CHAPITRE III

LE LOUP DE JADE

L’homme mort étendu sur la piste des taxis ne répondit pas à cette plainte murmurée, et la vieille femme aveugle n’ajouta rien. D’un geste ému, Barbee fit signe de reculer aux autres journalistes. La gorge lui faisait mal, et il avait froid dans le dos. En silence, il s’approcha de Sam Quain.

Quain ne disait rien, les yeux sur l’homme mort devant lui. Sous le maillot de corps, il avait la chair de poule. Il ne semblait pas entendre les hurlements des journalistes. Tout d’abord, il ne sembla pas remarquer que Barbee avait ôté son propre pardessus et le lui avait jeté sur les épaules.

« Merci, Will, finit-il par dire quand même, sans conviction, je suppose qu’il fait froid. »

Puis, se tournant vers les journalistes :

– « Voilà un article pour vous, messieurs, dit-il tranquillement, sa voix sèche, étonnamment lente et plate : La mort du docteur Lamarck Mondrick, le célèbre anthropologiste et explorateur. Et faites attention à l’orthographe. Vérifiez si vous avez bien mis l’orthographe. Il tenait beaucoup au c, dans Lamarck. »

Barbee attrapa Sam par le bras :

« Qu’est-ce qui l’a tué, Sam ?

– Le coroner dira que c’est une mort par causes naturelles. »

Quain avait la voix inexpressive et sans vie, mais Barbee sentait que Sam était tout raidi. Sam poursuivait :

« Oui… Il y avait cet asthme qui le faisait souffrir depuis des années. Là-bas, dans l’Ala-shan, il m’a dit qu’il savait très bien qu’il avait une maladie de cœur, qu’il l’avait su avant de partir pour cette expédition. Et ce n’était pas une partie de plaisir, surtout pas pour un vieil homme malade comme il l’était. Nous sommes tous sur les genoux. Quand il a eu cette attaque, eh bien, je pense que sa vieille machine n’a tout simplement pas pu supporter le choc. »

Barbee vit la forme sans vie étendue sur le sol, et la femme en noir qui pleurait en silence à côté d’elle.

« Dis-moi, Sam, qu’est-ce que le docteur Mondrick essayait de dire ? »

Sam avala avec effort. Son œil bleu quitta Barbee pour se porter sur la brume, dehors, puis revint sur Barbee. Il secoua les épaules sous le pardessus d’emprunt, et il semblait au journaliste qu’il voulait secouer toute cette horreur qui lui collait au corps comme un vêtement sombre.

« Rien, répondit-il, rien du tout !

– Eh ! Quain ! Tu ne peux pas nous dire de quoi il s’agissait ? » demandait la voix d’un reporter.

Sam restait silencieux, visiblement mal à son aise. L’autre insistait :

« Allons, raconte, Sam Quain, demanda le radio-reporter, tu ne vas pas prétendre que toute cette mise en scène, c’était pour rien ! »

Mais Sam secouait la tête :

« Rien qui vaille les gros titres, j’en ai peur, répondit-il. Le docteur Mondrick, vous comprenez, était malade depuis quelque temps déjà, et j’ai peur que son magnifique cerveau ait eu à en souffrir. Personne ne peut mettre en question la nouveauté, l’originalité de ses travaux, mais nous avions toujours essayé de le retenir dans sa façon mélodramatique de publier ses résultats.

– Vous voulez dire que toutes ces histoires de découvertes en Mongolie, c’était juste une mauvaise blague ?

– Au contraire, c’est sérieux et c’est important, expliqua Sam Quain, ses théories, les preuves que nous en avons rassemblées pour les appuyer, méritent l’attention de n’importe quel professionnel de l’anthropologie… Les découvertes du docteur Mondrick sont très importantes. Mais nous avions tous fait de notre mieux pour le persuader de les publier de la façon habituelle, par des communications imprimées, à des organismes savants. Et c’est ce que nous ferons, certainement, en temps utile.

