DANS LE CAMP DE MINTAR
Ar; ville assiégée et intrépide, offrait un spectacle magnifique. Ses splendides et audacieux cylindres miroitants se dressaient avec fierté derrière les remparts de marbre d'un blanc neigeux, des remparts qui étaient doubles: le premier haut d'environ cent mètres; le second, séparé du premier par une vingtaine de mètres, haut de cent vingt mètres, des murs assez larges pour y mener de front six chariots tirés par des tharlarions sur leur sommet. Tous les cinquante mètres, des tours s'élevaient en saillie de façon à exposer au tir des archers, par leurs nombreuses meurtrières, tous ceux qui tenteraient l'escalade des remparts. Au-dessus de la ville, depuis les remparts jusqu'aux cylindres et entre les cylindres, j'apercevais de temps à autre le soleil qui se reflétait sur les fils métalliques antitarns oscillants, littéralement des centaines de milliers de fils ténus, presque invisibles, tendus en un filet protecteur par-dessus la cité. Faire descendre l'oiseau à travers un tel enchevêtrement de fils était une tâche presque impossible. Ces fils métalliques trancheraient net les ailes d'un tare plongeant vers le sol. À l'intérieur de la cité, les Initiés, qui avaient pris le pouvoir peu après la fuite de Marlenus, devaient avoir déjà
mis en service les citernes prévues pour les sièges et commencé à rationner les provisions des énormes cylindres à
grains. Une cité comme Ar, convenablement dirigée, pouvait soutenir un siège pendant une génération.
Au-delà des remparts se trouvaient les lignes d'investissement de Pa-Kur, déployées avec toute l'habileté
des ingénieurs militaires les plus expérimentés de Gor. À
quelques centaines de mètres du rempart, juste hors de portée d'arbalète, des milliers de prisonniers et d'Esclaves de Siège s'affairaient à creuser un fossé gigantesque. Une fois terminé, il aurait presque vingt mètres de large pour une profondeur à peu près équivalente. En arrière du fossé, des esclaves amoncelaient la terre qui avait été extraite, la tassaient et la battaient pour en faire un rempart. Sur le sommet de ce dernier, là où il était achevé, il y avait de nombreux pavois, des écrans mobiles en bois pour abriter les archers et l'approvisionnement en projectiles légers. Entre le fossé et l'enceinte de la Cité, sous le couvert de l'obscurité, des milliers de pieux taillés en pointe avaient été
plantés, inclinés vers les remparts. Je savais que les plus dangereux des dispositifs de ce genre étaient invisibles. En fait, dans plusieurs des espaces entre les pieux, il y avait probablement des fosses couvertes au fond desquelles d'autres pieux aiguisés étaient enfoncés. De plus, à moitié
enterrés dans les sables parmi les pieux et fixés à des blocs de bois, se trouvaient des crochets de fer ressemblant beaucoup à ceux employés autrefois sur la Terre et parfois appelés piques.
Derrière le grand fossé dont il était séparé par quelques centaines de mètres, il y en avait un autre plus petit, de quelque six mètres de largeur et autant de profondeur, également avec un rempart formé avec la terre des déblais. Surmontant ce rempart, se dressait une palissade de troncs, taillés en pointe à l'extrémité. Tous les cent mètres environ, une porte en troncs d'arbres était aménagée dans le rempart. Derrière étaient installées les innombrables tentes des hordes de Pa-Kur.
Çà et là, parmi les tentes, des tours de siège étaient en construction. On en voyait neuf. Qu'elles dépassent en hauteur les remparts d'Ar était inconcevable mais, avec leurs béliers, elles tenteraient de pratiquer des brèches dans le bas. Les tamiers se chargeraient d'attaquer les remparts par en haut. Quand Pa-Kur serait prêt à donner l'assaut, des ponts seraient jetés par-dessus les fossés. Les tours de siège seraient roulées par ces ponts jusqu'aux remparts d'Ar. Sur ces ponts passerait sa cavalerie de tharlarions. Sur eux, ses hordes déferleraient. Des engins légers, principalement des catapultes et des balistes, seraient transportés par-dessus les fossés grâce à des attelages de tarns.
