L'ANTICHTON
Je ne me souviens de rien entre le moment où je suis monté à bord du disque d'argent dans les montagnes du New Hampshire et l'heure présente. Je m'éveillai, reposé, et ouvris les yeux, m'attendant presque à voir ma chambre dans la maison des étudiants de l'université. Je tournai la tête, sans peine ni gêne. J'étais étendu, semblait-il, sur quelque chose de dur et de plat, peut-être une table, dans une pièce circulaire au plafond bas, d'environ deux mètres dix de haut. Il y avait cinq fenêtres oblongues, trop étroites pour permettre le passage d'un homme; je leur trouvai une certaine parenté avec les meurtrières pour archers dans les tours des châteaux forts; toutefois, elles laissaient entrer suffisamment de jour pour que je puisse examiner les lieux. À droite se trouvait une tapisserie d'une belle texture, représentant ce que je jugeai être une scène de Chasse, mais traitée sur le mode fantastique: des chasseurs armés de lances et montés sur des espèces d'oiseaux attaquant un affreux animal qui me paraissait ressembler à un sanglier, à
ceci près qu'il était trop grand, hors de proportion avec les chasseurs. Sa machoire comportait quatre défenses incurvées comme des cimeterres. Avec la végétation, l'arrièreplan et la sérénité classique des visages, elle me remit en mémoire une tapisserie de la Renaissance que j'avais vue un jour au cours d'une excursion que j'avais faite à Florence, quand j'étais étudiant de seconde année.
En face de la tapisserie, sans doute pour la décoration, était suspendu un bouclier rond avec des lances croisées derrière. Il rappelait assez les antiques boucliers grecs peints sur certains vases à figurines rouges du Museum de Londres. Les dessins du bouclier ne signifiaient rien à mes yeux. Je ne savais pas trop s'ils étaient même censés représenter quelque chose. Ce pouvait aussi bien être un monogramme, ou une simple fantaisie de l'artiste. Au-dessus du bouclier pendait un casque, qui faisait, lui aussi, penser à
un casque grec, peut-être de la période homérique. Une fente en forme de Y avait été ménagée dans le métal quasi massif pour les yeux, le nez et la bouche. L'ensemble dégageait une dignité sauvage, fixé au mur comme s'il était prêt à servir, tel le fameux fusil colonial au-dessus de l'âtre. Tous étaient astiqués et luisaient doucement dans le demi-jour.
En dehors des armes et de deux blocs de pierre, qui étaient peut-être des sièges, et aussi d'une natte sur un côté, la pièce était nue; les murs, le plafond et le sol étaient lisses comme du marbre et d'un blanc à peine cassé. Je ne voyais aucune porte dans la chambre. Je me levai de la table de pierre - car c'en était bien une - et allai à une fenêtre. Je regardai au-dehors et aperçus le soleil: ce devait être notre Soleil. Peut-être semblait-il plus grand, mais je ne pouvais pas l'affirmer. J'étais pourtant sûr qu'il s'agissait bien de notre brillant astre doré. Le ciel, comme celui de la Terre, était bleu. Ma première idée fut que je me trouvais sur Terre et que la dimension apparente du Soleil était une illusion. Je respirais, c'était manifeste; et cela impliquait nécessairement une atmosphère contenant un fort pourcentage d'oxygène. Cela devait donc bien être la Terre. Mais, comme je me tenais debout à la fenêtre, je compris que ce ne pouvait pas être ma planète natale L'immeuble dans lequel je me trouvais faisait partie d'un ensemble de je ne sais combien de tours, d'innombrables cylindres au toit plat, de couleurs et de tailles variées, reliées entre elles par d'étroits ponts pittoresques légèrement arqués.
