LE TARNIER DE GOR

Traduit de L'américain par Arlette Rosenblum

Titre original: Tarnsman of Gor

Ballantine Books, a division of Random House, Inc.

© John Norman, 1966

Pour la traduction française:

Éditions J'ai lu, 1992

Traduction révisée

1

UNE POIGNÉE DE TERRE

Je m'appelle Tarl Cabot. Mon nom de famille passe pour venir du patronyme italien Caboto, raccourci au xve siècle. Cependant, que je sache, je n'ai aucun lien avec l'explorateur vénitien qui porta la bannière de Henry VII dans le Nouveau Monde. Cette parenté semble improbable pour bon nombre de raisons, parmi lesquelles le fait que les gens de ma famille étaient de simples commerçants de Bristol, au teint clair et couronnés d'un flamboiement de cheveux du roux le plus agressif. Néanmoins, ces coïncidences -même si elles ne sont que géographiques - ont laissé leur marque dans les traditions familiales : notre petite revanche sur les registres et l'arithmétique d'une existence mesurée en pièces de draps vendues. J'aime à penser qu'il y avait peut-être un Cabot à

Bristol, un des nôtres, pour regarder notre homonyme italien lever l'ancre à l'aube du 2 mai 1497.

Peut-être mon prénom a-t-il attiré votre attention. Je vous assure qu'il m'a causé tout autant de difficultés qu'à vousmêmes, particulièrement pendant mes premières années d'école, où il a provoqué presque autant de joutes d'endurance physique que mes cheveux roux. Disons simplement que ce n'est pas un prénom courant - pas courant dans notre monde, du moins. Il m'a été donné par mon père quand j'étais tout jeune. Je l'ai cru mort jusqu'au moment où j'ai reçu sont étrange message, plus de vingt ans après sa disparition. Ma mère, dont il demandait des nouvelles, est morte quand j'avais environ six ans, vers l'époque où j'ai commencé à aller à l'école. Les détails biographiques étant fastidieux, je me contenterai d'expliquer que j'étais un garçon intelligent, assez grand pour mon âges et que je fus élevé d'une façon digne d'éloges par une tante qui me donna tout ce dont un enfant peut avoir besoin, à

part peut être un peu de tendresse.

Fait assez etonnant, je réussis l'examen d'entrée à

l'université d'Oxford, que je ne veux pas mettre dans l'embarras en introduisant son nom un peu trop vénéré dans ce récit. J'ai obtenu mon diplôme de fin d'études tout à fait honorablement, m

ais sans jamas avoir ébloui personne :

ni moi ni, à plus forte raison, mes professeurs. Comme un grand nombre de jeunes gens, je me retrouvai assez instruit, capable d'analyser une phrase ou deux en grec et suffisamment au courant des abstractions de la philosophie et de l'économie pour savoir que j'avais peu de chances de pouvoir évoluer dans le monde avec lequel elles prétendaient avoir quelque obscur rapport. Toutefois, je n'étais pas résigné à finir mes jours parmi les rayons du magasin de ma tante, entre la toile et les rubans; c'est ainsi que je me suis lancé dans une folle aventure qui, tout bien considéré, n'étais pas finalement aussi folle qu'elle le paraissait de prime abord.

Etant cultivé et d'esprit assez vif, connaissant suffisement d'histoire pour distinguer la Renaissance de la Révolution Industrielle, j'ai sollicité de plusieurs petites universités américaines un poste pour enseigner l'Histoire – L'Histoire anglaise évidemment. Je me prétendais légérement plus calé

en la matière que je ne l'étais réellement; elles me croyaient et mes professeurs qui étaient de braves gens, avaient la gentillesse de ne pas leur enlever cette illusion dans leurs lettres de recommandation. Je crois que mes maîtres se sont beaucoups amusés de cette situation, même si, bien sûr, ils ne m'ont jamais informé officiellement qu'ils en avaient compris l'ironie. C'était la Guerre d'Indépendance qui recommençait. L'une des universités que j'avais contactées –

qui était peut-être un peu moins clairvoyante que les autres

– une petite université qui enseignait aux garçons les arts libéraux dans le New Hampshire, entama des pourparlers et je reçus bientôt ce qui devait être mon premier et, je suppose, mon dernier emploi dans le monde universitaire. Je présumais que la vérité éclaterait un jour mais, pour le moment, j'avais mon billet payé à destination de l'Amérique et une situation pour au moins un an. Ce résultat me parut agréable encore que déconcertant. Je soupçonnais que l'on m'avait donné le poste parce que je serais là-bas res exotica, et cela me turlupinait, j'en conviens. Je n'avais effectivement rien publié et je suis certain qu'il devait y avoir plusieurs candidats d'universités américaines dont les références et les capacités surclassaient de beaucoup les miennes, sauf en ce qui concerne l'accent britannique désiré. Bien sûr, je serais régulièrement invité à des thés, cocktails et diners.

