- André, tu as lu le rapport du médecin patholo-giste. C'est alors que tu as découvert qu'il y avait de la peau et du sang sous les ongles de Hagop Arti-nian ? qu'est-ce qui s'est passé, André ? Dans la fureur de l'instant, tu ne t'es pas aperçu qu'Artinian t'avait égratigné ? A moins que les gens pour qui tu travailles tiennent maintenant à ce qu'il reste du sang sous ses ongles, juste au cas o˘ tu flancherais ? Tu es inspecteur à la Criminelle. Subitement, tu te mets à surveiller tes sécrétions. J'ai demandé à Wynett si on pouvait faire des prélèvements d'ADN sur la morve.

Tu y avais pensé ? On ne peut pas en général, sauf s'il y a du sang, ce qui arrive, mais je parie que ça a d˚ passablement t'inquiéter. Tiens du sang, et du sang sur moi - là tu as songé à te protéger. que dirais-tu de donner un prélèvement de ton sang, André, afin qu'on puisse procéder à un test d'ADN ? quel meilleur moyen de prouver ton innocence ? ª

Lapierre voulut se lever mais s'effondra sur sa chaise qu'il écarta finalement d'un coup de pied, l'expédiant à l'autre bout de la pièce. ´

Gros malin. Les tests peuvent être trafiqués. Tu n'auras pas un seul maudit prélèvement de moi. ª II désigna la glace

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sans tain. ´ qui que vous soyez derrière, je ne dis pas que je ne peux pas passer le test, je dis que je me méfie d'un coup monté par le service.

- Tu peux nous guider sur les précautions à prendre. Tu es un pro. ª

Lapierre se pencha au-dessus de la table. Il ricana d'un air méprisant. ´

Ton test, tu peux te le foutre o˘ je pense. Je ne me soumettrai pas à cette humiliation.

- Diable. Voilà une phrase que nous avons entendue plus d'une fois dans le temps, n'est-ce pas, André ?

- Dans ton temps à toi, maudit prêtre. ª Cinq-Mars sourit en détournant les yeux. Son bip

se mit alors à sonner et il chercha sur quel bouton appuyer pour l'éteindre. ´ Heureusement, André, nous pourrons nous passer d'un prélèvement de ton sang. Nous avons déjà reçu un don à ton nom. ª

Lapierre le regarda. ´ De quoi parles-tu ? Tu ne peux rien prélever de moi sans mon autorisation et je ne la donne pas.

- Tout ne dépend pas de toi. Tu as une petite amie, Lise. Dix-sept ans. Ce matin, tu l'as sodomisée, tu te souviens ? Tu lui as confié la garde de tes spermatozoÔdes, un cadeau. Ce qui était à toi est devenu à elle. De son propre gré, elle a fait don de ton sperme à notre labo. Tu sais que ces choses prennent du temps, André. Tu sais aussi que le test sera concluant.

ª

Le sergent-détective Lapierre chancela comme s'il encaissait deux ou trois directs à l'estomac. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut dans une espèce d'incantation, comme si ses griefs s'étaient transformés en une litanie, et une litanie qu'il avait fréquemment répétée. ´ Tu es un minable, Cinq-Mars.

Moi, je suis un vrai flic. Je travaille dans le monde réel.

- T'a-t-on forcé la main, André, ou as-tu agi de ton plein gré ?

- Moi, je descends dans les bas-fonds, je fré-495

quente les paumés et les ivrognes, je ne reste pas dans ma ferme à étriller des chevaux. ª

Ils se toisaient à présent. ´ Je parie que tu as agi de ton plein gré. Tu savais de toute façon que ça allait avoir lieu. Le Russe lui a électrocuté

les testicules...

- Oui, et le jeune hurlait.

- quand il a crié mon nom, c'en a été trop pour toi. J'avais de nouveau une longueur d'avance sur toi.

- Envoyer des gamins faire du travail d'adulte.

- Tu lui as sauté à la gorge, tu l'aurais volontiers décapité, tu as essayé.

- Tu penses que je suis un ripou ? J'ai pénétré l'organisation. J'ai pénétré les Hell's Angels. J'ai pénétré les gangs russes. J'approchais du but. Encore un peu de temps et j'aurais pu coffrer ces cons d'ici à Moscou, de New York à Minsk...

- Sauf que tu as découvert que j'avais déjà quelqu'un dans la place avant toi.

- T'as raison, c'est bien moi qui ai étranglé ce petit con. ª Lapierre se tourna pour faire face à la glace sans tain. ´ J'ai étranglé le petit con.

- Uniquement parce que tu étais jaloux de moi. Nous étions censés être dans le même camp. ª

Lapierre leva une main dont il abattit brutalement la paume sur la table. ´

J'ai étranglé ce petit con pour écourter son supplice ! Voilà pourquoi je l'ai tué, espèce de merde que tu es ! Le grand et puissant Cinq-Mars ! qui ne se salit jamais les mains ! Eh bien, certains d'entre nous sont obligés d'agir.

