LE DUEL
Marlenus, ses hommes et moi avons descendu vivement
le long escalier jusqu'à la salle principale du Cylindre Central, où nous avons trouvé les débris du sinistre festin des tarns. Les grands oiseaux, repus, étaient redevenus aussi dociles que de tels monstres peuvent l'être et, avec les aiguillons, Marlenus et ses compagnons en furent de nouveau maîtres. Malgré l'urgence de notre mission, il y a un détail que Marlenus ne négligea pas. Il souleva une dalle dans le sol de la vaste salle, découvrant une valve, au moyen de laquelle il ferma la porte dérobée par où étaient montés les tarns. Le secret du tunnel serait gardé.
Nous avons conduit nos tarns vers un des grands orifices circulaires du cylindre. Je me mis en selle sur mon oiseau noir et lui fis prendre son essor au-delà du cylindre. Marlenus suivit, puis ses hommes En une minute, nous avons atteint le toit du Cylindre Central d'où nous vîmes tout Ar et la campagne environnante étalées sous nos yeux. Marlenus connaissait bien dans l'ensemble la situation politique ; en fait, être renseigné n'exigeait que la position avantageuse qu'il avait si fortement défendue depuis plusieurs jours et un peu de vigilance. Il jura avec violence quand je lui parlai du sort prévu pour Talena, cependant il refusa de m'accompagner lorsque je lui annonçai que je me proposais d'attaquer le Cylindre de Justice.
— Regarde ! s'écria Marlenus en tendant le bras vers le sol. La garnison de Pa-Kur a pénétré au cceur de la Cité. Les hommes d'Ar déposent les armes !
— Ne veux-tu pas essayer de sauver ta fille ?
— Emmène ce que tu veux de mes hommes, répliqua-t-il, mais je dois combattre pour ma Cité. Je suis Ubar d'Ar et, tant que je vivrai, ma Cité ne périra pas ! (Il enfonça son casque sur sa tête et détacha son bouclier et sa lance.) Cherche-moi désormais dans les rues et sur les ponts, sur les remparts et dans les pièces secrètes des plus hauts cylindres. Partout où les Hommes Libres d'Ar continuent la lutte, tu trouveras Marlenus !
Je le rappelai, mais il avait fait son choix, si pénible que cela dût lui être : il avait lancé son tarn en vol et descendait vers les rues pour rallier les citoyens découragés, pour les engager à reprendre les armes, pour les inciter à rejeter l'autorité traîtresse des égoïstes Initiés, à lutter encore pour la liberté, à mourir plutôt que de livrer leur Cité à l'ennemi. L'un après l'autre, ses hommes le suivirent, tarnier après tarnier. Tous étaient décidés à mourir avec leur Ubar. Et moi de même, si un plus haut devoir ne m'avait réclamé, j'aurais peut-être choisi de suivre Marlenus, Ubar inflexible de cette vaste cité violée.
Seul une fois de plus, la mort dans l'âme, je détachai ma lance et mon bouclier de leurs courroies de selle. Je ne conservais plus maintenant que l'espoir de périr sur la brillante tour lointaine avec la jeune fille injustement condamnée. Je lançai le tarn en vol et le dirigeai sur le Cylindre de Justice. Je notai amèrement, au cours du trajet, que d'importantes fractions de la horde de Pa-Kur traversaient les grands ponts jetés sur le premier fossé et se dirigeaient vers la cité. Le soleil brillait sur leur armement. La horde semblait ne guère tenir compte des clauses de la reddition et être décidée à entrer dans la ville dès à présent, avec tout son attirail de guerre. Le soir venu, Ar serait en flammes, ses coffres brisés, son or et son argent dans le paquetage des pillards, ses hommes massacrés, ses femmes dévêtues liées aux Chevalets de Plaisir des vainqueurs. Le Cylindre de Justice était un haut cylindre de marbre blanc pur dont le toit plat avait une centaine de mètres de diamètre. Il y avait environ deux cents personnes sur ce toit. Je pouvais voir les tuniques blanches des Initiés et les couleurs variées des tenues des soldats, tant d'Ar que de la horde de Pa-Kur. Et, sombres parmi ces silhouettes, comme des ombres, j'apercevais le noir de ténèbres des membres de la Caste des Assassins. Le grand pal, visible en temps normal en haut du cylindre, avait été abaissé. Lorsqu'il serait relevé, il porterait le corps de Talena.
