LA MORT PAR LES TARNS

Entravé en position agenouillée, le dos lacéré par le fouet et saignant, je fus jeté devant l'Ubar. J'étais prisonnier dans son camp depuis neuf jours, soumis à la torture et aux insultes. Cependant, c'était la première fois que je le voyais depuis que je lui avais sauvé la vie. Je conclus qu'il avait enfin jugé bon de mettre un terme aux souffrances du Guerrier qui avait volé la Pierre du Foyer de sa Cité. Un des tarniers de Marlenus m'empoigna par les cheveux pour me contraindre à poser mes lèvres sur sa botte. Je redressai de force la tête et gardai le dos droit, mon regard ne consentant aucune satisfaction à mon ravisseur. J'étais agenouillé sur le sol granitique d'une caverne peu profonde dans un pic des Voltaï, entre deux foyers abrités. Devant moi, sur un trône sommaire de rochers entassés, était assis Marlenus, ses longs cheveux sur ses épaules, sa grande barbe arrivant presque à son ceinturon. C'était un homme gigantesque, plus grand même que Tarl l'Aîné, et, dans ses yeux verts farouches, je vis la flamme dominatrice qui, à sa façon, brûlait aussi dans les yeux de Talena, sa fille. Bien que je dusse mourir entre les mains de ce barbare magnifique, je n'éprouvais aucune animosité à son égard. Si j'avais dû le tuer, je l'aurais fait, non avec haine ou rancoeur, mais plutôt avec respect.

Autour du cou, il portait la chaîne d'or des Ubars, avec la réplique de la Pierre du Foyer d'Ar en médaillon. Dans ses mains, il tenait la Pierre elle-même, cette humble source de tant de luttes, de sang versé et d'honneur. Il la tenait avec précaution, comme s'il s'était agi d'un enfant.

À l'entrée de la caverne, deux de ses hommes avaient planté une lance de tharlarion, du genre de celle portée par Kazrak et ses compagnons, dans une crevasse visiblement préparée pour la recevoir. Je suppose qu'elle était destinée à

servir à mon empalement. Il y a diverses manières de procéder à ce cruel mode d'exécution et, inutile de le préciser, certaines sont plus miséricordieuses que d'autres. Je ne m'attendais pas qu'on m'accordât une mort rapide.

C'est toi qui as volé la Pierre du Foyer d'Ar ? dit Marlenus.

Oui!

Belle réussite ! commenta Marlenus qui contemplait la Pierre en la tenant de façon à faire jouer la lumière sur sa surface usée.

Agenouillé à ses pieds, j'attendis, surpris que, comme les autres dans son camp, il ne manifeste aucun intérêt pour le sort de sa fille.

Tu te rends bien compte qu'il faut que tu meures, reprit Marlenus sans me regarder.

Oui, répondis-je.

Tenant la Pierre du Foyer à deux mains, Marlenus se pencha en avant.

- Tu es un jeune Guerrier brave et stupide, déclara-t-il. (Il plongea son regard dans le mien pendant un long moment, puis se radossa à son trône rudimentaire.) J'ai été autrefois aussi jeune et brave que toi, oui, et peut-être aussi stupide. (Le regard de Marlenus se perdit par-dessus ma tête dans l'obscurité extérieure.) J'ai risqué ma vie un millier de fois et consacré les années de ma jeunesse à un rêve d'Empire pour Ar, afin qu'il n'y ait, sur tout Gor, qu'une langue, qu'un commerce, qu'une série de codes, que les routes et les défilés soient sûrs, que les paysans cultivent leurs champs en paix, qu'il n'y ait qu'un Conseil pour décider des problèmes de politique, qu'il n'y ait qu'une Cité Suprême pour unir les cylindres d'une centaine de cités désunies, hostiles, et tout cela, tu l'as détruit! (Marlenus abaissa sur moi son regard.) Que peux-tu savoir de ces choses, toi, un simple tarnier ?

Mais moi, Marlenus, bien que Guerrier, j'ai été plus qu'un Guerrier, toujours plus qu'un Guerrier. Où d'autres ne voyaient rien de plus que les codes de leur caste, où d'autres ne ressentaient aucun appel du devoir en dehors de celui de leur Pierre de Foyer, j'ai osé rêver le rêve d'Ar, pour que cessent enfin les guerres insensées, les effusions de sang et la terreur; que cessent l'anxiété et le danger, la vengeance et la Cruauté qui assombrissent notre vie; j'ai rêvé qu'il pourrait jaillir des cendres des conquêtes d'Ar un monde nouveau, un monde d'honneur et d'ordre, de puissance et de justice.

— Ta justice, fis-je remarquer.

— La mienne, si tu veux, admit-il.