- De tuer ?

- Certains d'entre nous doivent descendre dans les égouts et dans l'ordure. Ils avaient électrocuté le petit. Ils le torturaient. Il hurlait comme un dément. Il suppliait qu'on l'achève.

- Tu lui as donc rendu service ?

- Il appelait sa maman. Il t'a donné, Cinq-Mars. «a suffisait. Il n'avait pas besoin d'en prendre davantage. Eux, ils auraient fait durer le supplice, ils ne sont pas humains. «a leur plaisait. Je me suis avancé, j'ai mis mes mains autour de sa gorge et je

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l'ai occis aussi sec. Je lui ai épargné des souffrances. Je l'ai aidé de la seule manière que je pouvais.

- Ah oui ?

- Tu n'y connais rien. Tu ne sais pas ce que ça peut être. Tu ne te salis pas les mains comme les vrais flics.

- Tu crois ça ? Je me les salis assez pour gratter le derrière d'une jeune fille pour prélever un échantillon de ton ADN. Je me les salis assez, André. Mais je ne tordrai pas le cou à un gosse qui hurle sous des tortures inhumaines.

- Ouais, toi qui es un dur, que ferais-tu ?

- Je sortirais mon insigne et mon arme et je procéderais à des arrestations ! rugit Cinq-Mars. Et si un salopard d'enfant de pute quelconque n'était pas content, je le flinguerais ! ª

Le sang battant aux veines de son cou, la respiration rapide, Lapierre hésita avant de répondre.

´ Mais non, continua Cinq-Mars, revenant à la charge de l'autre côté de la table, tu ne pouvais pas faire ça, n'est-ce pas, André ? Pourquoi ?

Pourquoi ? Parce que tu étais en train de t'infiltrer au sein des Hell's Angels. Parce que tu approchais des gangs russes. Tu allais tous les coffrer un jour dans une grande rafle. Il fallait seulement que tu subisses ton initiation. Il fallait que tu leur prouves que tu étais une ordure, un misérable assassin, que tu étais prêt à tout pour eux...

- Il faut tenir la distance. Ils ne rigolent pas. Il faut montrer que l'on fera ce qu'il y a à faire et - écoute-moi bien, Cinq-Mars ! - ils sont forts, de plus en plus forts. Il n'y a plus de place désormais pour les flics douillets ! Il faut être aussi dur, aussi vicieux, aussi mauvais qu'eux ou ce sont eux qui gagneront, maudit ! Ils gagneront ! ª

Cinq-Mars secoua la tête. ´ Tu ne piges pas, n'est-ce pas ? ª lui demanda-t-il d'une voix douce.

Lapierre, que sa vie oppressait, respirait difficilement. ´ Piger quoi ?

- Tu as tué ce petit pour entrer dans le gang, pas-497

ser ton initiation. Tu l'as tué prématurément, André. Ils t'avaient déjà

dit que tu allais la passer. Tu es parti avant le signal du départ. Tu as accepté, avant l'heure, de le tuer parce que tu voulais faire un plus gros coup de filet que d'habitude, tu voulais faire la une des journaux. Mais la raison pour laquelle tu l'as tué sur place de tes propres mains, c'est que tu pensais qu'il était mon informateur. Tu as pensé que j'avais de l'avance sur toi. «a t'a rendu fou de rage. C'est à ce moment-là que tes instincts meurtriers ont pris le dessus. C'est à ce moment-là que tu es devenu assez dément pour passer à l'acte. C'est à ce moment-là que tu as cessé d'être un flic de quelque manière ou sous quelque forme que ce soit, c'est à ce moment-là que tu t'es transformé par jalousie en tueur stupide. Tu as tué

Hagop Artinian parce que tu m'enviais ! Tu aurais pu le sauver, tu aurais pu dégainer et tirer dans le tas, sauf que tu étais bien trop jaloux pour ça. Tu sais comment je le sais ? Tu lui as accroché cet écriteau autour du cou pour bien le signaler. C'était l'affaire de ta vie et tu avais une trouille bleue que je te dame le pion. Eh bien, tu sais quoi ? Tu avais raison. Je vais te damer le pion sur cette affaire. ª

Le bip se remit à sonner et Cinq-Mars le coupa de nouveau.

Il approcha une chaise et s'assit devant Lapierre. ´ Tu es devenu un des leurs, André. Tu es devenu l'ennemi.

- Je pénétrais le gang. Je faisais mon foutu boulot !

