CHAPITRE VI

Le vent a tourné, rabattant les flammes en tornade. Je me suis plaqué contre la paroi du bloc aux caissons. La houle torride est passé sur moi, j’ai fermé les yeux, j’ai senti mes cils se racornir. Puis le vent a changé à nouveau de direction. J’ai rouvert les yeux, j’ai passé la main sur ma figure où toute la transpiration s’était évaporée. L’incendie, après avoir lancé des coups de serres agacés vers le large, montait maintenant droit vers le ciel, comme une colonne torsadée qui ronflait de satisfaction. La pluie de la fin d’après-midi grésillait en s’abattant sur la colonne de feu. Des gens criaient, voix féminines et masculines mêlées. On me disait de m’écarter, sûrement. Mais je ne m’écartais pas, je ne pouvais pas bouger, j’étais fasciné par la draperie ondoyante des flammes, plus que fasciné, hypnotisé, piégé. Je crois que j’aurais voulu me fondre au tronc de cette tornade embrasée, me dissocier jusqu’au quark au sein des flammes, faire partie totalement de cette symphonie murmurante et tellement tentatrice…

Enfin de la couleur vivante dans tout le gris dégorgé par Hydra !

Mais ce genre de pulsion ne dure pas. Il dure moins longtemps qu’il n’en faut pour l’analyser, l’exprimer. Des mains m’ont saisi par le coude et l’épaule, je me suis senti tiré du bon côté de l’angle du bloc dortoir, à l’abri de la vague de chaleur, et j’ai laissé faire, sans protester.

— Tu es fou… a murmuré Sudrud.

— T’es malade dans ta tête, ou quoi ? a grondé Gore.

Je n’ai même pas pris la peine de leur dire que j’avais juste eu un petit coup de bambou, comme ça peut arriver aux héros galactiques du métal le mieux réatomisé. Il n’y avait plus rien à dire. C’était fini, maintenant. La journée avait pourtant bien commencé. Gore et moi, on avait kidnappé Sudrud, pour lui faire faire un tour en hélico au-dessus de l’étendue océanique d’Hydra. Alec avait un peu râlé, mais il s’était incliné. Il devait s’occuper de Nol et, plus encore, je croyais bien que l’idée d’étudier la substance mutagène émise par le valvaire le travaillait.

Gore a donc sorti l’un des deux hélicos du hangar, et deux multimates l’ont examiné sur la piste pendant que j’expliquais à Sudrud que ce qu’on allait voir, ce serait de l’eau, de l’eau, de l’eau, et si on allait un peu plus à gauche, encore de l’eau.

— Pourquoi y aller, alors ? a dit ingénument la tératologue.

— Parce qu’on a décidé de te faire une petite fleur, a répondu Gore : te permettre de passer une journée avec les deux plus beaux gars de la base…

J’ai joint mon rire à celui de Sudrud ; Gore avait posé ses grosses mains sombres sur ses petites épaules, et son visage apparaissait derrière la couronne blond argent des cheveux de la jeune fille comme un satellite obscur se levant dans le dos d’une étoile de première grandeur. L’hélico n’était pas en trop mauvais état, malgré les plaques de mousse qui le marbraient ici et là. On ne se sert plus guère des hélicos, depuis longtemps. Les vols circumplanétaires nous avaient amusés pendant quelques dizaines de jours mais, comme beaucoup d’autres choses, ils avaient été mis au rancart. Et, pour ce qui était des recherches, les riches eaux tropicales où dérivait le bac étaient plus que suffisantes. Les recherches… Elles avaient fini par frapper. À défaut que quelqu’un trouve, ce sont elles qui nous avaient trouvés. Qui avaient trouvé l’une de nous, au moins. L’une de nous, qui restait dans sa tente, assommée de drogues, pendant que Gore et moi on faisait les jolis cœurs en emmenant une fée en balade.

