CHAPITRE XX

L’étincelle jaillit dans ma tête. L’ordre. Je ne suis plus maître de moi : je dégaine en une fraction de seconde, je braque mon laser de poing droit devant moi, sur l’horrible forme tentaculaire qui agite ses bras mous et squameux dans ma direction. Je presse le plot de tir. Le trait rubis du laser fore des puits suintants dans la répugnante masse gélatineuse, la découpe en lamelles, transforme le monstre en un tas de déchets organiques huileux.

Il est mort. Le monstre. L’Autre. Je l’ai tué. J’ai fait mon devoir, j’ai abattu l’impitoyable adversaire de la race humaine. La haine fait place à la joie. J’exulte.

Et une nouvelle étincelle de haine prend naissance dans mon cortex, enflamme mon thalamus. Un nouvel ordre : tuer.

Le monstre abject se dresse devant moi, ouvrant dans ma direction une gueule éructante hérissée de crocs luisants de venin. Ses pattes griffues labourent le sol, ses ailes membraneuses battent au-dessus de son dos corné. Je braque mon MM C-16 sur la hideuse créature, je presse la poignée qui libère la charge de plasma. Le dragon s’embrase, explose, se racornit sous la brûlure solaire. Très vite il ne reste plus rien du monstre, juste une empreinte de cendres fumantes sur le sol.

J’exulte. La joie a remplacé la haine. J’ai vaincu un Autre – cet impitoyable ennemi de la race humaine.

Mais une forme monstrueuse se condense devant moi, caparaçonnée, pinces claquantes, mandibules broyeuses en action. Étincelle. Haine. Ordre. Je braque mon lance-charge sur le monstre, je tire. Explosion de chitine. Le monstre est mort. L’Autre est mort. J’ai vaincu. Joie. Délire de joie… Je tire, je tue, je tire, je tue. Déclic, haine, joie. Mais tout est si brouillé dans ma tête ! Étincelle, ordre, action… Ou suis-je ?

Je me sens vidé, sans énergie, sans réaction. Je n’ai plus la force de tenir debout. Je me laisse tomber sur les genoux. Je lâche mon arme brûlante. J’ai tiré, tiré, jusqu’à épuisement de la pile. Le monstre est mort.

Mais quel monstre ? Tout est si confus…

Confus ? Non. Je sais maintenant où je suis : je suis au camp d’entraînement de Josas III. C’est là que je subis ma préparation spéciale, avant de faire le long voyage jusqu’à Hydra. C’est là que je reçois… que j’ai reçu cette imprégnation thalamique : l’ordre de tuer immédiatement et par tous les moyens ce que je peux reconnaître comme étant un Autre, où qu’il apparaisse, sous quelque forme qu’il se présente.

J’exulte. La programmation a porté ses fruits mortels. J’ai été mis en présence d’un Autre. Je l’ai vaincu. Je l’ai tué. Alors pourquoi l’exultation se change-t-elle en cette émotion brouillée, mouillée, où mes facultés de haine et de combat chancellent et se perdent ?

Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ?

Le brouillard s’est retiré complètement de moi, comme une seconde peau qu’on arrache. J’ai ouvert les yeux, et mon esprit aussi s’est ouvert. J’ai compris. Et c’est à ce moment-là je crois que j’ai commencé à crier.

Je n’étais plus à Josas. C’était le passé, ça. J’étais sur Hydra. J’étais sur Hydra, et j’avais parfaitement obéi à la programmation qu’on avait jadis introduite en moi, qui avait été effacée de ma conscience mais était restée blottie dans mon inconscient : en présence de l’ennemi, en présence d’une créature qui s’était elle-même désignée comme un Autre, j’avais tiré.

Je ne me réveillais pas. Le cauchemar continuait. J’étais en plein dedans, là, à bord de cet hydrotraceur fou qui continuait sa course sans but dans la nuit.

Le cauchemar, c’était cette flaque innommable de matière à moitié carbonisée qui s’étalait sur le pont de l’embarcation, cette soupe biologique encore agitée de tremblements, de frémissements, et où parfois se remodelait pendant quelques secondes une main aux doigts tronqués, ou la courbe très reconnaissable d’une épaule, ou une moitié de visage à la bouche béante, et où un œil désorbité nageait comme une bille verte dans une mare argileuse travaillée par un feu intérieur mourant.

L’odeur qui sourdait de ce magma était terrible. J’ai vomi, sans cesser de crier, de crier, de crier. Je crois que j’aurais voulu me vider en entier, me liquéfier moi aussi, me mêler à ce qui avait coulé sur le pont. Et l’horreur a monté d’un cran : une voix rauque et grave, qui n’avait plus rien d’humain, a modulé longuement un seul mot, Dommage…, avant de s’éteindre dans un dernier clapotement, avant que la flaque boueuse se fige dans l’immobilité.

J’étais bien éveillé, désormais. Je vivais. Mais cette vie qui m’était offerte n’était qu’un cauchemar hurlant.

J’étais seul, abandonné sur une boule liquide hostile. La Flotte ne reviendrait jamais me chercher. Et ce navire des Autres ? Probablement pas non plus, puisque les ondes biologiques émises par… par Sudrud avaient cessé avec sa mort.

Sudrud. Je l’avais tuée. C’était une fille étrange et douce, belle et énigmatique, qui avait réussi à redonner un peu de chaleur humaine à mon cœur sec et à mon esprit habité par la dérision. Et je l’avais tuée.

Mais le plus terrible n’était pas que je l’eusse tuée. Le plus terrible était qu’en vérité cette fille n’existait pas, n’avait jamais existé que par et dans une minime escarmouche d’une guerre absurde.

C’est pour ça, je crois, que je criais.

Et du temps a passé. Qui sait où je suis, aujourd’hui. Et qui sait où vous êtes, vous qui me lisez. Mais une chose est sûre : si vous écoutez bien le silence, au plus profond de vos nuits, vous devez pouvoir m’entendre. Car je crois que je hurle encore.

 

 

FIN

 

 

 

 

Note : On retrouvera prochainement Val Elkaïch dans LE PREMIER HYBRIDE, à paraître dans cette collection…

 

 

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