- Le problème, André... ª Le bip sonna de nouveau et Cinq-Mars poussa un juron, ´ Tabarouette ! ª - un blasphème dans sa bouche - tout en adressant un regard furieux à la glace sans tain et en éteignant l'appareil. ´ Le problème est que ce n'est pas moi qui dirigeais Artinian. Il m'avait refilé

quelques renseignements, mais ce n'est pas moi qui l'avais infiltré chez les Angels. Je ne connaissais pas son nom avant qu'il meure. Il m'a donné

parce qu'on lui

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avait prescrit de le faire, pour s'épargner davantage de souffrances.

- que veux-tu dire ? demanda Lapierre d'une voix blanche, desséchée, comme s'il était à court de munitions. qui ?

- Je t'ai dit, n'est-ce pas, que je révélerais l'identité de l'autre partie concernée ? Je parie que tu espérais rapporter la nouvelle aux Angels. Pour te faire encore mieux voir. J'ai bien peur que tu doives y renoncer. Hagop Artinian travaillait pour la CIA. Alors tu vois, André, que depuis le début tu étais largement, très largement, dépassé par les événements. ª

L'inspecteur regarda Cinq-Mars et parut vaciller sur sa chaise.

Ándré Lapierre, dit Cinq-Mars en haussant la voix tandis que l'autre se redressait comme pour recevoir en se tenant droit ce qu'on allait lui annoncer, vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre de Hagop Artinian. ª

La porte de la pièce s'ouvrit violemment. Mathers, suspendu à la poignée, paraissait essoufflé.

Óui ? demanda calmement Cinq-Mars.

- Un message pour vous, monsieur. Urgent.

- Vas-y, dit Cinq-Mars d'une voix tranchante. Rapport. Nous sommes tous officiers ici.

- Steeplechase Arch, monsieur. Il dit que le temps presse.

- Deguire ! ª cria Cinq-Mars qui regardait toujours Lapierre.

L'autre inspecteur apparut aussitôt. Óui, monsieur.

- Voici votre ancien coéquipier.

- Oui, monsieur.

- Procéderez-vous à son arrestation ?

- Oui, monsieur.

- Cinq-Mars, intervint Lapierre d'une voix calme, ferme, avec une dignité

de commande. Je suis dans le gang des Angels. Au cour du gang. Sers-toi de moi, mec. Laisse-moi sortir libre. Je travaillerai chez les 499

Angels pour toi, à l'intérieur du gang russe. C'est une occasion à ne pas rater, Emile. ª

Cinq-Mars regarda son ancien collègue, qui jouait sa dernière carte, le dernier coup de la partie. Lapierre était d'autant plus malléable qu'il était totalement vulnérable. On pouvait le manipuler, le faire marcher, l'exploiter. Si on l'interrogeait maintenant, il répondrait.

´ Pourquoi Artinian était-il dans une armoire avec un crochet de boucher dans le corps ? ª

Lapierre haussa les épaules. ÍI était mort prématurément, à cause de ce que j'avais fait. J'étais intervenu dans leur séance de torture. Le Tsar aurait voulu lui soutirer plus d'informations. Il a tenu à ce qu'on balaie l'appartement d'Artinian parce que nous y étions tous allés et il ne voulait pas qu'on laisse traîner de vieilles chaussettes. Il voulait que l'on fouille les lieux à la recherche de micros, de notes, ce genre de choses. En même temps, nous avions un problème, il nous fallait monter le cadavre là-haut. Le Tsar a donc tout fait déménager, même l'armoire, dans laquelle, à l'intérieur du camion qui roulait, nous avons mis le cadavre afin de le ramener là-haut. Mais il n'arrêtait pas de tomber hors de l'armoire avant même qu'on le sorte du camion. Son poids se déplaçait et les gros bras, les types du bateau, perdaient leur équilibre. Le crochet, c'est le Russe. Le crochet était dans le camion. Il le lui a planté dans le dos et l'a accroché à la tringle de l'armoire. «a retenait le corps à

l'intérieur et ils l'ont remonté là-haut. Avec toute cette agitation, personne ne s'était aperçu qu'un meuble ne passait pas. quelqu'un avait pu le rentrer mais il était impossible de le sortir. ª

Cinq-Mars acquiesça. ´ La table était trop grosse pour passer par l'escalier étroit ?

- Ils n'avaient pas d'outils pour la démonter. Tout le reste allait bien.

Nous nous sommes donc contentés d'effacer les empreintes de la table.

- Dis-moi, André ª, fit Cinq-Mars d'un ton autoritaire. Il le tenait. Il lui avait fait miroiter une issue.

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Tant que ce mirage agirait, Lapierre parlerait, il chanterait le blues. ´

Pourquoi as-tu passé tant de temps aux chiottes le soir de l'enquête ? Ce n'était pas que la grippe. ª

Lapierre remua la tête dans tous les sens comme si la question exigeait beaucoup de réflexion. ´ La journée avait été dure, Emile. J'étais à bout de nerfs. J'avais besoin de rassembler mes esprits. Je savais que tu étais là. Je ne voulais pas me retrouver face à face avec toi, d'accord ? J'avais peur que tu me perces à jour. J'avais besoin de temps, Emile.

