CHAPITRE XIX

J’ai fermé les yeux et je me suis détourné. Mais j’avais encore l’image imprimée dans mes prunelles, cette empreinte de feu, douloureuse et tenace : l’éclair vertical incandescent qui montait en s’épanouissant, creusant un puits ascendant dans la sombre tourbe du ciel d’Hydra. J’avais encore les yeux fermés, j’étais encore courbé, tassé sur moi-même, quand le grondement sourd m’est arrivé dans les tympans, le colmatant avec une tonne ou deux de gravats comprimés par une pression titanesque. Le souffle a suivi presque aussitôt, faisant bondir l’hydrotraceur sur la crête des vagues. J’ai eu l’impression que mon estomac et tout ce qui s’y rattachait me tombaient au fond de la cavité abdominale, puis remontaient vers ma gorge, puis retombaient, et remontaient encore… Mais, par miracle, je n’ai pas vomi. Je me suis secoué intérieurement, je me suis tourné à nouveau vers l’arrière de l’embarcation.

Là-bas, à des kilomètres de distance dans la nuit, au fond de l’enfer, un cylindre fluorescent tremblait sur sa base, flou et crépitant, s’évasant en une large coupe débordante sous la frange obscure du ciel qui l’absorbait comme un buvard. C’était l’eau vaporisée par l’explosion, qui nimbait le couloir foré dans l’atmosphère par les gaz en ignition. Le grondement a roulé, roulé, comme un coup de tonnerre qui rebondit d’écho en écho dans un labyrinthe de vallons encaissés. Il a fini par s’éteindre quand même, ou alors par ne plus faire qu’un avec le fracas des vagues déferlantes sur le dos duquel notre embarcation jouait à saute-mouton, en bas, en haut, en bas, en haut.

Je me suis redressé tout à fait, appuyant mon dos au tableau de bord devant lequel Sudrud s’était assise à nouveau, le buste raide et la tête droite. Ou alors elle n’avait pas bougé, me laissant seul à la réaction panique qu’avait provoquée en moi la peur de l’atome broyé. Mais maintenant c’était fini, fini. L’hydro avait cessé de casser son erre à angle droit, le mini raz de marée l’avait dépassé ou avait été distancé. L’engin continuait sa course aveugle au cœur de la nuit, ouvrant l’océan de son étrave dans une irrésistible pulsion que le roulis ordinaire ne faisait qu’épauler. La pluie frappait toujours l’œuf de verre du cockpit, et, là-bas, le pilier incandescent s’était transformé en une vague aurore boréale qui soulignait l’horizon noyé d’une barre orangée sombrant peu à peu. Mais j’avais toujours l’empreinte au fond des yeux, qui éclaboussait mon champ de vision de papillons bleus battant des ailes, et au fond des oreilles le ronronnement grave d’une scie lancinante.

C’était fini. Fini : la base avait explosé, la pile avait divergé pour une raison ou une autre, et tout avait pété, tout avait été transformé en atomes tournoyants. Alec – ce qu’était devenu Alec, avait été transformé en atomes tournoyants. Lourdement, j’ai dit à Sudrud :

— La pile a explosé.

Elle a tourné son fin et beau visage vers moi. Bien qu’il n’y eût pas de vent sous le cockpit étanche, ses cheveux d’or blanc avaient l’air de voleter. Et ses yeux étaient plus verts que jamais dans la pénombre de l’habitacle éclairé seulement par les lumières multicolores du tableau de bord. Sudrud était belle, plus belle que jamais, d’une beauté que j’ai pour la première fois trouvée complètement irréelle, une beauté dangereuse et inhumaine. Elle m’a regardé longtemps, elle m’a sondé longtemps ainsi, énigmatique, impénétrable, absente et en même temps immensément présente. Et puis elle m’a dit doucement :

— Je sais. C’est moi qui ai fait diverger la pile.

J’ai secoué la tête et les épaules. J’ai passé la paume de ma main sur mon crâne. J’ai eu l’impression de sentir de l’os sous ma main, pas une peau ordinaire de crâne chauve. Je n’avais pas l’habitude de rester ainsi sans chapeau. J’étais désorienté. J’aurais aimé pouvoir me mettre quelque chose sur le crâne, me couvrir, me protéger. Je n’avais pas très bien entendu ce que m’avait répondu Sudrud. J’ai détourné les yeux, je lui ai dit :

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu m’as fort bien comprise, Val. C’est moi qui ai levé les sécurités de la pile. Je l’ai fait juste avant qu’on embarque. Il ne devait rester aucune trace de la base. Ni du résultat monstrueux des recherches qui y étaient effectuées…

