fenêtre… Dix minutes après, les chiens sont repartis derrière une petite chienne terrier. Je crois qu’elle était en chaleur. Ils ont traversé la route, tous ensemble. Et juste à ce moment-là, une voiture qui faisait de la vitesse a abordé le virage. Le conducteur a essayé de les éviter. Il n’a pas pu, il les a atteints. La voiture a versé en dérapant, et les cinq chiens ont été tués.
– Et qu’est-ce que Glenn a dit ?
– Il a paru enchanté… La chienne appartenait au chiropracteur qui habitait en face, et les chiens creusaient des trous dans la propriété. Il n’aime ni les chiropracteurs, ni les chiens. N’empêche, il ne croit pas aux sorcières. Les chiens sont morts, d’après lui, parce que la chienne avait réussi à se détacher, et non à cause de mon incantation. Il a poursuivi en déclarant que je ne voulais pas vraiment me débarrasser de ma psychose et que, jusqu’à ce que je change d’attitude, je ne ferais aucun progrès. Il m’a dit aussi que mon pouvoir n’était en réalité qu’une illusion de paranoïaque. Et cette heure m’a coûté quarante dollars, encore, et il a continué mon traitement. Et vous, Barbee, croyez-vous qu’il ait eu raison ?
– Seigneur, dit-il, cela n’aurait rien d’étonnant que vous ayez quelque tendance à la folie, après tout ce que vous avez dû souffrir…
– Je sais que je ne suis pas folle. »
(« Comme tous les aliénés », se dit Barbee. Quoi ajouter ? Il lui fallait le temps de penser, le temps d’analyser sa curieuse confession, et de vérifier ces détails incroyables, en regard du fait indiscutable de la mort de Mondrick).
« Vous ne voulez pas manger ?
– Oh si ! fit-elle, j’ai une faim de loup.
– Hein ! dit Barbee… Buvons encore un daiquiri… Oui, je sais bien. Il est tard. Mais il y a encore une chose qu’il faut que je vous demande… Vous avez bien tué ce chat ?
– Oui !
– Et vous l’avez fait en vue de provoquer la mort du docteur Mondrick ?
– Il est bien mort.
– Je vous en prie, April… Pourquoi vouliez-vous le tuer ?
– Parce que j’avais peur.
– Peur de quoi ? demanda-t-il, vous m’avez dit que vous ne le connaissiez même pas. Et comment pouvait-il vous nuire ? Bien sûr, j’ai une vieille dent contre lui, parce qu’il m’a renvoyé du cercle de ses élèves, quand il a organisé la Fondation. Mais il était inoffensif. Un homme de science qui fouille la terre pour y découvrir des choses.
– Je sais ce qu’il faisait, dit-elle. Vous voyez, Barbee, toujours j’ai voulu savoir des choses sur moi et sur cet étrange pouvoir qui est en moi. Je n’ai jamais voulu étudier la psychologie, parce que les professeurs me paraissaient tous se tromper si stupidement. Mais j’ai lu presque tout ce qui a été publié sur des cas comme le mien… Saviez-vous que Mondrick faisait autorité sur tout ce qui touche à la sorcellerie ? Oui ! il connaissait l’histoire de toutes les persécutions de sorciers et beaucoup d’autres choses aussi. Il avait étudié les religions des races primitives, et ces croyances, pour lui, étaient autre chose que de simples contes de fées. La mythologie grecque, par exemple, avec toutes ces histoires d’amours coupables entre dieux et filles des hommes. Presque tous les héros grecs, Hercule, Persée, etc., avaient un sang immortel dans leurs veines. Tous, ils possédaient des dons et des pouvoirs surnaturels. Eh bien, il y a des années de ça, Mondrick avait écrit une étude où il analysait ces légendes en les expliquant en tant que souvenirs de conflits et d’alliances fortuites entre deux races, les Cro-Magnon, de plus grande taille, et les Néanderthaliens, moins évolués. Voilà ce qu’il suggérait dans sa première étude… Mais vous avez suivi ses cours, Barbee, vous devez connaître la quantité de sujets qui l’intéressaient. Il fouillait des tombeaux, il mesurait des crânes, il assemblait les morceaux de poteries cassées, il déchiffrait des inscriptions antiques. Il cherchait ce qui différenciait les gens d’aujourd’hui, analysait leur sang, mesurait leurs réactions, étudiait leurs rêves. Il avait l’esprit ouvert à tout ce que la plupart des savants écartent comme ne cadrant pas avec leurs conceptions erronées. Il faisait autorité au sujet de la perception extrasensorielle et de la psychokinèse, longtemps avant que ces deux mots eussent été employés.
– C’est exact, dit Barbee, et alors ?
– Dans tout ce qu’il publiait, Mondrick était très prudent. Il cachait le vrai sens de ce qu’il voulait dire, sous les termes scientifiques, afin de ne pas alerter trop de lecteurs, avant d’avoir rassemblé toutes ses preuves, je suppose. Et en fin de compte, il y a douze ans, il s’était tout à fait arrêté de publier. Il a même racheté les exemplaires de ses travaux déjà imprimés, pour les brûler. Mais il en avait déjà trop écrit. Je savais ce qu’il faisait : Mondrick croyait à la sorcellerie.
– Sottise ! dit Barbee, c’était un savant.