- C'est touchant, lui dit Cinq-Mars. Le cour de l'assassin qui devient gluant. Tu aurais d˚ être dans la pièce, André. C'était une grosse erreur que de lui suspendre ce machin au cou. Sans cela, tu pouvais d'emblée m'évincer de cette enquête. Peut-être cherchais-tu à te faire prendre. ª

II fallut un moment à Lapierre pour digérer la chose. ´ qu'en dis-tu, Emile ? Laisse-moi filer. Je serai ton contact au sein du gang. Tu ne peux pas refuser.

- Ce scénario cloche sur un point ª, l'avertit Cinq-Mars. Derrière lui, Mathers et Deguire attendaient tranquillement, respectueux, intimidés.

Śur quel point ?

- Hagop Artinian est mort. Son assassin doit-il rester impuni ? Pas selon mes principes.

- Sacré saint Emile, fit Lapierre qui était dans un état d'agitation extrême.

- Tu veux un avocat, André ? Il va t'en falloir un bon.

- Espèce de salaud.

- Tu as une suggestion ? ª

Lapierre se noua les doigts et étira son long cou. ´ Je n'ai pas une haute opinion des avocats du syndicat de la police, se résolut-il finalement à

déclarer.

- qui alors ? ª

C'était un instant crucial. L'heure du choix. Il leva les yeux.

Óbtiens-moi Gitteridge. ª

501

Cinq-Mars acquiesça. ÍI appartient à ton camp.

- Une fois qu'on est dedans on ne peut plus en sortir, expliqua Lapierre.

- Mathers ! cria Cinq-Mars comme si son coéquipier était à deux mètres de lui.

- Oui, monsieur ?

- Est-ce qu'il a laissé un numéro de téléphone ?

- Oui, monsieur.

- Alors accompagne-moi. Deguire, que pensez-vous maintenant de votre coéquipier ?

- Pas grand-chose, déclara le jeune homme.

- Procédez à l'arrestation. «a vous innocentera aux yeux du service.

- Merci, monsieur. ª

Cinq-Mars s'éloigna à pas rapides et s'arrêta d'abord à la Salle 9 dans laquelle il entra seul. ´ Voici le marché, dit-il à Gitteridge.

- J'écoute.

- Je suis seul à savoir que vous avez éliminé Kaplonski. Je viens d'arrêter Lapierre pour le meurtre d'Artinian. Je fais procéder à un test d'ADN. Il n'a pas la moindre chance. ª

Gitteridge tapota le dessus de la table tout en assimilant l'information, pesant le pour et le contre de ce qu'elle signifiait pour lui et se demandant ce qui

allait suivre.

´ Je vais oublier l'histoire Kaplonski pour l'instant. Lapierre veut vous avoir comme avocat. ª Gitteridge leva les yeux. ´ Je pense qu'il veut que tout le monde sache dans quel camp il est. Il va aussi vous raconter que la CIA a été mêlée à des plastiquages de motards. Il voudra se servir de cette information comme monnaie d'échange pour s'assurer du soutien des Angels.

Dites-lui ce que vous voudrez, mais ne transmettez cette information à

personne. Ce qu'il vous dira doit demeurer strictement confidentiel. Secret professionnel. Vous pigez ? ª

Gitteridge le regardait avec attention à présent. Ć'est tout ? demanda-t-il tranquillement.

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- Vous plaisantez ? Ce n'est certainement pas tout. On s'en tient là pour le moment. ª

Gitteridge acquiesça, sachant qu'il ne pouvait espérer rien de moins ni de plus.

´ Deguire est en train de l'écrouer. Vous pourrez le voir dans cinq minutes. ª

Dans le couloir, Emile Cinq-Mars saisit son coéquipier par le coude et l'entraîna vers les ascenseurs. Én route. ª

19

Jeudi, 20 janvier, après-midi

Emile Cinq-Mars et Bill Mathers se fondirent dans la circulation de la voie express Ville-Marie et se dirigèrent vers l'ouest de la ville. ´ J'ai eu vent d'une rumeur, Bill ª, dit Cinq-Mars.

Le jeune homme était encore en train d'essayer de mesurer mentalement la gravité des répercussions de l'arrestation de Lapierre. «a ne l'avait pas particulièrement excité d'arrêter le tueur de Hagop Arti-nian, dont il aurait voulu que ce f˚t un autre. Il savait que les conséquences allaient en être terribles. Les flics allaient se faire une fois de plus traîner dans la boue. Álors dites-moi.

- Tu t'es entretenu avec mon ancien coéquipier. ª Mathers se sentit aussitôt mal à l'aise. Ć'est vous

qui en aviez eu l'idée.