J’ai souri, et mon sourire s’est transformé en ricanement. Les mots de Sudrud me parvenaient à travers une curieuse épaisseur d’atmosphère qui les rendaient, pâteux, brouillés, pratiquement inaudibles. Avec un effort gigantesque, car l’épaississement de l’air m’atteignait moi aussi, j’ai prononcé :

— Je ne comprends vraiment rien à ce que tu me dis…

— Eh bien, tu vas comprendre, m’a-t-elle répondu. J’ai commencé par tuer Maltan, la nuit où il a reçu le message de la Flotte. Je savais qu’un tel message était sur le point d’être transmis et j’ai eu la chance de pouvoir gagner le bloc com un peu avant qu’il arrive. Tu dormais et Maltan n’avait aucune raison de se méfier de moi. Ensuite j’ai tué Iniès. Il n’était pas très difficile de trafiquer son respirateur. Et avec la tension qui régnait sur le bac à ce moment-là, je pouvais raisonnablement penser que les soupçons de Gore finiraient par se porter sur Ygra. Je n’ai eu qu’à lui dire que je l’avais vue près des scaphandres, la nuit précédant l’expédition. Tu connais la suite. Et ce que tu ne connais pas, tu peux le deviner…

J’ai recouvert mon crâne de mes deux mains. Je me sentais tellement nu, sans mon Stetson ! Je ne voulais plus regarder Sudrud. Je ne voulais plus l’entendre. Ce qu’elle disait ne me concernait pas. J’aurais même bien voulu qu’elle se taise, qu’elle se taise, qu’elle arrête son verbiage sans signification.

Mais elle a continué à parler.

— Vous aviez raison depuis le début, vous les Hommes. La vérité n’est pas très différente de ce que vous pensez. Nous venons bien du centre de la galaxie – d’un amas d’étoiles que vous n’avez jamais répertorié. Et notre race a atteint son âge adulte il y a des millions de vos années. Qu’importe son nom, puisqu’il nous désigne de la même manière que le terme humain vous désigne. Mais notre expansion dans la galaxie est beaucoup plus lente que la vôtre semble s’annoncer. La première rencontre entre nos deux peuples a été le fait du hasard. Un hasard inéluctable, bien sûr. Seulement, contrairement à ce qui a été annoncé par la Flotte terrienne, c’est bel et bien vous qui avez déclenché le premier acte d’hostilité. Depuis, nous vous observons – en nous défendant quand c’est nécessaire. La guerre… mais ce terme est impropre – vous semble durer depuis longtemps ? Pour nous, c’est moins qu’une seconde dans le cours du temps qui est imparti à notre peuple. Pourquoi se hâter, dans un sens ou dans un autre ? Nos conciles n’ont pas encore pris de décision. Certains d’entre nous voient en la race humaine un grave danger pour notre peuple. Mais nous sommes d’essence pacifique et, si nous n’hésitons pas à nous défendre, il est hors de question pour nous de vous éliminer comme espèce. Mais un contact direct et brutal n’est pas non plus sans risques pour vous : la rencontre de deux… humanités situées sur deux échelons différents de l’évolution peut se transformer en un véritable ethnocide en ce qui concerne la plus faible. Tu constates qu’une solution simple et primaire est encore lointaine.

Sudrud s’est tue. L’hydro continuait de tracer son chemin dans la nuit, à travers la pluie cinglante, vers nulle part. La densité de l’air autour de moi était telle que je ne pouvais plus bouger. Je crois seulement être parvenu à murmurer :

— Tais-toi…

— Je ne me tairai pas, Val, a dit Sudrud d’une voix sèche et dure qui a pénétré ma couche de coton comme une épée. Il faut que tu m’écoutes, jusqu’au bout. Il faut que tu me croies, et que tu me comprennes. Je t’ai dit que notre peuple étudie le tien. Nous en avons les moyens. Nous avons la possibilité de nous infiltrer parmi les Humains, sans que vous vous en doutiez. C’est ce que j’ai fait, ici, sur Hydra. Nous connaissons l’existence des bases de recherche bactériologique et génétique destinées à trouver une arme contre nous. Crois-tu que nous pouvons laisser faire ça ? Notre peuple suit le vôtre pas à pas, Val… Nous avons capturé la navette qui amenait sur Hydra la tératologue centaurienne Sudrud Elson. J’ai pris sa place. Un « jeu d’enfant », comme vous diriez. Je devais savoir si les expériences entreprises sur Hydra pouvaient aboutir à quelque chose de véritablement dangereux pour nous. Et, dans ce cas, supprimer la base.