Marlenus posa la Pierre du Foyer sur le sol devant lui et tira son épée, qu'il posa en travers de ses "genoux. Il ressemblait à quelque antique et terrible dieu de la guerre.

— Sais-tu, Tarnier, qu'il n'y a pas de justice sans épée ? (Il abaissa sur moi un sourire amer.) C'est une terrible vérité, réfléchis-y donc soigneusement. (Il marqua une pause.) Sans ceci, reprit-il en touchant sa lame, il n'y a rien: ni justice, ni civilisation, ni société, ni communauté, ni paix. Sans l'épée, il n'y a rien.

— De quel droit, ripostai-je, est-ce l'épée de Marlenus qui doit apporter la justice sur Gor ?

Tu ne comprends pas, répliqua Marlenus, le droit proprement dit – ce droit dont tu parles avec tant de vénération – doit son existence même à l'épée.

Je crois que c'est faux, dis-je.

Je changeai de position, et même ce faible mouvement rendit douloureuses les entailles du fouet sur mon dos. Marlenus était patient.

Avant l'épée, reprit-il, il n'y avait ni droit ni justice, seulement des faits, un monde de ce qui est et de ce qui n'est pas, plutôt qu'un monde de ce qui devrait être et de ce qui ne devrait pas être. Il n'y a pas de justice avant que l'épée la crée, l'établisse, la garantisse, lui donne substance et signification. (Il souleva l'arme, maniant la lourde lame de métal comme si c'était un fétu de paille.) D'abord l'épée, conclut-il, puis le gouvernement, puis la loi, puis la justice !

— Mais, demandai-je, et le rêve d'Ar, ce rêve dont tu as parlé, ce rêve que tu croyais juste de réaliser?

Oui ? incita Marlenus.

— Est-ce un rêve juste ?

— C'est un rêve juste.

— Et pourtant, objectai-je, ton épée n'a pas encore trouvé la force de le réaliser.

Marlenus me regarda pensivement, puis il rit.

Par les Prêtres-Rois, dit-il, je crois que j'ai perdu la partie !

Je haussai les épaules, geste assez incongru quand on est enchaîné ; cela me fit mal.

— Mais, poursuivit Marlenus, si ce que tu dis est vrai, comment séparerons-nous les rêves justes des rêves injustes ?

La question me parut difficile.

— Je vais te le dire, reprit Marlenus en riant. (Il tapota la lame d'un geste affectueux.) Avec ceci!

L'Ubar se leva et remit son épée au fourreau. Comme si c'était un signal, plusieurs de ses tarniers entrèrent dans la caverne et se saisirent de moi.

Empalez-le ! ordonna Marlenus.

Les tarniers se mirent à déverrouiller les fers de sorte que je puisse être empalé librement sur la lance, peut-être pour qu'en me débattant je procure un spectacle plus intéressant à l'assistance.

Tout en moi était engourdi, même mon dos qui aurait probablement été un foyer de souffrances atroces si je n'avais pas été absorbé par l'imminence de ma mort.

— Ta fille Talena est vivante ! lançai-je à Marlenus. Il n'avait pas posé de questions et ne paraissait pas s'y intéresser. Pourtant, s'il était tant soit peu humain, je présumais que cet homme lointain, royal, obsédé par son rêve, désirerait savoir.

— Elle aurait rapporté un millier de tarns, commenta Marlenus. Procédez à l'empalement !

Les tarniers serrèrent plus fort mes bras. Deux autres enlevèrent la lance de tharlarion de sa crevasse et l'apportèrent. Elle allait être enfoncée dans mon corps et je serais ensuite soulevé avec elle et mis en place.

— C'est ta fille, dis-je à Marlenus. Elle est vivante !

T'a-t-elle fait sa soumission ? demanda Marlenus.

Oui.

— Alors, elle tenait plus à sa vie qu'à mon honneur!

Brusquement, ma sensation d'engourdissement,

d'impuissance, disparut, comme balayée par un accès de fureur.

— Au diable ton honneur ! hurlai-je. Au diable ta foutue saloperie d'honneur !

Sans m'en rendre compte, je m'étais secoué et j'avais fait lâcher prise, comme s'il s'était agi d'enfants, aux deux tarniers qui m'empoignaient par les bras, et je me lançai sur Marlenus que je frappai violemment au visage, l'obligeant à

reculer, grimaçant de stupéfaction et de douleur. Je me retournai juste à temps pour écarter d'un coup de poing la lance d'empalement au moment où, portée par deux hommes, elle plongeait dans mon dos. Je la saisis, lui imprimai un mouvement de torsion et, m'en servant comme d'une barre étayée par les deux hommes, je bondis et leur assenai des coups de pied.