Un aspect du siège que je, savais devoir exister, mais qu'évidemment je ne pouvais pas voir, était le duel subtil des mines et contre-mines qui se livrait entre le camp de Pa-Kur et la Cité d'Ar. En ce moment même, de nombreux tunnels étaient creusés en direction de la Cité et, depuis Ar, des contre-tunnels allaient à leur rencontre. Une partie des combats les plus terribles du siège aurait sans doute lieu à
une grande profondeur, dans les confins étroits, nauséabonds, éclairés par des torches, de ces couloirs sinueux, dont certains étaient à peine assez larges pour permettre à un homme de ramper. Bien des tunnels s'effondreraient, d'autres seraient inondés. Étant donné la profondeur des fondations des puissants murs d'Ar et la couche de roche sur laquelle elles étaient accrochées, qu'on réussisse à miner les remparts au point d'en démolir une longueur appréciable était extrêmement improbable mais, si l'un des tunnels arrivait tout de même à passer dessous sans être décelé, il pourrait sûrement servir à infiltrer un groupe de soldats dans la cité la nuit venue, en assez grande quantité pour maîtriser les gardes d'une porte et exposer Ar à l'assaut du gros des forces de Pa-Kur.
Je remarquai une chose qui me surprit un instant. PaKur n'avait pas protégé ses arrières avec l'habituel troisième fossé flanqué de son rempart. Je voyais des fourrageurs et des marchands entrer et sortir librement du camp. Je me dis qu'il n'avait rien à craindre et, en conséquence, avait décidé
de ne pas employer ses prisonniers et ses esclaves à des travaux qui n'étaient pas, indispensables et qui prenaient du temps. Pourtant, il semblait avoir commis une erreur, du moins d'après les manuels traitant des méthodes de siège. Si j'avais eu à ma disposition une force considérable de soldats, j'aurais pu tirer parti de cette erreur.
Je fis descendre le tarn près des dernières rangées de tentes de Pa-Kur, là où finissait son camp, à une dizaine de pasangs de la Cité. Je ne fus pas trop étonné que personne ne m'interpelle. L'arrogance de Pa-Kur, ou simplement son assurance raisonnée, était telle qu'aucune sentinelle, aucun mot de passe ou signe de reconnaissance n'avait été prévu à
l'arrière du camp. Conduisant le tarn, j'entrai dans le camp avec autant de désinvolture que si je venais dans une fête foraine ou une foire. Je n'avais aucun plan réaliste ou bien défini, mais j'étais décidé à trouver Talena et à fuir, ou à
mourir en essayant.
J'arrêtai une jeune esclave qui se hâtait et demandai le chemin du camp de Mintar, de la Caste des archands, persuadé qu'il devait être revenu avec la horde au coeur du pays d'Ar. La jeune femme, qui allait faire une course, n'était pas contente d'être retardée mais, sur Gor, il est imprudent pour les esclaves de ne pas répondre à la question d'un homme libre. Elle cracha dans sa main les pièces de monnaie qu'elle avait dans la bouche et m'apprit ce que je voulais savoir. Peu de vêtements goréens sont déformés par des poches. Le tablier de travail des artisans est une exception.
Bientôt, le coeur battant à coups redoublés, les traits dissimulés par le casque que j'avais pris au guerrier dans les Voltaï, j'approchai du camp de Mintar. À l'entrée, il y avait une cage gigantesque en fil de fer, une cage provisoire pour les tarns. Je lançai un tarnet d'argent au tarnier qui la gardait et lui ordonnai de prendre soin de l'oiseau, de le panser, de le nourrir et de veiller à ce qu'il soit prêt au moindre signal. Ses protestations furent réduites au silence par un tarnet supplémentaire.
J'errai aux abords du camp de Mintar qui, à l'instar de beaucoup de camps de marchands, était isolé du campement principal par une solide clôture de branches entrelacées. Audessus de ce complexe, comme s'il s'agissait d'une petite ville en état de siège, s'étendait un lacis de fils de fer en protection contre les tarns. Le complexe de Mintar s'étendait sur plusieurs arpents de terrain: c'était le plus grand comptoir marchand du campement. J'atteignis enfin la zone des corrals de tharlarions. J'attendis qu'un des gardiens de la caravane passe. Il ne me reconnut pas.