– Cela ne l’empêchait pas de croire aux sorciers. Presque tous les soi-disant savants écartent les preuves sans même y jeter un coup d’œil. Mondrick, lui, a passé sa vie entière à donner une base scientifique à la sorcellerie. Et il est parti pour l’Ala-shan pour y trouver des preuves. Et j’ai compris aujourd’hui, de la manière dont tout s’est passé, de la crainte que j’ai lue sur le visage de ses hommes, qu’il avait mis la main sur ce qu’il cherchait.
– Non… pas ça !
– Vous ne me croyez pas, Barbee… Presque personne ne le croit. C’est notre meilleure protection. Car nous sommes les ennemis de l’humanité. On comprend pourquoi les hommes doivent nous haïr… Parce que nous sommes différents d’eux. Parce que nous avons des pouvoirs innés supérieurs à ce qui est donné à l’homme, et cependant, insuffisants ! Mondrick travaillait à nous démasquer, de façon que l’homme puisse nous détruire. C’est ce qui m’a effrayée. Peut-être qu’il avait inventé, mis au point, un test qui permet de déceler les sorciers. Il y a des années de ça, je me rappelle qu’il publiait une étude sur la relation entre les groupes sanguins et l’introversion. Et introverti est un des mots scientifiques qu’il avait l’habitude d’employer pour dissimuler qu’il s’agissait vraiment de sorciers et sorcières… Vous ne me comprenez pas, Barbee ?… Ne comprenez-vous pas, Will, que je défendais ma propre vie ? Pouvez-vous me reprocher d’employer mes propres armes contre un ennemi aussi rusé, aussi puissant que le vieux Mondrick ? Car il était mon ennemi, comme l’était l’homme stupide aux vaches et au taureau, comme tous les vrais hommes doivent l’être. On ne peut pas en vouloir aux hommes, oui, je sais ça, Barbee, mais moi, doit-on me le reprocher alors ? »
Des larmes mouillaient ses yeux limpides.
« Je n’y peux rien, Barbee. Le malheur a commencé quand la première sorcière a été poursuivie avec les chiens et lapidée par le premier homme préhistorique. Et il durera tant que la dernière sorcière ne sera pas morte. Toujours, partout, les hommes doivent suivre la vieille loi biblique : « Tu ne laisseras pas vivre la magicienne. »
Elle haussa les épaules, en signe d’impuissance et de désenchantement.
« Voilà, Will. Vous vouliez briser la petite coque d’illusion. Ma façon de jouer mon rôle de femme humaine ne vous suffisait pas – bien que je ne puisse croire que je joue vraiment si mal ! Non. Vous deviez voir ce qu’il y avait derrière le voile. Eh bien, me voilà ! Le vieux Mondrick était le chasseur féroce, qui se servait de toute la malignité de la science pour me piéger, pour me détruire, moi et les miens. Pouvez-vous m’en vouloir si j’ai jeté un pauvre petit sort, pour me sauver ? Pouvez-vous m’en vouloir s’il a réussi ?…
– Les vôtres, dit Barbee, alors vous n’êtes pas seule ?
– Je suis seule au monde.
– Mondrick a parlé d’un « ennemi secret ». Vous croyez qu’il voulait dire les « sorciers » ?
– Certainement.
– Vous en connaissez d’autres ?
– Non », dit-elle, avec juste une fraction de seconde de retard. Soudain, elle trembla de tout son corps. De la même voix sans accent : « Est-ce qu’il faut que ce soit vous qui me persécutiez ?
– Je regrette, dit Barbee, mais maintenant que vous m’en avez tant dit, il faut continuer et tout me raconter. Sans quoi, comment pourrais-je juger ?… Est-ce que vous savez ce que Mondrick voulait dire quand il parlait de ce chef qui doit venir, de l’Enfant de la Nuit ? »
Une seconde, il crut distinguer un minuscule sourire amusé, trop fugace pour qu’il fût sûr qu’elle se moquait de tout. Elle haussait les épaules :
« Comment voulez-vous que je sache, voyons ?… C’est tout ?
– Encore une question avant d’aller à table… Saviez-vous à quoi le docteur Mondrick était allergique ?
– Allergique ?… Je crois que ça a quelque chose à voir avec le rhume des foins et l’indigestion, non ?… Mais bien sûr que non. Vraiment, Will, je ne connaissais pas personnellement Mondrick, seulement ses travaux. Je crois que je ne l’ai jamais vu avant ce soir.
– Terminé, Dieu soit loué, dit Barbee… C’était un interrogatoire très dur. Pardonnez-moi, April, mais il fallait absolument que je sache ces choses.
– C’est pardonné, dit-elle. Et nous laisserons tomber le dîner. Vous pouvez partir quand vous voudrez.
– Partir, mais je n’y pense pas. Voyons, madame, vous m’avez promis la soirée. Vous avez dit que vous aviez une faim de loup, et le chef de la Montagne en Pointe est renommé pour ses steaks. Après dîner, nous pouvons danser, ou peut-être faire une promenade en auto, au clair de lune. Vous ne voulez pas que je parte, non ?
– Vous voulez dire, Barbee, que vous voulez rester avec moi, même après que vous avez regardé derrière mon voile ?
– Si vous êtes une sorcière, je suis complètement sous l’effet de vos sortilèges. »
Elle se leva, amorça un sourire qui lentement devint radieux.
« Merci, Will », dit-elle, et elle le laissa prendre son manteau de fourrure avant de passer au restaurant. « Mais, s’il vous plaît, ajouta-t-elle, essayez, pour ce soir seulement, de m’aider à oublier que je… ce que je suis.
– Je ferai de mon mieux, mon ange. »