CHAPITRE V

— J’ai reconstitué ici un biotope sommaire du deuxième niveau… Pour plus de commodité, j’ai divisé l’épaisseur sous-marine en quatre strates. Jusqu’à moins vingt-cinq mètres, ce sont les eaux libres, le territoire des créatures supérieures, notamment les reptiles marins, dont beaucoup d’espèces rappellent celles de notre Secondaire. Mais elles ne nous intéressent pas. Le second niveau possède à environ moins soixante mètres un sol mouvant formé de plaques végétales. Ces plaques sont constituées de bancs de corail, des gorgonies principalement, et de varech. De multiples animaux vivent et prospèrent sur ce fond intermédiaire. Tous les crustacés imaginables, mais aussi des insectes, dont la famille la plus remarquable s’apparente au dytique… Tiens ! Tu peux en avoir un, là : il est caché derrière ce laminaire. Il guette sa proie. Ses quatre chélicères injectent un hémorragipare qui…

Je n’écoutais plus Ygra. Sa voix pourtant harmonieuse n’était plus pour moi qu’un fond sonore sans importance – sans plus d’importance que toutes les formes de vie hideuses qui s’agitaient dans le grand bassin hémicirculaire qui envahissait les deux tiers de son labo.

Je regardais Sudrud.

La façon dont elle penchait la tête pour observer le dytique, la façon dont elle rabattait sur sa joue gauche la masse vaporeuse de ses cheveux blond argent (ce qui découvrait son cou gracile), sa manière de passer son index sur ses lèvres entrouvertes, et sa manière de sourire, et de rire en plissant les yeux, et la façon incroyablement souple dont elle inclinait son corps mince, aux épaules droites, aux seins menus, au bassin trapézoïdal, aux fesses parfaitement rondes.

Il n’était pas difficile de chanter les louanges de Sudrud : elle était la beauté même. Et il n’était pas difficile de trouver des mots poétiques pour la décrire, car tout en elle était poésie. Sans doute cette perfection dans la grâce et la beauté aurait perdu de son aura dans un environnement moins carcéral que le bac… Mais j’avais beau me dire ça, rien à faire : j’étais sous le charme, et je n’avais pas la moindre envie de m’en sortir.

Tout le monde avait été éberlué, quand elle avait rabattu sa cagoule et avait montré son minois, la veille au soir. Bien sûr, personne ne s’attendait à ce que le bac accueille un occupant supplémentaire. Mais que ce renfort se présente sous l’apparence d’une fille de vingt-sept ans, aux formes déliées comme celle d’un mannequin de mode, aux traits réguliers et lumineux de Play Nat, aux cheveux si fins et si blonds qu’ils faisaient une couronne solaire autour de sa tête, aux yeux verts comme une tendre pousse de printemps (poésie, poésie !…), ça, c’était autre chose.

Il me semblait que je la reverrais toujours comme elle m’était apparue ces premières minutes. Elle avait quitté son gantelet droit, avait tourné sa paume vers le haut, y avait recueilli une des grosses gouttes chaudes qui tombaient du cœur de la nuit. Elle avait souri, avait enlevé de son crâne la résille qui maintenait ses cheveux plaqués pour le port du casque, les avait fait voler de ce mouvement qui allait vite nous être familier, et à ce moment-là seulement elle avait paru prendre conscience de notre présence – ce groupe de paumés en combis douteuses, puant la chair macérée, l’iode et le moisi, qui la serraient à l’étouffer. Alors son sourire vague et impersonnel s’était transformé en un sourire chaleureux et direct, et elle avait prononcé ces trois phrases :

— Je vous salue. Mon nom est Sudrud Eslon. Ma fonction parmi vous sera la tératologie.