– Mais, fit un photographe, le vieux a fait allusion, à plusieurs reprises, à quelqu’un qui aurait voulu l’empêcher de parler. Et puis, vlan ! voilà qu’il s’arrête au plein milieu de ce qu’il avait à dire. C’est plutôt drôle, vous ne trouvez pas ? Est-ce que, par hasard, vous n’auriez pas peur, monsieur Quain ?

– Bien sûr, dit Sam Quain, nous sommes tous un peu bouleversés par ce qui est arrivé. Mais où trouver une preuve que le docteur Mondrick avait un ennemi, ici ? Non ! il n’en avait pas. La mort du docteur Mondrick ne peut être qu’une tragique coïncidence. Au plus. Sans aucun doute, cette attaque mortelle a été provoquée par sa propre excitation.

– Oui, mais…, dit encore le radio-reporter, et « l’Enfant de la Nuit ? » et le « Messie noir » ?

Sam fit de son mieux pour sourire :

« Le docteur lisait des romans policiers. Son « Enfant de la Nuit » n’est qu’une figure de style, une manière de parler. Il s’agit, je crois, d’une personnification de l’ignorance humaine. Il avait l’habitude du langage figuré. Et il voulait donner quelque chose de dramatique, de sensationnel à l’annonce des résultats… Tenez, vous voyez là, cette caisse de bois, elle contient tout ce qu’il y a à dire et à savoir. Mais je crains que le docteur Mondrick n’ait choisi un moyen de publicité malheureux. Après tout, même la théorie de l’évolution ne fournit plus de copie qui vaille la une, n’est-ce pas ? Alors que pour un spécialiste comme le docteur Mondrick, n’importe quel détail au sujet de l’origine de l’humanité est d’une extrême importance. Mais cela n’intéresse pas l’homme de la rue. À moins qu’on ne « dramatise » la chose.

– Bon sang ! dit l’homme de la radio, on m’aura fait courir pour rien, alors ! » Et il partit. Une ambulance arrivait. Barbee pensa qu’il était heureux que Mme Mondrick ne vit pas les photographes en train de prendre un dernier cliché.

« Et quels sont vos projets ? » demanda un homme au profil d’aigle, vêtu de noir, que Barbee savait être un « journaliste scientifique » (mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? tellement de choses, bonnes ou mauvaises !). « Et quand allez-vous compléter cette conférence de presse interrompue ?

– Pas de sitôt, fit Sam. Nous étions tous d’accord sur ceci, que le docteur parlait de façon prématurée. Je pense que tous mes collègues de la Fondation seront d’accord avec moi : ce que nous rapportons de l’Ala-shan doit être examiné, étudié entièrement, soigneusement, minutieusement, dans nos laboratoires, au moyen des notes et documents du docteur Mondrick, avant que nous publiions quoi que ce soit. En temps voulu, la Fondation publiera une monographie. Cela nous prendra peut-être une année entière. Un an, ou deux ans même !

– De toute façon, dit le journaliste scientifique, j’ai mon article. Si c’est ce que vous voulez, on va vous soigner ça. Je vois déjà les titres des journaux du soir : « La malédiction préhistorique frappe le voleur des tombeaux. »

– Publiez ce que vous voudrez. Mais pour l’instant, nous n’avons pas d’autre déclaration à faire. Si ce n’est que je vous prie d’accepter les excuses les plus humbles de la Fondation au nom de laquelle je vous parle, pour cette tragique entrée en matière. J’ose espérer que vous parlerez généreusement du docteur Mondrick. Il était vraiment grand. Son œuvre, une fois publiée, lui donnera une place assurée entre ceux, peu nombreux, qui ont honoré les sciences humaines, une place entre Freud et Darwin. C’est tout ce que j’ai, c’est tout ce que nous avons à dire, aujourd’hui. »

Les photographes tirèrent un dernier flash, puis se mirent à emballer leur matériel. L’homme de la radio démonta son micro et enroula son fil. Les journalistes se dispersèrent à contrecœur.

