CHAPITRE X

— À toi, Val, a prononcé Alec d’un ton neutre.

J’ai sursauté, ou j’en ai eu seulement l’impression. J’étais le quatrième à y passer. Avant moi, il y avait eu Ygra, sèche et tendue, qui avait tenu à être la première, et qui avait traversé l’épreuve avec une nervosité hautaine, sans quitter des yeux Alec, maître officiant, et néanmoins suivi par le canon pointé de deux lasers de poing. Quand le test s’était révélé négatif, Ygra s’était détournée du généticien avec une lenteur calculée, et, sans dire un mot mais la bouche tordue sur ce qui ne pouvait pas vraiment être appelé un rire, elle était allée s’asseoir sur le banc, entre Gore et Iniès. La botaniste lui avait lancé un long regard ironique, puis elle s’était levée à son tour, avait replacé son arme dans son holster, et avait dit que ça pouvait aussi bien être à elle, à présent. La plantureuse Sud-Américaine avait attendu les résultats du test en chantonnant, mais l’odeur acide de sa sueur, qui parvenait jusqu’à mes phénoménales narines, disait assez sa nervosité.

Mais pour elle aussi le test avait été négatif.

Ensuite, Gore s’était proposé. Mon gigantesque ami afroméricain avait ouvert la base du col de sa combi, et le petit Alec avait prélevé dans le creux de sa clavicule une carotte dermique mince comme une aiguille. La biopsie faite, il avait introduit l’échantillon dans l’orifice de l’ambler, et Sudrud avait fait les réglages. Il suffisait de cinq minutes pour que l’appareil fasse les analyses poussées qui désentortillaient les molécules d’ADN et fragmentaient les cellules jusqu’à l’atome, avant de comparer le schéma résultant de ce tripatouillage avec celui du témoin à charge. Mais Gore aussi était net.

Il a lancé son grand rire qui fait tout trembler au visage d’Alec, et il riait encore quand il est revenu s’asseoir – entre Iniès et Ygra. Et maintenant, c’était à moi. J’ai rengainé mon gazer, je me suis décollé de la paroi où j’appuyais mon dos douloureux, et je me suis présenté devant Alec, dont l’œil rougeoyant m’a évalué sans amabilité excessive. Avant de rentrer avec les autres dans son labo, j’avais tout de même eu le temps de passer dans mon caisson pour y enfiler sous surveillance une combi neuve. Affaire de dignité, n’est-ce pas ? Alors j’ai fait comme les copains, j’ai dégrafé mon col, et Alec a posé sur ma chair nue le cylindre froid qui procédait aux biopsies. C’est à peine si j’ai senti l’opération. Une piqûre d’épingle, et c’était passé. J’ai pincé la chair de mon épaule à l’endroit de la piqûre, et j’ai refermé mon col. Sudrud m’a lancé un long regard, sans sourire, et puis elle s’est penchée sur les cadrans de l’ambler. Je n’étais pas vraiment à l’aise, et c’était même un bel euphémisme de l’exprimer ainsi. Pourtant je ne risquais rien. J’étais innocent. J’étais moi, moi, Val Elkaïch, officier de Sécurité à bord du… Et puis merde !

J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Ygra tenait son arme pointée vers mon estomac, Iniès avait plutôt l’air de viser Alec, mais sans trop de conviction. Quant à Gore, dont le visage était toujours éclairé par un vague sourire, il avait laissé reposer son laser sur sa cuisse. J’ai reporté mon regard vers la grosse masse lisse de l’ambler, qui bourdonnait indistinctement. Qu’elles étaient longues à passer, ces cinq minutes ! Dans l’odeur fade qui stagnait dans le labo d’Alec, une autre odeur montait, la mienne. Je transpirais aussi fort qu’Iniès tout à l’heure, et pourtant il n’y avait aucune raison pour ça.