Sudrud s’est tue à nouveau. Le grondement du moteur de l’hydrotraceur était sourd et régulier. Mes mains ont quitté mon crâne et j’ai senti mes poings se refermer contre ma bouche. Il fallait que je respire lentement et calmement. Il fallait… mais Sudrud parlait encore.

— Les autres bases similaires ont été infiltrées de la même façon. Mais j’ai joué de malchance : l’astroconque qui me transportait et a arrêté la navette a été repérée par une unité de la Flotte en translation dans le système. Je ne pouvais rien faire. Ma conque n’était pas un engin de combat. Je savais que l’alerte vous serait donnée tôt ou tard. Il fallait que j’agisse vite, pour avoir le temps d’étudier le résultat des expériences que vous meniez sur Hydra. J’ai eu par contre la chance d’arriver à un moment où, grâce à Alec et au valvaire découvert par Gore, elles atteignaient un stade extrêmement dangereux. Tu l’as constaté ! Mais je regrette encore d’avoir dû tuer. Contrairement aux Humains, nous ne sommes pas habités par la violence. En deux millions d’années, nous avons eu le temps de nous défaire de cette part primitive de nous-mêmes. Mais comme je te l’ai expliqué aussi, nous devons nous défendre. Et j’ai accompli ma tâche, comme il se devait.

Sudrud s’est brièvement détournée de moi pour fixer un point dans l’obscurité. Lorsqu’elle m’a à nouveau regardé, l’eau verte de ses yeux s’était imperceptiblement ternie.

— Maintenant, une astroconque va me recueillir et m’emmener loin d’Hydra. Je vais retourner chez moi, Val. Il est inutile que je cherche à t’expliquer ce que j’entends par ce terme : « chez moi ». C’est très loin, et ça te paraîtrait très étrange, tu sais. Dans moins de deux heures, un de nos vaisseaux vivants, guidé par des… des ondes que j’émets, va venir me chercher. Mais il y a un problème. Ce problème, c’est toi, Val.

Sa bouche s’est modelée en un sourire dont la lumière sourde a flotté longtemps, même quand elle s’est remise à parler.

— Oui, c’est toi. Tu ne t’es pas demandé pourquoi tu es toujours en vie ?… Tu ne me l’as pas demandé ? Tu as raison, Val. Je ne saurais pas te répondre. Tu aurais dû y passer, comme les autres. J’ai failli te tuer, tu t’en souviens ? Et je ne l’ai pas fait. Je ne sais pas pourquoi, vraiment. Mais peut-être qu’à vivre parmi les Hommes, on finit par être contaminé par eux. Je veux dire : par les comprendre, par accepter un peu mieux leurs caprices de grands enfants, qui n’est qu’un désarroi profond devant l’univers. C’est le fardeau des races jeunes… Et puis, pour parler comme un Humain, je pourrais dire aussi : je t’aime bien, Val. Je t’aime bien. Alors je te propose ceci : tu vas embarquer avec moi à bord de l’astroconque. Tu y… dormiras pendant un certain temps, et ensuite tu seras débarqué sur une planète humaine, ou une base orbitale. Cela n’offre pas de difficulté pour nous. Simplement, tu ne posséderas plus la mémoire de ce qui s’est passé sur Argos depuis que j’y ai débarqué. C’est une proposition honnête, non ? En tout cas je ne peux pas faire plus. Accepte, Val.

Mes poings serrés ont quitté mon visage. Je me suis décollé du tableau de bord. Je parvenais enfin à respirer correctement, et la brume qui s’était condensée autour de moi s’était diluée. Mais il fallait que je me secoue. Il fallait que je réponde à Sudrud. J’avais écouté son tas d’inepties. Toutes les phrases prononcées étaient stockées dans mon cerveau, comme des données dans un ordinateur. J’y avais accès. Mais le sens de ce discours ne m’était toujours pas compréhensible. C’était comme un discours crypté, dont je ne possédais pas le code. J’ai avalé ma salive, j’ai bredouillé :

— Je ne comprends toujours pas… Ce que tu dis n’a pas de sens. Tu délires, ma pauvre vieille. Je… crois qu’il faut que tu te reposes. Que tu fasses le point. Quand tu te réveilleras…

— Val !

Sa voix a claqué comme un coup de fouet. Ses yeux étincelaient dans l’ombre de son visage.

— Val, je suis une Autre. Est-ce que tu vas enfin admettre ce que je te dis, stupide mammifère borné ! Je suis une Autre… Je suis la coupable, la meurtrière, l’espionne, l’ennemie infiltrée. Tu comprends ?

