CHAPITRE PREMIER
Iniès s’enfilait dans son scaf autonome. Le scaf était étroit. Iniès était large. Elle devait tortiller du cul pour arriver à le faire passer par le col. C’est ce qu’elle avait de plus large, son cul, Iniès. Ça ne déplaisait pas aux mâles du bac, moi compris. Ça ne devait pas déplaire non plus à Nol, bisex, et même plutôt lesbi, disons 60/40.
Justement Nol faisait partie de ceux qui regardaient Iniès se préparer pour la plongée. Je l’ai fixée deux ou trois secondes, parce que je venais de penser à cet histoire de bisexualité. Nol ne me regardait pas. Immobile et droite, elle regardait seulement la grosse botaniste rentrer son ventre et jouer du pelvis, le tout étant moulé, comme le reste de sa personne d’ailleurs, dans une combi kevlar jaune citron maculée de boue. Je ne pouvais pas deviner à quoi pouvait bien penser Nol – au sexe, à la mission, à la flotte grise sans fond ni fin où allait glisser Iniès. Je ne pouvais pas et je m’en foutais, on ne peut jamais savoir à quoi pense Nol, même quand elle fait l’amour, ou surtout quand elle fait l’amour, au choix.
— Vous avez vraiment rien d’autre à foutre, non ? a jeté Iniès.
Elle avait réussi à faire pénétrer son cul dans le scaf. Elle venait de lever la tête et me fixait férocement de ses grands yeux noirs à pétrifier Méduse en personne. Il lui restait à faire passer ses seins. Elle y arriverait probablement.
— Foutre, c’est pas l’envie qui nous manquerait, ma belle, si tu avais pas coincé dans ton armure la partie qui sert à ça !…
Un gigantesque rire a ponctué la spiritualité de la phrase. Je me suis tourné vers Gore et lui ai fait un clin d’œil complice. Il aime bien ça. Et moi je l’aime bien. Gore est aussi gigantesque que son rire, ou inversement. Il mesure 1 m 90 et pèse cent dix kilos, à une ou deux unités près. Gore était la troisième personne, moi compris, à être venue sur le ponton voir Iniès plonger, plus par désœuvrement que par intérêt véritable. Iniès a bien dû plonger deux cents fois depuis l’ouverture de la base, et Gore tout autant qu’elle, ou plus. Même moi, j’ai plongé deux ou trois fois, au début, pour me rendre compte. Mais je n’ai jamais rien vu de bien passionnant, alors j’ai vite arrêté, et puis ce n’est pas mon boulot.
Gore m’a rendu mon clin d’œil. Il souriait d’une oreille à l’autre. Dans son visage noir comme ce combustible épuisé qu’on appelait charbon, il n’y a que trois surfaces repérables : les deux blancs de ses yeux, et le blanc de ses dents. Quand il dort, sa tête ressemble à une tache sur l’oreiller. Une grosse tache. J’ai reporté mon attention sur Iniès. Elle avait réussi à entrer complètement dans le scaf. J’avais raté l’intromission des seins. Dommage. Il n’y avait plus que la tête de la botaniste qui dépassait du col métallique. Elle ne desserrait pas les lèvres. Elle faisait la gueule. Pourtant je savais parfaitement qu’elle et Gore avaient passé ensemble la nuit précédente. Et je n’avais pas eu besoin de consulter mes écrans pour ça : de mon caisson, je les avais entendus gueuler de plaisir. Des sept occupants du bac, Gore et Iniès sont ceux qui comptabilisent le plus de rapports sexuels, ensemble ou avec d’autres. Tant mieux pour eux.
— Vous pourriez pas m’aider, au lieu de vous marrer comme des scrafulaires ?
Je ne savais pas ce que pouvaient bien être des scrafulaires, et je n’avais pas l’impression de me marrer, comme eux ou autrement. Mais je ne pouvais refuser un coup de main à Iniès. Je me suis avancé vers elle en même temps que Gore qui, lui, riait effectivement : une lune blanche à son premier quartier découpée transversalement dans sa gueule noire. En m’approchant du bord du ponton où le scaf autonome était fixé par les crampons magnétiques, son tiers inférieur baignant déjà dans l’eau grise et agitée, j’ai heurté légèrement Nol. Je me suis excusé, mais elle n’a pas fait mine de m’entendre. Elle ne s’était peut-être pas rendu compte que je l’avais frôlée. Ses yeux noirs, aussi noirs que la peau de Gore, si noirs que l’iris s’y confond avec la prunelle, étaient perdus quelque part au loin – au loin dans son monde intérieur.