J'entendis deux cris de souffrance et me retrouvai la lance à la main. Cinq ou six tarniers accoururent par la large ouverture de la petite caverne, mais je m'élançai en brandissant la lance parallèlement à mon corps et les frappai avec une force quasi surhumaine, les précipitant dans le vide du haut de la corniche, près de l'entrée de la caverne. Leurs hurlements se confondirent avec les cris de rage des autres tarniers qui s'avançaient pour me capturer.

Un tarnier ajusta une arbalète mais, à l'instant même, je projetai la lance et il s'écroula à la renverse, la hampe de l'arme saillant de sa poitrine, pendant que le carreau de l'arbalète ricochait sur le rocher au-dessus de ma tête avec un jaillissement d'étincelles. L'un des hommes que j'avais frappés du pied se tordait sur le sol près de moi. Je tirai l'épée qu'il avait dans son fourreau et abattis le premier des tarniers qui arrivait sur moi, puis blessai le second, mais je fus refoulé vers le fond la caverne. J'étais perdu, mais résolu à bien mourir.

Pendant que je combattais, j'entendis le rire léonin Marlenus derrière moi en voyant ce qui avait été simple empalement tourner à la bataille selon son coeur. Comme j'avais un moment de répit, je pivotai pour lui faire face, avec l'espoir d'en finir avec l'Ubar lui-même, mais, ce faisant, les fers que j'avais portés me frappèrent violemment au visage et à la gorge, lancés comme une hache par Marlenus. Je suffoquai secouai la tête pour chasser le sang de mes yeux à

cet instant, je fus saisi par trois ou quatre tarniers de l'Ubar.

— Bravo, jeune Guerrier ! complimenta Marlenus. J'ai eu envie de voir si tu mourrais comme un esclave ! (Il s'adressa à ses hommes en me désignant.) Est-ce que ce Guerrier n'a pas gagné le droit à la mort par les tarns ?

— Certes, acquiesça un des tarniers qui tenait un morceau de tunique en tampon sur sa cage thoracique tailladée. Je fus traîné au-dehors et l'on attacha des liens de fibres à mes poignets et à mes chevilles. Les autres extrémités de ces liens furent alors fixées par de larges courroies de cuir à

deux tarns, dont l'un était mon propre géant noir.

— Tu vas être écartelé, déclara Marlenus. Pas agréable non plus, mais mieux que l'empalement !

Je fus attaché solidement. Un tarnier monta l'un des tarns ; un autre monta le second.

— Je ne suis pas encore mort! déclarai-je.

C'était idiot comme réflexion, mais j'avais l'impression que mon heure n'était pas encore venue. Marlenus ne se gaussa pas de moi.

— C'est toi qui as volé la Pierre du Foyer d'Ar, dit-il. Tu as de la chance !

— Personne ne peut échapper à la mort par les tarns, commenta un de ses hommes.

Les guerriers de l'Ubar reculèrent pour donner de l'espace aux tarns.

Marlenus, quant à lui, s'agenouilla dans l'obscurité pour vérifier les nceuds des liens de fibres, qu'il serra avec soin. Comme il s'assurait des noeuds à mes poignets, il m'adressa la parole.

— Veux-tu que je te tue maintenant? demanda-t-il à voix basse. La mort par les tarns est une mort affreuse.

Sa main, cachée à ses hommes par son corps, était sur ma gorge. J'avais l'impression qu'elle l'aurait facilement broyée.

— Pourquoi cette mansuétude ?

— Par égard pour une jeune fille, répondit-il. — Mais pourquoi ?

— À cause de l'amour qu'elle te porte.

— Ta fille me hait! objectai-je.

— Elle a accepté d'être la compagne de Pa-Kur l'Assassin afin que tu aies une petite chance de vie sur le Cadre d'Humiliation.

— Comment sais-tu cela? demandai-je.

— C'est de notoriété publique dans le camp de Pa-Kur, répondit Marlenus. (Je le devinai qui souriait dans l'obscurité.) Moi-même, en tant qu'un des Affligés, l'ai appris de Mintar, de la Caste des Marchands. Les Marchands doivent garder leurs amis des deux côtés de la barricade, car qui sait si Marlenus ne pourra pas de nouveau s'asseoir sur le trône d'Ar ?

Je dus émettre un cri de joie, car Marlenus mit vivement sa main sur ma bouche.

Il ne me demanda plus s'il devait me tuer. Il se redressa, s'éloigna sous l'aile battante des tarns et fit un geste d'adieu.

— Au revoir, Guerrier ! cria-t-il.

