LE TARN
- Oh ! s'écria Torm, le très inattendu membre de la Caste des Scribes, rabattant sa tunique bleue par-dessus sa tête comme s'il ne pouvait pas supporter la lumière du jour. (Puis, hors de ses vêtements, pointa la tête aux cheveux blond-roux du scribe, ses yeux bleu-pâle pétillant de chaque côté d'un nez pointu comme une aiguille. Il m'examina.) Oui, clama-t-il, je le mérite ! (Et la tête retourna dans les vêtements. Sa voix me parvint, étouffée.) Pourquoi dois-je, moi qui suis idiot, être toujours affligé d'idiots ? (La tête jaillit.) N'ai-je rien de mieux à faire ? N'ai-je pas un millier de rouleaux qui amassent de la poussière sur mes rayons et qui ne sont ni lus ni étudiés ?
- Je ne sais pas, dis-je.
- Regarde ! s'exclama-t-il avec un désespoir non feint, en agitant ses bras revêtus de bleu vers la chambre la plus désordonnée que j'aie vue sur Gor. Son bureau, une vaste table de bois, était couvert de papiers et de pots d'encre, de plumes et de ciseaux, de courroies de cuir et d'attaches. Il n'y avait pas un mètre carré de la pièce qui ne contienne des rouleaux dans des classeurs, et d'autres — peut-être des centaines étaient empilés comme des bûches, çà et là. Sa natte de couchage était déroulée et ses couvertures n'avaient pas dû être aérées depuis des semaines. Ses effets personnels - il en avait peu - étaient entassés dans le plus minable des casiers à rouleaux.
L'une des fenêtres de la chambre de Torm était très irrégulière, et je constatai qu'elle avait été élargie au fil du temps. J'imaginai Torm, armé d'un marteau de charpentier, cognant et fendant la paroi, faisant éclater la pierre morceau par morceau pour que la lumière entre davantage dans la pièce. Et il y avait toujours, sous sa table, un brasero empli de charbons qui brûlaient à côté des pieds du scribe, dangereusement près du fouillis savant dont le sol était jonché. Torm semblait avoir perpétuellement froid ou, au mieux, n'avoir jamais assez chaud. On le trouvait toujours, même par des journées torrides, qui s'essuyait le nez sur sa manche, frissonnant comme un malheureux et se lamentant sur le prix du combustible.
Torm était fluet et me faisait penser à un oiseau irascible qui n'aime rien tant que harceler les écureuils. Sa tunique bleue était trouée à une douzaine d'endroits, dont deux ou trois seulement avaient été maladroitement recousus. Une de ses sandales avait une lanière cassée dont les deux morceaux avaient été négligemment raccrochés par un simple noeud. Les Goréens que j'avais vus ces dernières semaines se montraient en général méticuleux dans leur tenue, très fiers de leur apparence, mais Torm avait visiblement mieux pour occuper son temps. Entre autres, malheureusement, sermonner ceux qui, comme moi, étaient suffisamment malchanceux pour tomber à portée de son courroux.
Pourtant, en dépit de son excentricité incomparable, de sa fougue et de son irritabilité, je me sentais attiré par cet homme et je percevais en lui quelque chose que j'admirais : un esprit perspicace et bon, un grand sens de l'humour et surtout un amour pour l'étude, l'une des passions les plus profondes et les plus honnêtes qui soient. C'est cet amour pour ses rouleaux et pour les hommes qui les avaient écrits, sans doute il y a des siècles, qui me frappait le plus chez Torm. A sa manière, il nous reliait, moi, le moment présent et lui-même, à des générations d'hommes qui avaient médité
sur le monde et sa signification. Si incroyable que cela puisse paraître, je ne doutais pas qu'il fût le plus fin lettré de la Cité
des Cylindres, comme l'avait dit mon père.
Agacé, Torm farfouilla dans une des énormes piles de rouleaux et, finalement, à quatre pattes, repêcha un mince rouleau qu'il plaça dans l'appareil de lecture - un cadre métallique avec des enrouleurs en haut et en bas - puis, poussant un bouton, positionna le rouleau sur son premier signe.
Al-Ka! dit Torm en pointant un long doigt autore vers le symbole. Al-Ka, répéta-t-il.
— Al-Ka, dis-je à mon tour.
Nous nous regardâmes et éclatâmes de rire. Une larme d'amusement se forma le long de son nez pointu et ses yeux bleu pâle pétillèrent.
J'avais commencé à apprendre l'alphabet goréen.