L'Amérique me plut beaucoup, bien que j'aie travaillé

d'arrache-pied tout le premier semestre à lire et à compiler, sans la moindre vergogne, de nombreux textes, m'efforçant dans la mesure du possible d'engranger dans ma mémoire suffisamment d'Histoire d'Angleterre pour précéder mes étudiants d'au moins un ou deux règnes. Je découvris, à ma grande consternation, qu'être anglais ne fait pas automatiquement de vous une autorité en matière d'Histoire anglaise. Heureusement, mon directeur d'études, un sympathique bonhomme à lunettes dont la spécialité était l'Histoire économique américaine, en savait encore moins que moi ou, en tout cas, eut le tact de me le laisser croire. Les vacances de Noël me furent d'un grand secours. Je comptais particulièrement sur le temps qui sépare les semestres pour me mettre à jour ou, mieux, pour augmenter mon avance sur mes étudiants. Mais après les devoirs, les compositions et le classement du premier semestre, je fus saisi par le désir irrésistible de plaquer l'Empire Britannique et de partir pour une longue, longue promenade - en fait, une randonnée donnée de camping dans les proches Montagnes Blanches.

J'empruntai donc du matériel, principalement un sac à dos et un sac de couchage, à un des quelques collègues avec qui je m'étais lié à l'université - un chargé de cours, lui aussi, mais dans la branche décriée de l'Éducation Physique. Nous avions parfois fait de l'escrime ensemble et de rares promenades. Je me demande quelquefois s'il s'interroge sur le sort de son matériel de camping ou sur celui de Tarl Cabot. L'Administration, elle, n'y a sûrement pas manqué, et elle a dû être furieuse d'avoir à remplacer un professeur en cours d'année, car on n'a jamais plus entendu parler de Tarl Cabot sur le campus de cette université.

Mon ami de la section Éducation Physique me conduisit dans les montagnes et m'y abandonna au bout de quelques kilomètres. Nous convînmes de nous retrouver trois jours plus tard au même endroit. Mon premier soin fut de me repérer avec ma boussole, comme si j'y connaissais quelque chose, puis je me mis en devoir de laisser la grande route derrière moi. Plus vite que je ne l'aurais cru, je me retrouvai seul dans les bois, en train de grimper. Bristol, comme vous le savez, est une zone très urbanisée et je n'étais pas bien préparé à ma première rencontre avec la nature. L'université

était quelque peu campagnarde, mais représentait néanmoins un des postes... avancés, disons, de la civilisation matérielle. Je n'avais pas peur, étant persuadé qu'en marchant toujours dans la même direction je finirais par aboutir à une grande route ou à un cours d'eau quelconque, et qu'il était impossible de se perdre - ou, en tout cas, de rester perdu longtemps. J'éprouvai surtout le ravissement d'être seul avec moi-même au milieu des grands pins et des plaques de neige.

J'avançai péniblement pendant près de deux heures avant de succomber au poids du sac à dos. Je mangeai un repas froid et me remis en route, m'enfonçant toujours plus avant dans les montagnes. J'étais content de m'être exercé régulièrement à faire deux ou trois fois le tour du stade à l'université. Ce soir-là, je laissai choir mon sac près d'une plate-forme rocheuse et commençai à ramasser du bois pour faire du feu. Je m'étais un peu éloigné de mon campement de fortune quand je m'arrêtai, surpris. Quelque chose luisait dans l'obscurité, par terre, à ma gauche. D'une clarté stable, bleuâtre. Je posai le bois que j'avais ramassé et approchai de l'objet, plus curieux qu'autre chose. Cela ressemblait à une enveloppe métallique rectangulaire plutôt mince, à peine plus grande que les enveloppes habituellement utilisées pour la correspondance. Je la touchai, elle semblait brûlante. Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque, mes yeux s'écarquillèrent. Je lus, dans une écriture anglaise assez archaïque, les deux mots inscrits sur cette enveloppe : mon nom, Tarl Cabot.