J'étais au-dessus du cylindre et fis descendre le tarn au centre. Avec des cris de surprise et de rage, les hommes s'enfuirent de dessous la silhouette gigantesque qui s'abattait soudain. Je m'attendais qu'on me tire aussitôt dessus, mais je me rappelai tout à coup que je portais toujours un costume de messager. Aucun Assassin ne tirerait sur moi, et personne d'autre n'oserait le faire. Les serres ferrées du tarn prirent contact avec le toit de marbre du cylindre dans une gerbe d'étincelles. Les grandes ailes battirent l'air deux fois, soulevant une petite tornade qui fit reculer en chancelant les spectateurs effrayés. Talena était là, étendue sur le sol, pieds et poings liés, toujours vêtue de sa robe blanche. La pointe aiguë du pal gisait près d'elle. Quand le tarn s'était posé, ses exécuteurs - deux solides magistrats à la tête masquée par un capuchon s'étaient redressés vivement et avaient couru se mettre à
l'abri. Les Initiés n'exécutent pas eux-mêmes leurs victimes, car répandre le sang est interdit par les croyances qu'ils considèrent comme sacrées. Et voici que; réduite à
l'impuissance, Talena se trouvait presque sous l'aile de mon tarn, tout près et pourtant à un monde de moi.
— Que signifie ceci ? cria une voix stridente, celle de Pa-Kur. Je me retournai pour lui faire face et la violence de ce qu'il représentait pour moi me parcourut le corps, comme l'éruption d'un volcan, me dominant presque. Cependant, je ne lui répondis pas.
Je m'adressai aux hommes d'Ar qui étaient sur le cylindre.
— Hommes d'Ar, voyez !
Je désignai d'un geste large la plaine au-delà de la grande porte. On apercevait l'essaim de la horde de Pa-Kur qui approchait, dans un nuage de poussière qui montait à
trois cents mètres. Des hurlements de rage éclatèrent.
—
Qui es-tu ? s'exclama Pa-Kur en tirant son épée. J'ôtai mon casque, que je jetai à terre.
—
Je suis Tarl de Bristol ! répliquai-je.
L'exclamation de stupeur et de joie qui jaillit des lèvres de Talena m'apprit tout ce que je voulais savoir.
— Empalez-la! ordonna Pa-Kur.
Les robustes magistrats s'avancèrent précipitamment. Je saisis ma lance et la projetai avec une force que je n'aurais pas crue possible. La lance fendit l'air comme la foudre et frappa à la poitrine le magistrat qui approchait, lui traversa le corps et alla se ficher dans le coeur de son collègue.
Un silence terrifié s'abattit quand l'énormité de ce qui s'était passé eut pénétré l'esprit des assistants.
J'eus conscience que montaient des rues des clameurs assourdies par la distance. Une odeur de fumée. Un faible cliquetis d'armes.
—
Hommes d'Ar! m'écriai-je de nouveau, votre Ubar combat pour la liberté de votre Cité !
Les hommes d'Ar s'entre-regardèrent.
— Allez-vous livrer votre Cité ? Donner votre vie et vos femmes aux Assassins ? les défiai-je. Êtes-vous vraiment les fils de la Glorieuse Ar jamais conquise? Ou n'êtes-vous que des esclaves qui troqueront leur liberté contre le collier de Pa-Kur ?
--À bas les Initiés ! cria l'un en dégainant son épée.
—
À bas l'Assassin ! cria un autre.
Des clameurs fusèrent chez les guerriers d'Ar et des cris de terreur chez les Initiés, qui se faisaient tout petits ou s'enfuyaient. Presque comme par magie, les citoyens d'Ar s'étaient séparés du reste de l'assistance réunie sur le cylindre. Des épées étaient tirées. Il s'en fallait d'un instant qu'ils aillent participer aux combats faisant rage dans les rues.
—
Arrêtez !
Une voix forte, grave et solennelle, avait retenti. Tous les yeux se tournèrent au son de cette voix. Le Suprême Initié
d'Ar en personne s'avançait, s'éloignant avec dédain du groupe apeuré en vêtements blancs qui courbait l'échine derrière lui. Il traversa majestueusement le toit. Aussi bien les guerriers d'Ar que ceux de Pa-Kur reculèrent. Le Suprême Initié était incroyablement grand, émacié, avec des joues creuses rasées et livides et des yeux ardents de prophète. Une longue main, semblable à une serre, était dressée dans un geste grandiose vers le ciel.
— Qui conteste la volonté des Prêtres-Rois ? s'exclama-t-il. Personne ne parla. Les assistants, d'un parti comme de l'autre, reculèrent plus encore. Pa-Kur lui-même paraissait impressionné. Le pouvoir spirituel du Suprême Initié était presque tangible. Le conditionnement religieux des Goréens, tout basé qu'il soit sur la superstition, est aussi paralysant qu'un faisceau de chaînes – plus que des chaînes, même, parce que les Goréens ne se rendent pas compte qu'il existe. Ils redoutaient la parole, la malédiction de ce vieillard désarmé plus qu'ils n'auraient craint la masse des épées d'un millier d'ennemis
— Si la volonté des Prêtres-Rois est de faire périr une jeune fille innocente, alors je conteste leur volonté ! m'écriai-je. Jamais encore de tels mots n'avaient été prononcés sur Gor.