Je jetai un coup d'ceil pour m'assurer que personne ne me regardait, j'escaladai avec légèreté la clôture de branchages et atterris à l'intérieur parmi un groupe de gros tharlarions. J'avais eu soin de vérifier que le corral dans lequel je sautais ne contenait pas de lézards de selle, les hauts tharlarions, ceux montés par Kazrak et ses lanciers. Les lézards de cette variété ont un caractère emporté en même temps qu'un régime de carnivore, et je n'avais aucune envie d'attirer l'attention sur moi en me frayant un chemin parmi eux à coups de hampe de lance.
Leurs congénères plus placides, les gros tharlarions, levèrent à peine leur museau des auges. Masqué par les lourds corps paisibles, certains aussi massifs qu'un autobus, je me faufilai vers la paroi intérieure du corral.
Ma chance continuait ; j'escaladai cette paroi et retombai sur le sentier tracé par les piétinements entre le corral et les tentes des hommes de Mintar. Normalement, le camp d'un marchand est disposé géométriquement comme les mieux organisés des camps militaires, contrairement à
l'amalgame que constituait celui de Pa-Kur, et, nuit après nuit, chacun monte sa tente dans la même position relative. Tandis que le camp militaire est généralement disposé en une série de carrés concentriques, qui reflètent le principe quadruple de l'organisation militaire habituelle sur Gor, le camp du marchand est disposé en cercles concentriques, les tentes des gardes occupant le cercle extérieur, tandis que les logements des artisans, des conducteurs, des serviteurs et des esclaves occupent les cercles intérieurs, le centre étant réservé au marchand, à ses marchandises et à sa garde personnelle.
C'est avec cela en tête que j'avais franchi la clôture là où
je l'avais fait. Je cherchais la tente de Kazrak qui se trouvait dans le cercle extérieur, près des corrals de tharlarions. Mes calculs étaient exacts et, en un instant, je m'étais glissé sous l'armature en forme de dôme de sa tente. Je jetai l'anneau que je tenais, avec l'écusson de Cabot, sur sa natte de couchage.
J'attendis dans la tente sombre pendant ce qui me sembla un temps interminable Enfin, la silhouette lasse de Kazrak, casque en main, se courba pour entrer. J'attendis en silence dans l'ombre. Il franchit le seuil, lança son casque sur la natte et se mit à détacher son épée. Je ne dis toujours rien, pas tant qu'il tenait une arme car; par malheur, la première chose qu'un guerrier goréen est susceptible de faire en trouvant un inconnu dans sa tente, c'est de le tuer, la seconde de s'enquérir de son identité. Je vis l'étincelle de l'allume-feu de Kazrak et quand, à sa lueur, j'aperçus brièvement ses traits, le chaud courant de l'amitié m'envahit. Il alluma la petite lampe suspendue, une mèche plongée dans de l'huile de tharlarion contenue dans une coupe de cuivre et, à sa lumière tremblotante, se tourna vers la natte. À peine l'avait-il fait qu'il tomba à genoux sur la natte et ramassa l'anneau.
—
Par les Prêtres-Rois ! s'écria-t-il.
Je bondis à travers la tente et plaquai mes mains sur sa bouche. Pendant un moment, nous luttâmes avec frénésie.
— Kazrak ! dis-je.
Je libérai sa bouche. Il me saisit à pleins bras et me pressa contre sa poitrine, les yeux remplis de larmes. Je le repoussai joyeusement.
—
Je t'ai cherché, m'apprit-il. Pendant deux jours, j'ai suivi les rives du Vosk. J'aurais coupé les cordes pour te délivrer !
— C'est de l'hérésie, lui rappelai-je en riant.
— Hérésie si tu veux. Je voulais te délivrer !
—
Nous voilà de nouveau ensemble, répliquai-je simplement.
—
J'ai trouvé le cadre, reprit Kazrak, à un demipasang du Vosk. Il était cassé. Je t'ai cru mort.