C'était une farce. Mon ami s'était arrangé pour me suivre, il devait se cacher quelque part dans l'obscurité. Je l'appelai en riant. Pas de réponse. Je courus çà et là un moment dans le bois, secouant les buissons, faisant tomber la neige des basses branches des pins. Puis je marchai plus lentement, avec plus de précaution, en silence. Je le trouverais !

Un quart d'heure s'était écoulé et je commençais à avoir froid, à être furieux. Je l'appelai avec colère. J'élargis le champ de mes recherches, en gardant l'étrange enveloppe métallique au reflet bleuâtre au centre de mes déplacements. Finalement, je conclus qu'il avait dû déposer là cet objet bizarre pour que je le découvre, et qu'il était sans doute maintenant en route pour rentrer chez lui, ou qu'il campait peut-être quelque part dans les parages. J'étais certain qu'il n'était pas à portée de voix, sinon il aurait déjà répondu. La plaisanterie n'avait plus de sel, surtout s'il était à proximité. Je revins vers l'objet et le ramassai. Il semblait à présent refroidi, quoique j'eusse toujours une nette impression de chaleur. C'était un objet bizarre. Je le rapportai à mon camp et préparai mon feu pour lutter contre l'obscurité et le froid. Je frissonnais malgré mes vêtements épais. Je transpirais. Mon coeur battait la chamade. J'avais le souffle court. J'avais peur...

Aussi, lentement et calmement, je m'astreignis à soigner le feu, ouvris une boîte de haricots à la tomate et plantai des bouts de bois pour suspendre ma minuscule marmite audessus du foyer. Ces activités domestiques ralentirent mon pouls et réussirent à me convaincre que je pouvais être patient, et même que je n'étais pas tellement intéressé par le contenu de l'enveloppe métallique. Une fois mes haricots sur sur le feu, mais pas avant, je reportai mon attention vers cet objet déconcertant.

Je le tournai en tous sens entre mes doigts pour l'examiner à

la lumière du feu de camp. Il avait environ trente centimètres de long et dix de haut. Il pesait, à mon avis, dans les cent vingt grammes. La couleur du métal était bleue et quelque chose de la phosphorescence qui le caractérisait persistait toujours, mais son intensité faiblissait. En outre, l'enveloppe ne paraissait plus chaude au toucher. Depuis combien de temps gisait-elle à m'attendre dans les bois ? Depuis de combien de temps avait-elle été mise là ?

Pendant que j'y réfléchissais, la lueur s'évanouit brusquement. Si elle avait disparu plus tôt, je n'aurais jamais découvert l'enveloppe dans les bois. C'était presque comme si la lueur avait été reliée aux intentions de l'envoyeur ; comme si, n'étant plus nécessaire, on lui avait permis de disparaître. « Le message a été délivré », me dis-je et je me sentis un peu stupide en le disant. Je ne trouvais pas ma plaisanterie très drôle.

Je regardai de près la suscription. Elle semblait être d'une écriture anglaise maintenant démodée, mais j'en savais trop peu sur la question pour hasarder une date. Quelque chose dans le graphisme me rappela celui d'une charte coloniale dont la photocopie d'une page illustrait un de mes livres. XVIIe siècle peut être ? L'écriture même semblait gravée, faisait partie intégrante de la texture métallique. Je ne trouvai ni joint ni rabat dans l'enveloppe. J'essayai de la rayer avec l'ongle du pouce, mais sans succès.

Me sentant un peu ridicule, je pris l'ouvre-boîte dont je m'étais servi pour ma boîte de haricots et m'efforçai d'en enfoncer la pointe métallique dans l'enveloppe. Si mince qu'elle parût, elle résista à mes efforts comme si j'avais tenté

de percer une enclume; pesant de tout mon poids, j'appuyai des deux bras sur l'ouvre-boîte. La pointe se tordit à angle droit, mais l'enveloppe resta intacte.

Je la maniai avec précaution, perplexe, m'efforçant de déterminer s'il existait un moyen de l'ouvrir. J'avisai un petit cercle au dos, à l'intérieur duquel on percevait comme l'empreinte d'un pouce. Je l'essuyai sur ma manche, mais elle ne disparut pas. Les autres marques laissées par mes doigts s'effacèrent immédiatement. Je scrutai de mon mieux l'empreinte dans le cercle. Tout comme l'inscription, elle semblait appartenir au métal, ce qui n'empêchait pas ses stries et ses contours d'être extrêmement ténus.