À l'exception du vent, pas un bruit ne résonnait sur le cylindre.
Le Suprême Initié se retourna et pointa sur moi son long doigt squelettique.
— Meurs de la Mort par le Feu! clama-t-il.
J'avais entendu parler de cette mort par mon père et par Tarl l'Aîné, ce destin légendaire qui s'abat sur ceux qui ont transgressé la volonté des Prêtres-Rois. Je ne connaissais presque rien des fabuleux Prêtres-Rois, mais je me doutais que quelque chose de ce genre devait bien exister, car j'avais été amené sur Gor par une technologie avancée et je savais qu'une certaine force, ou un certain pouvoir, se trouvait dans les Monts Sardar. Je ne pensais pas que les Prêtres-Rois étaient divins, mais je croyais à leur existence, je croyais qu'ils étaient au courant de ce qui se passait sur Gor et que, de temps à autre, ils imposaient leur volonté. Je n'aurais même pas pu dire s'ils étaient humains ou non mais, qui ou quoi qu'ils fussent, par leur science et leur technologie, ils étaient pratiquement les dieux de ce monde.
J'attendis sur le dos de mon tarn, ne sachant pas si j'étais désigné pour mourir par le feu, ne sachant pas si, comme la mystérieuse enveloppe bleue dans les montagnes du New Hampshire, il y a si longtemps, j'étais voué à
exploser en une flamme bleue dévorante.
— Meurs de la Mort par le Feu! répéta le vieillard en pointant de nouveau ce long doigt dans ma direction. Mais, cette fois, le geste était moins imposant; il semblait même un tantinet hystérique; il avait même l'air pitoyable...
— Peut-être nul ne connaît-il la volonté des Prêtres-Rois, disje.
— J'ai décrété la mort de la jeune fille ! cria le vieillard comme un fou, ses vêtements voletant autour de ses genoux osseux. Tuez-la! ordonna-t-il aux hommes d'Ar.
Personne ne bougea. Alors, avant que quiconque ait pu l'arrêter, il saisit une épée dans le fourreau d'un Assassin et, la brandissant à deux mains au-dessus de sa tête, il se précipita vers Talena. Il avançait en zigzaguant follement, les yeux égarés, la bouche bavante, sa foi dans les Prêtres-Rois ébranlée et, avec elle, son esprit. Il chancela au-dessus de la jeune fille, prêt à la tuer.
— Non ! s'écria un des Initiés. C'est interdit !
Sans écouter, le vieillard insensé se raidit pour porter le coup qui mettrait fin à la vie de la jeune fille. Mais à ce moment une légère brume bleuâtre l'enveloppa puis, tout à
coup, à la grande horreur de tous, il sembla exploser, telle une bombe vivante. Pas même un hurlement ne monta de cette ardente masse bleue en combustion qui avait été un être humain et, en une minute, la flamme disparut, presque aussi vite qu'elle était venue, tandis que sur le toit du cylindre une poussière de cendres s'éparpillait dans le vent. La voix de Pa-Kur se fit entendre, égale et extraordinairement calme.
— L'épée décidera de cette affaire, dit-il.
En conséquence, je glissai à bas de la selle du tarn et sortis mon épée du fourreau.
Pa-Kur passait pour le meilleur épéiste de Gor.
D'en bas montaient les cris assourdis des combats dans les rues. Les Initiés avaient disparu du toit du cylindre. L'un des guerriers d'Ar déclara :
— Je me range du côté de Marlenus ! Moi aussi ! dit un autre.
Sans me quitter des yeux, Pa-Kur désigna de son épée les hommes d'Ar.
— Détruisez cette racaille !
Instantanément, les Assassins et les soldats de la horde de Pa-Kur tombèrent sur les guerriers d'Ar qui restèrent fermes sous ce soudain assaut, opposant lame à lame Les guerriers d'Ar étaient surpassés en nombre, peut-être à un contre trois, mais je savais qu'ils se battraient bien. Pa-Kur s'approcha prudemment, confiant dans sa supériorité à l'épée et cependant, comme je m'y attendais, décidé à ne pas prendre de risques.
Nous nous rencontrâmes presque au-dessus du corps de Talena, la pointe de nos épées se touchant prestement une fois, deux fois, chacun tâtant l'autre. Pa-Kur feinta sans s'exposer, surveillant du regard mon épaule, notant comment je parais le coup. II me tâta de nouveau et sembla satisfait. Il se mit alors à me sonder ailleurs, méthodiquement, se servant de son épée presque comme un médecin utilise un stéthoscope, l'appliquant d'abord dans un endroit, puis dans un autre. Une fois, je lui portai une botte en plein corps. Pa-Kur fit dévier le coup légèrement, d'une parade quasi négligente. Pendant que nos lames se croisaient presque comme si nous nous livrions à quelque bizarre danse rituelle, autour de nous résonnaient le bruit métallique, le cliquetis de joutes plus féroces : les hommes de Pa-Kur se battaient avec les hommes d'Ar.