- A ce moment-là, je ne savais pas que c'était un homme de main de la Mafia. ª

Mathers lui lança un long regard pour s'assurer qu'il parlait sérieusement.

´ Lajeunesse est un ripou ? ª Aussitôt, il eut peur. Si c'était vrai, il risquait d'avoir compromis leur situation en demandant à Lajeunesse de mener des recherches sur l'Infiniti.

´ Pas exactement ª, dit Cinq-Mars.

Mathers attendit qu'il se faufile entre deux camions avant de revenir à la charge. ´ Vous allez vous expliquer ou vais-je devoir vous arracher les mots de la bouche ?

- Lajeunesse est un homme de main de la Mafia. Un Hell's Angel sans le tatouage. Ce n'est pas un ripou parce qu'il n'a jamais été flic. Il a toujours été une merde d'Angel mafieux. Ils l'ont fait entrer en douce dans la police, se sont arrangés pour qu'il prenne du galon dans le service.

Ensuite ils ont trouvé à quoi l'employer.

- A quoi ?

- Me liquider. Malheureusement pour lui, il avait trop fréquenté de flics.

Il s'était ramolli. Il s'était pris d'amitié pour moi. Il s'est dégonflé.

- De sorte qu'il est maintenant derrière un bureau.

- Tu ne le trouves pas utile dans ses nouvelles fonctions ? Pas étonnant qu'ils trafiquent aussi facilement des voitures volées. ª

Mathers passa la main dans ses cheveux puis il l'abattit sur le tableau de bord. Óh merde !

- qu'est-ce qui ne va pas ?

-. Je lui ai demandé de faire des recherches sur la q45 pour nous. ª

Cinq-Mars, mécontent, accéléra vers la sortie suivante o˘ il se retrouva coincé sur la voie unique de la bretelle. ´ Tu n'arrives donc pas à te mettre ça dans la tête, Bill ? Nous sommes infiltrés. Nous ne sommes pas fiables.

- J'ai pigé, Emile. Une fois pour toutes. ª Cinq-Mars s'engagea à toute vitesse dans la rue

Guy o˘ il fut arrêté par un feu rouge.

´ qu'est-ce que ça peut faire qu'il sache que nous recherchons une voiture ? demanda Mathers pour se disculper. Est-ce que ça nous trahit ?

- Difficile à dire. Les Angels ne savent pas pourquoi nous nous intéressons à l'Infiniti. Si j'étais eux, je ne m'inquiéterais pas. Ils ne sauraient pas quoi faire de l'information. Mais c'est cette histoire du KGB

qui me tracasse. ª II donna des petits coups de 504

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genou sur le volant. Ś'ils en savent trop, s'ils savent que nous recherchons quelqu'un de la CIA, alors Selwyn Noms est en danger et sa taupe devient suspecte. ª

II tourna sans se préoccuper de la bande jaune, à gauche dans la rue Sherbrooke o˘ ils avaient repéré l'Infiniti q45 cinquante mètres plus loin, à l'ouest de la rue Saint-Mathieu, devant les grilles d'un ancien séminaire, imposant et sinistre. Cinq-Mars se gara derrière l'Infiniti et descendit péniblement de voiture. ´ Tu ferais mieux de conduire, cria-t-il à Mathers, avant que je devienne dingue et que je heurte quelqu'un. ª Le jeune homme descendit de voiture lui aussi pour le remplacer au volant.

Cinq-Mars ouvrit la portière du côté passager de l'Infiniti et se laissa tomber sur le siège en cuir. Il secoua ses bottes l'une contre l'autre pour en ôter le sel avant de les ramener à l'intérieur sur la luxueuse moquette.

Il tira la portière à lui pour la fermer.

´ Je suis heureux que vous ayez appelé, monsieur Noms. Je vous écoute. ª

Après une nuit blanche et la pitance répugnante qu'il avait ingurgitée dans la journée, le luxe de la voiture le fit se sentir négligé, mal soigné.

´ Vous comprenez ma situation, déclara Norris.

- Et vous la mienne. Je veux que l'on tire la jeune femme de là.

- Comme je vous l'ai déjà dit, je ne peux pas mettre toute l'opération en péril pour un seul agent. C'est trop important. Vous qui êtes maquignon, Emile, que proposez-vous ? ª

Cinq-Mars, qui avait prévu que les choses en arriveraient là, se demanda si la femme savait que son mentor était prêt à mettre sa vie en jeu, à ne l'épargner que si cela valait le coup. Ńégocions.

- Vous voulez la retirer de l'opération. Moi, je veux un contact chez les Hell's Angels et à l'intérieur des gangs russes.