Finalement, je fus convaincu qu'elle faisait elle aussi partie intégrante de l'enveloppe. J'appuyai dessus avec mon doigt. Rien ne se produisit. Las de cette bizarre affaire, je mis l'enveloppe de côté et reportai mon attention sur les haricots qui débordaient à présent sur le petit feu de camp. Après avoir mangé, je quittai mes souliers et ma veste et me glissai dans le sac de couchage.

Étendu à côté du feu mourant, je contemplai le ciel, qui se découpait à travers les branches, et la gloire minérale de l'univers inconscient. Je restai longtemps éveillé, me sentant seul et pourtant pas solitaire, comme cela arrive parfois dans le désert où l'on a l'impression d'être l'unique être vivant de la planète et que les choses qui nous concernent le plus intimement - notre sort et notre destinée par exemple - se trouvent en dehors de notre petit monde, quelque part dans les lointains pâturages étrangers des étoiles.

Une idée me frappa subitement et j'eus peur, mais je savais désormais ce que j'avais à faire Cette histoire d'enveloppe n'était pas une mystification, pas une farce. Quelque part au fond de mon être, je le savais et l'avais su dès le début. Presque comme en rêve, mais avec une lucidité totale, j'émergeai en partie de mon sac de couchage, roulai sur moimême et lançai du bois dans le feu, puis je tendis le bras vers l'enveloppe. Assis dans mon duvet, je patientai jusqu'à

ce que le feu reprenne un peu. Puis je plaçai avec soin mon pouce droit sur l'empreinte de l'enveloppe et appuyai fortement. Elle réagit à mon toucher comme je m'y attendais

- comme je l'avais craint. Peut-être n'y avait-il qu'une personne qui pût ouvrir cette enveloppe, celle dont l'empreinte s'ajustait à l'étrange fermeture, celle dont le nom était Tarl Cabot. L'enveloppe apparemment sans joints s'ouvrit en crépitant, dans un bruit de cellophane.

Un objet en tomba, un anneau de métal rouge portant un simple écusson frappé de la lettre « C ». Dans mon excitation, j'y pris à peine garde. Il y avait quelque chose d'écrit sur l'intérieur de l'enveloppe qui s'était ouverte d'une manière étonnamment semblable à celle de ces cartes-lettres où

l'enveloppe sert aussi de papier. L'écriture était du même graphisme que mon nom à l'extérieur de l'enveloppe. Je remarquai la date et me figeai, les mains crispées sur le feuillet métallique. C'était daté du 3 février 1640. C'était daté

d'il y avait plus de trois cents ans et je lisais cette date dans la sixième décennie du Xe siècle. Autre chose étonnante : le jour où je la lisais était le 3 février. La signature en bas n'était pas de l'écriture ancienne mais pouvait avoir été faite en cursive anglaise moderne.

J'avais déjà vu cette signature une ou deux fois sur des lettres que ma tante avait conservées, mais je ne me souvenais pas du signataire. C'était la signature de mon père, Matthew Cabot, qui avait disparu alors que j'étais en bas âge.

J'étais troublé, pris de vertige même. Il me semblait que ma vue vacillait. J'étais incapable de bouger. Pendant un moment, tout devint noir, mais je me secouai, je serrai les dents, j'aspirai l'air vif et froid de la montagne une fois, deux fois, trois fois, lentement, concentrant dans mes poumons le pénétrant contact de la réalité, m'assurant que j'étais en vie, que je ne rêvais pas, que je tenais dans mes mains une lettre avec une date incroyable, distribuée trois cents ans plus tard dans les montagnes du New Hampshire - écrite par un homme qui, s'il était en vie, n'avait probablement, selon notre manière de compter, pas plus de cinquante ans : mon père.

Encore aujourd'hui, je me rappelle chaque mot de cette lettre. Je crois que je garderai son message simple, direct, imprimé dans les cellules de mon cerveau jusqu'au jour où, comme on dit ailleurs, je serai retourné aux Cités de Poussière.

Ce troisième jour de février, en l'an de grâce 1640. Tarl Cabot, mon fils,

Pardonne-moi, mais je n'ai guère le choix en ce domaine. La décision a été prise. Fais ce que tu penses être le mieux dans ton intérêt, mais ton destin est fixé et tu n'y échapperas pas. Je vous souhaite la santé, à toi et à ta mère. Porte sur toi l'anneau de métal rouge et, si tu le veux bien, apporte-moi une poignée de notre belle Terre. Jette cette lettre. Elle sera détruite.