Au cours des semaines qui suivirent, je me trouvai plongé dans une intense activité, entrecoupée de périodes de repos soigneusement calculés et de moments consacrés aux repas. Au début, mes seuls professeurs furent Torm et mon père mais, quand je commençai à maîtriser la langue de mon nouveau foyer, de nombreux autres - apparemment Terriens d'origine - se chargèrent de m'enseigner certaines spécialités. Soit dit en passant, Torm parlait anglais avec l'accent goréen. Il avait appris notre langue avec mon père. La plupart des Goréens l'auraient considérée comme sans valeur puisqu'on ne la parlait nulle part sur la planète, mais Torm l'avait assimilée à fond, uniquement pour le plaisir de voir comment la pensée vivante peut s'exprimer sous un autre habit. Le rythme qui m'était imposé était strict et épuisant et, à
l'exception de la détente et des repas, faisait alterner les heures d'étude et les heures d'entraînement, la plupart du temps au maniement des armes, mais aussi à l'utilisation de divers appareils aussi banals pour les Goréens que le sont pour nous les calculatrices et les balances.
L'un des plus intéressants était le Traducteur, que l'on pouvait régler pour différentes langues. S'il existait une langue communément répandue sur Gor, à laquelle se rattachaient plusieurs dialectes ou patois, la sonorité de certains parlers goréens ne ressemblait guère à ce que j'avais jamais entendu, du moins en tant que langages ; ils ressemblaient plutôt à des cris d'oiseaux et aux grognements de certains animaux. Je savais qu'aucune gorge humaine n'était capable de produire de tels sons. Ces machines pouvaient être réglées pour divers langages, mais l'un des termes de la traduction symétrique - au moins sur les machines que j'ai pu observer - était toujours goréen. Lorsque je réglais l'appareil pour, disons, le langage A, et que je parlais goréen là-dedans, il émettait, après une fraction de seconde, une succession de sons qui était la traduction de mes phrases goréennes en langage A. D'autre part, une nouvelle succession de sons A était reçue par la machine et retransmise en goréen.
Mon père, et j'en fus ravi, avait adapté un de ces dispositifs de traduction à l'anglais, ce qui en faisait un instrument des plus précieux pour composer des phrases équivalentes. Bien entendu, mon père et Torm continuaient de me faire travailler avec acharnement. Toutefois, la machine me permettait de m'exercer seul, au grand soulagement de Torm. Ces machines traductrices sont une merveille de miniaturisation, chacune, à peu près de la dimension d'une machine à écrire portative, étant programmée pour quatre langues non goréennes. Évidemment, les traductions sont assez littérales et le vocabulaire est limité à seulement vingt-cinq mille équivalences environ pour chaque langue. En Conséquence, pour une communication subtile ou expression approfondie de la pensée, la machine reste inférieure à un linguiste distingué. Cependant, d'après mon père, elle avait l'avantage que ses fautes n'étaient pas voulues et que ses traductions, si elles étaient parfois inadéquates, étaient en revanche toujours honnêtes.
- Il faut, avait dit Torm très terre-à-terre, que tu apprennes l'histoire et les légendes de Gor, sa géographie et son économie, ses structures sociales et ses coutumes telles que le système de castes et de clans, le droit d'installation de la Pierre du Foyer, les emplacements des sanctuaires, quand, en période guerre, il est permis ou non de faire quartier, etc. Et j'appris cela, ou tout au moins ce qu'il m'a été
possible d'emmagasiner pendant le temps qui m'a été
imparti. Parfois, Torm poussait un cri d'horreur quand je faisais une faute, l'incompréhension et l'incrédulité peintes sur ses traits, et il prenait alors un grand rouleau contenant l'oeuvre d'un auteur qu'il n'aimait pas pour m'en frapper vivement sur la tête. D'une manière ou d'une autre, il était décidé à ce que je profite de son enseignement.
Chose bizarre, il y avait peu d'instruction religieuse, si ce n'est pour encourager la crainte révérencielle à l'égard des Prêtres-Rois - et ce peu-là Torm se refusait à le dispenser, soutenant que c'était du ressort des Initiés. Dans ce monde, les questions religieuses ont tendance à être le domaine assez jalousement réservé à la Caste des Initiés, qui ne permettent guère aux membres des autres castes de participer à leurs sacrifices et à leurs cérémonies. On me donna à apprendre par coeur des prières aux Prêtres-Rois, mais elles étaient en vieux goréen, langue cultivée par les Initiés qui n'était pas d'un usage répandu sur la planète, et je ne me suis jamais donné la peine de les retenir. À mon grand plaisir, j'ai appris que Torm, dont la mémoire était phénoménale, les avait lui-même oubliées depuis des années. Je sentis qu'une certaine défiance régnait entre la Caste des Scribes et la Caste des Initiés.
Les enseignements éthiques de Gor, qui n'ont rien à voir avec les prétentions et propositions des Initiés, ne sont guère plus que les Codes des Castes - des recueils de préceptes dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Mon instruction porta particulièrement sur le Code de la Caste des Guerriers.