Je ne pouvais pas me pencher suffisamment par la fenêtre pour voir le sol. Au loin, j'apercevais des collines couvertes de quelque verdure, mais je ne pus distinguer s'il s'agissait ou non d'herbe. Intrigué par ma situation, je revins à la table. J'avançais à grands pas et faillis me meurtrir la cuisse contre la pierre. J'eus un instant l'impression d'avoir trébuché, victime d'un étourdissement. Je fis le tour de la pièce. Je sautai sur la table avec presque autant d'aisance que si j'avais gravi une marche à la maison des étudiants. C'était différent, un mouvement différent. Une pesanteur moindre. Sûrement. Alors la planète était plus petite que notre Terre et, vu la dimension apparente du Soleil, probablement un peu plus rapprochée de lui.
« Mes vêtements avaient été changés. Mes bottes de chasse avaient disparu, mon bonnet de fourrure, la lourde veste et tout le reste aussi. J'étais habillé d'une sorte de tunique de couleur rougeâtre, serrée à la taille par un cordon jaune. Je m'avisai que j'étais propre, malgré mes aventures, ma fuite éperdue dans les montagnes. J'avais été lavé. Je vis que l'anneau de métal rouge avec le « C » en écusson avait été
passé au majeur de ma main droite. J'avais faim. Assis sur la table, j'essayai de rassembler mes idées, mais il y en avait trop. Je me sentais comme un enfant ignorant de tout qu'on emmène dans une usine ou un grand magasin, incapable de mettre en ordre ses impressions, incapable de comprendre les étranges choses nouvelles qui l'assaillent sans cesse. Un panneau glissa de côté dans le mur et un homme de haute taille, aux cheveux roux, proche de la cinquantaine, habillé à peu près comme moi, entra dans la pièce. Je ne savais pas à quoi m'attendre, à quoi ressembleraient ces gens. Cet homme était un Terrien, apparemment. Il me sourit et s'avança, mit ses mains sur mes épaules et me regarda dans les yeux. Il dit, avec ce qui me parut une certaine fierté:
— Tu es mon fils, Tarl Cabot !
— Je suis Tarl Cabot, répliquai-je.
— Je suis ton père, reprit-il, et il m'étreignit aux épaules avec force.
Nous nous serrâmes la main, avec une certaine raideur quant à moi ; toutefois ce geste de notre commune Terre natale me rassura en quelque sorte. Je fus surpris de me voir accepter cet étranger, non seulement comme un être du même monde que moi, mais aussi comme le père dont je ne pouvais me souvenir.
—
Ta mère ? s'enquit-il, le regard soucieux.
—
Morte, il y a des années, répondis-je.
Il me dévisagea.
—
Elle que j'aimais entre toutes, murmura-t-il en se détournant, avant de traverser la pièce.
Il semblait douloureusement affecté, ébranlé. Je ne voulais pas ressentir de sympathie pour lui, pourtant, je constatai que je ne pouvais pas m'en empêcher. J'étais furieux contre moi-même. Il nous avait abandonnés, ma mère et moi, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'était que ces regrets qu'il éprouvait maintenant ? Que signifiait cette façon de parler si innocemment de je ne sais quelles « toutes » ? Je ne voulais pas le savoir.
Cependant, malgré cela, je m'aperçus que je désirais traverser la pièce à mon tour, poser ma main sur son bras, le toucher. Je me sentais en quelque sorte une parenté avec lui, avec cet étranger et son chagrin. Mes yeux étaient humides. Quelque chose vibrait en moi, d'obscurs souvenirs douloureux qui étaient restés en sommeil pendant de nombreuses années - le souvenir d'une femme que j'avais à
peine connue, d'une figure aimable, de bras qui avaient protégé un enfant quand il s'éveillait effrayé dans la nuit. Et, brusquement, je revis un autre visage derrière le sien.
— Père ! m'écriai-je.
Il se redressa et se retourna pour me faire face à l'autre bout de cette pièce simple et étrange. Impossible de dire s'il avait pleuré. Il me considéra avec de la tristesse dans les yeux et ses traits plutôt sévères semblèrent un moment s'attendrir. En le regardant, je me rendis compte avec une soudaineté incompréhensible et une joie qui me stupéfie encore qu'il existait quelqu'un qui m'aimait.