Cet homme brave pleura et j'eus aussi envie de pleurer de joie parce qu'il était mon ami. Affectueusement, je le pris aux épaules et le secouai. J'allai vers son coffre, près de la natte, et sortis son flacon de vin de Ka-la-na dont j'avalai une bonne lampée, puis le lui fourrai dans les mains. Il vida le flacon d'un seul coup et essuya d'un revers de main sa barbe tachée du jus rouge de la boisson fermentée.
— Nous voilà de nouveau ensemble, dit-il à son tour. Nous voilà de nouveau ensemble, Tarl de Bristol, mon frère d'armes !
Kazrak et moi nous sommes assis dans sa tente et je lui racontai mes aventures qu'il écouta en secouant la tête.
—
Tu es marqué par le destin et par la chance, reconnut-il, choisi par les Prêtres-Rois pour accomplir des exploits !
—
La vie est courte, répliquai-je. Parlons de choses que nous connaissons.
— En cent générations, parmi les milliers de chaînes du destin, il n'y en a qu'une comme la tienne !
Il y eut un bruit à l'entrée de la tente de Kazrak; je replongeai dans l'ombre.
C'était l'un des conducteurs de confiance de Mintar, celui qui guidait les animaux porteurs de la litière du marchand.
Sans jeter un coup d'ceil dans la tente, l'homme s'adressa directement à Kazrak.
—
Kazrak et son hôte, Tarl de Bristol, veulent-ils bien m'accompagner à la tente de Mintar, de la Caste des Marchands ? demanda-t-il.
Kazrak et moi fûmes stupéfaits, mais nous nous levâmes pour le suivre. L'obscurité était maintenant complète et, comme je portais mon casque, il n'y avait aucun risque qu'un passant me reconnaisse. Avant de quitter la tente de Kazrak, je plaçai l'anneau de métal rouge avec l'écusson de Cabot dans mon escarcelle. Jusque-là, j'avais porté l'anneau presque avec arrogance mais, à présent, il me semblait, pour plagier un dicton connu, que la discrétion est la meilleure part de la fierté.
La tente de Mintar était en forme de dôme comme les autres de son camp : un énorme dôme. Toutefois, non seulement en dimensions mais aussi en splendeur d'installation, c'était un palais de soie. Nous passâmes au milieu des gardes à l'entrée. Au centre de la grande tente, assis seuls sur des coussins devant un petit feu, se tenaient deux hommes de part et d'autre une table à jeux. L'un était Mintar, de la Caste des Marchands, sa grande masse reposant sur les cousins comme un sac de farine ; l'autre, un géant, portait un costume d'Affligé, mais le portait comme l'aurait fait un roi. Il était assis jambes croisées, le dos droit et la tête haute, à la manière d'un guerrier. Je n'eus pas besoin d'approcher pour reconnaître cet homme-là. C'était Marlenus.
— N'interrompez pas le jeu! ordonna-t-il.
Kazrak et moi restâmes de côté.
Mintar était perdu dans ses réflexions, ses petits yeux fixés sur les carrés rouges et jaunes de l'échiquier. Après avoir constaté notre présence, Marlenus tourna lui aussi son attention vers le jeu. Une lueur rusée s'alluma brièvement dans les petits yeux de Mintar et sa main grasse plana, hésitant un instant, au-dessus d'une des pièces de l'échiquier aux cent cases, un Tarnier posé au centre. Il la toucha, se risqua à la déplacer. Un rapide échange suivit, comme une réaction en chaîne, aucun des deux hommes ne s'attardant à peser ses coups. Le Premier Tarnier prit le Premier Tarnier, le Second Lancier répliqua en neutralisant le Premier Tarnier, la Cité neutralisa le Second Lancier, l'Assassin prit la Cité, l'Assassin fut liquidé par le Second Tarnier, le Second Tarnier par l'Esclave à la Lance, l'Esclave à la Lance par son homologue.
Mintar se laissa aller contre les coussins.