Il y a une plaisanterie qui court sur Nol, à la base : quand elle est là, on ne s’aperçoit pas qu’elle est là ; alors si elle n’était pas là, on ne s’en apercevrait pas non plus. On ne peut pas dire que c’est vraiment profond, mais ça avait fait sourire, au début.
Gore s’était agenouillé devant Iniès, qui avait rabattu sur sa figure le casque hémisphérique entièrement transparent du scaf. De ses grosses mains noires, il bouclait un à un les verrous de sûreté mécaniques. Le crachin, qui tombait depuis quelques minutes et avait l’air de vouloir pisser de plus en plus dru, cloquait la peau de son crâne de petites billes transparentes fugitives. Il souriait toujours, et je crois qu’Iniès, le temps d’un battement de paupières, lui a rendu son sourire. Sous le dôme miroitant, sa tête brune et lourde, dont les longs cheveux noirs étaient emprisonnés sous une résille métallique serrée, m’a fait penser à un de ces gros poissons des profondeurs au visage presque humain que Gore ramène parfois.
J’étais passé derrière le treuil, dont j’ai actionné manuellement le moteur. En principe, la chose aurait dû se faire automatiquement. Mais c’est fou le nombre de machins qui sont tombés en panne, depuis quelque temps. Le moteur a ronronné, et les mâchoires du treuil sont venues mordre le dos du scaf. J’ai cogné de l’index sur le casque, pour faire comprendre à la botaniste plongeuse que ça y était. Elle a hoché la tête sans me regarder, et j’ai pressé avec le pouce un bouton rouge à la base du bloc moteur. C’est dingue ce qu’il peut y avoir comme boutons rouges à presser. Le moteur a ronronné plus fort, et le long bras articulé du treuil a poussé le scaf sous l’eau, qui l’a avalé avec son contenu sans bouillonnement particulier, de bon ou de mauvais augure. Au bout d’un moment le bras est remonté : il avait lâché le scaf à vingt-cinq mètres de profondeur, au niveau des premiers bancs végétaux qu’Iniès allait moissonner.
J’ai croisé le regard de Gore, qui souriait encore vaguement, et je lui ai fait un geste de la main qui ne voulait rien signifier de particulier. Il commençait à pleuvoir vraiment fort, et j’entendais les gouttes s’écraser sur mon Stetson. Contrairement à Gore, je ne m’épile pas le crâne. Je suis chauve au naturel, et mon chapeau de cow-boy avait bien fait rire, au début. Mais c’était le début, le bon vieux temps, le temps où on riait souvent, et pour n’importe quoi. Mais ce temps était terminé, je crois bien.
— Vous venez ? ai-je fait.
Je n’attendais pas spécialement de réponse, positive ou négative, et j’ai commencé à remonter le ponton. Gore m’a suivi. Nous avons dépassé Nol, qui avait déplié une sorte de filet à papillons en forme de selle de cheval. Non seulement je sais ce qu’était un cow-boy, mais je sais aussi ce qu’est un cheval. Je regardais beaucoup de vieux vidéogrammes, jadis. Nol s’était planté face au vent, vers le Nord-Nord-Est, sur le côté tribord du ponton. Droite comme un i dans sa combi orange, elle tendait son filet à papillons à bout de bras, vers le large. Mais ce n’étaient pas des papillons qu’elle espérait attraper, ni d’autres bestioles visibles à l’œil nu. Elle attendait seulement que des bactéries aérobies, des amibes volantes ou autres saloperies charriées par le vent et la pluie viennent imprégner la surface sensible de son piège à microbes.
Nol est notre bactériologue. Ce n’est pas une spécialité ragoûtante. La voir ainsi au boulot me le rappelait, et je suis sûr d’avoir fait un écart en la dépassant. Au bout de quelques pas, je me suis retourné. Nol n’avait pas changé de position et ses longs cheveux noirs lustrés, que la pluie semblait ne pas atteindre, voletaient dans son dos.
— Une belle môme, a murmuré Gore, comme s’il avait lu dans mes pensées, ce qui n’était pas trop difficile. Dommage qu’elle soit froide comme un poisson.
Nous longions l’embarcadère des hydros. Elles tanguaient dans les replis de l’océan. J’ai remarqué que leurs flancs étaient toujours rouillés. J’avais pourtant demandé aux multimates d’entretien de leur donner un coup de peinture. Mais ils ne m’avaient pas obéi. Quelque part dans leur programmation, les têtes de fer avaient peut-être trouvé que s’ils se foutaient à l’eau pour nettoyer les bateaux, ils rouilleraient à leur tour, et ils n’en avaient pas envie.