- Mon fils ! dit-il simplement, en m'ouvrant ses bras, Nous nous sommes rejoints au milieu de la pièce et nous nous sommes embrassés. J'ai pleuré et lui aussi, sans honte. J'appris par la suite que, sur ce monde étranger, un homme fort peut ressentir et exprimer des émotions, et que l'hypocrisie de la contrainte n'est pas honorée sur cette planète comme sur la mienne.
Nous nous sommes finalement séparés.
Mon père me regarda droit dans les yeux.
— Elle sera la dernière, promit-il. Je n'avais pas le droit de la laisser m'aimer.
Je gardai le silence.
Il comprit ce que je ressentais et déclara avec brusquerie :
— Merci pour ton cadeau, Tarl Cabot !
J'eus l'air interdit.
— La poignée de terre, expliqua-t-il. Une poignée de mon sol natal.
Je hochai la tête, ne tenant pas à parler, désirant qu'il me dise les mille choses que j'avais à connaître, qu'il dissipe les mystères qui m'avaient arraché à mon monde natal et amené dans cette étrange pièce, sur cette étrange planète, vers lui, mon père.
— Tu dois avoir faim ? demanda-t-il soudain.
— Je voudrais savoir où je suis, et ce que je fais ici, répliquai-je.
— Bien sûr, mais tu dois d'abord manger. (Il sourit.) Pendant que tu satisferas ton appétit, je te parlerai.
Il frappa deux fois dans ses mains et le panneau, glissa de nouveau. Je fus stupéfait. Par l'ouverture entrait une jeune femme, un peu moins âgée que moi, aux cheveux blonds attachés en arrière. Elle portait une tunique sans manches avec des rayures en diagonale, dont la courte jupe se terminait quelques centimètres au-dessus des genoux. Elle était pieds nus et, comme ses yeux rencontraient modestement les miens, je vis qu'ils étaient bleus et emplis de déférence. Mon regard capta tout à coup son unique bijou: une mince bande de métal semblable à de l'acier qu'elle portait en collier. Elle se retira aussi vite qu'elle était venue.
— Tu peux l'avoir ce soir si tu veux, dit mon père, qui n'avait guère paru prêter attention à la jeune femme.
Je n'étais pas certain de ce qu'il entendait par là, mais je répondis non.
Sur l'insistance de mon père, je commençai à manger à
contrecoeur, ne le quittant jamais des yeux et sentant à
peine le goût de la nourriture qui était simple mais excellente. La viande me faisait penser à de la venaison; ce n'était en tout cas pas la chair d'un animal élevé uniquement pour la boucherie. Elle avait été rôtie sur un feu de braises. Le pain gardait encore la chaleur du four. Les fruits - des sortes de raisins et de pêches - étaient frais et aussi froids que la neige des montagnes. Après le repas, je goûtai la boisson qui pourrait assez justement être décrite comme un vin presque incandescent, brillant, sec et puissant. J'appris par la suite qu'on l'appelait Ka-la-na. Pendant que je mangeais, et après, mon père parla.
— Gor, dit-il, est le nom de ce monde. Dans toutes les langues de cette planète, le mot signifie Pierre du Foyer. (Il s'arrêta, en remarquant mon incompréhension.) Pierre du Foyer, répéta-t-il. Simplement cela.
« Dans les villages paysans de ce monde, continua-t-il, chaque hutte était construite à l'origine autour d'une pierre plate qui était placée au centre de la demeure circulaire. Elle était sculptée du signe de la famille et appelée Pierre du Foyer. C'était, peut-on dire, un symbole de souveraineté ou de territoire, et chaque paysan était souverain dans sa propre hutte.