—
Tu as pris la Cité, dit-il, mais pas la Pierre du Foyer. (Ses yeux brillaient de plaisir.) J'ai laissé faire cela afin de pouvoir capturer l'Esclave à la Lance. Concluons à présent la partie. L'Esclave à la Lance me donne l'avantage dont j'ai besoin. Un avantage petit, mais décisif.
Marlenus eut un sourire plutôt sardonique.
— Mais la position doit peser son poids dans toute décision, fit-il remarquer.
Alors, d'un geste impérieux, Marlenus poussa son Ubar dans la ligne qu'avait ouverte la capture de l'Esclave à la Lance par Mintar. La pièce mettait en prise la Pierre du Foyer.
Mintar inclina la tête avec une feinte cérémonie, un sourire mi-figue, mi-raisin sur son visage gras, et effleura d'un doigt court son propre Ubar qu'il fit tomber.
— C'est la faiblesse de mon jeu, se lamenta-t-il. Je suis toujours trop âpre au gain, si petit soit-il. Marlenus tourna les yeux vers Kazrak et moi.
—
Mintar, dit-il, m'enseigne la patience. D'ordinaire, c'est un maître de la défense.
Mintar sourit.
- Et Marlenus invariablement un maître de l'attaque.
- Un jeu absorbant, reprit Marlenus presque distraitement. Pour certains, ce jeu tient lieu à la fois de musique et de femmes. Il leur donne du plaisir. Il les aide à oublier. C'est à
la fois du vin de Ka-la-na et la nuit pendant laquelle on boit ce vin.
Ni Kazrak ni moi ne soufflâmes mot.
— Tenez, poursuivit Marlenus en remettant les pièces en place, je me suis servi de l'Assassin pour prendre la Cité. Puis l'Assassin est abattu par un Tarnier... variation qui manque d'orthodoxie mais qui intéressante!
—
Et le Tarnier est abattu par un Esclave à la Lance, fis-je observer.
- Exact, dit Marlenus en secouant la tête, mais c'est ainsi que j'ai gagné.
—
Et Pa-Kur est l'Assassin, continuai-je.
—
Oui, admit Marlenus, et Ar est la Cité.
—
Et je suis le Tarnier? demandai-je.
— Oui, convint Marlenus.
—
Et qui est l'Esclave à la Lance? questionnai-je.
— Est-ce que cela compte ? objecta Marlenus en faisant glisser entre ses doigts plusieurs Esclaves à la Lance qu'il laissa tomber un par un sur l'échiquier. N'importe lequel peut s'en charger.
— Si l'Assassin conquiert la Cité, dis-je, le règne des Initiés cessera et la horde finira par se disperser avec son butin en laissant une garnison.
Mintar se carra, enfonçant sa grosse masse plus rofondément dans les coussins.
— Le jeune Tarnier joue bien, commenta-t-il.
—
À la chute de Pa-Kur, continuai-je, la garnison sera divisée et les temps seront mûrs pour une révolution...
- Conduite par un Ubar, acheva Marlenus en ardant fixement la pièce qu'il tenait dans sa main.
C'était un Ubar. Il la plaqua violemment sur l'échiquier, projetant les autres pièces sur les coussins de soie.
—
Par un Ubar ! s'exclama-t-il.
—
Tu es prêt, demandai-je, à remettre la Cité à Pa-Kur, à
ce que sa horde fasse irruption dans les cylindres, à ce que la Cité soit pillée et brûlée, la population détruite ou réduite en esclavage ?
Je frissonnai involontairement à la pensée des hordes effrénées de Pa-Kur parmi les tours d'Ar, massacrant, pillant, brûlant, violant ou, pour parler comme les Goréens, inondant les ponts de sang.
Les yeux de Marlenus étincelèrent.
— Non, dit-il, mais Ar tombera. Les Initiés sont uniquement capables de marmonner des prières aux Prêtres-Rois, de fixer les détails de leurs innombrables sacrifices dénués de sens. Ils ont soif de pouvoir politique mais ne savent ni le comprendre ni l'exercer. Ils ne soutiendront jamais un siège bien organisé. Ils ne garderont jamais la Cité.
— Ne peux-tu entrer dans la ville et reprendre le pouvoir?
demandai-je. Tu rapporterais la Pierre du Foyer. Tu rassemblerais des partisans.