De l’autre côté du ponton, une tourelle d’armement dressait vers le ciel bouché ses batteries mixtes dotées d’un incessant mouvement. Les tourelles me faisaient toujours penser à des insectes sur le dos, qui agitent inutilement leurs pattes grêles sans pouvoir se relever. L’ordinateur de tir allait peut-être finir par griller à force de se ronger les circuits par désespoir de n’avoir jamais rien sur quoi déclencher le feu des mégasers. J’aurais pu aussi le mettre en panne, et les tourelles auraient cessé de se trémousser comme des folles. Mais je n’avais pas encore osé.
— Regarde ça ! a rugi Gore.
Il s’était avancé sur la passerelle qui fait le tour de la tourelle. Des espèces de lianes gluantes venues de la mer s’accrochaient à la rambarde. Il y en avait même qui grimpaient à l’assaut de la paroi lisse qui supporte le socle débordant des batteries. Je me suis approché. Les lianes étaient verdâtres, fines comme le doigt, avec une surface écailleuse. Les lianes paraissaient bouger lentement, on aurait dit qu’elles rampaient à la surface du métal. Malgré le tambourinement obsédant de la pluie, je pouvais même entendre le crissement de leurs écailles sur le métal.
À mains nues, Gore a empoigné une des lianes. Il a tiré, j’ai vu son dos s’arc-bouter dans l’effort. Le zoologiste est un colosse, mais là il a bien dû batailler dix ou quinze secondes avant que l’extrémité de la liane casse dans ses doigts. J’avais retenu ma respiration, et la paume de ma main droite était posée sur la crosse de mon gazer. Gore était d’une imprudence folle, et ça lui ressemblait bien.
— Tu as vu ?
Il souriait à nouveau, comme un piano veuf de ses touches noires mais, à travers le ruissellement de la pluie sur sa peau, j’ai remarqué que son teint avait nettement viré au gris. Je me suis approché à un mètre de lui, la main toujours posée sur ma crosse, comme un vrai cow-boy de vidéogramme. Le fragment de liane s’était enroulé autour des doigts de Gore. Il était encore agité de mouvements spasmodiques contractifs qui plaquaient les uns contre les autres les doigts du zoologue. L’extrémité de la liane était fine comme un cheveu. Sa section laissait couler un liquide épais, gluant, rouge foncé, qui s’était déposé sur le poignet de Gore, au ras de la manche de sa combi de même couleur.
— À ton avis, a fait Gore, qui respirait puissamment, c’est du végétal ou de l’animal ?
— Tu me le demandes ? Je n’en sais rien, mais ça a tellement l’air animal que je parierais pour du végétal…
— Juste ! a répondu Gore en éclatant de son grand rire sonore. C’est une algue sensitive. Une parente des trichodesmios, mais avec des flagelles très spécialisés. Elles se meuvent par thermotropisme, tu vois. C’est la chaleur du moteur hydraulique de la tourelle qui les a attirées. Et celle-là a l’air contente de la chaleur de ma peau… Attends voir, ma belle !
D’un seul coup, Gore a arraché de ses doigts le triple lien de l’algue sensitive. Il a fait une grimace. Là où le végétal vivant avait adhéré, de minuscules cloques humides parsemaient l’épiderme des phalanges. Gore a eu une autre grimace, désabusée cette fois.
— Elle aime le sang, on dirait… Intéressant. Mais ce n’est peut-être qu’une réaction automatique. En réalité, mon sang aurait très bien pu l’empoisonner. De toute façon, le végétal n’est pas ma partie… Iniès a sûrement dû étudier cette cochonnerie. Ou une autre qui lui ressemble. Il y en a partout, dans les forêts intermédiaires. Des centaines de familles… Je vais quand même garder cet échantillon, on ne sait jamais.
Maintenant inerte, le morceau de liane pendait entre le pouce et l’index du zoologue. Sur sa face interne, il y avait des espèces de ventouses, ou plutôt des aiguilles triangulaires, qui portaient à leur sommet une infinitésimale goutte du sang de Gore. J’ai frissonné. À la base, j’ai souvent l’occasion de frissonner. Les autres aussi, mais sans doute qu’ils le cachent mieux que moi.
— Tu fais comme tu veux, mais moi, à ta place, je me désinfecterais vite fait, ai-je grommelé.
