LA JEUNE FILLE DANS LA CAGE
Kazrak et moi revînmes à sa tente et, jusqu'au petit matin, nous avons discuté des possibilités de sauver Talena. Nous avons échafaudé nombre de projets dont aucun ne semblait susceptible de réussir. Tenter d'arriver directement jusqu'à elle serait vraisemblablement un suicide, et pourtant, si c'était la seule ressource, je savais que je le ferais. Entre-temps, jusqu'à ce que la cité tombe ou que Pa-Kur modifie ses plans, elle serait sans doute en sécurité. Il y avait peu de risques que Pa-Kur soit assez naïf en politique pour abuser de la jeune fille avant qu'elle l'ait publiquement accepté comme son Libre Compagnon suivant les rites d'Ar. Traitée en Esclave de Plaisir, sa valeur politique serait négligeable. D'autre part, l'idée qu'elle était dans les tentes de Pa-Kur me rendait furieux et je savais que je serais incapable de me retenir indéfiniment. Pour le moment, toutefois, les conseils de patience de Kazrak eurent raison de moi, en me persuadant que toute action précipitée serait presque certainement vouée à l'échec.
En conséquence, pendant les quelques jours qui suivirent, je restai avec Kazrak et attendis mon heure. Je teignis mes cheveux en noir et achetai un casque et un équipement d'Assassin. En travers de la tempe gauche du casque noir, je fixai la bande dorée du messager. Sous ce déguisement, j'errai librement dans le camp, observant les préparatifs du siège, l'affectation des complexes de tentes, la disposition des troupes. Parfois, je grimpais à mi-hauteur d'une des tours de siège eh construction et je regardais la Cité d'Ar et les escarmouches qui se livraient dans l'espace compris entre la Cité et le premier fossé.
Périodiquement, les notes aiguës des clairons d'alarme perçaient l'air quand des troupes sortaient d'Ar pour livrer bataille sur les plaines devant la Cité. Lorsque cela se produisait, inévitablement les soldats de Pa-Kur, lanciers et porteurs de lances, guidés par les Esclaves de Siège à travers l'enchevêtrement des pieux et des trappes, engageaient le combat avec les hommes d'Ar. Parfois, les soldats de Pa-Kur reconduisaient les guerriers d'Ar jusqu'aux murs mêmes de la Cité, les obligeant à se réfugier derrière les portes. Parfois, les troupes d'Ar repoussaient les soldats de Pa-Kur jusqu'aux pieux défensifs et, une fois, ils les contraignirent à se réfugier à leur tour de l'autre côté des ponts de siège, maintenant construits, qui enjambaient le grand fossé.
Pourtant, il n'était guère douteux que les soldats de PaKur avaient l'avantage. Les ressources humaines sur lesquelles Pa-Kur pouvait compter semblaient inépuisables et, fait tout aussi important, il avait sous ses ordres une force considérable de cavalerie de tharlarions, arme qui faisait presque défaut aux hommes d'Ar.
Au cours de ces combats, le ciel était noir de tarniers, d'Ar et du campement, qui tiraient sur les guerriers massés au-dessous et se livraient des duels auvages à des centaines de mètres dans les airs. Mais, graduellement, les tarniers d'Ar furent décimés, accablés par les forces supérieures que Pa-Kur, impitoyable, pouvait se permettre de lancer contre eux. Le neuvième jour du siège, le ciel appartenait à Pa-Kur et les forces d'Ar ne sortirent plus par la grande porte. Tout espoir de mettre fin au siège par une bataille rangée avait disparu. Les hommes d'Ar restèrent à l'intérieur de leurs remparts, sous leurs fils métalliques antitarns, à attendre l'assaut, tandis que les Initiés de la cité faisaient des sacrifices aux Prêtres-Rois.
Le dixième jour, de petits engins de siège, tels que catapultes et balistes protégées, furent transportés par air de l'autre côté des fossés par des attelages de tarns et bientôt engagés en duels d'artillerie avec les engins montés sur les remparts d'Ar. Simultanément, des chaînes d'esclaves non protégés commencèrent à déplacer en avant les lignes de pieux. Après environ quatre jours de bombardements qui eurent probablement peu - voire pas du tout - d'effet, le premier assaut fut lancé.