— C'est aussi bien, déclara Torm. Tu n'aurais pas fait un bon Scribe.
Le Code du Guerrier se caractérise, en gros, par une chevalerie rudimentaire et met l'accent sur la loyauté envers les Chefs de Troupe et la Pierre du Foyer. Il est rude, mais avec une certaine magnificence, un sens de l'honneur que je jugeais respectable. I1 y avait pire que de vivre conformément à un tel code.
Mon instruction porta également sur les Doubles Connaissances - c'est-à-dire qu'on m'enseigna ce que les gens croient en général, puis on m'apprit ce que les Intellectuels sont censés savoir. Parfois, il y avait une surprenante contradiction entre les deux. Par exemple, la population dans son ensemble - les castes en dessous des Hautes Castes - était encouragée à croire que son monde était un large disque plat. Peut-être était-ce pour la décourager de l'explorer, ou pour développer chez elle l'habitude de se fier à des préjugés raisonnables ; en quelque sorte, un moyen de contrôle social.
En revanche, on disait la vérité sur ces questions aux Hautes Castes, c'est-à-dire les Guerriers, les Constructeurs, les Scribes, les Initiés et les Médecins, peut-être parce qu'on pensait qu'ils risquaient de la découvrir par eux-mêmes après des observations telles que l'ombre de leur planète sur l'une ou l'autre des trois petites lunes de Gor pendant des éclipses, le phénomène qui consiste à apercevoir d'abord le haut d'objets lointains et le fait qu'on ne peut pas voir certaines étoiles à partir de certaines positions géograhiques. Si la planète avait été plate, on aurait pu observer exactement les mêmes constellations de n'importe quel point de sa surface.
Je me demandais cependant si la Seconde
Connaissance, celle des Intellectuels, n'était pas faite sur mesure pour décourager les investigations à ce niveau, aussi soigneusement que la Première Connaissance l'est pour empêcher les recherches au niveau des ses Basses Castes. À
mon avis, il existe une Troisième renaissance, celle-là
uniquement réservée aux Prêtres-Rois.
- La division politique fondamentale de Gor, m'a dit mon père une fois où il s'entretenait avec moi en fin d'après-midi, est l'État-Ville : des cités hostiles contrôlant ce qu'elles peuvent de territoire dans leurs alentours, entourées de tous côtés par un no man's land de terrain découvert.
—
Comment s'établit le gouvernement dans ces cités ?
demandai-je.
—
Les Chefs sont choisis parmi n'importe quelle Haute Caste.
— Haute Caste ?
— Oui, naturellement, répliqua-t-il. En fait, dans la Première Connaissance, on raconte aux jeunes dans leurs crèches publiques que, si un homme d'une Basse Caste vient à
diriger une ville, celle-ci aboutit à la mine.
J'ai dû sembler contrarié.
— La structure de caste, reprit patiemment mon père, un sourire au coin des lèvres, est relativement immobile mais non figée, et ne dépend pas seulement de la naissance. Par exemple, si un enfant montre, pendant sa scolarité, qu'il peut s'élever au-dessus de sa caste, comme on dit, il lui est permis de le faire. Mais, de même, si un enfant ne fait pas preuve de l'aptitude qu'on attend de sa caste, qu'elle soit, disons, celle des Médecins ou celle des Guerriers, il est déchu de cette caste.
—
Je vois, dis-je, pas très rassuré.
—
Dans une cité donnée, poursuivit mon père, les Hautes Castes élisent un Administrateur et un Conseil pour une durée déterminée. En temps de crise, on nomme un Chef de Guerre - ou Ubar - qui dirige sans contrôle et par décret jusqu'à ce que, selon son jugement, la crise soit passée.
—
Son jugement? répétai-je d'un ton sceptique.
—
Normalement, la démission est donnée une fois la crise passée, reprit mon père. Cela fait partie du Code du Guerrier.
—
Mais s'il ne se désiste pas de sa charge ? insistai-je. J'en avais suffisamment appris sur Gor à ce moment pour savoir qu'on ne peut pas toujours compter sur l'observation des Codes de Caste.
— Ceux qui ne veulent pas renoncer à leur pouvoir, répliqua mon père, sont en général quittés par leurs hommes Le Chef de Guerre est simplement abandonné, laissé seul dans son palais pour être empalé par les citoyens de la ville qu'il a essayé d'abuser.
Je hochai la tête, imaginant un palais vide à l'exeption d'un homme assis seul sur son trône, vêtu de tenue d'apparat, attendant que le peuple en colère brise les portes et entre pour donner libre cours à sa fureur.