- Mmmm, fit Cinq-Mars, hésitant. A mon avis, vous voulez davantage. Vous voulez qu'on vous livre

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sur un plateau le grand boss de la pègre russe en Amérique du Nord. Et je subodore que vous ne seriez pas f‚ché d'être blanchi des accusations relatives au meurtre du banquier initial des Angels. ª

A chacun des propos de l'inspecteur, la main droite de Norris resserrait sa pression sur le levier de vitesse de la voiture. Álors je suis trop vorace. ª II sourit. ´ Vous l'êtes aussi, je parie. Vous voulez vous-même le caÔd russe, pour le meurtre de Hagop Arti-nian.

- Non, le coupa Cinq-Mars. J'ai déjà l'assassin d'Artinian en garde à vue.

ª

L'agent le regarda alors plus attentivement, mais il n'arborait plus son petit rictus méprisant. Će n'est pas le Russe ?

- Vous n'en savez pas autant que vous l'aimeriez sur les Angels. ª

Norris le concéda vaguement en se mordillant les lèvres. Il ne tenait pas nécessairement à gagner sur toute la ligne, mais il fallait qu'il retire un bénéfice de ce marchandage. Cinq-Mars, choisissant d'attendre un moment plus favorable, avait évité toute allusion au besoin le plus crucial de son rival. Norris avait fait de même quant à ce qu'il savait être le besoin le plus crucial de l'inspecteur. C'était du maquignonnage et ils gardaient l'un et l'autre pour la fin ce qui comptait vraiment.

´ Je suis impressionné, Emile. Vous avez infiltré quelqu'un chez les Hell's Angels. Voilà une source d'information qui me serait bien utile. Peut-être devrions-nous convenir d'un échange qui satisferait les deux parties.

- La femme sort de ce guêpier, répéta Cinq-Mars, avec son prétendu père.

Je ne veux plus de civils candides et ingénus là-dedans.

- D'accord, dit Norris d'un ton pensif, admettons que nous la sortions de là. Assurer sa sécurité une fois dans la nature ne sera pas facile, mais imaginons qu'on y arrive. Le père doit dégager avec elle, naturellement.

Mais il me faut quelque chose en retour.

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L'enjeu est de taille. Le tissu social de mon pays est en cause. Des vies sont menacées. Il n'est pas question de laisser la coalition des gangs s'incruster comme elle le veut. que m'offrez-vous en échange, Emile ? ª

Cinq-Mars se frotta le menton, comme si c'était la première fois qu'il réfléchissait au parti à prendre. Il se remémora ses propres règles. Ne jamais laisser la partie adverse croire que l'on est prêt à céder à vil prix. ´ Monsieur Norris, je suis disposé à vous présenter à quelqu'un qui est déjà à l'intérieur de l'organisation. ª

Norris fit de la tête un signe de dénégation vigoureux pour signifier que la proposition ne présentait qu'un intérêt minime. ´ J'ai vérifié, Emile.

Ma protégée n'a parlé de genou varus qu'à une personne, une seule. Ce qui me donne le nom de votre contact. Je suis impressionné. L'avocat des Hell's Angels, voilà du bon travail. Mettez-vous un peu à ma place. L'ennui, maintenant que je sais que c'est lui, c'est que je n'ai plus besoin de passer par vous, n'est-ce pas ? ª Cinq-Mars leva la main droite, agita doucement l'index en l'air, un geste destiné à signifier que l'attitude de Norris ne le surprenait nullement. S'attendant à sa réaction, il l'avait délibérément entraîné sur cette voie. Il avait prévu que Gitteridge ne suffirait pas - l'avocat présentait des inconvénients. ´ Vous avez besoin de moi pour entrer en relation avec lui, monsieur Norris. Vous n'avez pas affaire à un citoyen soucieux du bien public. Il est à peu près aussi asocial que le reste de la bande, sauf que chez lui la peur est une motivation. Il est craintif comme un lapin. Je peux faire pression sur lui, pas vous. Je le tiens au bout de la corde pour le meurtre de Wal-ter Kaplonski, de sorte que si vous jouez au plus fin avec moi, je le retire de la circulation et vous êtes refait. Vous avez besoin de moi, monsieur Norris, vous avez besoin d'un contact comme le mien qui connaît de l'intérieur le fonctionnement de l'organisation. ª

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Assis dans la voiture, Norris n'avait pas beaucoup de marge de manouvre, peu d'endroits o˘ poser les yeux sans se trahir. Il regarda momentanément par sa fenêtre latérale jusqu'au moment o˘ il s'aperçut que Cinq-Mars s'était penché pour observer son reflet dans la vitre. Jetant un coup d'oil dans le rétroviseur, il perçut le regard de Mathers dans la voiture derrière.