Il débuta plusieurs heures avant l'aube, quand les tours mobiles géantes, maintenant recouvertes de plaques de métal pour les abriter des flèches incendiaires et du goudron enflammé, furent lentement roulées sur les ponts des fossés. À midi, elles étaient à portée d'arbalète des murs. L'obscurité
venue, à la lumière des torches, la première tour atteignit le rempart. Une heure après, trois autres touchaient le premier rempart. Les guerriers grouillaient autour et sur le sommet de ces tours. Au-dessus, les tarniers se heurtaient en des combats sans merci. Les défenseurs d'Ar placèrent sur le rempart des échelles de corde pour descendre au niveau des tours, soixante mètres plus bas. Par des portes dérobées, d'autres défenseurs s'élançaient vers le pied des tours, mais ils s'y heurtaient aux formations de soutien de Pa-Kur. Du haut des remparts, à soixante mètres au-dessus des tours, pleuvaient pierres et projectiles. À l'intérieur des tours, des esclaves en sueur, sous le fouet frénétique de leurs surveillants, tiraient sur les grandes chaînes qui actionnaient le mouvement de va-et-vient des puissants béliers d'acier contre le rempart.
L'une des tours de Pa-Kur fut minée; elle s'inclina, puis s'écrasa dans la poussière au milieu des clameurs de ses infortunés occupants. Une autre fut conquise et incendiée. Mais cinq autres tours roulèrent lentement vers les murs d'Ar. Ces tours étaient de véritables forteresses qui seraient maintenues coûte que coûte en service; vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elles continueraient leur ceuvre et attaqueraient les remparts.
Entre-temps, en différents points de la Cité et à des moments choisis au hasard, des tarniers de Pa-Kur triés sur le volet, dont chaque tarn portait une corde à nceuds où se suspendaient neuf lanciers, descendaient vers les fils métalliques et le sommet des cylindres pour débarquer leurs petits groupes de commandos. Ces groupes réussissaient rarement à revenir, mais ils étaient parfois éminemment efficaces.
Le vingtième jour du siège, il y eut de grandes réjouissances dans le camp de Pa-Kur, car les fils antitarns avaient été coupés à un endroit et une escouade de lanciers avait atteint la citerne contenant les principales réserves d'eau pour le cas de siège et dans laquelle elle avait vidé ses barils de kanda, un poison mortel extrait d'un arbuste du désert de Gor. La Cité dépendrait désormais principalement de ses puits privés et de la pluie. Il semblait probable que la nourriture et l'eau allaient bientôt se raréfier dans la ville et que les Initiés, dont la résistance avait manqué d'imagination et qui étaient apparemment incapables de protéger la Cité, seraient forcés d'affronter une population affamée et désespérée.
Le sort de Marlenus, pendant cette période, restait une inconnue. J'avais la certitude qu'il s'était arrangé pour pénétrer dans la ville et qu'il attendait probablement le moment propice pour s'attaquer aux Pierres du Foyer des Cités Tributaires et, si possible, diviser la horde de Pa-Kur. Puis, au cours de la quatrième semaine de siège, mon cceur se serra. Marlenus et plusieurs hommes étaient, semble-t-il, entrés dans la cité mais ils avaient été découverts et pris au piège dans le cylindre même des Pierres du Foyer, en fait dans ce cylindre qui avait été son palais au temps de ses jours de gloire.
Marlenus et ses hommes étaient maîtres de l'étage supérieur et du toit du cylindre, mais il y avait peu d'espoir que l'Ubar puisse utiliser les Pierres qui se trouvaient maintenant à sa portée. Lui et ses partisans n'avaient pas de tarns et leur retraite était coupée. De plus, l'omniprésent filet antitarns qui formait un réseau serré dans la zone du Cylindre Central empêchait toute tentative de sauvetage, sauf peut-être par une force importante.