— Mais, reconnut mon père, parfois un de ces Chefs de Guerre - ou Ubar - gagne le coeur de ses hommes et ceux-ci refusent de lui retirer leur allégeance.
— Que se passe-t-il alors ?
— Il devient un tyran, conclut mon père, et règne jusqu'à ce que, en fin de compte, d'une manière ou une autre, il soit impitoyablement déposé. (Le regard de mon père était dur et il semblait absorbé par ses réflexions. J'en déduisis qu'il connaissait un tel homme.) Jusqu'à ce qu'il soit impitoyablement déposé, répéta-t-il lentement.
Le lendemain matin, je retrouvai Torm et ses interminables leçons.
Dans les grandes lignes, Gor - comme on pouvait s'y attendre - n'était pas une sphère mais un sphéroïde. Elle était un peu plus lourde dans son hémisphère sud et avait, en gros, la même forme que la Terre. L'angle de son axe était légèrement plus aigu que celui de la Terre, mais pas assez pour l'empêcher de jouir d'une splendide périodicité de saisons. De plus, comme la Terre, elle avait deux régions polaires et une ceinture équatoriale, entre lesquelles se trouvaient des zones tempérées, septentrionale et méridionale. Fait surprenant, une grande partie de la surface de Gor était en blanc sur la carte, mais je fus accablé rien qu'à essayer de loger dans ma mémoire le plus de fleuves, de mers, de plaines et de péninsules que je pus.
Sur le plan économique, la base de la vie goréenne était le paysan libre, qui constituait peut-être la caste la plus basse mais sans aucun doute la plus fondamentale, et la principale ressource était une céréale jaune appelée SaTarna, ou Fille-de-la-Vie. Détail assez intéressant, le mot pour la viande est Sa-Tassna, qui signifie Mère-de-la-Vie. Soit dit en passant,-quand quelqu'un parle de nourriture en général, il emploie toujours le terme Sa-Tassna. L'expression usitée pour le grain jaune semble être une expression secondaire, dérivée. Cela paraît indiquer une économie de chasse sous-jacente, ou qui a précédé l'économie agricole. Ce serait, en tout cas, une hypothèse normale, mais ce qui m'a intrigué ici, peut-être sans raison valable, c'est la nature complexe de ces expressions. Cela m'a suggéré qu'un langage bien développé, ou un mode de pensée conceptuel, a existé
avant les groupes primitifs de chasse qui ont dû prospérer il y a longtemps sur la planète. Des gens étaient venus - ou avaient été amenés - sur Gor avec un langage parfaitement développé. Je m'interrogeais sur l'ancienneté des Voyages d'Acquisition dont mon père avait parlé. J'avais été l'objet d'un de ces Voyages et lui d'un autre, apparemment.
Toutefois, je n'avais guère de temps à consacrer aux conjectures, car je faisais de mon mieux pour suivre un programme ardu qui semblait avoir été établi en vue de me forcer à devenir en quelques semaines un Goréen, ou bien à
mourir à la tâche. Mais j'ai pris plaisir à ces semaines, comme c'est le cas lorsqu'on apprend et se développe quoique j'ignorais encore pour quelle fin. Pendant ces semaines, j'ai rencontré beaucoup de Goréens en dehors de Torm, des Goréens libres, surtout de la Caste des Scribes et de la Caste des Guerriers. Les Scribes sont, évidemment, les lettrés et les clercs de Gor; il y a des divisions et des grades à
l'intérieur de la caste, allant des simples Copistes aux Savants de la Cité.
J'ai vu peu de femmes, mais je savais que, quand elles étaient libres, elles étaient promues ou abaissées dans le système des castes selon les mêmes standards ou critères que les hommes - encore que cela variât considérablement, m'apprit-on, d'une cité à l'autre. Dans l'ensemble, les gens que j'ai rencontrés m'étaient sympathiques et j'étais sûr qu'ils étaient pour la plupart originaires de la Terre, que leurs ancêtres avaient amenés sur la planète par des Voyages d'Acquisition. Manifestement, une fois sur la planète, ils avaient été simplement lâchés comme des animaux dans une réserve forestière ou des poissons dans une rivière.
Les ancêtres de certains étaient peut-être des Chaldéens, des Celtes, des Syriens ou des Anglais transportés dans ce monde au cours des siècles et marqués des civilisations différentes, mais leurs enfants, bien sûr, et les enfants de leurs enfants, s'il y en eut, devinrent simplement Goréens. Au long des âges sur Gor, presque toute trace d'origine terrienne avait disparu. Parfois, pourtant, un mot de notre langue en goréen comme « hache »
ou « bateau » me ravissait. Certaines autres expressions semblaient nettement issues du grec ou de l'allemand. Si j'avais été fin linguiste, j'aurais sans doute découvert des centaines de parallèles et d'affinités sur le plan grammatical ou autre entre le goréen et diverses langues de la Terre. Par parenthèse, l'origine terrienne ne faisait pas partie de la Première Connaissance, mais était incluse dans la Seconde. Je demandai un jour à Torm :
— Pourquoi l'origine terrienne n'est-elle pas enseignée dans la Première Connaissance ?