Mais elle non plus n’avait eu aucune raison de s’inquiéter. L’analyse de ses tissus avait prouvé qu’elle n’était pas une Autre. Comme l’analyse des miens prouverait dans trois minutes que je n’en étais pas un non plus…

Car finalement il s’était passé quelque chose, dans cette lutte sans contour contre les Autres. Enfin ! Huit ans auparavant, en 61, une unité de la Flotte avait réussi à détruire ce qui n’était sans doute pas vraiment un astronef, mais en tout cas un engin stellaire ennemi. Un tout petit, un truc biplace ou monoplace, dont les débris semblaient prouver que les Autres se déplaçaient bien dans des entités organiques qui se développaient, croissaient, comme des plantes, ou au moins comme des cristaux, jusqu’à devenir leurs gigantesques coquillages volants de plusieurs kilomètres de long… Mais là n’était pas le plus important. Le plus important avait été la découverte dans le vide, sur les lieux de la rencontre, de parcelles biologiques provenant du corps déchiqueté d’un Autre. Ces restes conservés par le froid sidéral étaient bien entendu trop émiettés pour donner une idée de l’apparence des Autres. Mais au moins on avait pu apprendre que l’ennemi appartenait à une espèce organo-carbonée (ce qui n’avait rien d’étonnant car on savait depuis longtemps que c’était là le seul support possible à une vie évolutive), et même une espèce de mammifères à sang chaud, des mammifères endothermes qui nous ressemblaient peut-être…

La science militaire avait enfin quelque chose à se mettre sous la dent pour imaginer de lointaines perspectives offensives. L’avis des stratèges était que le seul moyen de résister était d’attaquer, de porter des coups aux planètes ennemies – puisque la lutte dans l’espace était si défavorable à l’Homme. C’était une idée qui était loin d’être neuve. Napoménon (ou Napoléon ?) avait eu jadis la même. Seulement où trouver les planètes ennemies ? Probablement loin vers le cœur de la galaxie, à des dizaines de milliers d’années-lumière de notre bras stellaire, à un endroit où les soleils étaient plus denses, plus vieux, un site où l’évolution avait plusieurs centaines de milliers d’années, ou plusieurs millions d’années d’avance sur nous.

En attendant de détecter ces hypothétiques planètes, on pouvait au moins commencer par trouver une arme contre les Autres. On en possédait des échantillons biologiques. Pourquoi ne pas essayer de fabriquer une arme virale, ou génétique, qui les décimerait si on parvenait à la déverser sur les mondes où ils vivaient ? C’était là le plan secret de l’État-Major de la Flotte. Et c’est pourquoi des équipes triées sur le volet (je me demande bien d’où vient cette expression stupide) de l’Unité Spéciale Recherche de notre vaillante armée spatiale avaient été déposées sur Mizar XXI, sur MC 1002, sur Tanak III, sur toutes les planètes portant une vie primitive assez riche pour supporter les frais d’expériences bactériologiques, biologiques, génétiques pouvant déboucher sur la découverte miraculeuse, le microbe assez vorace, le super-virus assez teigneux pour bouffer tout cru les Autres. Ingénieux, non ?

C’est pour ça qu’on avait été débarqués sur Hydra. C’est pour ça qu’à longueur de journées et de nuits, Gore, Iniès, Alec, Nol (… non, non : Nol était morte ; elle était morte !) plongeaient jusqu’aux coudes les mains dans des saloperies dont la seule évocation suffisait à me tenir éveillé pendant des heures, à chercher sous mes aisselles et entre mes doigts de pieds le bouton ou la tache suspecte qui me préviendrait qu’avant de s’essayer sur un Autre, une moisissure ou un virus baladeur m’avait choisi comme cobaye. C’est pour ça qu’on était tous tellement obsédés par la désinfection et la décontamination, sur le bac.