— Oui, acquiesça Marlenus, je pourrais rapporter la Pierre du Foyer - et il y en a qui me suivraient, mais ils ne sont pas assez nombreux, pas assez. Combien voudront se rallier à la bannière d'un hors-la-loi ? Non, le pouvoir des Initiés doit d'abord être annihilé.
—
As-tu un moyen d'entrer dans la Cité ? Marlenus me regarda attentivement.
—
Peut-être, dit-il.
— Alors, j'ai une contre-proposition. Attaque-toi aux Pierres du Foyer de ces Cités Tributaires d'Ar -elles sont gardées dans le Cylindre Central. Si tu t'en empares, tu peux diviser la horde de Pa-Kur en donnant les Pierres aux contingents des Cités Tributaires à condition qu'ils se retirent. S'ils n'acceptent pas, détruis les Pierres.
—
Les soldats des Douze Cités Tributaires, répliqua-t-il, veulent du butin, la vengeance, les femmes d'Ar, pas seulement les Pierres.
—
Peut-être certains d'entre eux combattent-ils pour leur liberté... pour le droit de garder leur Pierre du Foyer, insistaije. La horde de Pa-Kur n'est certainement pas composée uniquement d'aventuriers et de mercenaires. (Remarquant l'intérêt de l'Ubar, je poursuivis:) D'autre part, peu nombreux sont les soldats de Gor, si barbares qu'ils puissent être, qui risqueraient la destruction de la Pierre du Foyer de leur Cité, du Porte-Bonheur de leur ville natale.
—
Mais, riposta Marlenus en fronçant les sourcils, si le siège est levé, les Initiés resteront au pouvoir.
— Et Marlenus ne reprendra pas le trône d'Ar, mais la Cité
sera en sûreté. (Je dévisageai Marlenus, et le sondai.) Qu'estce qui t'est le plus cher, Ubar, ta Cité ou ton titre ?
Cherches-tu le bien-être d'Ar ou ta gloire personnelle ?
Marlenus se leva brusquement, rejetant sa tunique jaune d'Affligé et tirant sa lame du fourreau dans un éclair de métal.
— Un Ubar, s'écria-t-il, ne répond à une telle question qu'avec son épée !
Mon arme, elle aussi, avait jailli de son fourreau presque simultanément. Nous nous sommes affrontés pendant un long, terrible moment; puis Marlenus rejeta la tête en arrière et rit de son grand rire léonin.
— Ton plan est bon, déclara-t-il. Mes hommes et moi entrerons dans la Cité cette nuit !
--Et j'irai avec toi.
— Non ! dit Marlenus. Les hommes d'Ar n'ont pas besoin de l'aide d'un Guerrier de Ko-ro-ba.
— Peut-être, suggéra Mintar, le jeune Tarnier pourrait-il s'occuper du problème de Talena, fille de Marlenus..
—
Où est-elle? demandai-je.
—
Nous n'en sommes pas certains, répondit Mintar, mais elle est gardée, croit-on, dans les tentes de Pa-Kun Kazrak prit la parole pour la première fois.
—
Le jour où Ar tombera, elle épousera Pa-Kur et régnera avec lui. Il espère que cela encouragera les survivants d'Ar à
l'accepter, lui, comme leur Ubar légitime. Il se proclamera leur libérateur, leur sauveur du despotisme des Initiés, le restaurateur de l'ordre ancien de la gloire de l'Empire. Mintar disposait distraitement les pièces sur l'échiquier, d'abord d'une façon puis d'une autre.
—
En gros, telles que sont maintenant placées les pièces, dit-il, la jeune fille n'a pas d'importance, mais il n'y a que les Prêtres-Rois qui puissent prévoir toutes les variations possibles. Il serait peut-être bon d'enlever la jeune fille de l'échiquier.
Ce disant, il prit une pièce, la consorte de l'Ubar, ou Ubara, sur l'échiquier et la laissa tomber dans le coffret du jeu.
Marlenus baissa les yeux vers l'échiquier, les poings crispés.