Cette présentation succincte avait débloqué notre mutisme interloqué, et ça avait été le chahut – paroles de bienvenue, questions, politesses et frôlements. On avait conduit Sudrud à un caisson libre (la base en compte dix), on l’avait laissée avec deux multimates pour l’aider à débarrasser sa cantine et à aménager son palace, et on était revenu la chercher tous en chœur, pour l’inévitable séance sous le Sein. On était tous excités, tous et toutes, et même Nol avait pour une fois l’air d’être là. Il n’y avait qu’Alec à rester corseté et à jouer les chefs, son cervœil rouge brillant dans le métal de sa demi-figure bleue, son œil bleu éteint dans sa demi-figure sanguine. Gore s’était naturellement installé tout à côté de Sudrud, et ses grosses mains noires avaient des envolées baladeuses, sous le regard furieux d’Ygra. Moi, je m’étais assis sur une fesse juste en face d’elle, tourmenté par deux problèmes cruciaux : premièrement, est-ce que je gardais mon Stetson sur le crâne au risque de paraître malpoli, ou est-ce que je le quittais en dévoilant agressivement ma calvitie ? Deuxièmement – où est-ce que je pouvais bien mettre mon nez pour qu’il ne lui cache pas entièrement le reste de ma figure. Dans mon chapeau, peut-être ?

Sudrud avait subi sans broncher l’impact de toutes ces énergies survoltées. Jamais au cours de ces courtes heures de prise de contact sous le Sein elle n’avait laissé percevoir une mimique d’impatience, un mouvement de fatigue, une trace d’agacement. Elle était restée calme et souriante sous la houle, et les phéromones que lui envoyaient tous ces mâles proches du rut (et sans doute aussi les deux femelles qui ne crachaient pas sur le saphisme) se heurtaient à un bouclier d’airain. Sudrud, manifestement, était aveugle et sourde à l’effet qu’elle produisait. Autrement, elle avait répondu avec bonne volonté et précision à toutes les questions qui lui avaient été posées…

Elle n’était pas née sur Terre, ni même dans le système solaire, mais à Aelita, une base souterraine de la Spatiale située sur VII d’Alpha du Centaure ; cela expliquait sa taille et sa minceur, son air un peu étrange, et la couleur de ses cheveux et de sa peau, si laiteuse qu’elle en était presque translucide. Elle y était demeurée jusqu’à vingt-deux ans, à la suite de quoi elle avait navigué d’Université en Université, mais toujours sur des bases ou des satellites éloignés de la mère patrie. Hydra était son premier poste au titre du Service de Coopération Spatiale. Mais elle ignorait si la situation s’était aggravée ou non au cours des derniers mois. La censure restait vigilante et elle n’en savait pas plus que nous – moins, même. Elle avait subi une formation accélérée sous un dôme d’une base aussi perdue que la nôtre, dans le système inhospitalier de Véga, et puis ça avait été le voyage jusqu’à Hydra, à bord d’un transport Cyclope standard. Et… oui, sa spécialité était bien la tératologie, d’où sa combi violette qui tirait l’œil par sa couleur agressive, et qui la moulait si étroitement.

La présence de Sudrud, son arrivée inopinée, nous faisaient toucher du doigt, à nouveau, la raison de notre présence sur Hydra. Peut-être qu’ainsi isolés, et sans contact avec l’extérieur à part quelques très brèves liaisons radio, nous avions eu tendance à l’oublier – certains d’entre nous au moins, et moi en particulier. Mais maintenant Sudrud était là. Avec sa spécialité qui sonnait mal à l’oreille et cadrait si peu avec son physique…

Sudrud la tératologue, la fabricante de monstres.

J’avais un peu hésité, de retour dans mon caisson, à lui donner le petit coup d’œil du soir. Et puis le boulot, hein ! Je l’avais donc surprise nue, moi le premier, dès sa première nuit sur Hydra. Et je n’avais pas du tout été étonné de constater que Gore était déjà à sa porte, en train de tirer la bobinette. Mais j’avais été bien content de voir que la chevillette n’avait pas chu, ni Sudrud. Elle avait laissé Gore beugler son désir par le communicateur, mais le détail de ses mensurations intimes n’avait apparemment pas suffi à faire céder la belle. Ou elle avait été effrayée, qui sait ? Sudrud était mince et souple comme une liane. Peut-être qu’intérieurement, elle ne correspondait pas non plus au gabarit de mon ami afroméricain. En tout cas il avait fini par se tirer, de guerre lasse, comme on dit, et la queue entre les jambes, comme on dit aussi. J’avais donc pu, peinard, admirer encore un moment les seins haut placés de Sudrud, ses jambes déliées, son ventre plat, son pubis à peine étoilé d’une petite mousse argentée.