Et maintenant, voilà que la tuile grosse comme une montagne nous tombait sur l’occiput. L’ennemi était parmi nous. L’ennemi était l’un de nous. Un Autre, réellement ? Pourquoi pas, s’ils étaient assez semblables à nous pour se faire passer pour des Terriens, et s’ils nous avaient assez étudiés pour vivre au milieu d’un groupe humain sans se faire repérer ? C’était la première hypothèse. Et c’est pour ça qu’Alec et Sudrud (qui pouvaient très bien l’un ou l’autre en être un, d’Autre) comparaient nos cellules avec l’échantillon témoin prélevé sur les restes de l’ennemi tué près de dix ans auparavant, et pieusement conservé dans l’hélium liquide.

— Tout est OK, Val…

J’ai sursauté. Je m’étais encore absenté dans mes réflexions à la con. Qu’est-ce qu’il avait dit, Alec ? Mais je savais bien, ce qu’il m’avait dit, puisqu’il n’en pouvait pas être autrement. Mon regard a croisé celui de Sudrud, qui m’a renvoyé la double mare verte de ses yeux, cette expression douce et énigmatique qu’elle a de plus en plus souvent. J’ai lancé une plaisanterie, et j’ai fait basculer mon couvre-chef en arrière sur mon crâne d’un coup de pouce étudié. Gore riait, Iniès avait baissé son arme, seule Ygra demeurait pincée, murée, son laser toujours braqué vers notre groupe. Mes aisselles me cuisaient, la sueur poissait ma nuque.

— À toi, Sudrud, a fait Alec d’une voix douce.

À nouveau l’atmosphère s’est tendue. Sudrud était arrivée sur le bac juste avant la mort de Nol et de Maltan. Elle ne faisait pas encore vraiment partie de l’équipe. Elle venait de nulle part, sans avoir été annoncée. Tout ça sans parler des troubles sexuels qu’elle propageait en sourdine.

Sudrud était autant soupçonnable que n’importe qui d’entre nous. Plus peut-être pour certains. Mais pas pour moi. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas croire qu’elle soit soupçonnable, et moins encore coupable. Je me suis reculé d’un pas, en m’arrangeant pour me placer entre Sudrud et les autres sur leur banc. Mais en même temps, la paume de ma main droite s’était posée d’elle-même sur la crosse de mon gazer. La fonction crée les réflexes, pas vrai ?

Alec a appliqué son appareil à biopsie sur la base du cou de Sudrud, sur sa peau diaphane, laiteuse… sur sa peau, quoi. Elle n’a pas bronché, et pendant tout le temps qu’a duré l’analyse, un ou deux siècles, elle est restée immobile, droite, les yeux perdus dans son mystérieux monde interne. L’ambler bourdonnait, moi je dansais d’un pied sur l’autre, fixant alternativement le dos penché d’Alec, le regard absent de Sudrud, et un long tube transparent où s’agitait avec de lents mouvements amibiens, une saloperie pâteuse couleur groseille.

Et puis les quelques siècles ont pris brutalement fin. Alec s’est redressé, il a passé la main sur sa brosse de cheveux noirs, et un vilain sourire a plissé sa joue du côté chair. Il faisait durer le plaisir, le salaud. Mais il a fini par lâcher :

— Rien d’anormal. Sudrud est nette. Il ne reste plus que moi…

J’aurais voulu pouvoir prendre Sudrud dans mes bras et presser son corps frêle contre ma carcasse pleine d’os. Mais une galopade brusque a fait trembler dans mon dos le sol du labo. J’ai ressenti une poussée sur le côté, j’ai failli m’étaler sur un nœud de câbles, mais j’ai réussi à me rattraper à un étai.

— C’est ce salaud ! C’est ce salaud, j’en étais sûre ! hurlait Ygra.

C’était elle, la furie galopante. J’ai pris mon élan et je l’ai coincée par le haut des cuisses. Mon nez s’est enfoncé dans la raie de ses fesses et j’en ai perdu mon chapeau. Mais Gore avait bondi en même temps que moi. Nous sommes tombés tous les trois, la grosse masse de Gore m’a écrasé la cuisse et ça m’a fait un mal terrible, je me suis cogné la tête contre une surface dure, un truc s’est détaché de quelque part et s’est fracassé sur le sol dans un nuage piquant qui nous a tous fait tousser. Ygra hurlait toujours qu’elle allait crever ce fumier. Mais Gore a réussi à lui arracher son laser. Je me suis relevé et j’ai vite rajusté mon chapeau, pour que la luisance de mon crâne n’empêche pas les autres de jouir correctement du spectacle.