Barbee, lui, cherchait April Bell, qu’il aperçut de loin qui entrait dans la gare. Sans doute téléphonait-elle au rewriter de service du journal. Mais lui, Barbee, il avait jusqu’à minuit, pour la première édition. Il lui restait donc un peu de temps pour essayer de faire la lumière sur cette mort de Mondrick, qu’il s’obstinait à trouver mystérieuse.

Il marcha droit sur Sam Quain, lui saisit la main. Sam, qui ne s’y attendait pas, poussa un cri, puis fit de son mieux pour sourire. Barbee l’entraîna derrière la queue de l’appareil silencieux.

« Qu’est-ce qu’il y a, Sam ? Tu as très bien dégonflé cette affaire. Mais pas tout à fait assez bien. Ce que disait le vieux Mondrick avait l’accent de la vérité. Et je sais que vous étiez tous terrorisés. Mais de quoi avez-vous donc si peur ?

– Nous avions tous peur d’exactement ce qui s’est passé. Nous le savions tous malade. L’avion avait dû monter très haut pour franchir un front froid entre la côte et ici, et l’altitude a dû lui éprouver le cœur. Il voulait absolument faire sa déclaration ici, et maintenant, sans doute parce qu’il savait que ses heures étaient comptées. »

Barbee secoua la tête :

« C’est presque plausible. À part que les attaques d’asthme sont rarement mortelles, et que les crises cardiaques, on ne peut pas les prévoir… Il m’est difficile de ne pas croire que vous ne craigniez pas quelque chose d’autre, tous, tant que vous êtes. Voyons, Quain (il avait pris Sam par le bras), est-ce que tu n’as pas confiance en moi ? Est-ce que tu n’es plus mon ami ?

– Ne fais pas l’idiot, Will. Je ne crois pas que le docteur Mondrick avait tout à fait confiance en toi. Il ne m’en a jamais donné la raison. Il ne faisait confiance qu’à très peu de monde. Mais bien sûr que nous restons amis… Maintenant, il faut que je m’en aille. Trop de choses à faire. Il faut que nous nous occupions de l’enterrement du docteur, que nous prenions soin de la caisse, que nous fassions porter à la Fondation le reste de notre cargaison… À propos, ton manteau, je te le rends, tu en as besoin, il fait froid. Moi, j’en ai un dans l’avion. Il faut que je m’en aille. Excuse-moi. »

Barbee accepta le manteau, mais dit encore :

« Prends donc le temps de voir Nora. Tu sais qu’elle est là, venue t’attendre avec la petite Pat. Le vieux Ben est là également pour voir Rex, et les Spivak sont venus de Brooklyn à la rencontre de Nick… Qu’est-ce qu’il y a, Sam ? Vous ne pouvez pas prendre une minute pour voir votre famille ?

– Nous les verrons quand nous le pourrons, Will… Tu ne crois pas que nous sommes aussi des humains ? Je n’ai pas vu la femme et l’enfant depuis deux ans, mais d’abord, il faut s’occuper de la caisse du docteur.

– Arrête encore une seconde, Sam, encore une petite question… (Il chuchotait à présent.) Qu’est-ce qu’un chat vient faire dans cette affaire de la mort du docteur Mondrick ?

– Hein ! Quel chat ?

– C’est justement ce que je voudrais bien savoir ?

– Je l’ai entendu murmurer, pendant qu’il agonisait. Mais je n’ai pas vu de chat.

– Mais pourquoi, Sam ? Quelle importance avait un chat ?

– L’asthme du docteur était causé par une allergie. Il était allergique aux chats. Les tests le prouvaient. Allergique au poil de chat. Il ne pouvait entrer dans une pièce où l’on avait gardé un chat, sans avoir une attaque… Will, as-tu vu un chat aux environs ?

– Oui, répondit Barbee, un chat noir. Un chaton. »

Sam s’était raidi.

April Bell, là-bas, sortait de la gare aérienne. La lumière jouait dans les flammes de ses cheveux. Elle était vive et forte, et gracieuse comme un félin de la jungle en train de rôder (mais pourquoi une telle comparaison devait-elle se présenter à son esprit ?) et ses yeux sombres et chauds s’étaient dirigés sur Barbee, et elle avait souri.