Pa-Kur, naturellement, était enchanté de laisser Marlenus là même où il se trouvait, pour qu'il y soit tué par les hommes d'Ar. De plus, Pa-Kur n'était pas si fou pour apporter dans son camp les Pierres du Foyer des Cités Tributaires et risquer de désunir sa horde avant que le siège soit terminé. En fait, Pa-Kur n'avait probablement aucune intention de distribuer les Pierres mais était décidé à
marcher sur les traces impériales de Marlenus. Je me demandai combien de temps Marlenus pourrait résister. Cela dépendrait certainement, en partie, de l'eau et de la nourriture dont il disposait ainsi que de l'obstination que mettraient les Initiés à le déloger. J'étais sûr qu'il y avait des citernes et des bidons, et je supposais que Marlenus, par une précaution bien inspirée étant donné l'instabilité de la politique d'Ar, avait équipé son cylindre comme un donjon, emmagasinant des provisions de bouche et des armes de jet. En tout cas, mon plan pour la division par les Pierres du Foyer avait échoué et Marlenus, sur qui j'avais compté, était, selon la terminologie du jeu, neutralisé sinon même retiré de l'échiquier.
Kazrak et moi, avons discuté tant et plus de la situation avec désespoir. La probabilité qu'Ar résiste au siège était minime. Une chose, du moins, restait à faire: tenter de sauver Talena. Un autre plan me vint à l'esprit, mais je le rejetai comme trop extravagant, comme indigne de considération. Kazrak remarqua mon froncement de sourcils et voulut savoir à quoi j'avais pensé.
—
Le siège pourrait être levé, dis-je, si une armée prenait Pa-Kur par surprise, une armée de quelques milliers de guerriers attaquant le côté non protégé du camp.
Kazrak sourit.
—
C'est vrai. Mais où trouveras-tu cette armée ? J'hésitai un instant, puis répliquai :
—
À Ko-ro-ba, ou peut-être à Thentis.
Kazrak me regarda d'un air incrédule.
— As-tu perdu la tête ? La chute d'Ar sera comme du vin de Ka-la-na pour les Cités Libres de Gor. Quand Ar tombera, il y aura des réjouissances dans les rues. Quand Ar tombera, les ponts seront ornés de guirlandes, le Paga sera distribué
gratuitement, les esclaves seront affranchis, les ennemis se réconcilieront.
—
Combien de temps cela durera-t-il avec Pa-Kur sur le trône d'Ar ? questionnai-je.
Kazrak parut soudain se rembrunir en réfléchissant.
—
Pa-Kur ne détruira pas la Cité, repris-je, et il gardera tout ce qu'il pourra de sa horde.
—
Oui, admit Kazrak. Il y aura peu de raisons de se réjouir!
—
Marlenus rêvait d'Empire, ai-je poursuivi, mais l'ambition de Pa-Kur ne produira qu'un cauchemar d'oppression et de tyrannie.
— Marlenus ne sera probablement plus jamais dangereux, déclara Kazrak. Même s'il survit, c'est un hors-la-loi dans sa propre Cité.
— Mais Pa-Kur, lui, dis-je, sera une menace pour tout Gor quand il sera Ubar d'Ar
—
Exact, admit de nouveau Kazrak en me regardant d'un
air interrogateur.
— Pourquoi alors les Cités Libres de Gor ne s'uniraient-elles pas pour vaincre Pa-Kur ?
— Les cités ne s'unissent jamais !
—
Elles ne l'ont jamais fait mais, si l'on veut barrer la route à Pa-Kur, c'est le moment, et pas quand il sera maître d'Ar !
—
Les cités ne s'unissent jamais... répéta Kazrak en secouant la tête.
— Prends cet anneau, dis-je en lui tendant l'anneau qui portait l'écusson de Cabot. Montre-le à l'Administrateur de Ko-ro-ba et à l'Administrateur de Thentis, ainsi qu'à tous les Ubars ou Administrateurs des villes que tu pourras. Dis-leur de venir lever le siège. Dis-leur qu'ils doivent frapper maintenant et que tu .viens avec ce message de la part de Tarl Cabot, Guerrier de Ko-ro-ba.