« Par la suite, poursuivit mon père, les Pierres du foyer furent utilisées pour les villages et, plus tard encore , pour les cités. La Pierre du Foyer du village était toujours placée dans le marché; celle de la ville sur le sommet de la plus haute tour. Avec le temps, la du Foyer en vint, naturellement, à s'entourer mystique et il s'y intégra quelque chose des sentiments chaleureux et plaisants que nos peuples la Terre ressentent à l'égard de leurs drapeaux. »
Mon père s'était levé et avait commencé à arpenter la pièce ; ses yeux semblaient étrangement animés. Plus tard, j'en suis venu à mieux comprendre ce qu'il éprouvait. Sur Gor existe en effet un précepte dont l'origine se perd dans le passé de cette étrange planète, selon lequel celui qui parle des Pierres du Foyer doit être debout, car il s'agit d'une question d'honneur et l'honneur est respecté dans les codes barbares de Gor.
— Ces pierres, expliqua mon père, sont variées, de couleurs, formes et dimensions diverses, et beaucoup s'ornent de sculptures compliquées. Certaines des villes les plus importantes ont de petites Pierres du Foyer assez insignifiantes mais d'une ancienneté Incroyable, qui datent du temps où la cité n'était qu'un village ou seulement constituée d'une bande de guerriers montés, sans même un logis.
Mon père s'arrêta près de l'une des étroites fenêtres de la pièce circulaire et regarda au-dehors les collines lointaines, en gardant le silence.
Il reprit enfin la parole.
— Lorsqu'un homme installe sa Pierre du Foyer, il revendique de droit ce terrain pour lui-même. La bonne terre n'est protégée que par l'épée des propriétaires les plus forts du voisinage.
—
L'épée ? demandai-je.
—
Oui, répondit mon père, comme s'il n'y avait rien d'extraordinaire dans son assertion. (II sourit.) Tu as beaucoup à apprendre sur Gor. Toutefois il existe une hiérarchie dans les Pierres du Foyer, si l'on peut dire, et deux soldats qui se larderaient mutuellement de coups d'épée pour un arpent de sol fertile combattront côte à côte jusqu'à
la mort pour la Pierre du Foyer de leur village ou de la ville dans les limites de laquelle se trouve leur village.
«Je te montrerai un jour, poursuivit-il, ma propre petite Pierre du Foyer que je garde dans mon logis. Elle contient une poignée de terre que j'ai apportée avec moi quand je suis venu dans ce monde-ci - il y a longtemps. (Il me regarda posément.) Je conserverai la poignée de terre que tu m'as apportée, dit-il d'une voix très basse, et, un jour, elle sera à
toi. (Ses yeux semblaient humides. Il conclut:) Si tu vis assez longtemps pour acquérir une Pierre du Foyer.
Je me levai et l'examinai.
Il s'était détourné, comme perdu dans ses pensées.
— C'est parfois le rêve d'un conquérant ou d'un homme d'État de n'avoir qu'une seule Pierre du Foyer souveraine pour la planète. (Puis, au bout d'un long moment, sans me regarder, il ajouta:) Le bruit court qu'une telle Pierre existe, mais elle repose dans le Lieu Sacré et elle est la source du pouvoir des prêtres-Rois.
- Qui sont les Prêtres-Rois? questionnai-je.
Mon père me fit face ; il paraissait troublé comme s'il en avait dit plus qu'il ne voulait Nous restâmes silencieux l'un et l'autre pendant peut-être une minute.
- Oui, dit finalement mon père, il faut que je te parle des Prêtres-Rois. (Il sourit.) Mais laisse-moi commencer à ma façon, afin que tu puisses mieux comprendre la nature de ce dont je parle.
Nous nous sommes assis de nouveau, la table de pierre entre nous, et mon père, calmement et méthodiquement, m'expliqua beaucoup de choses.
Dans le fil de ses propos, mon père appelait souvent la planète Gor l'Antichton - l'Anti-Terre -, nom qu'il empruntait aux écrits des Pythagoriciens, lesquels ont été les premiers à
spéculer sur l'existence d'un tel corps céleste.