— Cela ne va-t-il pas de soi? me rétorqua-t-il. — Non, répliquai-je.
— Ah ! (Il ferma les yeux très lentement et les tint clos une minute environ, temps pendant lequel il dut soumettre la question à l'examen le plus minutieux.) Tu as raison, dit-il enfin en ouvrant les yeux, cela ne va pas de soi !
— Alors, que faisons-nous? demandai-je.
— Nous continuons notre leçon ! coupa Torm.
Le système des castes était efficace sur le plan social vu son libéralisme en ce qui concerne le mérite, mais je le considérais comme assez critiquable du point de vue moral. Il était encore trop rigide à mon avis, particulièrement en ce qui concerne la sélection des Chefs dans les Hautes Castes et la Double Connaissance. Mais, ce qui était beaucoup plus déplorable que le système des castes, c'était l'institution de l'esclavage. Il n'y avait que trois statuts concevables pour un esprit goréen en dehors du système des castes : esclave, hors-la-loi et Prêtre-Roi. Un homme qui refusait d'exercer son métier ou essayait de changer de statut sans le consentement du Conseil des Hautes Castes était, par définition, un hors-la-loi et, ce faisant, justiciable du supplice du pal.
La jeune femme que j'avais vue au début était une esclave, et ce que j'avais pris pour un ornement autour de son cou était un signe de servitude. Il y en avait un autre, une marque au fer rouge cachée par ses vêtements. Cette marque indiquait sa condition d'esclave alors que le premier permettait de connaître son maître. On pouvait changer de collier, mais pas de marque. Je n'avais pas revu cette jeune femme depuis le premier jour. Je me demandais ce qu'elle était devenue, mais ne posai pas de questions à son sujet. Une des premières leçons qu'on m'avait enseignées sur Gor, c'est qu'il est déplacé de s'inquiéter d'un esclave. Je décidai d'attendre. J'appris fortuitement par un Scribe - pas Torm que les esclaves n'étaient pas autorisés à enseigner quelque chose à un homme libre, car cela le mettrait en position de débiteur à leur égard et les esclaves n'ont droit à rien. Je décidai de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour abolir ce qui me paraissait une condition dégradante. J'en ai parlé un jour à mon père et il me répondit simplement qu'il y avait beaucoup de choses sur Gor pires que l'esclavage en général et, en particulier, le sort d'un Esclave de Tour. Sans avertissement, à une vitesse aveuglante, la lance à
pointe de bronze vola vers ma poitrine, sa lourde hampe floue comme une queue de comète. Je me tordis sur moimême et la pointe fendit ma tunique, traçant dans la peau une ligne sanglante aussi fine qu'un coup de rasoir. La lance s'enfonça de vingt centimètres dans les massives poutres de bois derrière moi. Si elle m'avait frappé avec cette force, elle m'aurait transpercé.
— Il est assez rapide, convint l'homme qui avait jeté la lance. Je l'accepte !
Telle fut mon introduction auprès de mon maître d'armes, dont le nom était aussi Tarl. Je l'appellerai Tarl l'Aîné. C'était une espèce de géant blond comme un Viking, un garçon barbu avec un visage gai aux traits accusés et des yeux bleus féroces, qui déambulait à grands pas comme s'il possédait la terre sur laquelle il marchait. Tout son corps, son allure, son port de tête annonçaient le guerrier, l'homme qui connaît ses armes et qui, sur le monde simple de Gor, sait qu'il peut tuer à peu près n'importe quel adversaire. Si Tarl l'Aîné me laissa une impression dominante lors de cette première et terrifiante rencontre, c'est qu'il était orgueilleux; pas arrogant, mais orgueilleux, et à juste titre. J'en vins à
bien connaître cet homme habile, puissant et fier.
En fait, la majeure partie de mon instruction devait être consacrée aux armes, principalement au maniement de la lance et de l'épée. La lance me semblait légère à cause de la gravité de Gor et je parvins bientôt à une grande dextérité
dans son lancement, avec une force et une précision appréciables. Je transperçais un bouclier à faible distance et je réussis à acquérir suffisamment d'adresse pour la projeter à travers un anneau de la dimension d'une assiette ordinaire qu'on lançait en l'air à une vingtaine de mètres. Je fus aussi obligé d'apprendre à jeter la lance de la main gauche. J'ai protesté, un jour.