Et puis elle s’était couchée et j’avais fait pareil.

Ma queue à moi était nettement plus haut qu’entre mes jambes. Bizarrement, j’en éprouvais un sentiment mitigé, qu’on aurait peut-être pu appeler de la honte.

Aujourd’hui, je faisais un brin de conduite à Sudrud. Moi et Alec, je veux dire : lui comme chef de base, moi comme flic en chef. La différence entre nous deux, c’est qu’Alec avait l’air de s’emmerder alors que moi j’étais aux anges, et ils prenaient le temps de planer, les frères.

On avait commencé par la serre à Iniès. Après, on avait voulu continuer par le zoo de Gore, mais il était en train de transformer un multimate pour patrouiller sous le ventre du bac, comme il m’en avait averti l’avant-veille. Alors on avait remis à plus tard et on s’était pointé chez Ygra. Elle venait de terminer sa conférence et le tour du propriétaire. On avait vu une araignée de mer pondre ses petits dans le corps d’une lamproie-tigre, un crabe ouvrir délicatement une moule pour lui bouffer l’intestin (riche en parasites succulents), une colonie de champignons tétrapodes s’enraciner sur le manteau d’un calmar nain, une méduse-torpille électrocuter un pogonophore, et dix autres joyeusetés écologiques. Heureusement le dytique terminait la série, et je n’ai pas été fâché de sortir de la niche darwinienne où règne Ygra.

— J’espère que nous pourrons collaborer de façon suivie… a dit notre hôtesse en plongeant ses beaux yeux violets dans les magnifiques yeux verts de Sudrud.

Sa main sèche a effleuré ses cheveux, son épaule, et même ses seins. Ygra avait sans aucun doute l’intention de pousser la collaboration au-delà des heures de travail mais, comme de coutume, Sudrud fait mine de ne pas comprendre l’invite. Légère, aérienne, elle était déjà dehors, sous la pluie rude de la fin de matinée qui semblait l’éviter pour ne pas la mouiller. Ou alors c’était encore un effet de mon regard poétique. En tout cas, moi, j’ai été trempé au bout de dix pas et, au bout de vingt, j’avais de l’eau jusqu’au fond de mes boots, à cause de la retenue du bord de mon Stetson qui se déversait régulièrement dans ma nuque, dans mon cou, mon dos, la raie de mes fesses, et ainsi de suite jusqu’aux talons, par l’intérieur de ma combi.

— Et si nous faisions une pause casse-croûte ? ai-je proposé.

L’œil d’Alec a rougeoyé méchamment, mais Sudrud a dit :

— C’est une bonne idée, Val.

On ne pouvait que capituler au son de la voix de la tératologue centaurienne. Et même Alec l’a fait. Nous sommes donc allés nous réfugier un moment sous le Sein, où le distributeur de bouffe a craché avec obligeance des petits carrés de matière ressemblant à du poisson pané un peu trop brûlé. Au goût, ça ne sentait pas le poisson, seulement le brûlé. Je ne me suis même pas demandé à partir de quel déchet de base le synthétiseur-cuisinier avait fabriqué ces entremets typiquement hydrasien. Je l’ai seulement fait passer avec deux boîtes de bière. La bière est à peu près la seule chose qui reste correcte, sur le bac. Je ne sais pas ce qu’a fait Alec, mais j’ai remarqué que Sudrud n’avait rien pris à manger (la veille déjà, elle n’avait fait que grignoter), seulement à boire, un jus de fruit gazeux qui moussait au coin de ses lèvres. Je crois que je souriais en la regardant boire. Elle m’a rendu mon sourire. C’était payé au centuple. Est-ce que, oui ou non, Sudrud me donnait quelque chose en plus ? Quelque chose qu’elle ne donnait pas aux autres ? Je me faisais sans doute des illusions, mais elles m’ont poursuivi jusqu’au moment où nous avons fait irruption chez Nol, dans le labo de bactériologie.

