CHAPITRE XVII
La vie a continué, mais elle ne ressemblait plus à ce que nous avions connu, autrefois, avant. Bien sûr, il pleuvait toujours. Bien sûr, l’appareillage mécanique et électronique de la base continuait avec régularité à se déglinguer. Bien sûr, il y avait toujours des larves, des moisissures, des grappes vénéneuses d’algues à traquer et à éliminer. Un soir, j’ai même eu la visite d’un nectosaure, qui est sorti de l’eau pour regarder la base avec une curiosité gourmande. Il avait émergé près de l’arête Ouest du bac, il s’appuyait de ses deux énormes pattes antérieures au bord de l’aire d’atterrissage. La partie émergée de son corps devait bien faire dix mètres, et sa seule gueule, avec sa langue fourchue et ses trois rangées de dents, au moins deux mètres. J’avais appelé les multimates de combat, mais je n’ai même pas eu à les faire intervenir. Le nectosaure avait eu juste l’intention de me faire un petit salut amical, ou alors le métamostène du bac lui paraissait trop coriace pour qu’il en fasse son menu. Il n’a pas tardé à replonger, dans un jaillissement qui a éclaboussé le bac jusqu’aux dortoirs, j’ai encore vu sa queue barbillonnée sillonner l’eau dans la lumière des projecteurs, et puis il a définitivement disparu dans les profondeurs. Une belle bête, un dragon mythique comme seule Hydra pouvait en enfanter.
Mais en définitive, je préférais ce genre d’émotion à la pesante routine qui s’étirait au fil des jours. Le bac, autrefois, et malgré les tensions interpersonnelles, c’était quand même de l’animation, de l’action, des rencontres, des réunions, des discussions. Du sexe. Il n’existait plus rien de tout ça, maintenant. Les morts successives avaient laminé cette vie conviviale, que les soupçons rampants avaient achevé de réduire à néant.
J’étais seul, maintenant, sur le bac. Seul au long des jours, seul pendant la nuit. Gore était toujours bouclé. Je ne me décidais pas à le libérer, tout en pensant qu’il n’y avait pas de vraie raison à ce que je le maintienne prisonnier. Mais Gore ne m’aidait pas : il restait prostré dans son caisson, chantant à mi-voix des chansons nostalgiques en grattant sa guitare à neuf cordes. Quand je l’appelais, il ne me répondait pas, ou alors par monosyllabes.
Et Alec et Sudrud ne quittaient plus le bloc stérile. Alec avait décidé de s’y isoler avec son « assistante » (comme il avait dit) dès le lendemain de l’incident avec… la Centaurienne, l’agent du S.S.S.S., la droïde – je ne savais plus comment il fallait appeler Sudrud. Et puis quoi ? Elle était toujours Sudrud, pour moi… Bref, Alec avait quitté son labo pour ce gros caisson cubique qui forme une presqu’île au bac, à quinze mètres en pleine mer de l’arête Est. Pour accéder au caisson stérile, il existe une sorte de wagonnet tiré par un câble, qui circule sur le rail à moitié immergé qui relie le bloc au reste de la base. Alec n’avait pas voulu que je l’aide à embarquer son foutu matériel. Il n’avait même pas voulu que j’accède au bloc stérile.
— Je n’ai besoin de personne ! avait-il hurlé dès que je m’étais approché. Juste de Sudrud ! Cette expérience ne regarde que nous ! C’est secret ! Ultra-secret ! Personne ne doit savoir, même pas toi… Et je t’avertis, Val, je saurai me défendre si tu cherches à fourrer ton nez dans mes affaires. Laisse-nous, maintenant !
J’ai apprécié l’allusion à mon nez, mais je n’ai été que modestement surpris par la réaction de notre chef bien-aimé. Je savais Alec parano, plus qu’aucun d’entre nous. Là, il tournait carrément au délire de la persécution agrémenté d’un repliement schizophrénique. Dressé sur la plate-forme d’accès au wagonnet, il me défiait, la main sur la crosse de son arme. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Pas lui tirer dessus, quand même. Ça suffisait, le massacre. Alors je me suis écrasé. J’étais ennuyé pour Sudrud, mais je la savais aussi de taille à se défendre. Elle m’avait fait promettre de ne pas révéler aux deux autres sa véritable identité, et j’avais obéi. Je suppose qu’elle savait très bien ce qu’elle faisait.