Chose curieuse, l'un des termes de la langue de Gor pour désigner notre soleil était Lar-Torvis, ce qui signifie «le Feu Central», autre expression pythagoricienne, à ceci près qu'elle n'a pas été utilisée à l'origine par les Pythagoriciens pour le Soleil, si j'ai bien compris, mais pour un autre corps céleste. Le terme le plus courant pour le Soleil était Tor-tuGor, ce qui signifie «Lumière sur la Pierre du Foyer ». Il y avait, parmi les populations de Gor, une secte qui adorait le Soleil, je l'ai appris plus tard, mais elle était insignifiante, tant en nombre qu'en puissance, en comparaison du culte des Prêtres-Rois qui, quels qu'ils fussent, jouissaient d'un statut divin. Leur privilège, semble-t-il, était d'être consacrés comme les plus anciens dieux de Gor et, en cas de danger, une prière aux prêtres-Rois s'échappait de toutes les lèvres, même des plus braves.
—
Les Prêtres-Rois, déclara mon père, sont immortels ou, en tout cas, la plupart des gens d'ici le croient.
— Le crois-tu, toi? demandai-je.
—
Je ne sais pas, répondit-il. Je pense que oui, peut-être.
— Quelle sorte d'hommes sont-ils ?
—
On ne sait pas si ce sont vraiment des hommes, répliqua mon père.
—
Alors, que sont-ils ?
—
Peut-être des dieux.
— Tu plaisantes ?
— Non, affirma-t-il. Est-ce qu'une créature qui échappe à la mort, qui a une puissance et une sagesse immenses, ne mérite pas d'être appelée ainsi ?
Je restai silencieux.
—
Toutefois, mon idée est que les Prêtres-Rois sont en fait des hommes - des hommes sensiblement comme nous ou une sorte d'organismes humanoïdes - qui possèdent une science et une technologie qui dépassent nos connaissances, autant que celles de notre xxe siècle terrien dépassent celles des alchimistes et astrologues des universités médiévales. Son hypothèse me parut plausible car, dès le tout premier moment, j'avais compris que, dans quelque chose ou quelqu'un, existaient une puissance et une clarté de compréhension à côté desquelles les facultés de raisonnement que je connaissais n'étaient guère plus que les tropismes de l'animal unicellulaire. La technologie même de l'enveloppe, avec sa fermeture à empreinte digitale, l'affolement de ma boussole et le disque qui m'avait amené
inconscient dans ce monde étrange indiquaient une emprise incroyable sur des forces insolites, bien définies et manipulables.
— Les Prêtres-Rois, déclara mon père, résident au Lieu Sacré
dans les Monts Sardar, une immensité sauvage où nul homme ne pénètre. Le Lieu Sacré, dans l'esprit de la plupart des gens d'ici, est tabou, périlleux. Il est certain que personne n'est jamais revenu de ces montagnes. (Le regard de mon père semblait lointain, comme s'il était fixé sur des spectacles qu'il aurait préféré oublier.) Des idéalistes et des rebelles ont été fracassés sur les escarpements glacés de ces montagnes. Si l'on veut y pénétrer, on doit aller à pied. Nos animaux ne veulent pas s'en approcher. Des groupes de proscrits et de fugitifs qui y ont cherché refuge ont été
retrouvés en bas, dans les plaines, comme des lambeaux de chair lancés d'une incroyable distance aux becs et aux dents des nécrophages errants.
Ma main se crispa sur le gobelet de métal. Le vin bougea dans le récipient. Je vis mon image dans le vin, brisée par des forces minuscules dans le récipient. Puis le vin reprit son immobilité.
— Parfois, continua mon père, le regard toujours lointain, quand des hommes sont vieux ou las de la vie, ils vont à
l'assaut des montagnes pour chercher le secret de l'immortalité dans leurs escarpements. S'ils y ont trouvé
l'immortalité, personne ne l'a confirmé, car aucun n'est revenu dans les Cités des Tours. (Il me regarda.) Certains pensent que ces hommes, avec le temps, sont devenus euxmêmes Prêtres-Rois. Mon hypothèse personnelle, qui me semble avoir autant – ou aussi peu – de chances d'être exacte que les superstitions les plus couramment admises, c'est qu'il est mortel d'apprendre, le secret des Prêtres-Rois.