C’était sombre, à l’intérieur. Une obscurité de mauvais aloi, qui puait la catastrophe rampante. J’ai échangé un regard avec l’œil humain d’Alec. Son cervœil a brasillé, le champ scanner lui permettait de repérer dans le noir ce qui me restait invisible.

— Elle est là-bas, a-t-il fait en tendant le bras.

Il s’est avancé, a contourné un gros gyrocompresseur qui ronronnait comme un chat. J’ai marché sur ses talons, en faisant signe à Sudrud de rester éloignée de moi et de ce qui pouvait nous attendre, là-bas, au bout de cet antre où la bactériologue jouait avec de mortelles horreurs insubstantielles.

— Alors, Nol, qu’est-ce qui se passe ?

J’avais rejoint Alec. Nol était étendue sur un lit de camp, tout au fond de son labo. Elle venait juste d’éclairer un photone placé à la tête du lit. Elle tournait vers nous une petite figure creuse, mangée de l’intérieur par je ne sais quelle saloperie. L’éclairage vert-jaune de la lampe n’arrangeait pas les choses. Nol s’était enfermée dans une tente stérile. Un tuyau sortait de sa narine gauche, un autre de la saignée de son coude. Elle a essayé de sourire, et ses lèvres incolores en s’écartant ont creusé une fissure d’ombre au milieu de son visage.

— Réponds, voyons ! a ajouté Alec.

Il a voulu tirer les pans translucides de la tente stérile, mais la malade l’a stoppé d’un geste.

— Fais attention, Alec… a-t-elle dit d’une voix blanche. Il vaut mieux me laisser comme je suis. (Elle a tenté de sourire.) Je dois être horriblement contagieuse.

J’étais sur une culture amibienne… une sorte d’entamoeba locale, que j’ai trouvée dans le foie d’un poisson-lune. Je voulais t’en parler, et puis… j’ai été prise de court. J’ai dû faire une imprudence. Mais vous en faites pas… Ça va aller, maintenant. Je suis sous traitement. J’ai synthétisé du chlorhydrate d’antimécycline. C’est curatif et préventif. Je ne crois pas que le labo soit contaminé, mais vous feriez mieux de vous faire une injection avant de sortir. Là… il y a des ampoules sur la tablette…

Nol s’est tue. Elle est retombée de côté. Elle semblait épuisée par son long discours. Un spasme a agité son corps fluet, une tache liquide a marbré l’oreiller à côté de sa bouche, mais je n’ai pas pu voir si c’était du sang ou seulement de la salive.

— Tu aurais pu me prévenir dès les premiers symptômes ! a craché Alec. Merde ! c’est incroyable ce manque de précautions et de coordination… Tu es atteinte depuis quand ?

Sans attendre la réponse (mais elle n’est pas venue), Alec a pris une ampoule auto-injectable et m’a bousculé pour s’approcher de Sudrud. Il lui a pincé le bras de sa grosse main gantée et lui a injecté le vaccin à travers le tissu de sa combi. Par-dessus l’épaule du généticien, Sudrud m’a souri. Après, c’est moi qui ai eu droit au vaccin, puis Alec se l’est fait à lui-même. Je transpirais, j’ai soulevé mon chapeau avec le pouce au-dessus de mon crâne moite. Je n’avais qu’une hâte : sortir de ce cloaque où les amibes dévoreuses de foie étaient prêtes à me sauter sur le paletot. Que m’avait dit Nol, l’autre soir ? Qu’elle était sur une saleté à large spectre… C’était bien le mot qu’il fallait : les fantômes microbiens étaient là, tout autour de moi dans le noir, je les sentais déjà m’attaquer la peau avec leurs mandibules. Ce que je craignais de voir arriver depuis le début – ce que nous craignions tous et toutes de voir arriver était arrivé : à force de travailler sur des saloperies, l’une de nous en avait attrapé une en pleine poire. Alec me faisait rire (mais non : je ne riais pas) avec sa coordination… Est-ce que quelqu’un ici savait véritablement ce qu’il faisait, dans son labo ?