Affectueusement,

Matthew Cabot

Je lus et relus cette lettre; j'étais désormais d'un calme extraordinaire. Il me semblait patent que je n'étais pas devenu fou ou, si je l'étais, que la folie est un état de clarté

mentale et de compréhension tout à fait différent du tourment que je l'avais imaginée être. Je rangeai la lettre dans mon sac à dos.

Ce que je devais faire était évident : sortir des montagnes, aussitôt que le jour serait levé. Non, ce serait peut-être déjà

trop tard. S'aventurer dans l'obscurité relevait de la démence, mais il n'y avait apparemment aucun autre parti à

prendre. Je ne savais pas de combien de temps je disposais; cependant, même si ce n'était que de quelques heures, je pourrais arriver à une route ou à un cours d'eau, ou peutêtre à une cabane. Je consultai ma boussole pour retourner vers la route. Je scrutai la nuit, mal à l'aise. Un hibou ulula à une centaine de mètres sur la droite. Quelque chose, par là-bas, me surveillait peut-être. L'impression était désagréable. J'enfilai mes chaussures et ma veste, roulai mon sac de couchage et bouclai mon paquetage. Je dispersai le feu à coups de pied, piétinai les braises et jetai de la terre sur les dernières flammèches.

Au moment même où le feu s'éteignait, je remarquai un scintillement dans les cendres. Je me penchai et récupérai l'anneau. Il était chaud, dur, solide - un morceau de réalité. Il était là. Je l'enfouis dans la poche de ma veste et partis en suivant les indications de ma boussole, pour essayer de revenir à la route.

Je me sentais stupide d'essayer de marcher dans l'obscurité. J'allais au-devant d'une jambe ou d'une cheville cassée, sinon du cou. Pourtant, si je pouvais mettre un kilomètre ou deux entre l'ancien camp et moi, cela devrait suffire à me donner la marge de sécurité dont j'avais besoin - pour échapper à quoi, je l'ignorais. Je pourrais alors attendre le matin et repartir sans risque, avec assurance. De plus, il serait facile de dissimuler ma piste en plein jour. L'important était de ne pas rester dans mon campement.

J'avais progressé à mes risques et périls dans l'obscurité

pendant une vingtaine de minutes lorsque, à ma grande horreur, mon sac à dos et mon sac de couchage explosèrent en flammes bleues sur mon dos. Ma réaction instantanée fut de les rejeter vivement et je regardai, abasourdi, frappé de terreur, une sorte de déflagration bleue dévorante qui éclairait les pins de tous côtés comme des flammes d'acétylène. C'était comme de contempler une fournaise. Je compris que l'enveloppe s'était enflammée, entraînant la combustion de mon sac et de mon duvet. Je frissonnai en pensant à ce qui aurait pu arriver si je l'avais mise dans la poche de ma veste.

Chose bizarre, maintenant que j'y pense, je ne me suis pas enfui à toutes jambes, sans bien m'expliquer pourquoi, et l'idée me traversa l'esprit que cette brillante luminescence vacillante révélait ma position à qui - ou quoi - pouvait être à

l'affût. Une petite torche électrique à la main, je m'agenouillai auprès des débris flambants de mon sac à dos et de mon sac de couchage. Les pierres sur lesquelles ils étaient tombés étaient noircies. Il n'y avait aucune trace de l'enveloppe. Elle semblait avoir été entièrement consumée.

Une odeur âcre, déplaisante, régnait dans l'air; des exhalaisons que je ne reconnaissais pas.

Je m'avisai que l'anneau, que j'avais mis dans ma poche, pouvait de même s'enflammer mais, explique qui pourra, j'en doutais. Il pouvait y avoir une raison de détruire la lettre mais il n'y en avait probablement pas de détruire l'anneau. Pourquoi aurait-il été envoyé, si ce n'est pour être gardé ?

D'ailleurs, j'avais été averti au sujet de la lettre, avertissement que j'avais sottement négligé, mais j'avais été

prié de porter l'anneau. Quelle que soit la source de ces incidents effrayants, père ou autre, le but recherché n'était sans doute pas de me faire du mal, pensai-je avec un peu d'amertume, les inondations et les tremblements de terre n'ont certainement pas non plus de mauvaises intentions. Qui connaissait la nature des choses ou des forces en mouvement cette nuit-là dans les montagnes, choses et forces qui m'anéantiraient peut-être par hasard, comme on marche innocemment sur un insecte sans s'en apercevoir ou s'en soucier ?