N’empêche, son absence a été lourde pour moi, dès le premier soir. Nous avions passé bien peu de nuits ensemble – et encore, l’expression est-elle douloureusement ironique pour ce qui concerne nos rapports – et pourtant me retrouver seul dans mon caisson m’a été insupportable. J’ai essayé d’appeler Sudrud mais, quand elle m’a enfin répondu, ça a été pour me dire de ne pas l’importuner en ce moment, elle était en pleine manipulation. Il y avait bien sûr de l’Alec dans cette manière de me rabrouer. J’ai fait donner mes yeux espions, car ils avaient naturellement accès au bloc stérile, et l’écran m’a montré Alec et Sudrud penchés sur une cuve où marinait un liquide blanchâtre et pâteux, boursouflé, qui à la réflexion était peut-être un organisme larvaire en formation, un cancer autonome en pleine croissance, une saloperie vivante, quoi.
Dégoûté, j’ai éteint. Oui, la première de ces nuits solitaires a été dure, et les suivantes, pires. Je n’arrivais même plus à parler à Sudrud, dont le communicateur restait muet à toute heure de la journée. Je me passais des bandes dont j’oubliais le contenu à mesure que les images défilaient, j’essayais d’écouter de la musique, mais les sons me traversaient sans s’imprimer dans mes tympans. Quand je jetais un coup d’œil sur l’écran, je voyais la masse blanchâtre déborder de sa cuve primitive, s’étendre à travers le bloc stérile, projeter dans toutes directions des pseudopodes mous et gras couverts de nodules proliférants. Sudrud et Alec avaient revêtu un scaf protecteur et se déplaçaient avec lenteur au milieu de cette gelée, comme des cosmonautes explorant avec précaution un monde mystérieux constitué d’une seule coulée de soupe colloïdale.
J’ai fini par être inquiet. Je ne voulais pas qu’Alec sauve l’univers au prix de notre vie à tous. Mais quand j’ai enfin pu l’obtenir, après l’avoir sonné sans désemparer pendant presque une heure, ça a été pour me faire gerber dans l’oreille quelques douceurs tout à fait inédites…
— Je te préviens pour la dernière fois de me laisser en paix, Val ! Tu n’as rien à voir avec ce que je fais. D’ailleurs est-ce que je dois bien t’appeler Val ? Est-ce que tu es bien Val ? Ou un de ceux contre lesquels je combats sans relâche ? Prends garde, qui que tu sois… Si tu oses approcher du bloc, je t’abats ! Je te brûle ! Tu entends, sale espion ? Je te brûle !
Je n’ai même pas cherché à répondre. Cette fois ça y était, Alec était devenu complètement fou. Il devenait dangereux. Que faisait Sudrud ? Pourquoi le laissait-elle délirer ainsi, et poursuivre je ne sais quelle expérience tordue ? Ça avait assez duré. Si elle n’intervenait pas, il fallait que je le fasse. J’ai essayé de l’appeler, mais elle n’a pas répondu. Je suis allé ouvrir mes écrans. Ils ne m’ont retransmis aucune image du bloc stérile. Alec avait dû repérer tous les yeux, et les aveugler.
Il dépassait vraiment la mesure. Il fallait que je lui fasse avaler son métronome et que je sorte Sudrud de ses pattes si, agent du S.S.S.S. ou pas, elle n’en avait pas le désir ou n’en était pas capable. Mais qu’est-ce que je pouvais espérer ? Comme dans les vieux westerns, faire sauter la porte à coups de botte et décharger mon colt dans le ventre du méchant ? Ou comme dans les vieux films des guerres du XXe siècle, ramper le long du rail la figure passée au charbon de bois, et balancer une grenade par la fenêtre ? Rien de tout cela n’était très réaliste. Je n’avais ni colts ni grenades, les multimates ne m’aideraient pas, le bloc stérile n’avait pas de fenêtre et sa porte devait être bigrement solide. Je pouvais encore m’amener avec la gueule enfarinée, mais je doutais qu’Alec me fasse entrer pour m’offrir du champagne et des petits biscuits.
