CHAPITRE XIV

Gore, aidé par Alec, a allongé le corps d’Iniès dans un cercueil cryogénique, à côté de celui de Maltan. C’était drôle de le revoir dans ces circonstances, lui. Seule la moitié de son visage, du menton au front, surnageait au-dessus du lac de gélatine figée de l’azote liquide à – 147°. Maltan avait les narines pincées et les yeux clos. Il ne semblait pas du tout dormir. Il semblait vraiment mort, et il l’était. La cryogénie était un moyen de conserver en bon état son corps, pas un espoir de le voir un jour se relever comme Lazarre et nous dire salut les potes.

Non, ce n’était pas drôle de le revoir dans ces circonstances, surtout que désormais Iniès allait l’accompagner dans son rêve de froid. Un chuintement insistant. Ça y était, elle partait. Les gaz gelés ont rempli la cavité du cercueil dont le couvercle transparent s’était hermétiquement refermé, voilant dans les tourbillons blancs le visage large et brun de notre botaniste, notre amie, notre amante. Plus rien. Plus rien. Alors pourquoi restions-nous là, tous les cinq, nous les cinq survivants, plantés en cercle autour du caisson de froid ? On n’allait pas faire une prière, quand même !

— Tirons-nous… a fait Gore, comme s’il répondait à un souhait que je n’avais pas émis.

La main de Sudrud a légèrement effleuré la mienne, j’ai rencontré le regard sans couleur de l’œil de chair d’Alec, et nous sommes sortis du compartiment spécial de la réserve. Personne n’avait rien à dire à personne. Alors on a tous laissé notre gueule fermée, et chacun s’est éloigné vers son lieu de travail, Sudrud et Alec vers le labo de ce dernier, Ygra vers le sien, Gore je ne sais pas où et moi… Moi j’ai entrepris de faire pour la quinze millième fois le tour du bac, pour en fouiller tous les recoins merdeux, en surveiller tous les angles, en inspecter les moindres fissures – et le père bon Dieu sait s’il y en avait, une douzaine de nouvelles chaque jour.

Oui, j’allais faire ça, accompagné de mes copains les multimates, prêts à lancer le feu, le gaz, le rayon, l’éclair mortel et carbonisant sur la moindre forme suspecte.

J’allais faire ça, ou faire semblant, ce qui revenait exactement au même. Pour commencer, j’ai décidé de porter mes pas vers la digue, vers les appareils de plongée qu’Iniès avait utilisés si souvent, et qu’elle n’utiliserait plus. J’ai dépassé la tourelle d’armement sud, sur le bloc cylindrique de laquelle des lianes suceuses de la même espèce que celles que Gore avait grillées une dizaine de jours auparavant – seulement ? – recommençaient à déployer leurs entrelacs. Mais cette fois, je m’en foutais, et j’ai même dû stopper net l’élan d’un de mes multimates qui s’apprêtait à bouter le feu aux végétaux.

Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, que nos défenses antiaériennes soient ou non en état ? L’ennemi était parmi nous. Ou alors l’ennemi n’existait tout simplement pas, il était juste en nous, dans notre paranoïa, il était juste caché sous le crâne de chacun d’entre nous.

Je suis arrivé au bout de la jetée. Les hydrotraceurs étaient sagement alignés contre le môle. La houle les balançait, et leurs flancs rouillés s’entrechoquaient. Une belle idée, de s’être lancé dans cette partie de pêche… Si nous n’avions pas pris la mer, Iniès serait encore parmi nous. Ouais – c’est toujours après, qu’on dit ça. Et Alec ne s’était pas privé de le faire. Mais à quoi servait de nous accuser les uns les autres et de continuer à pourchasser des fantômes ?

Il n’y avait pas la moindre preuve qu’Iniès eût été tuée par… par la chose sans forme, sans visage, sans réalité, qu’on croyait être sur le bac et ne pouvait pas y être. Iniès s’était trouvée à court d’hydrox par plus de cent cinquante mètres de fond. Elle n’avait rien pu faire. Ses poumons avaient éclaté, la mort avait été quasi instantanée. Mais pourquoi cela s’était-il produit ? Iniès avait emporté et endossé son scaf personnel. Elle aurait dû être au courant du niveau de sa réserve, ou alors la vérifier avant de plonger. Elle ne l’avait pas fait. Pourquoi ?

Il n’y avait sans doute pas de réponse à cette question. Plus rien ne tournait rond sur le bac. Nous étions tous à côté de nos pompes. Notre petite mission ennuyeuse mais sans histoire avait viré au cauchemar. Il n’était pas étonnant qu’Iniès eût commis une faute. Elle en était morte. Rideau.

J’ai mordillé l’ongle de mon pouce, ou ce qui en restait, et j’ai entrepris une exploration précautionneuse de mon nez. Là-bas, vers le sud-ouest, à l’horizon, un rideau de pluie gonflait. On allait à nouveau se faire saucer. La veille, c’est sous la pluie que j’avais émergé avec le corps d’Iniès, sous la pluie que nous avions fait le voyage du retour, sous la pluie qu’en pleine nuit on avait regagné la base et qu’on avait appris aux deux autres le dernier coup dur. Il y avait eu une réunion sous le Sein. Gore n’avait pratiquement pas ouvert la bouche. La mort d’Iniès le touchait sûrement plus qu’aucun d’entre nous. Et puis pourquoi est-ce que je pensais ça ? Elle me touchait, moi aussi. Comme m’avaient touché et me touchaient encore celle de Nol, et celle de Maltan.