—
Mais tu n'as aucune certitude, fis-je remarquer.
—
Non, admit mon père, je n'en ai aucune.
Mon père me donna alors quelques indications sur les légendes des Prêtres-Rois, et j'en déduisis qu'elles semblaient être véridiques, au moins en ceci que les Prêtres-Rois pouvaient détruire ou maîtriser tout ce qu'ils désiraient; qu'ils étaient, pratiquement, les divinités de ce monde. On présumait qu'ils étaient au courant de tout ce qui se passait sur leur planète mais, s'il en était ainsi, j'appris qu'ils paraissaient généralement en faire peu de cas. Le bruit courait, toujours d'après mon père, qu'ils s'exerçaient à la sainteté dans leurs montagnes et que la contemplation ne leur laissait pas le loisir de se soucier des réalités et des maux du négligeable monde extérieur. C'étaient, pour ainsi dire, des divinités absentéistes, existantes mais lointaines, très détachées des craintes et de l'agitation des mortels audelà de leurs montagnes. Toutefois, l'hypothèse de la recherche de la sainteté ne cadrait pas, à mon avis, avec le destin terriflant apparemment dévolu à ceux qui tentaient de pénétrer dans les montagnes. J'imaginais difficilement un de ces saints hypothétiques s'arrachant de sa contemplation pour lancer avec violence des lambeaux d'intrus, en bas, dans les plaines.
— Cependant, il y a au moins un domaine en ce monde, reprit mon père, dans lequel les Prêtres-Rois prennent un intérêt des plus actifs. C'est la technologie. Ils limitent sélectivement la technologie dont nous pouvons disposer, nous les Hommes d'en Bas des Montagnes. Par exemple, si incroyable que cela paraisse, la technologie des armes est contrôlée à un point tel que les instruments de guerre les plus puissants sont les arbalètes et la lance. En outre, il n'y a aucun transport mécanique ni matériel de communications, ou appareil de détection comme le radar et le sonar, si répandus dans les forces militaires de ton Monde.
« Par contre, ajouta-t-il, tu apprendras qu'en matière d'éclairage, de logement, de techniques agricoles et de médecine, par exemple, les Mortels, ou Hommes d'en Bas des Montagnes, sont relativement avancés. (Il me regarda avec une forme d'amusement.) Tu te demandes pourquoi, malgré
les Prêtres-Rois, il n'a pas été remédié aux nombreux et assez évidents manques de notre technologie. Il te vient à
l'esprit qu'il doit bien exister en ce monde des cerveaux capables de mettre au point des choses telles que, disons, des fusils et des véhicules blindés...
- On doit sûrement en fabriquer, ai-je insisté.
— Tu as raison, reconnut-il amèrement. De temps à autre, on en fabrique, mais leurs propriétaires sont alors détruits. Ils s'enflamment subitement.
- Comme l'enveloppe de métal bleu
— Oui. Posséder simplement une arme d'une espèce interdite, c'est se vouer à la Mort par le Feu. Parfois, des individus audacieux créent - ou acquièrent - du matériel de guerre de ce genre, et parfois ils échappent à la Mort par le Feu pendant toute une année mais, tôt ou tard, ils sont frappés. (Son regard était dur.) J'en ai été témoin, une fois. Visiblement, il ne désirait pas discuter davantage sur le sujet.
— Et l'engin qui m'a amené ici? demandai-je alors. C'est bien un merveilleux exemple de votre technologie !
— Pas de notre technologie, mais de celle des Prêtres-Rois. Je ne pense pas que le disque ait été piloté par des Hommes d'en Bas des Montagnes.
— Par des Prêtres-Rois, alors ?
— À franchement parler, déclara mon père, je crois que l'appareil était télécommandé depuis les Monts Sardar, comme on dit que le sont tous les Voyages d'Acquisition.
—
D'Acquisition ?
—
Oui, confirma mon père. Et il y a longtemps, j'ai fait le même Voyage. Comme bien d'autres.