Les amibes assoiffées de mon sang grouillaient le long de ma moelle épinière, mais j’ai quand même pu résister à l’envie furieuse que j’avais d’arracher ma combi pour me gratter. Avant que nous passions la porte, Alec nous a fait quitter nos gants, qui ont brûlé dans l’incinérateur avec une belle flamme blanche fusante. À l’autre bout du labo, la petite lumière jaune-vert était restée allumée. J’étais bien content de me retrouver dehors. Même avec la pluie.

— C’est pas de chance, ai-je dit à Sudrud. Juste au moment de ton arrivée…

Elle a remué la tête pour toute réponse, et ses cheveux lumineux ont dansé sous son capuchon. J’ai approché mon bracelet com de ma bouche, et j’ai prévenu les autres de la maladie de Nol. Gore est arrivé presque aussitôt, il venait de sortir de la flotte, il avait encore des palmes aux pieds, et son masque de plongée lui pendait dans le dos, avec les bouteilles à oxygène.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette conne ? a-t-il jeté en se débarrassant de son équipement, qu’il a laissé tomber sur le ponton.

Alec lui a expliqué. Un tout petit serpent d’eau aussi vert que les yeux de Sudrud était sorti d’entre les courroies du barda abandonné et se tortillait comme un ver coupé en deux. Un multimate n’a pas tardé à se pointer, et il a ramassé l’équipement, serpent compris.

— Inutile de perdre davantage de temps, a dit Alec. Tu peux montrer ton zoo à Sudrud, maintenant ?

— Oh !… bien sûr, a grogné Gore.

Mais je voyais bien qu’il n’avait plus la tête à ça. Lui aussi pensait à toutes les possibilités d’être bouffé, intérieurement ou extérieurement, qui existaient sur le bac. L’humeur a été plutôt morne, pendant la visite. Tout au moins jusqu’au moment où Gore a refait sa démonstration avec le valvaire et son action mutagène. Alec l’a naturellement engueulé pour n’avoir pas été mis au courant plus tôt. Mais c’est la réaction de Sudrud qui a été la plus vive. J’étais tout près d’elle, j’ai vu ses joues se colorer, et sa main, mais ce n’était qu’un réflexe, s’est un court instant refermée sur mon bras. Sa respiration s’est accélérée, et pendant un bon moment plus rien n’a existé pour elle que le poisson à flagelle et son exorbitant pouvoir génétique. La tératologue s’était-elle réveillée ? Brusquement, pour une brève minute, Sudrud ne m’apparaissait plus tout à fait comme un ange descendu du ciel.

— Je serais très heureuse de travailler avec toi sur ce métamorphovore, a-t-elle dit à Gore. (Et, en se tournant vers Alec, elle a ajouté :) Et avec toi, bien sûr…

Il ne lui restait plus après ça qu’à faire le tour du labo du généticien. Alec lui expliquait déjà qu’il était sur une protéine fabriquée par le complexe ARN-ribosome d’une pieuvre éphémère, et que cette protéine activait considérablement la prolifération des cellules cancéreuses sur le tissu témoin de…

J’ai dit à Alec et à Sudrud que j’en avais assez et que je les laissais à leur cancer mais que, s’ils le voulaient bien, ils pouvaient m’en laisser une part pour le dessert. Le regard rouge d’Alec, le rire de Gore, le sourire de Sudrud. Le sourire de Sudrud.

— Beau cul… vraiment le beau cul, cette gazelle, a fait Gore tandis que la tératologue s’éloignait de sa démarche dansante en compagnie du généticien.

Ses gros doigts marron ont tracé dans l’air la forme supposée du… des fesses de Sudrud. La lune renversée de ses dents éclairait sa figure jusqu’aux oreilles.

— Bien plus que ça, camarade ! ai-je dit.

— Sentimental, hein ? Tu paries que c’est moi qui me la ferai en premier ?