Finalement, Pa-Kur recula hors de portée de ma lame. Il avait l'air satisfait.
— Je peux te tuer, déclara-t-il.
Je supposai que ce qu'il disait était vrai, mais c'était peut-être aussi une remarque calculée, une manceuvre destinée à déconcerter l'adversaire comme l'annonce d'un mat invisible aux échecs pour inciter le partenaire à exécuter un mouvement défensif inutile, ce qui lui fait perdre l'initiative. C'est efficace une fois seulement avec un joueur donné mais, dans un duel à l'épée, une fois suffit.
Je répondis de la même manière pour le piquer au vif.
— Comment peux-tu me tuer si je ne te tourne pas le dos ?
demandai-je.
Sous ce masque d'un calme inhumain, il y avait une vanité qui devait être vulnérable. Je me rappelais l'incident de l'arbalète et de la pièce de monnaie sur le Vosk. En soi, c'était un geste ostentatoire qu'avait eu là Pa-Kur. Une contrariété passagère étincela dans les yeux de pierre de Pa-Kur, puis un petit sourire aigre apparut sur ses lèvres. Il se rapprocha, toutefois avec prudence comme avant, continuant à ne pas prendre de risques. Ma ruse avait échoué. La sienne, si ruse il y avait, avait échoué aussi. Si ce n'était pas une ruse, j'allais bientôt le savoir, ne serait-ce que pour peu de temps.
Nos lames se croisèrent à nouveau, cette fois dans un bref cliquetis éclatant. Pa-Kur avait commencé à peu près comme au début, visant le même endroit mais avec plus de sûreté, de rapidité. Ce qui m'amena à me demander si c'était la partie la plus faible de ma défense et là que se porterait son attaque ou bien s'il s'agissait d'une feinte pour détourner mon attention d'un autre endroit en attendant qu'il y donne subitement l'assaut décisif.
Je chassai ces questions de mon esprit et gardai mes yeux sur sa lame. En matière de duel, il y a place pour prévoir les gestes de l'adversaire, non pour une spéculation anxieuse ; elle paralyse, vous met sur la défensive. Il avait joué avec moi. Je résolus de ne plus lui permettre de contrôler les assauts. Si j'étais vaincu, je voulais que ce soit un homme qui triomphe de moi et non pas une réputation. Je commençai à attaquer, m'exposant davantage mais refoulant sa défense par le poids même et le nombre de mes coups. Pa-Kur se dégageait froidement, faisant face à mes attaques avec aisance, me laissant fatiguer mon bras droit. Le haïssant, je l'admirais; voulant le tuer, je saluais son adresse.
Quand mon attaque se relâcha, Pa-Kur ne pressa pas la sienne. Il voulait nettement que j'attaque de nouveau. Après plusieurs assauts de ce genre, mon bras droit serait trop affaibli pour résister à la furie de sa propre offensive, qui était légendaire sur Gor
Tandis que nous nous battions, les guerriers d'Ar luttaient brillamment pour leur Cité, leur honneur et ceux qu'ils aimaient, et repoussaient sans arrêt les soldats de PaKur, mais de l'intérieur du cylindre accouraient d'autres hommes de l'Assassin. Pour chaque ennemi qui tombait, on aurait dit que trois surgissaient à sa place. Ce n'était qu'une question de temps pour que le dernier des guerriers d'Ar soit refoulé par-dessus le bord du cylindre.
Pa-Kur et moi croisions sans relâche le fer, moi multipliant les attaques, lui les soutenant et attendant. Quoique pieds et poings liés, Talena avait réussi pendant ce temps à se mettre sur les genoux et elle nous regardait combattre, ses cheveux et les plis de sa robe agités par le vent qui fouettait le toit du cylindre. De la voir et de distinguer sa crainte pour moi dans ses yeux me donna comme un redoublement de force et, pour la première fois, j'eus l'impression que Pa-Kur ne parait pas mon attaque avec autant de sûreté que précédemment.
Soudain retentit un bruit semblable au tonnerre et une grande ombre fut projetée sur le toit du cylindre comme si le soleil était obscurci par des nuages. PaKur et moi nous nous écartâmes l'un de l'autre, chacun essayant vite de voir ce qui arrivait. À nous battre, nous avions pratiquement oublié le monde autour de nous. J'entendis crier joyeusement:
—
Frère d'armes !