— Je serai probablement empalé, commenta Kazrak en se levant, mais j'irai.
Le coeur lourd, je regardai Kazrak boucler le baudrier de son épée autour de son épaule et ramasser son casque.
— Au revoir, frère d'armes ! dit-il.
Il fit demi-tour et sortit de la tente aussi simplement que s'il se rendait aux corrals de tharlarions ou allait prendre son poste de garde comme au temps où nous suivions la caravane. Je sentis ma gorge se serrer et je me demandai si je n'avais pas envoyé mon ami à la mort.
En quelques minutes, je rassemblai à mon tour mon équipement et coiffai le lourd casque noir des Assassins, puis quittai la tente et tournai mes pas vers les tentes de Pa-Kur. Je me frayai un chemin jusqu'au périmètre intérieur du deuxième fossé, en face de la grande porte d'Ar qui s'apercevait au loin. Là, sur un tertre dominant les palissades qui bordaient le rempart jusqu'au fossé, je vis la paroi de soie noire délimitant le camp de Pa-Kur. À l'intérieur se trouvaient des douzaines de tentes qui composaient les quartiers de sa suite et de sa garde personnelle. Au-dessus, en plusieurs endroits, flottait la bannière noire de la Caste des Assassins.
Je m'étais approché de ce complexe des centaines de fois déjà mais, ce jour-là, j'étais bien décidé à y entrer. Je commençai à marcher d'un pas plus vif, mon cceur se mit à
battre fortement et j'éprouvai l'exaltation de la décision. J'allais agir. C'était un suicide de tenter de m'introduire dans le complexe, mais Pa-Kur se trouvait dans les environs d'Ar où il dirigeait le siège et je pouvais, avec un peu de chance, me faire passer pour son messager; qui serait assez audacieux pour refuser l'entrée à quelqu'un dont le casque portait l'insigne des courriers ?
Sans hésiter, j'escaladai le tertre et me présentai aux gardes d'un ton impatient.
—
Un message de Pa-Kur pour les oreilles de Talena, sa future Ubara! dis-je.
—
Je porterai le message, déclara l'un des gardes, un homme de forte carrure aux yeux soupçonneux.
Il m'examinait attentivement. Je n'étais pas quelqu'un qu'il connaissait, c'était visible.
— Le message est pour la future Ubara et pour elle seule !
lançai-je avec colère. Refuses-tu de laisser entrer le messager de Pa-Kur ?
—
Je ne sais pas qui tu es, grommela-t-il.
—
Donne-moi ton nom, ordonnai-je, afin que je puisse signaler à Pa-Kur celui qui intercepte son message à sa future Ubara!
Il y eut un silence angoissé, puis le garde fit un pas de côté. J'entrai dans le complexe sans avoir de plan défini mais conscient que je devais prendre contact avec Talena. Peutêtre arriverions-nous à combiner ensemble une évasion pour un autre jour. À l'heure actuelle, je ne savais même pas où
elle pouvait être gardée dans le camp.
À l'intérieur du premier rempart de soie noire, il y avait une seconde enceinte mais composée de barres de fer, cette fois. Pa-Kur n'était pas aussi insoucieux de sa sécurité que je l'avais supposé. De plus, en l'air, je voyais des rangées de fils métalliques antitarns. Je longeai la seconde enceinte jusqu'à
une porte où je répétai mon histoire. Là, je fus admis sans discussion, comme si mon casque était en soi une garantie suffisante de mon droit à être là. À l'intérieur, je fus guidé
entre les tentes par une Esclave de Tour, une jeune femme noire dont la livrée était dorée, et qui portait de grandes boucles d'oreilles dorées assorties à un collier doré. Derrière moi, deux gardes nous emboîtèrent le pas.
Nous nous arrêtâmes devant une tente resplendissante en soie jaune et rouge d'environ douze mètres de diamètre et six mètres de haut à son point culminant. Je me tournai vers l'esclave et les gardes.