— Mais à quelle fin, dans quel but ?
—
Chacun peut-être pour une fin différente. Pour chacun peut-être un but différent...
Mon père me parla alors du monde sur lequel je me trouvais. Il dit que, d'après ce qu'il avait pu apprendre des Initiés - qui affirmaient être les intermédiaires des PrêtresRois auprès des hommes -, la planète Gor était à l'origine le satellite d'un soleil éloigné dans l'une des Galaxies Bleues, fantastiquement lointaines. Elle fut déplacée par la science des Prêtres-Rois plusieurs fois au cours de son histoire, à la recherche, encore et toujours, d'un nouvel astre. Je considérai cette histoire comme improbable, au moins en partie, pour plusieurs raisons, principalement eu égard aux pures impossibilités spatiales d'une telle migration qui, même à une vitesse proche de celle de la lumière, aurait nécessité des milliards d'années. De plus, en se déplaçant dans l'espace, sans soleil pour la photosynthèse et la chaleur, toute vie aurait certainement été détruite. Si la planète avait vraiment été déplacée, et j'en savais assez pour comprendre que c'était empiriquement possible, elle avait dû être introduite dans notre Système à partir d'une étoile plus proche. Peut-être avait-elle été un jour un satellite d'Alpha du Centaure Mais, même dans ce cas, les distances semblaient inimaginables. Théoriquement, j'acceptais d'admettre que la planète ait pu être déplacée sans détruire sa vie mais l'ampleur technique d'une telle manoeuvre donnait le vertige. Peut-être la vie avait-elle été
suspendue momentanément ou dissimulée sous la surface de la planète avec assez de nourriture et oxygène pour l'incroyable voyage. Pratiquement, la planète aurait alors fonctionné comme un gigantesque vaisseau spatial scellé. Il y avait une autre possibilité que je mentionnai à mon père: peut-être la planète avait-elle toujours été notre Système sans n'être jamais découverte, si improbable que cela puisse être étant donné les milliers d'années d'étude des cieux par l'homme, depuis les créatures pataudes de Néanderthal jusqu'aux brillantes intelligences du Mont Wilson et de Palo mar. A ma grande surprise, cette hypothèse absurde fut bien accueillie par mon père.
- C'est, dit-il avec animation, la théorie du Bouclier Solaire. (Il ajouta:) C'est pourquoi je me plais à croire que cette planète est l'Antichton, non seulement à cause de sa ressemblance avec notre monde natal mais parce que, en fait, elle est placée comme contrepoids à la Terre. Elle a le même plan orbital et elle maintient son orbite de façon à
toujours garder le Feu Central entre elle et sa planète-soeur, notre Terre, même si cela nécessite de temps à autre des corrections dans sa vitesse de révolution.
—
Mais, protestai-je, son existence pouvait être découverte. On ne cache pas une planète, de la dimension de la Terre dans notre propre système solaire ! C'est impossible !
—
Tu sous-estimes les Prêtres-Rois et leur science, dit mon père en souriant. Tout pouvoir capable de déplacer une planète - et je crois que les Prêtres-Rois possèdent ce pouvoir est aussi capable d'effectuer des corrections à la marche de la planète, des corrections lui permettant d'utiliser indéfiniment le Soleil comme protection pour se dissimuler.
— Les orbites des autres planètes en seraient affectées, objectai-je.
- Les perturbations gravitationnelles peuvent être neutralisées, affirma mon père. (Ses yeux brillaient.) J'ai la conviction que les Prêtres-Rois ont la faculté de maîtriser la force de gravitation, au moins dans des zones localisées, et qu'ils le font effectivement. Selon toute probabilité, leur contrôle sur la marche de la planète est en relation avec cette faculté. Examine certaines conséquences de ce pouvoir. Les preuves matérielles comme les ondes lumineuses ou radio, qui sont susceptibles de dénoncer l'existence de la planète, peuvent être annulées. Les Prêtres-Rois sont à même d'infléchir la gravitation dans leur voisinage et de provoquer la courbure ou la déviation des ondes lumineuses ou radio de façon à ne pas signaler leur présence.