C'était la voix de Kazrak !
—
Tarl de Ko-ro-ba ! appela une autre voix familière - celle de mon père.
Je levai les yeux. Le ciel était rempli de tarns. Des milliers de ces grands oiseaux, leurs ailes claquant comme le tonnerre, descendaient sur la Cité, volaient vers les ponts et s'abattaient dans les rues, fonçaient au milieu de ces tours qui n'étaient plus protégées par la terrible défense des fils antitarns. Au loin, le camp de Pa-Kur était en flammes. Sur les ponts du grand fossé, des fleuves de guerriers déferlaient. Dans Ar; les hommes de Marlenus avaient apparemment atteint la grande porte, car elle se fermait lentement, emprisonnant à l'intérieur la garnison d'occupation, qu'elle séparait de la horde restée à l'extérieur. Prise par surprise, la horde était désorganisée, pas en ordre de combat. Elle s'agitait en pleine confusion, saisie de panique. Bon nombre des tarniers de Pa-Kur filaient déjà
hors de la ville, ne songeant qu'à se sortir d'affaire. Sans aucun doute, la horde de Pa-Kur surpassait grandement en nombre les assaillants, mais elle ne le comprenait pas. Elle savait seulement qu'elle avait été attaquée à l'improviste, en position d'infériorité, par un nombre indéterminé de soldats disciplinés qui la submergeaient tandis que d'en haut des tarniers ennemis, sans que personne s'y oppose, vidaient leurs carquois sur ses rangs. De plus, avec la fermeture de la grande porte, elle n'avait pas la ressource de se réfugier dans la Cité. Les hommes étaient acculés aux remparts, entassés comme du bétail de boucherie, se piétinant les uns les autres, dans l'impossibilité même d'utiliser leurs armes. Le tarn de Kazrak s'était posé sur le toit du cylindre et, un moment après, celui de mon père avec peut-être cinquante autres. En croupe derrière Kazrak, portant la buffleterie des tarniers, chevauchait la belle Sana de Thentis. Les Assassins de Pa-Kur jetaient leurs épées et enlevaient leurs casques. Au moment où je regardais, les tarniers de mon père les liaient ensemble avec des cordes.
Pa-Kur avait vu ce que j'avais vu et maintenant, une fois de plus, nous nous affrontions. Je fis un geste vers le sol avec mon épée, offrant merci. Pa-Kur gronda et s'élança en avant. Je soutins l'assaut correctement et, au bout d'une minute de farouches attaques et parades, Pa-Kur et moi nous sommes rendu compte que j'étais de force à lui tenir tête.
Je pris alors l'initiative et commençai à l'obliger à
reculer. Comme dans notre combat je le refoulais pas à pas vers le bord du haut cylindre de marbre, je dis calmement
— Je peux te tuer.
Je savais que je disais la vérité.
Je lui fis sauter sa lame de la main. Elle résonna sur le sol de marbre.
— Rends-toi, dis-je, ou reprends ton épée !
Tel un cobra qui frappe, Pa-Kur bondit pour ramasser l'épée. Nous avons à nouveau engagé le fer et, par deux fois, ma lame le toucha. La deuxième fois, j'eus presque l'ouverture que je cherchais. C'était à présent l'affaire de quelques coups et l'Assassin serait à mes pieds, sans vie. Brusquement, Pa-Kur, qui s'en rendait compte aussi bien que moi, lança avec violence son épée. Elle fendit ma tunique, m'érafla la peau. Je sentis la chaleur et l'humidité
du sang. Pa-Kur et moi nous sommes regardés, à présent sans haine. Il se tenait bien d'aplomb devant moi, désarmé
mais avec, intacte, sa nonchalante arrogance de toujours.
— Tu ne me mèneras pas prisonnier, dit-il.
Puis, sans un mot de plus, il se retourna et sauta dans le vide.
J'approchai lentement du bord du cylindre. La paroi filait à la verticale, avec seulement un perchoir pour tarn formant saillie quelque vingt mètres plus bas. Il n'y avait aucune trace de l'Assassin. On ramasserait son corps brisé
en bas, dans les rues, et il serait empalé publiquement. PaKur était mort. Je remis mon épée au fourreau et allai vers Talena. Je la déliai. Tremblante, elle se dressa près de moi et nous nous sommes enlacés ; le sang de ma blessure tacha sa robe blanche.
—
Je t'aime, dis-je.
Nous nous tenions embrassés et ses yeux humides de larmes se levèrent vers les miens.
—
Je t'aime, dit-elle.
Le rire léonin de Marlenus retentit derrière nous. Nous nous sommes séparés brusquement, Talena et moi. Ma main s'était portée sur mon épée. La main de l'Ubar retint doucement la mienne.