J’ai rebroussé chemin, après avoir regardé mon chrono. Il était neuf heures onze, presque la moitié de la journée. Les premières gouttes, larges et tièdes, ont explosé sur le pont et sur mon chapeau. J’ai soupiré. Ce serait une journée morne et interminable, à l’image de presque toutes celles qui l’avaient précédée depuis que nous étions sur Hydra.

Je suis repassé devant le bâtiment du dortoir. Gore était devant l’une des portes, il parlait avec Sudrud, qui avait réussi à échapper pour un instant à l’autorité d’Alec. Je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. Ils se sont séparés avant que j’arrive à leur hauteur, Sudrud est repartie vers le labo de génétique, Gore est resté planté devant la porte, les yeux dans le vague. Il ne m’a pas regardé, pas dit un mot, et j’ai respecté son absence de réaction.

Il pleuvait sereinement. Les multimates sur mes talons, je me suis dirigé vers la grande masse du Sein. Oui, une journée comme une autre. La porte homéostatique m’a sucé et les lumières orangées se sont éclairées progressivement quand j’ai été à l’intérieur. Le Sein était silencieux, vaguement inhospitalier. L’odeur fade des cigarettes qu’Ygra avait fumées pendant la réunion de la nuit précédente flottait encore dans l’atmosphère. L’épurateur avait dû tomber en panne. Un truc de plus qui se déglinguait. Il faudrait que je demande à Gore…

Mais Gore méritait un peu de paix. Il devait être triste, profondément triste. Et puis la vie reprendrait ses droits. Mais quels droits ? Et quelle vie ? C’était un jour comme les autres, oui, mais demain ? Après-demain ? Allons, dis-le, pauvre flic, dis-le donc ! Demain, après-demain, ce serait le tour de qui ? Est-ce qu’on y passerait tous les uns après les autres, sur cette foutue base isolée et muette ?

Tous sauf un, bien sûr. Tous sauf le coupable qui n’existait pas, puisqu’il avait été impossible de le détecter par les seuls tests irréfutables…

On tournait en rond. Il y avait de quoi se mordre la queue et prendre un grand pied d’acier bleu en serrant très fort avec les incisives.

Je me suis tripoté le nez et je suis sorti du Sein. Les deux multimates m’attendaient sur le pont, lance-flammes baissé, lentilles éteintes. La pluie était fine et régulière. Gore n’était plus devant la porte du bâtiment aux caissons. Il avait peut-être regagné son labo. Ou alors il était allé voir Ygra, pourquoi pas ? La mort d’Iniès aurait peut-être au moins servi à ça – rendre plus souples les rapports de Gore et d’Ygra.

J’aurais bien aimé que Gore me parle, me dise ce qu’il avait dans la patate. Parce qu’il avait quelque chose sous le bonnet, sûr. J’en aurais parié ma solde pour le mois suivant. Ou l’année suivante. Il ruminait quelque chose. Mais quoi ?

Bah ! C’était peut-être à Ygra qu’il faisait ses confidences… Ygra n’avait-elle pas été la dernière à voir Iniès vivante ? J’ai eu subitement envie, très envie de parler à Gore. Je l’ai appelé.

— Gore ?… Gore ? Tu m’entends ? Réponds-moi, s’il te plaît. C’est Val. Je sais que tu m’entends. Où es-tu, Gore ?

Mais j’avais beau cracher dans mon communicateur de poignet, Gore ne répondait pas. Un frisson m’est passé dans le dos, le long de ma colonne, et s’est concrétisé sous la forme d’un point de chaleur juste derrière ma nuque, à l’endroit du bulbe rachidien, là où mon moi n’est qu’un vieux reptile en sommeil, une vieille bête primitive confite dans un rêve de pierre, et que seule une élévation brutale de température peut éveiller.

J’ai pris ma respiration et j’ai démarré sur les chapeaux de roue. Avec une seconde de retard, les multimates m’ont suivi en claudiquant. J’ai couru – comme jamais je crois je n’avais couru. Je suis passé derrière le bloc des cuisines, j’ai failli m’étaler sur une espèce de calmar lové sur le pont, mais par miracle j’ai pu rester sur mes jambes. Le labo d’Ygra est le dernier au fond, quand on arrive par le Nord du bac. J’ai vu de loin que sa porte était ouverte. J’ai crié Gore !, parce que courir plus vite, je ne pouvais pas. Je suis entré en trombe dans le labo et j’ai couru dans le labyrinthe des bacs et des appareils d’Ygra, en manquant dix fois m’éborgner ou me percer les côtes avec des objets pointus. Je n’espérais que deux choses : m’être trompé ou, si je ne m’étais pas trompé, arriver à temps.

J’ai perdu sur les deux tableaux.