C’est à ça que je pensais, tandis que l’hélico s’éloignait du bac… une plate-forme hérissée de structures grossières, une petite étoile de mer grise dans des flots ardoise, et plus rien. L’hélico, piloté par Gore qui avait débranché le pilote automatique, rugissait au ras des bancs de nuages qui s’effilochaient devant le nez camus de l’appareil. Les petits Loocked-Antonov peuvent atteindre facilement 650 k/h, quand on inverse les réacteurs pour obtenir une poussée horizontale. Gore s’est amusé un bon moment à naviguer à vitesse maximum, crevant parfois la purée, puis repassant brusquement sous le manteau. Mais s’il croyait impressionner Sudrud, c’était peine perdue.

— Les nuages sont toujours aussi bas ? a-t-elle demandé alors que la visibilité était si mauvaise qu’on aurait pu croire que l’océan fumait, ce qui était un peu le cas.

— Le plafond nuageux oscille entre 400 et 600 mètres au-dessus du niveau, ma belle. Il n’y a qu’aux pôles où la couche soit plus mince. À cause de la variation brutale de gradient due à la faible inclinaison axiale, la température chute de 50 degrés en l’espace de quelques parallèles. Là-bas, théoriquement, on pourrait voir le ciel au-dessus de 10000 mètres. Seulement on ne peut pas voler, au-dessus des pôles : on prendrait dans la gueule des grêlons gros comme ma tête. Ici, tu vois, ça s’évapore. Le soleil tape, et il y a effet de serre. Mais cette vapeur, ce n’est pas seulement l’évaporation : il y a aussi des microspores qui quittent la surface de l’eau et s’élèvent, avant de retomber avec la pluie de l’après-midi. C’est ce qui donne cette couleur gris-verdâtre à la brume… Et ces spores sont d’ailleurs indispensables à l’existence d’autres micro-organismes en suspension dans l’atmosphère, et qui s’en nourrissent.

Gore a fait grimper l’hélico, nous avons plongé bien plus haut dans le cœur de la masse nuageuse. Sudrud était serrée entre Gore et moi, dans l’habitacle étroit de l’appareil. Le sourd mugissement des réacteurs était étouffé comme dans du coton. Nous n’avions plus l’air d’avancer, nous stagnions dans un néant gris et impalpable, à l’intérieur d’une mince bulle de verre et métal. C’était oppressant.

— Qu’est-ce que c’est ?

Sudrud m’a empoigné le biceps, tendant l’autre bras vers une grande masse vaporeuse qui semblait être née spontanément d’une concentration de la brume. On pouvait distinguer un chapeau conique et, en dessous, de longs filaments qui se balançaient.

— Tenez-vous bien ! a dit Gore dans son grand rire.

L’hélico a viré, a foncé en plein dans le fantôme gris qui a grandi, grandi, jusqu’à remplir tout le ciel de sa silhouette impalpable. Si Gore s’attendait à ce que Sudrud pousse un cri de souris, il en a été pour ses frais… Elle n’a même pas frémi quand l’appareil est passé à travers l’entité brumeuse.

— Qu’est-ce que c’était ? a-t-elle à nouveau demandé.

— Une méduse, poulette ! Une méduse volante, bien sûr. C’est une des créatures les plus étranges d’Hydra. Sa densité est de trois fois et demie inférieure à celle de l’air, et elle est presque impalpable tant ses chaînes moléculaires sont étirées. On ne lui a fait aucun mal en passant au travers… Elle aussi se nourrit d’aérophylo-plancton. Les plus grandes ont des tentacules de quarante mètres. Mais le plus surprenant, avec ces hydrozoaires, c’est leur longévité. Tu dirais combien ?

— Eh bien… plusieurs siècles, comme les anémones volantes de Jupiter ?

— Pas du tout ! Une dizaine de jours au plus : ces géants sont des éphémères au métabolisme suraccéléré.

En fin d’existence, elles sont tellement desséchées que la simple friction de l’air suffit à les consumer en quelques secondes. Mais c’est un spectacle rare, car les méduses ne quittent jamais l’abri des nuages. Si on a de la chance, on peut quand même espérer voir ça…

Mais on n’a pas eu cette chance, finalement. On en a eu d’autres : suivre un troupeau d’hydrosaures qui remontaient vers le nord pour la ponte annuelle, leur long cou mince se dressant à dix mètres au-dessus des flots, voir une raie planante finir dans la gueule béante d’un requin-enclume, être entourés par une nuée de poissons-lune gonflés d’hélium pour leur parade nuptiale conviviale, tourner pendant une heure autour d’une cathédrale coralienne dont les gargouilles ouvraient et fermaient leurs bouches crayeuses dans un simulacre de vie.