J’ai souri, pas chien. Après, Gore est redevenu sérieux pour me demander comment allaient au juste Nol et son amibiase. Je lui ai dit que je n’en savais rien. Gore a lâché quelques injures au ciel bouché, puis il m’a demandé si je voulais passer avec lui chez Maltan, pour voir le résultat de ses efforts sous-marins. Dans l’antre du cybernéticien, il y avait un nouvel écran, qui retransmettait les visions panoramiques filmées par la vidéo du multimate. Gore avait adapté des ventouses aux pattes du robot, qui circulait la tête en bas sous le ventre du bac, éclairant l’eau glauque avec une double batterie de photones. La liaison image était évidemment mauvaise, coupée de parasites crépitants. J’ai pu tout de même voir une longue forme sombre et souple traverser l’écran, un requin-rasoir, un carnivore très dangereux, qui avait l’air de tenir une pelote de laine dans sa bouche, sans doute une multibranche. La coque de notre foutue base m’a paru en assez bon état, même si quelques sangsues ferrugivores pouvaient se distinguer ici ou là, que le multimate s’acharnait à brûler au laser. Gore m’a affirmé que, comme il l’avait supposé, nous avions en dérivant dépassé le banc, et que nous ne craignions plus rien pour l’instant.

Nous avons laissé Maltan à son ordinateur – il a tout le temps une foule de données transmises par les autres à répertorier et à classer, et nous sommes ressortis. La nuit était déjà là. C’est fou ce que les jours passent vite, sur Hydra, même quand on a l’impression qu’ils passent lentement. Je suis allé me changer et me désinfecter dans mon caisson, puis ça a été le repas, aussi dégueulasse que la veille, ou plus, et la réunion sous le Sein. Là, il n’a été question que de Nol. Tous les autres l’avaient vue. Aux dernières nouvelles, elle était à peine consciente.

— Je suis retourné lui faire une injection de tétraclon 7, nous a appris Alec. Je l’ai aussi mise sous psychotro-sédatif. Elle doit se reposer. Elle a perdu beaucoup d’eau. Mais la prolifération amibienne est stoppée, je pense. Il faudra toutefois prévoir une convalescence de longue durée. Pour nos travaux, c’est fâcheux…

— Je la remplacerai de mon mieux, a doucement dit Sudrud.

C’était gentil à elle. Mais pour ma part, ce que je voyais de plus fâcheux, c’est que Nol était précisément notre médecin. Et il fallait que ce soit elle qui tombe malade. Foutu sort ! Heureusement, le digne Alec avait aussi des compétences. Ce soir-là, j’espérais sincèrement qu’elles suffiraient à empêcher Nol de glisser dans les limbes.

Et quand, un peu plus tard, alors que je donnais mon coup d’œil nocturne aux écrans et que j’en étais au labo de bactériologie, j’ai pu constater qu’Alec était auprès de la malade. Il avait enfilé un scaf de protection et était passé sous la tente stérile. Je ne pouvais pas voir exactement ce qu’il lui faisait. Et même si je l’avais pu, ça n’aurait rien changé. Couchée sur son lit de fortune, Nol était immobile. Elle dormait. Elle avait l’air morte. Mais non : elle dormait. Elle était nue, amaigrie, son abdomen était marbré, curieusement convexe. Dans l’amour, Nol est très technique, un peu absente, mais il y a toujours de la douceur dans cette technique et cette absence. J’ai murmuré : Bonne nuit, petite sœur, et je suis passé au caisson suivant, celui de Sudrud, qui ne dormait pas encore, mais consultait quelque chose sur son terminal. Au moins elle était seule, ce vieux bouc de Gore ne haletait pas contre sa porte. Je n’ai pas su quoi dire à Sudrud. Je ne savais pas non plus comment elle pouvait être dans l’amour.

Demain…

Mais demain était un autre jour. Je me suis couché, j’ai dormi, j’ai rêvé. À Nol, bien sûr, et à Sudrud, bien sûr. Mais dans mon rêve elles n’étaient qu’une seule personne, et c’est Sudrud qui souffrait de l’affection qui avait atteint Nol. Je m’en suis souvenu très clairement à mon réveil, de ce rêve : je tendais les mains vers Sudrud, dont le corps était recouvert d’affreuses pustules. Je tendais les mains vers elle, et je ne parvenais pas à la toucher, le corps de Sudrud se troublait devant moi, fondait, se dissolvait, et bientôt il n’y avait plus rien devant moi, plus de Sudrud, juste une pâte épaisse, comme du beurre fondu. Alors j’ai crié, et c’est mon cri qui m’a réveillé.