´ Le problème, Emile, c'est que c'est Gitteridge qui a introduit mon agent chez les Angels. Il l'a patronné, pour ainsi dire. quand Hagop a été

démasqué, quand on l'a tué, on a tout de suite pensé que c'était Kaplonski qui l'avait introduit dans le gang. Je regrette de le dire, mais Gitteridge est peut-être dans le collimateur. Je ne voudrais pas troquer un app‚t vivant contre un mort. ª

Cinq-Mars, tout à coup véhément, commença à se balancer sur son siège au rythme de ses paroles. Íls ont éliminé Kaplonski parce qu'il était devenu dangereux, un maillon faible. Nous avions fait une descente dans son garage, nous avions fait le rapprochement entre son business et le cargo russe - il ne leur était plus d'aucune utilité. Pire encore, il était devenu encombrant. Nous le tenions par les couilles. Ils l'ont éliminé

parce qu'ils ne lui faisaient plus confiance. Les Angels ne savaient pas trop s'il avait introduit Artinian par bêtise ou s'il savait déjà que celui-ci était un agent secret. Ils ignoraient aussi comment il réagirait si nous lui réservions une couchette en taule. Kaplonski vivait trop bien pour savoir tirer profit d'une épreuve. Ils ont pu se servir de lui pour faire un exemple, il n'était plus bon qu'à ça. quant à Gitteridge, il a subi son initiation, il a buté quelqu'un, je ne le contrôle absolument pas.

En plus, un avocat de ce calibre n'est pas aussi facile à remplacer qu'un stupide voleur de voitures. ª

Norris se déplaça sur son siège afin de regarder Cinq-Mars bien dans les yeux. ´ Disons que j'accepte Gitteridge. Si vous le rel‚chez alors qu'il a liquidé Kaplonski, vous êtes obligé d'en faire autant pour 509

moi à supposer que j'aie plastiqué le banquier, Tur-ner. Vous ne pouvez pas nie coller ça sur le dos, nous le savons tous les deux, mais ça ne me sourit guère d'être harcelé par l'éminent Cinq-Mars.

- Je peux en effet passer l'éponge là-dessus, reconnut Cinq-Mars qui n'était cependant pas disposé à ne rien recevoir en retour. Mais vous me tiendrez informé de votre adresse tant que vous serez dans ce pays. Peu importe la ville - dans le pays. Si vous me faites faux bond, je vous retrouverai pour voir ce qui se trame. Si on vous trouve ici sans que vous ayez signalé votre présence, vous aurez affaire à moi.

- Ce qui nous amène à une autre question. ª II consulta sa montre pour la quatrième fois depuis qu'ils étaient ensemble dans la voiture. Cinq-Mars avait fait le compte.

´ Laquelle ?

- Cette opération demeure clandestine. Pas de rumeurs. Pas de médias. Pas d'allusion à la CIA au quartier général de la police. ª Noms abordait ce qui lui tenait le plus à cour - silence médiatique, silence tout court -

comme si cela allait de soi.

´ Je ne fais pas de miracles. Je me débrouillerai. Monsieur Noms, nous topons là ? ª

Selwyn Norris n'était pas assez fou pour échanger une poignée de main précipitée avec cet homme. ´ Pas encore, répondit Norris, qui cherchait à

reprendre l'avantage. quelque chose m'ennuie avec Gitteridge. Ce que vous avez dit est hautement hypothétique. quand la femme qui est infiltrée chez les Angels leur sera enlevée, Gitteridge risque de devenir leur cible, quoi que vous disiez. Leurs actes ne sont pas toujours dictés par la logique. Le Tsar est ici pour instaurer un régime dans lequel quiconque compromet leur situation meurt. Pas de pitié. C'est lui qui fait la loi sur le terrain. Je ne vois pas pourquoi il dérogerait à ses principes pour Gitteridge. Au contraire. Gitteridge peut faire des ravages. Il n'y a pas de raison que le Tsar le ménage. ª

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Cinq-Mars frappa du poing dans sa paume ouverte et haussa le ton. Norris connaissait le surnom du Russe, le Tsar. Ce qui signifiait que son centre nerveux avait eu accès à des informations chez les Car-cajous. ´ Faute de mieux, comprenez au moins ceci. Votre jeune femme est en danger. Cette erreur, ce genou varus, l'a mise dans une situation délicate. Vous ne négociez pas en position de force, monsieur.

- On est en train de l'initier au moment o˘ nous parlons. Si elle passe l'épreuve avec succès, elle fait partie du gang. Je veux croire que votre informateur infiltré chez les Angels ne la dénoncera pas. ª

Cinq-Mars s'effraya soudain à l'idée des risques que cette femme encourait en se soumettant à cette initiation. Il hésita. Même dans la négociation la plus lucide et la plus habile, il pouvait survenir des circonstances o˘ des mesures extrêmes s'imposaient. ´ Monsieur Norris, vous attendez que j'abatte ma dernière carte ? Un de nos officiers supérieurs est négociable.