« Où ? » demandait cependant Sam Quain, avec de l’angoisse dans la voix, « où y avait-il un chat noir ? »

Barbee regarda les longs yeux d’April Bell, et quelque chose l’incita à ne point dire à Quain qu’elle avait apporté un chat. Quelque chose en elle l’émouvait, le transformait, agissait sur lui, d’une façon qu’il aimait mieux ne pas examiner. Il termina d’une voix plus vague, en hâte :

« Quelque part dans le bâtiment, là-bas, juste avant l’arrivée des avions. Je n’ai pas remarqué où il allait. »

Le regard de Sam parut chargé de soupçon. Il faillit parler, puis referma la bouche, en s’apercevant qu’April Bell se tenait à côté d’eux.

« Ainsi vous êtes mister Quain ? roucoula-t-elle. Je voulais justement vous poser une ou deux questions, pour Le Phare de Clarendon, s’il vous plaît. Non. Une seule question. Qu’est-ce que vous avez dans cette grande boîte verte ? Des diamants ? Les plans d’une bombe atomique ?

– Rien d’aussi sensationnel, j’en ai peur. Rien qui intéresserait les lecteurs des journaux, vraiment. Rien qui vaudrait même la peine qu’on le ramasse dans la rue. Des pièces et des morceaux. Quelques vieux os. Des objets sans valeur, cassés et jetés avant l’aube même de l’Humanité. »

Elle rit, doucement.

« Allons, mister Quain, protesta-t-elle, si votre caisse n’a aucune valeur, pourquoi alors…

– Excusez-moi », dit Quain, et il prit congé de façon abrupte. La jeune fille l’attrapa par le bras, mais il s’était déjà dégagé et filait sans se retourner, en direction des deux hommes qui montaient la garde autour de la caisse de bois verte.

Quain dit quelque chose à l’un des deux policiers, désigna du geste ceux qui attendaient toujours, là-bas. Bientôt, Barbee, avec April Bell à côté de lui, regarda le vieux Ben Chittum et les Spivak et Nora Quain s’approcher du transport. Le vieil homme encore vert secouait la main de son petit-fils. La grosse Mme Spivak sanglotait entre les bras de Nick ému sous ses lunettes, et papa Spivak les embrassait tous les deux.

Sam Quain attendait Nora auprès de la caisse de bois peinte en vert. Il embrassa sa femme, prit Pat dans ses bras. À présent, elle riait. Elle prit le mouchoir de son papa et essuya énergiquement les larmes collées sous ses yeux. Nora voulut entraîner son mari loin de la caisse, mais il s’assit énergiquement sur celle-ci et assit la petite sur ses genoux.

Maman Spivak, un peu plus tard, se mit à se lamenter bruyamment, les deux bras sur les épaules de son fils.

« Peut-être qu’il n’y a vraiment que ce qu’il a dit, souffla April Bell dans l’oreille de Barbee. N’empêche qu’ils donneraient tous leur vie, et celle du vieux Mondrick, pour la protéger seulement, leur boîte ! Si on les attaquait, ce serait drôle, ajouta-t-elle.

– Pas tellement », dit Barbee.

Et quelque chose le refit trembler. Peut-être qu’il avait pris froid pendant que Quain portait son pardessus ? Il s’écarta légèrement de la jeune personne. Soudain, il lui déplaisait de toucher cette fourrure blanche, lisse, douce. Il ne pouvait s’empêcher de penser au chaton. Il existait une petite chance pour que cette jeune personne à la chevelure rousse fût un assassin extrêmement adroit.

Barbee n’aimait pas ce mot.

Il avait vu son compte de criminels, en faisant la tournée des commissariats, mais aucun, jamais, n’avait été aussi frais et joli qu’April Bell. Et, à présent, un homme était mort, tué par les molécules émises par le poil d’un chat, aussi sûrement que si on l’eût étranglé au moyen d’un lacet. Et cette grande et svelte rousse était responsable de la présence du chat !