— Oui, oui… a dit Gore distraitement. En attendant, on ferait mieux de nettoyer ces trucs au lance-flammes. Si on les laisse prospérer, on sera vite envahi. Je vais chercher un engin, si tu veux.
Je l’ai stoppé d’un geste.
— Pas la peine. Je vais appeler deux multimates. Tu sais bien que j’en ai fait transformer quelques-uns pour ce genre de boulot. Avec tout ce qui risque de nous envahir, autant être efficace.
Il a hoché la tête. J’ai dégagé le terminal vocal de mon étui de ceinture et j’ai ordonné :
— Six et Sept au point G-11, effet immédiat.
J’avais un peu l’impression de jouer à la bataille spatiale. J’espérais aussi que l’effet serait effectivement le plus immédiat possible, car la pluie avait transformé le bord incurvé de mon Stetson « Santa Fe » en un petit bassin que je devais vider toutes les minutes approximativement par une inclinaison de la tête qui n’approuvait rien du tout.
En attendant les robots, je me suis adossé à la rambarde, qui pliait sous le poids de Gore le géant, lequel la poussait de son estomac. La masse informe du hangar aux engins volants et aux divers outils à mémoire ou simplement mécaniques se dressait sur ma droite, gouttières jaillissantes. Plus loin, je pouvais distinguer encore le dôme aplati du Sein – une dénomination maternelle et réconfortante qui vaut bien celle d’espace polyvalent. Je voyais aussi, juste à gauche du Sein, une seconde tourelle d’armement qui, elle, n’avait pas l’air de bouger. Peut-être qu’elle en avait marre ou que ses circuits de surveillance étaient pétés, moisis, ou noyés, au choix. Après, je ne voyais plus rien, juste l’absence d’horizon hachuré par la pluie. C’est un spectacle coutumier à la base, où il pleut les trois quarts du temps, le quatrième étant réservé au brouillard ou, avec un peu de chance, au temps simplement gris.
Tout est gris, à la base. Tout est gris, sur le bac. Et autour du bac. Le ciel, l’eau, les bâtiments et autres structures en métal ou en kévlac : gris, gris, gris.
C’est dans ce gris que Six et Sept sont arrivés en cahotant sur leurs roues pataudes, lance-flammes braqués, comme des automates de science-fiction. Six et Sept sont programmés pour détruire toute substance animale ou végétale présente sur le périmètre de la base, quand elle n’est pas protégée par l’influx d’un humain. En principe, ça marche. Et là, ça a marché puisque, après avoir repéré les intrus de leurs gros yeux polyclopes, les deux multimates ont arrosé les abords et le flanc de la tourelle avec de confortables jets de napalm qui ont failli nous roussir la peau, tant leur ardeur cybernétique avait été brouillonne.
Nous nous sommes reculés, pour voir l’ouvrage en esthètes. Les algues vivantes se tordaient sous l’impact du liquide enflammé, elles fusaient, elles se recroquevillaient en chuintant. Les flammes rouge et or tranchaient agréablement sur le gris du décor. En trois minutes, tout a été fini. Six et Sept m’ont considéré pensivement avec leur lentille qui ressemble à un œil de libellule. L’embout de leur lance-flammes fumait, la pluie qui tombait dans le tuyau brûlant grésillait. Les robots pensaient peut-être que j’allais leur flatter l’encolure, ou alors leur dire un mot gentil. Je me suis contenté de les renvoyer à la niche, où ils sont allés servilement.
— Tu crois qu’il y avait un véritable danger ? ai-je demandé un peu tardivement à Gore.
Il a ri, m’a répondu qu’on ne saurait jamais quand nous rencontrerions un véritable danger, parce qu’alors nous serions morts avant de nous en rendre compte. À sa façon, Gore est un philosophe. J’ai remarqué qu’il suçait ses doigts touchés par les lianes-algues. Je lui ai redit d’aller se désinfecter. Il m’a répondu qu’il y allait, et que si j’avais le temps je pouvais l’accompagner dans son labo, il avait quelque chose d’intéressant à me montrer – peut-être l’embryon d’un danger pour quelqu’un ou quelque chose, précisément.
J’ai soupiré. Le temps, je l’avais. C’était plutôt l’envie qui me manquait. Mais, d’un autre côté, qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre pour le tuer, le temps ? J’ai jeté un coup d’œil à mon chrono. Il était 6 h 28. La journée commençait à peine. Elle menaçait d’être aussi longue que les deux cent quatre-vingt-seize qui l’avaient précédée.
J’ai dit d’accord à mon copain Gore, et j’ai cheminé coude à coude avec lui sous la pluie d’Hydra.