Avec une embardée qui me donna la nausée et une sèche secousse douloureuse, les deux tarniers firent s'élever leurs oiseaux. Pendant un instant, je fus balancé entre ceuxci puis, à une trentaine de mètres en l'air, les tarniers, sur un signal convenu - un bref coup de sifflet venu du sol -, dirigèrent leurs oiseaux dans des directions opposées. La soudaine sensation d'arrachement sembla me déchirer le corps. Je crois que j'ai crié sans le vouloir. Les oiseaux tiraient en sens contraire, arrêtés dans leur vol, chacun essayant de se séparer de l'autre. De temps en temps, la souffrance connaissait un instant de répit étourdissant lorsque l'un ou l'autre des oiseaux n'arrivait plus à tendre les cordes. J'entendais les jurons des tarniers au-dessus de moi et aperçus une ou deux fois l'éclair de l'aiguillon qui frappait. Alors les oiseaux recommençaient à tirer de tout leur poids sur les cordes, provoquant un nouvel et atroce arrachement. Tout à coup résonna un bruit de déchirement - une des cordes des poignets se rompait. Sans réfléchir, mais réagissant automatiquement, avec un élan de joie, je saisis l'autre corde et m'efforçai de la faire passer par-dessus ma main. Lorsque l'oiseau se remit à tirer, je ressentis une vive douleur à l'instant où ma main fut écorchée, mais la corde fila comme une flèche dans l'obscurité et je me retrouvai suspendu pas les chevilles au bout des autres cordes. Les tarniers ne se rendraient peut-être compte qu'au bout d'un moment de ce qui s'était passé. La première idée serait que mon corps avait été déchiré en deux et les ténèbres cacheraient la vérité jusqu'à ce que le tarnier tire sur les cordes pour vérifier le poids de leur fardeau.

J'opérai un rétablissement et commençai à grimper le long d'une des deux cordes menant au grand oiseau audessus de moi. En quelques instants frénétiques, j'eus atteint les courroies de selle de l'oiseau et je me halai près des anneaux auxquels étaient accrochées les armes.

C'est alors que le tarnier m'aperçut. Il poussa un cri de rage en tirant son épée. Il donna un coup de pointe dans ma direction et je me glissai jusqu'à une des serres de l'oiseau qui cria et devint rétif. D'une main, toujours cramponné à la serre, je détachai les sangles. En un instant, à cause des mouvements désordonnés de l'oiseau, la selle entière à

laquelle le tarnier était fixé par des courroies se dégagea du dos de l'oiseau et plongea en tourbillonnant dans le vide. J'entendis le hurlement du tarnier, puis ce fut soudain le silence.

L'autre tarnier devait être alerté maintenant. Chaque seconde était précieuse. Risquant le tout pour le tout, je bondis dans l'obscurité pour attraper les rênes de l'oiseau et ma main tâtonnante parvint à saisir le collier-guide. La traction subite vers le bas provoqua chez l'oiseau la réaction que j'espérais, la même que si j'avais tiré sur la rêne quatre. Il descendit immédiatement et, une minute plus tard, j'étais à terre sur une sorte de plateau accidenté. Il y avait un halo de lumière rouge au-dessus des montagnes et je compris que l'aurore approchait. Mes chevilles étaient toujours liées à

l'oiseau et je dénouai rapidement les cordes.

Dans le premier rayon de clarté matinale je vis, à

quelques centaines de mètres de là, ce que j'avais espéré

trouver - la selle et le corps désarticulé du tarnier. Je laissai aller l'oiseau et courus vers la selle prendre l'arbalète qui, à

ma grande joie, était intacte. Aucun des carreaux ne s'était échappé du carquois. Je bandai l'arme et en plaçai un sur la glissière. J'entendais un autre tarn voler au-dessus de moi. Comme il se précipitait pour la mise à mort, son tarnier aperçut trop tard mon arbalète épaulée. Le projectile le laissa affaissé, sans vie, sur la selle.

Le tarn, mon géant noir de Ko-ro-ba, atterrit et s'avança majestueusement. J'attendis, le coeur serré, jusqu'à ce qu'il lance la tête par-dessus mon épaule, tendant le cou pour que je l'épouille. Complaisamment, je récoltai une ou deux poignées de poux que je plaquai contre sa langue comme des bonbons. Puis je lui donnai une tape affectueuse sur la patte, grimpai en selle, laissai choir le tarnier mort par terre et m'attachai avec la courroie de selle.

Je débordais d'entrain. J'avais de nouveau des armes et mon tarn. Il y avait même un aiguillon et un paquetage de selle. Je pris mon vol sans plus penser à Ko-ro-ba ni à la Pierre du Foyer. Bêtement, peut-être, mais avec un invincible optimisme, je fis monter le tarn au-dessus des Voltaï et le dirigeai vers Ar.

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