Une Autre… Le terme est passé sur moi comme une vague électrique. J’en suis resté tremblant. Mes mains tremblaient, tout mon corps tremblait. Une Autre. Elle avait prononcé le mot. Le mot. Des éclairs éblouissants traversaient mon cerveau, parasitaient mes échanges neuroniques. J’avais l’impression que j’allais exploser, me transformer en un geyser de feu atomique, en une gerbe d’atomes qui iraient se perdre dans le ciel pluvieux d’Hydra.

Cependant j’ai réussi à parler encore un peu.

— Comment veux-tu que je te croie ! Une Autre… L’autre jour tu prétendais être une droïde ! Deux races stellaires ne peuvent pas être si semblables… Et les tests, tu les oublies ? Ce que tu dis ne tient pas debout…

— Nos deux races ne sont pas semblables, Val. Je ne suis pas telle que je parais être. Notre espèce vient du centre de la galaxie, je te l’ai dit. Nous avons évolué au milieu de pressions gravifiques et radiantes sans commune mesure avec ce que vous connaissez sur votre Terre. Notre corps est capable de s’adapter à des conditions physiques qui tueraient instantanément un être humain. Nous pouvons changer, à notre guise. Nous transformer. Prendre n’importe quelle apparence. L’apparence humaine, par exemple. Cette faculté fait partie de notre héritage génétique. Nous sommes des plasmoïdes, des métamorphes. Pour nous infiltrer parmi les Humains, nous devenons des Humains. Totalement. Lorsque j’ai intégré le schéma caryotypique de la tératologue Sudrud Eslon, je suis devenue elle, totalement – même si je me suis amusée à devenir un peu plus jolie… J’ai absorbé tous ses souvenirs du même coup, et c’est pour ça qu’il était impossible de me détecter par hypnose. Mon cerveau actuel est le sien. Je suis comme un clone d’elle, une chimère faite femme humaine. Naturellement, ma structure génétique est bien celle de mon espèce. Sinon je ne pourrais pas me transformer à nouveau. Mais lorsque Alec m’a fait une biopsie, il a suffi que je transfère quelques centimètres cubes de ma chair en structure génétique humaine pour que l’appareil d’analyse soit abusé. Je pourrais aussi ajouter que si je n’ai pas voulu faire l’amour avec toi, ni avec quiconque, cela ne tient pas à des raisons physiques, mais psychiques. Nous ne nous reproduisons pas… et puis peu importe. J’ai juste inventé ce prétexte, être une droïde, pour gagner quelques jours. Tu es convaincu, maintenant ?

À nouveau je ne pouvais plus parler. Les décharges électriques dans mon cerveau brouillaient ma vision, me soudaient les mâchoires, transformaient mon corps entier en un ensemble confus de réactions anarchiques. J’ai juste pu secouer la tête, de droite à gauche – juste pu crier NON NON NON NON, silencieusement.

— Très bien, a dit calmement Sudrud. Tu l’auras cherché… Vois donc ce que je suis.

À un mètre de moi, la silhouette de Sudrud a bougé, s’est déformée. Une tridi floue, une forme indécise entrevue derrière une vitre couverte de buée. J’ai voulu crier. Mais mes mâchoires étaient toujours soudées. J’ai voulu tendre les mains vers Sudrud, vers cette image qui se troublait de plus en plus, qui perdait ses couleurs et sa spécificité humaine. Mais je ne pouvais pas. N’avais-je pas fait un rêve où je voyais Sudrud fondre devant moi, quelques nuits auparavant et en même temps si loin dans le passé, avant que le cauchemar se referme sur nous ? J’avais peut-être fait un rêve semblable, oui, un rêve où je voyais Sudrud se dissoudre, devenir une horrible créature molle et visqueuse, au corps couvert de cloques putrides…

Peut-être rêvais-je encore, maintenant, devant ce corps qui fondait comme du beurre et coulait à mes pieds sur le pont de l’hydrotraceur lancé dans la nuit. Peut-être que je rêvais, oui. Et ma bouche s’est ouverte, et ma gorge s’est gonflée sur un cri. Je me suis mis à crier, pour faire cesser le rêve, pour me réveiller. Je me suis mis à crier, et en même temps je sentais ma paume droite crispée sur la crosse de mon laser, et mon index crispé sur la détente de l’arme.

Je criais. Le laser crachait ses larmes rougies. Je criais, je criais, je criais, mais je ne me réveillais pas.

Et je continuais de tirer.