Je dus paraître peu convaincu.
— On peut agir de la même façon avec les satellites d'exploration, insista mon père. (Il se tut un instant.) Bien sûr, je ne formule que des hypothèses, car personne d'autre que les Prêtres-Rois ne savent ce qu'ils font et la manière dont ils le font.
J'avalai la dernière gorgée du vin capiteux que contenait encore le gobelet de métal.
- À vrai dire, reprit mon père, il y a une preuve que l'Antichton existe.
Je le regardai.
— Certains signaux naturels dans la bande radio du spectre.''
Mon étonnement dut être visible.
— Oui, reprit-il, mais l'hypothèse d'un autre monde étant considérée comme tellement incroyable, cette preuve a été
interprétée dans un sens qui cadre avec d'autres théories ; on a même parfois supposé qu'il y avait des imperfections dans les instruments plutôt que d'admettre la présence d'un autre monde dans notre système solaire.
- Mais pourquoi cette preuve ne serait-elle pas comprise ?
demandai-je.
Tu sais sûrement, répondit-il en riant, qu'on doit distinguer entre la donnée à interpréter et l'interprétation de la donnée, et qu'on choisit normalement l'interprétation qui cadre le mieux avec le point de vue du vieux monde. Or, dans la pensée de la Terre, il n'y a pas de place pour Gor, sa vraie planète-soeur, l'Anti-Terre.
Mon père en avait terminé. Il se leva, m'agrippa aux épaules, m'étreignit pendant un instant et sourit. Puis la porte dans le mur glissa silencieusement sur le côté et il sortit de la chambre. Il ne m'avait parlé ni de mon rôle ni de ma destinée, quelle qu'elle dût être. Il ne voulait pas discuter de la raison pour laquelle j'avais été amené sur l'Antichton ni ne m'avait expliqué les mystères, comparativement mineurs, de l'enveloppe et de son étrange lettre. Ce qui me chagrinait le plus peut-être, c'est qu'il ne m'avait pas parlé de lui-même, car je voulais le connaître, cet étranger bienveillant dont les os étaient dans mon corps, dont le sang coulait dans le mien : mon père.
Je vous avertis à présent que ce que j'écris de ma propre expérience est vrai, je le sais, et que ce que j'ai admis de source autorisée, je le crois vrai, mais je ne serai pas offensé
si vous ne le croyez pas car moi aussi, à votre place, je refuserais d'y ajouter foi. En fait, vu le peu de preuves que je suis à même d'offrir dans ce récit, vous êtes obligés, en toute honnêteté, de rejeter mon témoignage ou, du moins, de réserver votre jugement. Il y a si peu de probabilités que cette histoire soit crue que les Prêtres-Rois de Sardar, Gardiens du Lieu Sacré, ont apparemment permis qu'elle soit racontée. J'en suis heureux, car il me faut la raconter. J'ai vu des choses dont je dois parler, ne serait-ce qu'aux Tours, comme on dit ici.
Pourquoi les Prêtres-Rois ont-ils été si cléments dans ce cas — eux qui contrôlent cette seconde Terre ? Je pense que la réponse est simple. Il leur reste assez d'humanité, s'ils sont humains, car nous ne les avons jamais vus, pour être vaniteux; il leur reste assez de vanité pour vouloir vous faire connaître leur existence, même d'une manière difficile à
admettre ou à envisager. Peut-être l'humour se pratique-t-il dans le Lieu Sacré, ou l'ironie ? Après tout, en supposant que vous admettiez cette histoire, que vous entendiez parler de l'Antichton et des Voyages d'Acquisition, que pourriezvous faire? Rien avec votre technologie rudimentaire dont vous êtes si fiers; vous ne pourriez rien faire pendant au moins un millier d'armées et, d'ici là, s'il plaît aux PrêtresRois, cette planète aura trouvé un nouveau soleil et de nouvelles populations peupleront sa surface verdoyante. 3