— Attendez ici ! dis-je. Mon message est destiné aux oreilles de celle qui a donné sa foi à Pa-Kur, et pour ses oreilles seules !
Mon coeur battait si fort que je m'étonnais qu'ils ne l'entendent pas. J'étais stupéfait que ma voix soit si calme. Les gardes s'entre-regardèrent, ne s'attendant pas à ma requête. L'Esclave de Tour me considéra gravement comme si j'avais voulu exercer quelque privilège longtemps négligé ou tombé en désuétude.
— Attendez ici ! ordonnai-je de nouveau, et j'entrai dans la tente.
À l'intérieur, il y avait une cage.
C'était un cube de trois mètres à peu près, entièrement clos. Les lourdes barres de métal étaient revêtues d'argent et incrustées de pierres précieuses. Je remarquai avec consternation que la cage n'avait pas de porte. Elle avait été
littéralement construite autour de sa prisonnière. Une jeune femme était assise à l'intérieur de la cage, fièrement, sur un trône. Elle portait la tunique et les voiles de Dissimulation, toute la tenue d'apparat des Ubaras.
Quelque chose me soufflait d'être prudent. Je ne sais pas quoi. Il y avait quelque chose qui ne cadrait pas. Je réprimai l'envie de crier son nom; je me retins de bondir vers les barreaux, de la saisir et de la presser contre eux et contre mes lèvres. Ce devait être Talena que j'aimais, à qui ma vie appartenait. Pourtant j'approchai lentement, presque avec circonspection. Peut-être était-ce quelque chose dans le maintien de la silhouette voilée, quelque chose dans son port de tête. Cela ressemblait beaucoup à Talena, mais pas à ce qu'elle était. Avait-elle été blessée ou droguée ? Ne m'avaitelle pas reconnu ? Je me plaçai devant la cage et enlevai mon casque. Elle ne manifesta aucun signe de reconnaissance. Je cherchai une lueur de connivence dans ses yeux verts, le plus petit signe d'affection ou de bienvenue.
Je parlai d'une voix qui semblait lointaine.
— Je suis le messager de Pa-Kur, dis-je. Il désire que j'annonce que la Cité tombera bientôt et que tu seras assise près de lui sur le trône d'Ar.
— Pa-Kur est bon, répliqua la jeune femme.
Je fus stupéfié mais ne laissai pas paraître la moindre surprise. En fait, je fus sur le moment accablé par la fourberie de Pa-Kur, et je me réjouis d'avoir suivi en partie les conseils de patience et de prudence de Kazrak, de n'avoir pas dévoilé mon identité, de n'avoir pas tenté de me frayer à
la pointe de l'épée un chemin jusqu'à elle pour l'enlever. Oui, c'eût été une erreur. La voix de la jeune femme dans la cage n'était pas la voix de celle que j'aimais. La jeune femme encagée n'était pas Talena.
17
CHAÎNES D'OR
J'avais été floué par la brillante intelligence de PaKur. C'est le coeur plein d'amertume que je quittai le complexe de l'Assassin et revins à la tente de Kazrak. Les jours qui suivirent, fréquentant les tentes de Paga et les marchés, je cherchai à découvrir les tenants et les aboutissants de Talena en interceptant des esclaves ou en provoquant des, guerriers. Mais la réponse, quand j'en obtenais une par la vertu soit d'un tarnet d'or, soit d'une peur mortelle, était toujours la même: elle était gardée dans la tente de soie jaune et rouge. Ces créatures de Pa-Kur que je flattais ou terrorisais étaient persuadées que la jeune femme de la cage était Talena, cela ne faisait aucun doute pour moi. De tous ceux qui vivaient dans le complexe de Pa-Kur, il était peutêtre le seul à connaître l'endroit où se trouvait réellement la jeune fille.