— Elle a assez travaillé pour une journée, dit-il en souriant. Laisse-la se reposer.
L'Ubar alla vers sa fille et prit sa tête menue dans ses grandes mains. Il la tourna d'un côté à l'autre et plongea son regard dans le sien.
—
Oui, dit-il, comme s'il voyait sa fille pour la première fois, elle est digne d'être la fille d'un Ubar. (Puis il me plaqua ses mains sur les épaules.) Veille à ce que j'aie des petitsfils ! ajouta-t-il. Je jetai un coup d'oeil autour de moi. Sana était dans les bras de Kazrak et je compris que l'ancienne esclave avait trouvé l'homme à qui elle se donnerait, non pour cent tarns, mais par amour.
Mon père m'observait, le regard approbatif. Au loin, le camp de Pa-Kur n'était plus qu'un ensemble de poteaux noircis. Dans la cité, sa garnison s'était rendue. Au pied des remparts, la horde avait jeté bas les armes. Ar était sauvée. Talena leva les yeux vers les miens.
—
Que vas-tu faire de moi ? demanda-t-elle.
—
Je t'emmène à Ko-ro-ba, répondis-je, dans ma Cité.
—
Comme ton esclave ? dit-elle avec un sourire.
—
Comme ma Libre Compagne, si tu veux de moi, répliquai-je.
— Je t'accepte, Tarl de Ko-ro-ba, dit Talena, l'amour brillant dans ses yeux. Je t'accepte comme mon Libre Compagnon !
—
Si tu n'acceptais pas, répliquai-je en riant, je te jetterais en travers de ma selle et je t'emmènerais de force à Ko-ro-ba!
Elle rit quand je la soulevai d'un geste vif et la hissai sur la selle de mon tarn géant. Là, ses bras entourèrent mon cou, ses lèvres se posèrent sur les miennes.
— Es-tu un véritable Guerrier ? questionna-t-elle pour m'éprouver, les yeux brillants de malice, la voix oppressée.
— Nous verrons ! lançai-je en riant.
Alors, suivant la rude coutume nuptiale de Gor, tandis qu'elle se débattait furieusement mais gaiement - se tortillant, protestant et feignant de résister - je la ligotai bel et bien en travers de la selle du tarn. Ses poignets et ses chevilles étaient arrimés et elle gisait devant moi, arquée sur la selle, réduite à l'impuissance, captive mais d'amour et de sa propre volonté. Les guerriers rirent, Marlenus plus fort que les autres.
—
Il semble que je t'appartiens, audacieux Tarnier, dit-elle. Que vas-tu faire de moi ?
En réponse, je tirai sur la première rêne et le grand oiseau s'éleva dans les airs, de plus en plus haut, jusque dans les nuages, et elle me cria :
—
Maintenant, Tarl !
Et, avant même que nous ayons dépassé les remparts extérieurs d'Ar, j'avais délié ses chevilles et lancé son unique vêtement vers les rues au-dessous, pour montrer à son peuple quel avait été le sort de la fille de son Ubar. Épilogue
Il est temps à présent que le solitaire achève son récit, avec amertume mais sans résignation. Je n'ai jamais abandonné l'espoir qu'un jour, d'une manière ou d'une autre, je retourne sur Gor, notre Anti-Terre. Ces dernières phrases sont écrites dans un petit appartement de Manhattan, à cinq étages de la rue. Les bruits d'enfants qui jouent entrent par la fenêtre ouverte. J'ai refusé de retourner en Angleterre et je vais rester dans ce pays d'où je suis parti, il y a des années, pour ce monde lointain qui renferme ce que j'aime le plus. Je vois le soleil éclatant en cet après-midi de juillet et je sais que, derrière lui, contrebalancé par ma planète natale, se trouve un autre monde. Et je me demande si, sur ce monde, une femme maintenant mûrie pense à moi et peut-être aussi aux secrets que je lui ai dit exister derrière son soleil - Tortu-Gor, la Lumière sur la Pierre du Foyer. Mon destin a été accompli. J'ai servi les Prêtres-Rois. Un monde a été modifié, les courants de l'histoire d'une planète se sont tournés vers de nouvelles voies. Alors, n'étant plus nécessaire, j'ai été rejeté. Peut-être les Prêtres-Rois, quels ou quoi qu'ils soient, ont-ils conclu qu'un tel homme était dangereux, qu'un tel homme pouvait un jour lever l'étendard de sa propre domination; peut-être se sont-ils rendu compte que, seul de tout Gor, je ne les révérais pas, que je ne tournerais pas la tête dans la direction des Monts Sardar pour les saluer; peut-être m'ont-ils envié la flamme de mon amour pour Talena ; peut-être, dans leur froide retraite des Monts Sardar, leur intelligence ne pouvait-elle accepter que cette créature vulnérable, périssable, fût plus heureuse qu'eux dans leur sagesse et leur puissance.