Tiens ! le sac de serpent noir avait disparu. La jeune fille parut suivre le regard de Barbee.

« Mon sac ! s’écria-t-elle en pâlissant. Je dois l’avoir laissé quelque part pendant que je préparais mon article. C’est la tante Agatha qui me l’a donné, et il faut que je le retrouve. Il y a un héritage de famille dedans. Une épingle de jade blanc. Vous m’aidez à le retrouver, Barbee ? »

Barbee la suivit. Ils cherchèrent à l’emplacement où l’ambulance s’était arrêtée, dans les cabines téléphoniques, dans la salle d’attente. Il ne fut pas surpris de leur recherche infructueuse. Pas de sac de serpent noir en vue. Mais April Bell était simplement trop avisée, trop de sang-froid pour égarer quoi que ce fût. Pour finir, elle regarda un bracelet-montre orné de diamants :

« Il faut renoncer, Barbee, roucoula-t-elle, sans le moindre signe de regret. Merci vraiment, mais peut-être que je ne l’avais même pas. Sans doute que la tante Agatha l’aura pris en même temps que Fifi. »

Barbee réussit à rester impassible. Il avait de la peine à croire à l’existence de la tante Agatha. Et il se rappelait avoir vu le sac entre les doigts de la jeune fille qui le tordait sauvagement au moment même où le vieux Mondrick se débattait par terre. Mais il n’en dit rien.

« Merci, Barbee. Maintenant, il faut que je téléphone de nouveau à la rédaction. Pardon si je vous brûle.

– Pour la vérité entière, lisez Le Phare, dit Barbee, citant la devise du quotidien. Moi, il me reste jusqu’à minuit. Je vais essayer de trouver ce qu’ils ont rapporté dans cette grande boîte de bois peinte en vert. Et pourquoi le vieux Mondrick est mort… Est-ce que je vous reverrai ? »

Ce ne fut pas sans peine qu’il attendit sa réponse, les yeux fixés sur sa fourrure blanche et lisse. Il désirait éperdument la revoir… était-ce parce qu’il redoutait un peu qu’elle n’eût assassiné Mondrick, il se le demandait, ou parce qu’il espérait vraiment qu’elle ne l’eût point fait ? Une seconde, une ride de surprise et de préoccupation fronça son front. Il poussa un soupir de soulagement quand elle sourit et dit :

« Si vous voulez, Barbee. (Voix de velours, voix de clair de lune.) Mais quand voulez-vous ?

– Pour dîner, ce soir ? (Barbee faisait de son mieux pour paraître avoir rattrapé son haleine). Est-ce que neuf heures, ce serait trop tard ? Je voudrais d’abord découvrir ce que Sam et compagnie veulent faire de leur précieux fardeau. Après, il faut que j’écrive mon article.

– Neuf heures, ce n’est pas tard. J’aime tant le soir.

– À neuf heures, donc, et où est-ce que je vous rencontrerai ? »

April Bell sourit, soudain, avec une expression sarcastique de ses sourcils dessinés au crayon.

« Ce soir, demanda-t-elle, mais Nora va croire que vous avez perdu la tête ?

– Mais c’est peut-être vrai ?… Ah ! ce n’est pas facile. Rowena Mondrick et moi sommes toujours bons amis, même si son mari et moi ça n’allait pas très fort. Oui, cela m’a fait quelque chose. Mais Sam Quain va prendre tout en main. Je voudrais bien que vous acceptiez de dîner en ma compagnie, April.

« J’espère, ajouta-t-il silencieusement, que vous me direz pourquoi vous aviez apporté ce petit chat noir et pourquoi vous avez cru nécessaire d’inventer la tante Agatha, et si vous aviez une raison quelconque de désirer la mort du docteur Mondrick.