Je m'avisai avec désespoir que j'avais simplement abouti à souligner que quelqu'un s'intéressait énormément à son sort, ce qui aurait au minimum pour effet d'inciter Pa-Kur à
redoubler de précautions en ce qui concernait la sécurité de Talena et, très probablement, à tenter d'appréhender le curieux. Pour mener cette enquête, je ne portais pas le costume de la Caste des Assassins, j'étais vêtu comme un tarnier quelconque et n'arborais l'insigne d'aucune ville. À
quatre reprises, j'esquivai des patrouilles spéciales de PaKur, conduites par des hommes que j'avais interrogés à la pointe de l'épée.
Dans la tente de Kazrak, je compris tristement que mes efforts avaient été vains et que le Tarnier de Marlenus, pour parler en termes de jeu, avait été finalement neutralisé lui aussi. J'envisageai d'abattre Pa-Kur mais le succès était improbable et, par-dessus le marché, ne me rapprocherait pas de mon but qui était de sauver Talena. Pourtant, en dehors de la vue de ma bien-aimée, rien ne m'aurait procuré
plus de satisfaction que de plonger mon épée dans le cceur de l'Assassin.
Ce furent pour moi d'affreuses journées. En plus de mon insuccès personnel, je ne recevais aucune nouvelle de Kazrak, et celles d'Ar sur la situation de Marlenus dans le Cylindre Central étaient devenues obscures et contradictoires. Pour autant que je pus le déterminer, lui et ses hommes avaient été vaincus et le sommet du Cylindre Central était de nouveau entre les mains des Initiés. Si toutefois ce n'était pas encore fait, cela le serait d'un moment à l'autre.
Le siège en était à son cinquante-deuxième jour et les armées de Pa-Kur avaient ouvert une brèche dans le premier rempart. Il était méthodiquement rasé en sept endroits pour permettre le passage des tours vers le second rempart. De plus, des centaines de légers « ponts volants » étaient en cours de construction; au moment de l'assaut final, ils seraient déployés du premier rempart au second et les hommes de Pa-Kur grimperaient grâce à eux vers le haut rempart qui était la dernière ligne de défense d'Ar. D'après les rumeurs, des dizaines de tunnels se faufilaient maintenant, sans que rien s'y oppose, sous le second rempart et pourraient déboucher d'ici à quelques heures dans divers points de la cité. Les opérations de contreminage des hommes d'Ar avaient apparemment été menées sans méthode ou compétence. Le malheur d'Ar, à ce moment le plus critique de son histoire, fut d'être entre les mains de la plus nulle des Castes, celle des Initiés, uniquement qualifiés en matière de rites, de mythologie et de superstition. Pire encore, d'après les récits de déserteurs, il devint évident que la Cité était affamée et que l'eau commençait à manquer. Certains défenseurs ouvraient les veines des tarns pour boire leur sang. Le minuscule urt, un rongeur commun dans les cités goréennes, valait un tarnet d'argent sur les marchés. La maladie avait fait son apparition. Des groupes de pillards, originaires d'Ar même, écumaient les rues. Dans le camp de Pa-Kur, nous escomptions la chute imminente de la Cité. Pourtant, indomptable, Ar refusait de capituler.