Hydra est un monde plein de surprises. Pendant toute cette journée de vacances, ces surprises nous ont permis de refouler de notre esprit la petite angoisse parasitaire qu’y entretenait la maladie de Nol… Sa maladie ? Sa contamination. Un concept lourd de menace, qui faisait partie de notre environnement, et de nos hantises.

Et hélas, on ne l’a pas oublié longtemps. L’hélico était en train de survoler un grand îlot fait d’un entrelacement d’algues où prospérait une intense vie amphibie, quand le communicateur de bord a fait entendre son meuglement. Gore m’a jeté un coup d’œil et a enclenché le circuit parole.

— Goéland I ? a nasillé la voix d’Alec. Revenez de toute urgence…

Il y a eu un petit silence, et il a ajouté :

— Nol est morte.

Je ne crois pas qu’il y ait eu le moindre commentaire à cette nouvelle, ni la moindre parole échangée pendant que l’hélico rebroussait chemin et fonçait vers la base. Les mâchoires de Gore étaient soudées dans sa figure noire, et je n’ai pas su lire les messages que me relayaient les yeux verts de Sudrud. Nous avons atterri à 15 h 27, Iniès et Ygra nous attendaient sur la piste, il me semble que la seconde avait les yeux humides. Nous n’avons échangé que des monosyllabes en marchant vers le labo de Nol. À quelques pas du bâtiment, Maltan et Alec nous attendaient. Alec était engoncé dans un scaf jaune vif – la couleur des pavillons de quarantaine, dans la marine à voile de jadis, sur la lointaine mère planète. Un gros multimate se dandinait entre les deux hommes, il braquait sur le labo de bactériologie une longue lance bifide.

— Je croyais qu’elle était tirée d’affaire, ce matin, a prononcé Alec derrière l’abri de son masque bulbeux. Je m’étais trompé. Ce n’était qu’une accalmie. Je n’ai pas pu stopper la prolifération amibienne. Nol a… C’est difficile à dire. Il y a eu comme une explosion amibienne à l’intérieur de son corps. Elle s’est littéralement dissoute, sous mes yeux, en quelques minutes. C’était… c’était terrible. J’ai… j’ai pris la résolution de cautériser le labo.

La voix d’Alec sortait, essoufflée et brisée, de sous le groin de son masque. Est-ce que ce type service-service avait encore au fond de lui des émotions humaines ? J’ai rencontré le regard pâle de Maltan. Il s’est gratté l’occiput, a mis un doigt dans son nez, a pris entre ses dents l’exotendon du dos d’une de ses mains. C’était sa manière à lui de crier.

— Quoi ?

Alec s’adressait directement à moi, et je ne l’avais pas entendu.

— J’ai encore besoin de ton approbation, comme officier de sécurité…

J’étais officier de sécurité ? Oui, c’est vrai, j’étais officier de sécurité. Et j’ai donné mon approbation à Alec. Quelques secondes plus tard, le gros multimate entrait en action, sa lance bifide déchiquetait les parois de plastex du labo de Nol avec son laser et achevait le travail avec le jet de feu du kératosène en fusion. Nol ! C’est à ce moment-là, ou un peu plus tard, que j’ai dû m’avancer vers l’ouragan de feu qui montait dans la nuit pluvieuse. Un coup de bambou, oui.

Après, je me suis retrouvé assis contre le mur extérieur du réfectoire. Sudrud passait un mouchoir sur mon visage dégoulinant de sueur. Elle avait dévissé mon chapeau de mon crâne, et toute cette surface de peau nue comme le cul d’un bébé ne semblait pas trop la dégoûter ; elle m’essuyait le nez, et la vision rapprochée de cet énorme appendice ne semblait pas l’effaroucher outre mesure. Son visage était tout près du mien, mais je ne pouvais pas voir son expression parce qu’elle était à contre-jour, le dos à l’incendie finissant. Seule l’auréole de ses cheveux touchés de roux par les dernières flammes vibraient dans la nuit. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, la coucher sur le ponton, lui faire l’amour sauvagement, ou seulement tendrement, ou alors l’embrasser longtemps, ou au moins passer la main dans ses cheveux, ou sur sa joue. Mais j’ai seulement murmuré « merci grande fille » en me relevant.