—
Et si tu es blessé au bras droit ? riposta Tarl l'Aîné. Que feras-tu alors ?
—
Il s'enfuira, suggéra Torm qui assistait de temps à autre à ces séances d'entraînement.
—
Non ! s'écria Tarl l'Aîné. Tu dois te laisser massacrer sur place comme un Guerrier !
Torm serra sous son bras le rouleau qu'il feignait de lire et s'essuya sans bruit le nez sur son vêtement bleu.
— Est-ce bien rationnel ? questionna-t-il.
Tarl l'Aîné saisit une lance et Torm, relevant sa tunique, quitta en hâte le lieu d'exercice.
En désespoir de cause, je pris de la main gauche une autre lance dans le râtelier pour essayer une nouvelle fois. Finalement, peut-être plus à ma surprise qu'à celle de Tarl l'Aîné, ma performance devint presque honorable. J'avais augmenté ma marge de Survie d'un obscur pourcentage. Mon entraînement à l'épée, la courte et pénétrante lame des Goréens, fut aussi complet que faire se pouvait. J'avais appartenu à un club d'escrime à Oxford je m'étais exercé
pour le sport et pour le plaisir à université du New Hampshire, mais la présente affaire était sérieuse. De nouveau, j'étais censé apprendre à manier l'arme aussi bien avec chaque main, mais je fus incapable d'y parvenir de la main gauche avec une maîtrise satisfaisante. Je reconnus in petto que j'étais foncièrement, obstinément droitier, pour le meilleur et pour le pire.
Pendant mes exercices à l'épée, Tarl l'Aîné me taillada désagréablement un certain nombre de fois criant - ce que je trouvais fort irritant : « Tu es mort ! » En fin de compte, alors que mon entraînement se terminait, je réussis à forcer sa garde et, poussant mon avantage, à piquer la pointe de ma lame dans sa poitrine. Je la retirai luisante de son sang. Il jeta son épée avec fracas sur les dalles de pierre et me serra en riant sur sa poitrine qui saignait. « Jesuis mort! » s'écria-til d'un air triomphant. Il me donna des claques dans le dos, fier comme un père qui a enseigné à son fils le jeu d'échecs et est battu pour la première fois.
J'appris aussi à me servir du bouclier, essentiellent pour recevoir obliquement la lance afin qu'elle dévie sans me blesser. Vers la fin de mon entraînement, je luttais toujours avec casque et bouclier. J'aurais cru qu'une armure, ou peut-être une simple cotte de mailles, aurait été un complément souhaitable à l'équipement du guerrier goréen, mais elles avaient été interdites par les Prêtres-Rois. Une explication plausible serait que les Prêtres-Rois souhaitaient peut-être utiliser la guerre comme processus de sélection biologique, où le plus faible et le plus lent périssent sans se reproduire. Cela justifierait les armes relativement primitives permises aux Hommes d'en Bas des Montagnes. Sur Gor, il n'y avait pas de risque qu'un gringalet à la poitrine creuse puisse anéantir une armée simplement en appuyant sur un bouton. De plus, les armes primitives garantissaient que la sélection éventuelle se fasse avec assez de lenteur pour qu'il soit possible de la contrôler et, si nécessaire, de la modifier. Outre la lance et l'épée, l'arbalète et l'arc de guerre étaient autorisés, et ces armes contribuaient peut-être à
redistribuer les probabilités de survie un peu plus largement que les premières. Il se pouvait, bien entendu, que les Prêtres-Rois restreignent les armes comme ils le faisaient simplement parce qu'ils craignaient pour leur propre sécurité. Je doutais qu'ils s'affrontent homme contre homme, épée contre épée, dans leurs monts sacrés, en mettant leurs principes de sélection à l'épreuve dans leur propre cas. À
propos de l'arc et de l'arbalète, j'ai reçu quelque entraînement dans leur maniement, mais pas beaucoup. Tarl l'Aîné, mon redoutable maître d'armes, ne les appréciait pas, les considérant comme des armes secondaires, presque indignes de la main d'un guerrier. Je ne partageais pas son dédain et, parfois, pendant mes moments de repos, je cherchais à améliorer ma compétence dans ce mode de combat. Je compris que mon instruction était près de s'achever. Peutêtre à l'allongement des temps de repos; peut-être à la répétition de sujets que j'avais déjà étudiés; peut-être à
quelque chose dans l'attitude de mes instructeurs. Je sentais que j'étais presque prêt, mais pour quoi, je n'en avais aucune idée. Un agrément de ces derniers jours est que j'avais commencé à parler goréen avec la facilité qui vient d'une pratique constante et d'une étude intensive du langage. Je m'étais, mis à rêver en goréen et à comprendre aisément les menus propos que mes professeurs échangeaient lorsqu'ils parlaient pour eux-mêmes et non pour les oreilles d'un étranger. J'avais commencé même à penser en goréen et, au bout de quelque temps, j'eus conscience qu'il me fallait faire un effort pour penser en anglais. Après quelques phrases anglaises ou une page des livres de mon père, j'étais de nouveau à mon aise dans ma langue natale, mais l'effort était là - et nécessaire. Je maîtrisais couramment le goréen. Une fois, ayant été touché par Tarl l'ainé, je jurai en goréen, et il rit.