Je crois sincèrement que les vaillants défenseurs d'Ar, dans leur amour courageux mais aveugle pour leur ville, auraient combattu jusqu'à ce que le cadavre du dernier guerrier ait été jeté du haut des remparts dans les rues, mais les Initiés ne l'entendaient pas ainsi. Agissant par surprise, encore que l'on aurait peut-être dû s'attendre à cette manceuvre, le Haut Initié de la Cité d'Ar se présenta sur les remparts. Cet homme prétendait être le Suprême Initié de tous les Initiés de Gor et tenir sa charge des Prêtres-Rois eux-mêmes. Inutile de dire que cette prétention n'était pas entérinée par les Hauts Initiés des Cités Libres de Gor, qui se considéraient comme souverains dans leur ville. Le Suprême Initié, comme il se nommait lui-même, leva un bouclier puis le déposa au sol. Il leva ensuite une lance qu'il plaça, comme le bouclier, à ses pieds. Ce geste est une convention militaire employée par les Chefs de Gor pour demander des négociations ou une conférence. Il signifie une trêve, littéralement le dépôt temporaire des armes. En cas de reddition, par contre, les courroies du bouclier et la hampe de la lance sont brisées pour indiquer que le vaincu s'est désarmé lui-même et se met à la merci du conquérant. Peu après, Pa-Kur se montra sur le premier rempart en face du Suprême Initié et exécuta les mêmes gestes. Ce soir-là, des émissaires furent échangés et, au moyen de notes et de conférences, les conditions de la reddition furent fixées. Le lendemain matin, la plupart des clauses importantes étaient connues dans le camp et, pratiquement, Ar était tombée. Le marchandage des Initiés avait principalement pour but d'assurer leur sécurité personnelle et, autant que possible, d'éviter la complète mise à sac de la cité. La première condition de leur capitulation était que Pa-Kur accorde une amnistie générale pour eux-mêmes et leurs temples. C'était caractéristique des Initiés. Bien qu'ils soient les seuls Goréens à
se prétendre immortels en vertu des mystères qu'ils pratiquent et qui sont interdits aux profanes, ce sont peut-être les plus peureux des hommes de Gor.
Pa-Kur consentit volontiers à cette condition. Un massacre général d'Initiés serait considéré par ses troupes comme de mauvais augure et, de plus, ils seraient utiles pour tenir en main la population. Les Ubars ont toujours employé les Initiés comme des outils, certains des plus audacieux affirmant même que la fonction sociale des Initiés est de maintenir les Basses Castes satisfaites de leur statut servile. La seconde condition majeure posée par les Initiés était que la Cité soit occupée par une garnison de seulement dix mille hommes triés sur le volet et que le reste de la horde ne soit autorisé à franchir les portes que désarmé. Il y avait diverses autres concessions moins importantes, d'une nature plus complexe, souhaitées par les Initiés et accordées par Pa-Kur, concernant principalement l'approvisionnement de la Cité et la protection de ses commerçants et de ses paysans.
Pour sa part, Pa-Kur demanda et obtint l'habituel tribut du sang imposé par les vainqueurs goréens. La population serait complètement désarmée. La possession d'une arme serait considérée comme un crime capital. Les officiers de la Caste des Guerriers et leurs familles seraient empalés et, sur l'ensemble de la population, un homme sur dix serait exécuté. Les mille plus belles femmes d'Ar seraient données à
PaKur comme Esclaves de Plaisir pour être distribuées à ses officiers supérieurs. Quant aux autres femmes libres, trente pour cent des plus robustes et des plus attrayantes seraient vendues aux enchères à ses troupes dans la Rue des Marques, le produit de la vente allant dans les coffres de PaKur. Une levée de sept mille jeunes hommes serait effectuée pour combler ses pertes en Esclaves de Siège. Les enfants au-dessous de douze ans seraient répartis au hasard dans les Cités Libres de Gor. Quant aux esclaves d'Ar, ils appartiendraient au premier qui changerait leur collier. À l'approche de l'aube, au son mâle des tambours à
tarns, une imposante procession quitta le camp de Pa-Kur et, quand elle traversa le pont principal sur le premier fossé, je vis au loin la grande porte d'Ar s'ouvrir lentement. Peutêtre ai-je été le seul, à l'exception possible de Mintar de la Caste des Marchands, à avoir envie de pleurer. Pa-Kur chevauchait en tête des troupes devant assurer la garnison, fortes de dix mille hommes. Ils chantaient une marche rythmée en le suivant et le soleil se reflétait sur leurs lances. Pa-Kur montait un tharlarion noir, un des rares que j'aie vus. L'animal était paré de joyaux et avançait d'une allure solennelle, royale. Je fus intrigué de voir l'imposant cortège faire halte et huit membres de la Caste des Assassins apporter un palanquin.