— Il n’y a plus que lui ! C’est forcément lui ! criait Ygra.

Elle en avait la bave aux commissures des lèvres, sa beauté dure n’était plus qu’un masque de haine. Alec n’avait pas bougé, son sourire grimaçant lui tirait toujours la figure du côté droit.

— Facile et évident, hein ? a-t-il seulement murmuré.

Gore s’était relevé à son tour, hissant contre lui Ygra qu’il avait immobilisé avec une clé au bras. Son visage noir était impassible mais, de sa main libre, il n’en visait pas moins le généticien.

— Facile et évident ! a-t-il grondé. Mais on va savoir dans cinq minutes… Sudrud, à toi !

Sudrud a pris le cylindre des mains d’Alec, qui a obligeamment tendu son cou dénudé. J’ai plissé les yeux, j’ai encore toussé. Le nuage âcre se diluait dans le labo. C’était peut-être une saloperie mortelle, ou au moins dangereuse, mais personne ne semblait s’en soucier. Ma paume effleurait à nouveau la crosse de mon arme, l’épaule d’Iniès était contre mon épaule, elle avait tendu les bras et, au bout de ses mains crispées, le canon de son laser braqué sur le dos d’Alec ne tremblait pas. Était-il possible que ce soit lui ?

Mais, même dans le plus mauvais des romans policiers, ce n’est jamais celui qui semble être le plus suspect qui est réellement coupable. Quand Sudrud a relevé la tête au-dessus des écrans de l’ambler, elle a dit simplement :

— Tout est normal. Ce n’est pas Alec.

Il a fallu encore quelques dizaines de secondes pour que l’information soit digérée, que les dos se détendent, que les armes réintègrent leur étui, que les respirations retrouvent un rythme normal. Gore a lâché Ygra, qui a eu un hennissement chevalin. Elle est passée près de moi, bouche ouverte, son haleine empestait. Elle est allée se planter devant une ouverture de la paroi, la lumière grise de l’extérieure a plaqué un vernis plombé sur son visage cadenassé.

— Bon… Aucun de nous n’est un Autre, a finalement dit Iniès.

Elle a laissé échapper un long rire saccadé.

— Ne nous énervons pas, ai-je coupé. Il reste la seconde possibilité. Et la seconde solution. Je suis d’avis de la mettre en pratique sans attendre l’année prochaine…

Gore a hoché la tête.

— Nol m’aurait été bien utile… Mais je vais me démerder pour trouver tout seul un alcaloïde adéquat. Rendez-vous au Sein dans une heure.

J’ai pris légèrement Sudrud par le coude et je l’ai poussée vers la sortie du labo. Le reste a suivi. L’autre possibilité, puisque les analyses n’avaient rien donné et qu’il était évidemment exclu qu’un Autre soit caché sur la base en tant que passager clandestin, c’était que le meurtrier soit un Terrien authentique passé à la solde de l’ennemi – un salopard, un type qui, comme une vulgaire chaussette, avait été retourné.

Un type ou une nana, bien sûr.

C’est peut-être ce que l’officier de la Flotte avait essayé de nous dire, en ayant eu la malchance d’être tombé sur la mauvaise oreille. Et maintenant ladite Flotte était partie, elle était repassée dans l’enversvide, elle nous avait lâchés avec notre gros problème, et un communicateur hors d’usage. Il fallait nous démerder, comme avait dit Gore. On allait le faire. La deuxième solution, c’était qu’on passe tous à un interrogatoire du quinzième degré, avec l’aide d’un bon petit sérum de vérité des familles.