Cet après-midi, quand ce fut l'heure de notre leçon, il ne riait pas. Il entra dans mon appartement, portant une tige de métal d'environ soixante centimètres de long sur laquelle était fixée une boucle de cuir. Dans la poignée, il y avait un commutateur qui pouvait être mis dans deux positions, marche et arrêt, comme sur une simple torche électrique. Il avait un objet semblable suspendu à sa ceinture.
- Ce n'est pas une arme, déclara-t-il. Il ne doit pas comme arme.
- Qu'est-ce que c'est? demandai-je.
— Un aiguillon à tarn, répondit-il.
Il fit claquer le commutateur sur la position « marche »
et frappa la table. Une pluie d'étincelles jaillit dans une soudaine cascade de lumière jaune mais qui ne laissa aucune trace sur le meuble. Il coupa le contact et me tendit l'aiguillon. Comme j'avançais la main pour le prendre, il remit le contact et tapa sur ma paume. Il me sembla qu'un milliard de minuscules étoiles jaunes, comme des fragments d'aiguilles brûlantes, explosaient dans ma main. Le choc me fit crier. Je portai vivement la main à ma bouche. Cela m'avait produit l'effet d'une subite et violente décharge électrique ou de la morsure d'un serpent. J'examinai ma paume : elle était indemne.
— Méfie-toi des aiguillons à tarn, m'avertit Tarl l'Aîné. Ce n'est pas un jouet pour les enfants !
Je le pris, cette fois en ayant soin de le saisir près de la boucle de cuir, que j'attachai autour de mon poignet. Tarl l'Aîné partait et je compris que, je devais le suivre. Nous avons gravi un escalier en spirale à l'intérieur du cylindre et grimpé je ne sais combien de dizaines d'étages du moins c'est ce que je me suis figuré tout au long de cette ascension qui me parut interminable. Finalement, nous avons émergé sur le toit plat du cylindre. Le vent balayait cette terrasse circulaire, nous chassant vers le bord. Il n'y avait pas de garde-fou protecteur. Je me campai, me demandant ce qui allait arriver. De la poussière se rabattit sur mon visage. Je fermai les yeux. Tarl l'Aîné prit un sifflet à
tarn - ou appel à tarn - dans sa tunique et émit un son perçant
Je n'avais encore jamais vu de tarns, sauf sur la tapisserie de mon appartement et les illustrations de certains livres que j'avais étudiés, consacrés aux soins, à l'élevage et à
l'équipement des tarns. C'est intentionnellement que je n'avais pas été préparé pour ce moment, je l'ai découvert par la suite. Les goréens estiment, si étrange que cela puisse paraître, que la capacité à maîtriser un tarn est innée et que certains possèdent cette caractéristique, d'autres non. On n'apprend pas à dompter un tarn. C'est affaire de tempérament et de caractère, de bête et d'homme, une relation entre deux êtres qui doit être immédiate, intuitive, spontanée. On dit que le tarn reconnaît celui qui est tarnier et celui qui ne l'est pas - et ceux qui ne le sont pas meurent au cours de cette première rencontre...
Ma première impression fut celle d'un coup de vent et d'un grand claquement, comme si un géant agitait un torchon ou une écharpe énorme; puis je me retrouvai tremblant, saisi de terreur, sous une grande ombre ailée, et un immense tarn, les serres déployées comme de gigantesques crochets d'acier, les ailes brassant férocement l'air avec un bruit de crépitement, planait au-dessus de moi, immobile à part le battement de ses ailes.
— Écarte-toi des ailes ! cria Tarl l'Aîné.
Je n'avais nul besoin d'un tel conseil. Je filai comme un trait de dessous l'oiseau. Un seul coup de ailes-là m'aurait projeté à des mètres du sommet du cylindre.
Le tarn s'abattit sur le toit et nous regarda de ses brillants yeux noirs.