– Si je peux m’arranger, oui ! (Eclair des dents d’une blancheur éblouissante). Maintenant, il faut que je coure. Il faut que j’appelle le journal, puis je dois demander à la tante Agatha. »

Elle partit véritablement en courant, avec toute la grâce, se dit-il, d’une bête qui n’avait jamais été domptée. Il la regarda gagner la cabine téléphonique, conscient, non sans une légère surprise, qu’une femme pût l’émouvoir de la sorte. Sa voix mélodieuse lui caressait encore l’oreille. Soudain il souhaita de n’avoir pas bu autant de whisky et d’être resté mieux en forme. Il voyait l’éclat de sa fourrure blanche, là-bas dans la cabine illuminée. Il frissonna de nouveau. Peut-être avait-il pris froid. Il fallait partir. S’il découvrait qu’elle était la meurtrière, quelle impression éprouverait-il ? il se le demandait.

Quain et ses compagnons avaient chargé la caisse verte dans la voiture du docteur Bennett. Nora et les autres reprenaient le chemin du retour, sans beaucoup de conviction. Maman Spivak pleurait, doucement à présent, et papa Spivak cherchait à la consoler…

« J’ai peur, papa, disait maman Spivak. Cette chose qu’ils ont emportée chez Sam a déjà tué le pauvre docteur Mondrick. J’ai peur qu’elle tue Sam et Nora, maintenant. J’ai peur qu’elle ne nous prenne aussi notre petit Nickie.

– Je t’en prie, maman, disait papa Spivak, en essayant de rire. Nickie, dis que tu es bête. »

Vaines tentatives de gaieté.

Nora portait la petite Pat contre elle, le visage impassible ; elle ne vit pas Barbee qui passait à côté d’elle.

« Pleure pas, maman », disait la petite Pat.

La douleur qui se lisait sur le visage du vieux Ben Chittum poussa Barbee à lui crier :

« Venez, Ben, je vous ramène en ville dans mon auto.

– Merci, Will, ça va très bien comme ça. Ne te fais pas de souci pour moi. Rex viendra me voir, quand ils auront mis cette caisse en sûreté chez Sam. Bien sûr, je suis un peu déçu, mais ça va aller quand même. Je suis vif comme un chevreau. »

Barbee se retourna pour voir si April Bell était bien toujours dans la cabine téléphonique, puis il suivit son idée. Il marcha rapidement jusqu’à la grande poubelle derrière les bâtiments de l’aéroport, et fouilla sous les vieux journaux, les enveloppes de bonbons, les chapeaux de paille déchirés.

C’était la sorte d’intuition qui l’avait conduit à trouver cent reportages, la sorte d’intuition d’origine inconnue qui devient certitude et que Preston Troie appelait : l’équipement essentiel du bon journaliste. Le flair de l’information. Il en avait parlé une fois au docteur Glenn, et ce charmant psychiatre lui avait dit que cette sorte d’intuition n’était rien d’autre que le raisonnement logique du subconscient. Cette explication facile n’avait qu’à moitié satisfait Barbee. Mais il n’en faisait pas moins confiance à ses intuitions.

Sous le chapeau de paille déchiré, il trouva le sac de serpent noir.

Les deux extrémités d’un ruban rouge dépassaient.

Barbee ouvrit le sac.

À l’intérieur, il y avait le petit corps mou du chaton noir de la tante Agatha.

Le ruban rouge avait été serré si fort qu’il avait quasiment séparé du corps la tête du chat, bouche ouverte, langue tendue, yeux en boules, exorbités. Etranglé de main de maître. Le reporter fut attiré par une petite goutte de sang unique qui lui fit retrouver autre chose.

Car en appuyant le doigt sur le corps de la petite bête, Barbee sentit quelque chose de dur. C’était blanc, enfoncé dans la fourrure noire. Il tira précautionneusement, et il siffla quand il l’eut regardé sous la lumière blême du bâtiment. C’était ce qu’avait perdu April Bell : l’épingle de jade blanc. La partie ornementale consistait en un petit loup en train de courir, à l’œil vert de malachite. Travail délicat, vivant, le louveteau semblait svelte et gracieux comme April Bell.

La broche était ouverte, et la forte pointe d’acier avait été enfoncée dans le corps du chaton. Une goutte de sang coula, quand il tira. La pointe, se dit-il, avait dû percer le cœur.