Grâce, je crois, en partie à mes arguments et au prestige de ce que j'avais fait, une clémence sans précédent fut manifestée envers les armées de Pa-Kur qui avaient capitulé. Les Pierres du Foyer des Douze Cités Tributaires furent rendues et les hommes de ces cités qui avaient servi Pa-Kur furent autorisés à rentrer dans leurs cités en liesse. Les mercenaires qui étaient venus former sous sa bannière un important contingent furent gardés comme esclaves ouvriers pour une durée d'un an afin de combler les vastes fossés et tunnels d'assaut, de réparer les dégâts énormes subis par les remparts d'Ar et de reconstruire ceux de ses immeubles qui avaient été endommagés ou incendiés au cours des combats. À la fin de leur année de servitude, ils furent renvoyés - sans armes - dans leurs cités natales.
Les officiers de Pa-Kur, au lieu d'être empalés, furent traités de la même manière que les simples soldats, à leur grand soulagement sinon à leur grand scandale. Les membres de la Caste des Assassins, la caste la plus haïe de Gor, qui avaient suivi Pa-Kur, furent enchaînés et embarqués sur le Vosk à destination des cargos qui sillonnent les océans de Gor, où ils seraient galériens.
Chose curieuse, le corps de Pa-Kur ne fut pas retrouvé
au pied du Cylindre de Justice. Je suppose qu'il a été détruit par les citoyens d'Ar en fureur.
Marlenus, malgré son rôle héroïque dans la victoire, se soumit au jugement du Conseil des Hautes Castes d'Ar. La sentence de mort rendue contre lui par le gouvernement usurpateur des Initiés fut cassée mais, parce qu'on redoutait son ambition impérialiste, il fut exilé de sa Cité bien-aimée. Un homme comme Marlenus ne peut jamais être le second dans une cité et les citoyens d'Ar étaient résolus à ce qu'il ne soit plus jamais le premier. En conséquence, l'Ubar, les larmes aux yeux, se vit refuser publiquement le pain et le sel et, sous peine de mort, reçut l'ordre de quitter Ar au coucher du soleil et de ne jamais approcher de la cité à moins de dix pasangs.
Avec une cinquantaine de partisans qui l'aimaient plus que les remparts qui les avaient vus naître, il s'enfuit à dos de tarn jusqu'à la Chaîne des Voltaï où, du haut de ces pics, il pouvait contempler les tours d'Ar dans le lointain. Je pense qu'il règne aujourd'hui encore dans cette immensité
inhospitalière; que Marlenus impose toujours sa loi dans les montagnes écarlates des Voltaï, larl parmi les hommes, roi banni, pour ses partisans à jamais l'Ubar des Ubars. Les Cités Libres de Gor nommèrent Kazrak, mon frère d'armes, Administrateur temporaire d'Ar, car c'est lui qui, avec l'aide de mon père et de Sana de Thentis, avait rallié les cités pour lever le siège. Sa nomination fut confirmée par le Conseil des Hautes Castes d'Ar et sa popularité est telle que, par la suite, la charge lui sera probablement confiée par libre élection. Dans Ar, la démocratie est un mode de vie depuis longtemps oublié qu'il faudra beaucoup de soin pour remettre en vigueur.
Lorsque je revins à Ko-ro-ba avec Talena, il y eut un grand festin et nous avons célébré notre Libre Compagnonnage. La journée fut décrétée fériée et la ville illuminée retentit de musique. Des chapelets de cloches miroitantes carillonnaient dans le vent et de joyeuses lanternes de mille couleurs se balançaient au-dessous des ponts innombrables jonchés de fleurs. Des cris et des rires retentissaient et les resplendissantes couleurs des castes de Gor se mêlèrent sur un pied d'égalité dans les cylindres. La distinction entre maître et esclave avait même disparu pour la nuit, et bien des misérables en servage virent l'aube en hommes libres.
À ma grande joie, même Torm, de la Caste des Scribes, apparut parmi les tables. Je fus honoré que le petit scribe se soit séparé de ses bien-aimés rouleaux le temps de partager mon bonheur, celui d'un simple guerrier. Il portait une tunique et des sandales neuves, peut-être pour la première fois depuis bien des années. Il me serra les mains et je fus surpris de voir que le petit scribe pleurait. Puis, dans sa joie, il se tourna vers Talena et leva en un gracieux salut la coupe symbolique de vin de Ka-la-na pour rendre hommage à sa beauté.
Talena et moi jurâmes de célébrer l'anniversaire de ce jour aussi longtemps que vivrait l'un de nous. Je me suis efforcé de tenir cette promesse et je sais qu'elle l'a fait, elle aussi. Cette nuit-là, cette glorieuse nuit, fut une nuit de fleurs, de torches et de vin de Kala-na et, après de douces heures d'amour, nous nous sommes endormis tard dans les bras l'un de l'autre.