Bien que le tarn, comme la plupart des oiseaux, soit étonnamment léger pour sa taille - ce qui vient avant tout de ce que ses os sont relativement creux -, c'est un oiseau extrêmement puissant, et ce au-delà même ce qu'on pourrait attendre d'un tel monstre. Alors que les grands oiseaux de la Terre, comme l'aigle, doivent, lorsqu'ils prennent leur essor depuis le sol, commencer par courir, le tarn - grâce à son incroyable musculature, aidée sans aucun doute par la pesanteur un peu plus faible de Gor - peut, d'un bond et d'un brusque battement de ses gigantesques ailes, s'élever dans les airs avec son cavalier. En goréen, on appelle parfois ces oiseaux les Frères du Vent.
La robe des tarns est variée et on les élève pour leur couleur aussi bien que pour leur force et leur intelligence. Les tarns noirs sont employés pour les expéditions de nuit, les tarns blancs pour les campagnes d'hiver et les splendides tarns multicolores sont élevés pour les guerriers qui veulent chevaucher en apparat, sans souci de camouflage. Cependant, le tarn le plus commun est d'un brun tirant sur le vert. Abstraction faite de la disproportion de taille, l'oiseau terrien auquel le tarn ressemble le plus est le faucon, sauf qu'il a une crête assez proche de celle du geai.
Les tarns, qui sont des bêtes méchantes, sont rarement plus qu'à demi apprivoisés et, comme leurs petits homologues terriens les faucons, sont carnivores. On connaît le cas de tarns qui ont attaqué et dévoré leur cavalier. Ils ne craignent rien d'autre que l'aiguillon à tarn. Ils sont dressés à y réagir par des hommes de la Caste des Éleveurs de Tarns quand ils sont encore jeunes et qu'on peut les attacher avec des filins métalliques aux perches de dressage. Lorsqu'un jeune oiseau s'enfuit ou refuse d'obéir d'une façon quelconque, il est ramené jusqu'à la perche et battu avec l'aiguillon. Les oiseaux adultes portent des anneaux du même genre que ceux accrochés aux pattes des jeunes oiseaux pour renforcer le souvenir de l'entrave de fer et de l'aiguillon. Plus tard, bien entendu, les oiseaux adultes ne sont plus attachés, mais le conditionnement qui leur a été
donné pendant leur jeunesse persiste habituellement, excepté lorsqu'ils sont anormalement énervés ou qu'ils n'ont pas pu obtenir de la nourriture.
Le tarn est une des deux montures les plus courantes des guerriers goréens; l'autre est le grand tharlarion, une variété de lézard de selle utilisé surtout dans les clans qui n'ont jamais apprivoisé les tarns. Dans la Cité des Cylindres, personne, à ma connaissance, n'entretenait de tharlarions, bien qu'ils fussent censés être très répandus sur Gor, en particulier dans les régions basses, les marais et les déserts. Tarl l'Aîné était monté sur son tarn, escaladant les cinq barreaux de l'échelle-montoir de cuir qui pendait sur le côté
gauche de la selle mais qui est relevée en vol. Il s'attacha sur la selle avec une large courroie pourpre. II me lança un petit objet qui faillit tomber de mes mains tremblantes. C'était un sifflet à tarn, à note unique, qui appellerait un tarn, un seul: la monture qui m'était destinée. Jamais depuis la panique provoquée par l'affolement de la boussole, là-bas, dans les montagnes du New Hampshire, je n'avais été aussi effrayé
mais, cette fois, je refusai de laisser ma peur atteindre le point fatal où elle me dominerait. Si je devais mourir, je mourrais; si je ne devais pas mourir, je ne mourrais pas. En dépit de ma peur, je souris intérieurement, amusé de la remarque que je m'étais faite. Elle sonnait comme une maxime du Code du Guerrier, une maxime qui - prise à la lettre - paraît encourager celui qui y croit à ne pas prendre la plus légère ou la plus raisonnable précaution pour sa sécurité. Je donnai un coup de sifflet ; la note en était aiguë
et différente, d'une hauteur autre que celle de Tarl l'Aîné. Presque immédiatement, de je ne sais où, peut-être une corniche hors de vue, s'éleva quelque chose de fantastique, un autre tarn géant, plus gigantesque même que le premier, un brillant tarn noir qui décrivit un cercle autour du cylindre, puis obliqua vers moi et atterrit à moins d'un mètre, ses serres frappant le toit avec un bruit de gantelets qu'on jette à terre. Les serres étaient ferrées d'acier: c'était un tarn de guerre. Il leva son bec recourbé vers le ciel et cria, en levant et en secouant ses ailes. Sa tête énorme se tourna vers moi et ses yeux ronds méchants étincelèrent dans ma direction. La seconde d'après, son bec était ouvert; j'entrevis sa langue mince et pointue, longue comme un bras d'homme, qui se dardait et se rétractait, puis il se précipita sur moi pour me happer avec ce bec monstrueux, et j'entendis Tarl l'Aîné crier d'une voix horrifiée :
— L'aiguillon ! L'aiguillon !
4