Alors j’ai fait la chose que j’aurais dû faire depuis longtemps : j’ai délivré Gore.
— Sors, lui ai-je dit. J’ai besoin de toi…
Il m’a regardé avec une moue à la fois dégoûtée et ironique. Il était étendu sur son lit, sa guitare sur l’estomac. Il n’a pas cessé de jouer pour me répondre.
— Ah bon ? Quelqu’un d’autre à faire passer dans l’autre monde ?
— Tout juste, mec.
— Tu commences à m’intéresser, flic…
Il a balancé sa guitare dans un coin et s’est levé. Je lui ai tendu son laser, que j’avais récupéré avant de venir le chercher. Il l’a pris et l’a glissé dans son holster.
— Alors, c’est quoi, ce contrat ?
Je lui ai expliqué qu’Alec ne voulait plus sortir du bloc stérile où il s’était enfermé avec Sudrud, et qu’il n’y avait plus moyen de lui parler ou seulement de le surveiller. Il était en train de traficoter une saloperie grosse comme une maison, et ça ne me plaisait pas du tout. Et j’ai ajouté :
— En plus, il m’accuse maintenant d’être un Autre…
Gore a rigolé. C’était la première fois depuis la mort d’Iniès.
— Mais tu en es peut-être un, mec. Ou alors c’est Alec, qui en est un. Ou moi. Ou cuisses-serrées…
Il a ri encore.
— Tout juste, j’ai dit. Mais comme il n’y a pas moyen de le savoir, on va faire comme si le problème n’existait pas. Tu viens ?
Cette scène dramatique allégée par certains effets comiques se déroulait cinq jours, ou peut-être six, après qu’Alec et Sudrud se soient planqués dans le bloc. La nuit était déjà tombée, et la pluie ne faisait que ça. Nous sommes allés derrière les labos, au bord du quai. Le bloc stérile, vaguement éclairé par la lumière fade des photones, n’était qu’un cube sombre et nu qui semblait prêt à s’enfoncer dans l’océan agité. Le rail était presque entièrement submergé. La benne était du côté opposé, à demi engagée dans l’entrée du bloc, dont elle occupait presque tout l’orifice rectangulaire. Gore a actionné le moteur du va-et-vient, mais le wagonnet n’a pas bougé. Gore m’a lancé un regard significatif.
Un multimate en vadrouille est venu se fourrer dans nos pattes. Celui-là était équipé d’un vocodeur, et il m’a aimablement demandé s’il pouvait faire quelque chose pour moi. Non moins aimablement, Gore lui a conseillé d’aller se faire mettre.
— Mettre quoi ? a demandé le robot.
Gore le lui a expliqué, avec des gestes. Le multimate a paru réfléchir profondément, puis il a pivoté sur lui-même et s’est enfoncé dans la nuit. J’ai douté qu’il réussisse à faire ce que lui avait détaillé le géant.
— Alors, on prend le train ?
Je commençais à perdre patience. Gore m’a lancé un regard dubitatif et il a empoigné le câble tracteur de la benne dans sa grande main. Il a tiré plusieurs fois dessus, le câble a légèrement grincé sur des poulies mais a à peine fléchi.
— Il y a trois solutions… a-t-il commencé.
Je ne saurai jamais lesquelles, car juste à ce moment-là quelque chose d’incroyable s’est produit. Un double éclatement a retenti dans la direction du bloc, un choc étouffé suivi d’un déchirement cinglant. Dans la pénombre, j’ai vu un grand morceau du toit se soulever, poussé par un bouillonnement solide qui a émergé par la déchirure et s’est élevé vers le ciel sombre en hésitant, en se tordant, comme un tentacule sensitif explorant un nouvel environnement. J’ai entendu Gore retenir un hoquet de surprise.
Et tout est allé très vite.