—
Oui, convint-il, il faut la retirer du jeu, mais pas simplement pour des raisons de stratégie. Elle m'a déshonoré
! (Il me lança un regard mauvais.) Elle a été seule avec un guerrier... elle a fait sa soumission... elle s'est même engagée à s'asseoir à côté d'un assassin.
— Elle ne t'a pas déshonoré, protestai-je.
— Elle a fait sa soumission ! maintint Marlenus.
— Seulement pour sauver sa vie, dis-je.
—
Et d'après la rumeur, intervint Mintar sans lever les yeux de l'échiquier, elle s'est fiancée à Pa-Kur seulement afin qu'un certain tarnier qu'elle aimait puisse avoir une petite chance de survie.
—
Elle aurait rapporté pour son prix d'épouse un millier de tarns, répliqua Marlenus amèrement, et maintenant, elle vaut moins qu'une esclave instruite !
—
C'est ta fille ! soulignai-je, tandis que ma colère montait.
— Si elle était ici en ce moment, je l'étranglerais ! riposta Marlenus.
—
Et moi, je te tuerais ! lançai-je.
—
Eh bien, alors, dit Marlenus en souriant, peut-être que je me bornerais à la battre et à la jeter, nue, à mes tarniers.
— Et je te tuerais quand même ! répétai-je.
—
L'un de nous tuerait l'autre, en fait, répliqua Marlenus en me regardant attentivement.
— N'as-tu donc aucune affection pour elle ? demandai-je. Marlenus parut un instant perplexe.
— Je suis un Ubar, dit-il.
Il enveloppa de nouveau son corps gigantesque dans le vêtement des Affligés et reprit le bâton noueux qu'il portait. Il rabattit le capuchon de la tunique jaune sur son visage, prêt à partir, puis se tourna encore une fois vers moi. Il m'enfonça le bâton dans la poitrine avec bonhomie et déclara
:
—
Que les Prêtres-Rois te soient favorables ! et je compris qu'il riait dans les plis du capuchon.
Marlenus sortit de la tente. Il semblait n'être qu'un Affligé, un déchet de l'humanité voûté qui griffait pathétiquement la terre devant lui avec le bâton.
Mintar leva les yeux, et lui aussi avait l'air content.
— Tu es le seul homme qui ait jamais échappé à la mort par les tarns, déclara-t-il avec une nuance d'émerveillement dans la voix. Peut-être ce qu'on raconte est-il vrai. Peut-être es-tu le Guerrier amené sur Gor chaque millier d'années - amené
par les Prêtres-Rois pour changer le monde ?
—
Comment savais-tu que je viendrais au camp ?
demandai-je.
—
À cause de la jeune fille, répliqua Mintar. Et il était logique, n'est-ce pas, de s'attendre que tu recrutes l'aide de Kazrak, ton frère d'armes?
— Oui, admis-je.
Mintar fouilla dans l'escarcelle accrochée à sa ceinture et en tira une pièce d'or à l'effigie d'un tarn, de double poids. Il la lança à Kazrak.
Kazrak l'attrapa au vol.
— Tu quittes mon service, si j'ai bien compris, dit Mintar.
—
Il le faut, répondit Kazrak.
— Naturellement, convint Mintar.
— Où sont les tentes de Pa-Kur ? questionnai-je.
—
Sur le plus haut terrain du camp, expliqua Mintar, près du deuxième fossé et en face de la grande porte d'Ar. Tu verras la bannière noire de la Caste des Assassins.
—
Merci. Bien que tu sois de la Caste des Marchands, tu es un homme brave, dis-je.
— Un Marchand peut être aussi brave qu'un Guerrier, jeune Tarnier, riposta Mintar en souriant. (Puis il parut quelque peu embarrassé.) Considérons les choses sous cet angle. Suppose que Marlenus reprenne Ar... Mintar ne recevra-t-il pas les monopoles qu'il désire ?
--Oui, répondis-je, mais Pa-Kur garantira ces monopoles aussi aisément que Marlenus !
— Même plus aisément, corrigea Mintar en reportant son attention sur l'échiquier, mais vois-tu, Pa-Kur ne joue pas franc jeu.
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