Les autres étaient restés sur place, incapables de casser la glace brusquement solidifiée autour d’eux : le bac avait connu son premier mort. L’odeur âcre de la crémation m’a fait tousser. J’ai reculé. Je ne voulais pas penser aux composants de cette odeur. Des pas sonnaient sur le ponton, dans des directions divergentes. Il n’était pas question, ce soir, d’aller manger, ou même de se réunir sous le dôme du Sein.

Je me suis retrouvé avec Gore, Sudrud et Maltan, sur l’avancée nord où se trouve le bloc de télécommunication stellaire. C’était encore à Maltan de prendre la veille de nuit ; en tant qu’informaticien, et parce que son travail est moins prenant que celui des autres, c’est le plus souvent lui à qui échoit ce poste, et Maltan est aussi souvent à la radio que devant ses ordinateurs. Nous nous sommes accoudés sur la rambarde, devant la mer obscure. Quelques protozoaires brûlaient dans le ciel, des algues entreprenantes grattaient le métal, un multimate en patrouille grinçait derrière nous.

— C’est vraiment triste, pour Nol, a dit doucement Maltan.

Sous la banalité des mots, j’ai senti la sincérité de ce compagnon peu loquace.

— Triste ? Dégueulasse ! a grogné Gore. En tout cas, sa place est pas perdue pour tout le monde…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je demandé.

— Je veux dire ce que je veux dire. Ça fait une personne de moins qui aurait à partager les lauriers avec Alec, si le diable veut qu’on trouve quelque chose.

— Allons, Gore… Je n’aime pas plus Alec que toi, mais je suis sûr qu’il a fait ce qu’il a pu pour sauver Nol.

Gore a émis un grognement lourd de sens.

— Ici ou là, nous sommes tous en danger, a dit doucement Sudrud. Nous faisons notre devoir, nous l’avons accepté, et nous devons en accepter les risques, sans tricher ni se lamenter…

— Le devoir, hein, poulette ? a grondé Gore. Tu es sincère ou tu récites ta leçon ? Et puis dis-moi : il va s’arrêter encore longtemps à la porte de ta piaule, ton devoir ?

— Justement, je vais aller dormir. Seule, cette nuit encore, si tu le veux bien. Demain, je dois me mettre au travail. Il est temps. Eh bien… bonne nuit à vous trois.

Sudrud s’est reculée de deux pas, s’est détournée, a disparu vers les caissons. Gore s’est mis à rire tout bas. Maltan a passé un index dubitatif sur sa joue pâle. Il s’est décidé à dire :

— Elle est bien, cette Centaurienne. Elle ne remplacera pas Nol, mais… c’est bien, qu’elle soit là.

— Ça sera encore mieux quand elle ouvrira les cuisses ! a jeté Gore – mais son ton n’était pas agressif, seulement ironique. Et il a ajouté : Nol… personne ne la remplacera, non. Personne ne remplace personne, les gars ! Vous pigez la philosophie ? Sur ce, je vous la souhaite bien bonne, moi aussi. Je vais m’en taper une, ou alors me taper Iniès…

Son rire résonnait encore dans la nuit alors qu’il avait déjà disparu. Maltan n’a pas tardé à le suivre, sans rien ajouter qu’une légère tape sur mon épaule – un geste exceptionnel, pour lui.

Je suis resté seul au bord de l’eau, je pensais à tout et à rien, ce qui est original, et à Sudrud, ce qui l’est moins. Je pensais aussi à Gore et à Maltan, deux gars avec qui, décidément, je me sentais bien. Je ne pouvais encore me douter que les grands bras d’ombre du fantôme malin qui avait commencé à hanter le bac avec la disparition de Nol allait resserrer un peu plus leur étreinte, et que la nuit suivante, l’un de mes deux amis serait mort à son tour.