J'avais encore la boussole et cela constituait un lien solide avec la réalité. La déflagration silencieuse mais intense de l'enveloppe m'avait momentanément étourdi - cela et le brusque retour à l'obscurité après la terrible clarté

aveuglante de sa désintégration. Ma boussole me tirerait d'affaire. Je l'examinai à la lumière de ma torche. Quand le mince rayon se posa sur le cadran, mon coeur s'arrêta. L'aiguille, affolée, oscillait dans tous les sens comme si les lois de la nature avaient été soudain abolies dans son voisinage.

Pour la première fois depuis que j'avais ouvert le message, je commençai à perdre mon sang-froid. La boussole était mon ancre et mon espoir. Je comptais sur elle. Et elle était, maintenant, affolée. Un grand bruit retentit, mais je pense aujourd'hui que c'était le son de ma propre voix, un brusque hurlement d'effroi dont je serai à jamais honteux. L'instant d'après, je courais comme un animal pris de folie dans n'importe quelle direction - dans toutes les directions. Pendant combien de temps ai-je couru, je ne le sais pas. Il se peut que ce soit durant des heures, ou peutêtre seulement quelques minutes. J'ai glissé et je suis tombé

une dizaine de fois, j'ai foncé à travers les branches piquantes des pins, dont les aiguilles me pénétraient la peau. J'ai peut-être pleuré; je me rappelle un goût de sel sur mes lèvres, sur ma langue. Mais, surtout, je me rappelle la fuite aveugle, éperdue, une fuite démente, indigne, navrante. À un moment donné, j'ai vu deux yeux dans l'obscurité, j'ai hurlé

et mé suis éloigné en courant pour entendre derrière moi le battement d'ailes et le cri alarmé d'un hibou. Plus tard, j'ai effrayé une petite harde de cerfs, et je me suis retrouvé au milieu de leurs corps bondissants qui me heurtaient dans le noir.

La lune fit son apparition et le flanc de la montagne fut brusquement illuminé par sa froide beauté, blanche sur la neige des arbres et de la pente, scintillante sur les rochers. Je ne pouvais plus courir, je tombai sur le sol, haletant, me demandant soudain pourquoi j'avais couru. Pour la première fois de ma vie, j'avais éprouvé une peur totale, irraisonnée, et j'avais été empoigné par elle comme par les pattes de quelque fantastique animal prédateur. Je n'y avais cédé que pendant un instant et c'était devenu une force qui m'avait emporté, m'entraînant avec violence de-ci de-là comme si j'étais un nageur prisonnier de vagues houleuses - une force à laquelle il était impossible de résister. Elle était maintenant partie. Il ne fallait pas que j'y succombe de nouveau. Je jetai un coup d'oeil autour de moi et reconnus la plate-forme de rocher près de laquelle j'avais installé mon sac de couchage. J'aperçus les cendres de mon feu. J'étais revenu à mon camp. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'étais douté que j'y reviendrais.

Étendu au clair de lune, je sentais la terre sous moi, contre mes muscles douloureux et mon corps couvert du relent nauséabond de la peur et de la sueur. Je compris que même éprouver de la souffrance avait du bon. L'important était de ressentir. J'étais vivant.

C'est alors que je vis descendre l'engin. Un instant, il ressembla à une étoile filante, mais il devint tout à coup net et substantiel comme un disque d'argent large et épais. Il était silencieux et se posa sur la plate-forme rocheuse, dérangeant à peine la neige poudreuse qui était éparpillée dessus. Un vent léger soufflait dans les aiguilles de pin et je me levai. À ce moment, une porte s'ouvrit sans bruit dans le flanc de l'appareil, glissant vers le haut. Il fallait que j'entre. Les mots de mon père me revinrent en mémoire : ton destin est fixé. »

Avant de pénétrer dans le disque, je m'arrêtai au bord du grand rocher plat sur lequel l'engin était posé. Je me penchai et ramassai, comme l'avait demandé mon père, une poignée de notre belle Terre. Moi aussi, je sentais qu'il était important de prendre quelque chose avec moi, quelque chose qui, en somme, était mon sol natal. Le sol de ma planète, du monde auquel j'appartiens.

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