Je me suis réveillé, des semaines plus tard peut-être, engourdi et gelé, dans les montagnes du New Hampshire, près du rocher plat sur lequel avait atterri le disque argenté. Je portais les vêtements de camping -qui me paraissent à
présent si grossiers - dont j'étais habillé à l'origine. On ne meurt pas d'un cceur brisé car, si c'était le cas, je serais mort désormais. Je doutai de mon bon sens; je fus terrorisé à
l'idée que ce qui était arrivé ne soit qu'un rêve étrange. Je m'assis dans la solitude des montagnes, la tête dans les mains. Peu à peu, avec angoisse, je commençai à croire que tout n'avait été, en fait, que le plus cruel des rêves et que je redevenais sain d'esprit. Je ne le croyais pas au fond du coeur, mais mon esprit, avec force et froideur, exigeait cette conclusion.
Je me levai péniblement, le coeur broyé par le chagrin. C'est alors que sur le sol, près de ma chaussure, je l'aperçus
- petit objet, minuscule objet rond. Je tombai à genoux et le ramassai vivement, les yeux pleins de larmes, le coeur envahi par la plus triste joie qui puisse submerger un homme. Je tenais dans ma main l'anneau de métal rouge, l'anneau qui portait l'écusson de Cabot : le cadeau de mon père. Je m'entaillai la main avec l'anneau pour me faire saigner et je ris de bonheur en sentant la douleur et en voyant le sang. L'anneau était réel et j'étais éveillé, l'Antichton existait et aussi la jeune femme, Talena. Lorsque je sortis des montagnes, je découvris que j'avais été absent sept mois. Il fut tout simple de feindre l'amnésie : quelle autre explication de ces sept mois le monde qui était le mien aurait-il acceptée ? Je passai quelques jours dans un hôpital public sous observation et je fus ensuite autorisé à
partir. Je décidai de m'installer, au moins temporairement, à
New York. Mon poste à l'université avait, bien entendu, été
repris et je n'avais aucun désir d'y revenir. Il y aurait trop d'explications à donner.
J'envoyai à mon collègue de l'université un chèque tardif pour son matériel de camping qui avait été détruit avec l'enveloppe bleue dans les montagnes. Très aimablement, il prit des dispositions pour que mes livres et mes autres possessions soient expédiés à ma nouvelle adresse. Quand je fis procéder au transfert de mon compte en banque, je fus surpris, mais pas trop, de découvrir que mon livret d'épargne avait, en mon absence, été mystérieusement crédité, et de façon tout à fait libérale. Je n'ai pas été contraint de travailler depuis mon retour de l'Antichton. Bien sûr, j'ai travaillé tout de même, mais seulement à ce qui me plaisait et pour la durée qui me convenait. J'ai consacré beaucoup plus de temps à voyager, à lire et à me garder en forme. Je me suis même inscrit à un club d'escrime pour maintenir mes yeux alertes et mon poignet solide, mais les minces fleurets dont nous nous servons sont de pitoyables armes en comparaison des épées goréennes. Chose étrange, bien qu'il y ait maintenant six ans que j'ai quitté l'Antichton, je ne découvre aucun signe de vieillissement ou d'altération physique dans mon apparence. J'ai bien réfléchi à ce fait, tâchant d'en voir la relation avec le message mystérieux daté
du xvll siècle, manifestement écrit par mon père, que j'avais reçu dans l'enveloppe bleue. Peut-être les sérums de la Caste des Médecins, si habiles sur Gor, jouent-ils un rôle làdedans, mais je ne peux rien affirmer. Je retourne deux ou trois fois par an dans les montagnes du New Hampshire revoir ce grand rocher plat, y passer une nuit, pour le cas où j'apercevrais de nouveau ce disque d'argent dans le ciel, pour le cas où je serais appelé
de nouveau par les Prêtres-Rois vers cet autre monde Mais si je suis ainsi mandé, ils le feront en sachant que je suis résolu à ne pas être un pion dans leurs immenses parties. Qui ou que sont les Prêtres-Rois pour décider ainsi de la vie d'autrui, pour gouverner une planète, terroriser les cités de ce monde, condamner des hommes à la Mort par le Feu, arracher ceux qui s'aiment aux bras l'un de l'autre ? Si effrayant que soit leur pouvoir, il faut se dresser contre eux. Si jamais je foule à nouveau les vertes plaines de Gor, je sais que je tenterai de résoudre l'énigme des Prêtres-Rois, que je pénétrerai dans les Monts Sardar et les affronterai, quels ou quoi qu'ils puissent être.