Tout à coup, je redoublai d'attention. Le palanquin fut déposé près du tharlarion de Pa-Kur. Une forme féminine en fut extraite. Elle était dévoilée. Mon coeur bondit. C'était Talena. Mais elle n'arborait pas la tenue somptueuse des Ubaras comme la jeune femme de la cage. Elle était nu-pieds et vêtue d'une simple tunique, une longue robe blanche. Stupéfait, je m'aperçus que ses poignets étaient attachés ensemble par des menottes dorées. Une chaîne d'or fut lancée à Pa-Kur, qui l'attacha à la selle de son tharlarion. L'extrémité libre de cette chaîne de selle fut alors fixée aux menottes de Talena. La procession se remit en marche au son des tambours à tarns et Talena, ainsi enchaînée, avança lentement, avec dignité, à côté du tharlarion de son ravisseur, Pa-Kur l'Assassin.
Mon étonnement et mon horreur devaient être amplement visibles sur mon visage car un lancier de tharlarion qui était à côté de moi me regarda avec amusement.
—
Une condition de la reddition, m'apprit-il. L'empalement de Talena, fille de Marlenus, Ubar félon d'Ar.
—
Mais pourquoi? m'exclamai-je. Elle devait être l'épouse de Pa-Kur, l'Ubara d'Ar !
—
Quand Marlenus a été déchu, répondit-il, les Initiés ont décrété l'empalement de tous les membres de sa famille (Il eut un sourire sardonique.) Pour sauver la face devant les citoyens d'Ar, les Initiés ont demandé que Pa-Kur respecte leur décret et l'empale.
— Et Pa-Kur a consenti ?
— Bien sûr. Pour ouvrir la porte d'Ar, une clef en vaut une autre !
La tête me tournait. Je reculai en trébuchant à travers les rangées de soldats qui regardaient le cortège. Je courus comme un aveugle dans les rues maintenant désertes du camp de Pa-Kur et me retrouvai finalement dans le complexe de Mintar. J'entrai en titubant sous la tente de Kazrak et me jetai sur la natte en tremblant d'énervement. Je sanglotais. Puis mes mains agrippèrent la natte et je secouai la tête sauvagement pour me débarrasser du tumulte effréné
d'émotions qui me donnaient le vertige. Brusquement, je redevins maître de moi-même, de nouveau raisonnable. Le choc de la voir, de connaître le sort qui l'attendait, avait été
trop violent. Il fallait que je tâche de ne pas être faible quand ce que j'aime est en cause. Ce n'était pas séant pour un Guerrier de Gor.
C'est en cette qualité que je me levai, revêtis les vêtements et coiffai le casque noir de la Caste des Assassins. Je fis jouer mon épée dans son fourreau, fixai mon bouclier à
mon bras et saisis ma lance. Ma démarche était assurée quand je quittai la tente. Je me dirigeai d'un pas résolu vers la grande tarnerie à l'entrée du complexe de Mintar et réclamai mon tarn.
L'oiseau fut amené au-dehors. Il resplendissait de santé
et d'énergie. Pourtant, les journées passées dans la tarnerie, si gigantesque qu'elle fût, avaient dû être bien dures pour cet Ubar du ciel, mon tarn, et je savais qu'il se réjouirait de voler, d'avoir l'occasion d'opposer de nouveau ses ailes aux vents furieux de Gor. Je le caressai affectueusement, étonné
de la tendresse que j'éprouvais pour le monstre noir. Je lançai un tarnet d'or au Gardien des Tarns. Il avait bien accompli sa tâche. Il balbutia en me le tendant pour que je le reprenne. Un tarnet d'or représente une petite fortune. Il permet d'acheter un des grands oiseaux ou jusqu'à cinq esclaves femmes. J'escaladai le montoir et m'attachai sur la selle en disant au gardien que la pièce était à lui. Je suppose que c'était un geste, rien qu'un geste mais, si minime qu'il fût, il me donnait satisfaction et, pour être honnête, je ne comptais pas vivre assez pour dépenser cette pièce.
— Histoire de me porter chance ! ajoutai-je.
Puis, avec le premier élan de joie que je ressentais depuis des semaines, je fis prendre au grand oiseau son essor vers le ciel.
18