Si Gitteridge saute, cet officier est à vous. Exploitez-le comme un agent double. Il n'aura pas le choix. Il marche au doigt et à l'oil.

- Lapierre ne m'intéresse pas, Emile. Il est à côté de ses pompes. C'est un pauvre type. ª

Norris connaissait André. Par Artinian ? Ún haut gradé. Fossilisé.

Décrédibilisé et compromis. ª

Ce portrait alluma une lueur d'intérêt dans le regard de Norris. ´ Dans ce cas, c'est presque marché conclu. Juste un détail.

- Comment ça ?

- Je veux que ce haut gradé soit inclus dans le marché avec Gitteridge ou, le cas échéant, sans lui. Je ne le veux pas uniquement si Gitteridge décroche. ª Norris tendit la main. Il avait reçu plus qu'il n'espérait, plus, estima-t-il, que Cinq-Mars n'avait l'intention de l‚cher.

L'essentiel pour lui dans cette négociation, était d'obtenir l'impunité, pour lui, mais plus important encore, pour son organisation, dont il n'était pas question qu'elle soit démasquée par les autorités ou par leurs ennemis mutuels.

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Cinq-Mars jugea la paume qui lui était offerte. ´ Pourquoi le temps presse-t-il, monsieur Norris ? ª Lui aussi avait un besoin pressant. Il devait sauver un officier de police d'un plastiquage.

Ć'est en train de se passer, Emile. Elle s'appelle Julia. Elle pose sa bombe aujourd'hui. Topons là et essayons de la libérer.

- Le plastiquage du flic ? ª Noms acquiesça.

Ó˘ ? qui ? Vous pouvez me le dire maintenant.

- Topons là, Emile.

- Je peux vous donner le Tsar. ª

La nouvelle prit Selwyn Norris par surprise.

Ćomment ?

- Il a subi une opération cardiaque. Il a choisi de se faire opérer de ce côté-ci de l'Atlantique. Aux States - votre territoire natal. Je peux vous donner l'heure et le lieu de son prochain rendez-vous. On a retrouvé sa trace gr‚ce à l'étoile tatouée sur sa poitrine. «a ne pouvait échapper à

aucun chirurgien

cardiaque.

- C'est comme si c'était fait, Emile.

- N'oubliez pas que tous les coups de fil que vous passez risquent d'alerter le camp adverse. Commencez par les chirurgiens les plus connus d'Amérique. «a vous mettra rapidement sur la piste.

- Vous êtes bien s˚r de savoir ce que vous faites ? ª demanda Norris, qui rejeta aussitôt brusquement la tête en arrière, ayant soudain compris. ´

Bien s˚r que vous le savez. Merde, quel monde, Emile. ª

Cinq-Mars venait de livrer une information qui pouvait conduire à un assassinat. Pas d'arrestation. Pas de procès. Pas d'inculpation. Pas d'Etat de droit. Une simple exécution.

´ Vous n'avez pas monnayé cette information, Emile, lui rappela Norris d'un ton dans lequel pointaient également le scepticisme et la stupéfaction.

- C'est en dehors de ma juridiction, lui fit remarquer Cinq-Mars. Je ne vais quand même pas pleurer

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parce qu'un criminel quitte pour de bon le territoire o˘ je l'exerce, n'est-ce pas ? Il y a des flics qui verraient la chose autrement.

Aujourd'hui, je veux simplement qu'il disparaisse.

- Ah. ª Norris comprit. ´ Vous en retirez quelque chose.

- quoi par exemple ?

- S'il disparaît, Julia a une chance de rester en vie. ª Norris était toujours convaincu que Cinq-Mars voulait non seulement secourir Julia mais aussi la rendre à une vie normale, sans trop savoir comment il y arriverait.

´ Je dirais que c'est la meilleure chance qu'elle ait ª, reconnut Cinq-Mars. Il lui fallait garder ses distances avec quelqu'un comme Selwyn Norris qui ne retirerait jamais un agent d'une mission si cela devait compromettre l'opération. Lui, en revanche, le ferait si cela pouvait sauver un innocent. Il devait s'en tenir à une ligne claire sur ce point.

Opérer une arrestation était le cadet de ses soucis. Ce qu'il voulait, c'était que Julia soit dans une position désespérée pour la sauver, convaincu que ce serait un hommage à la vie et à la mort lamentable de Hagop Artinian. ´ Dites-moi - qui, o˘, quand ?

- C'est approximatif. quand ? Un peu après deux heures, à la fin de la partie. La bombe sera installée avant. O˘ ? Un club sportif privé dans un quartier cossu, tout à côté d'un carrefour animé, avec un parc de stationnement rempli de voitures. Mes gens optent en priorité pour le Montréal Badminton and Squash Club. C'est à la lisière de Westmount -

Emile ? ª L'inspecteur était p‚le, abattu.

´ Tremblay, affirma-t-il, subitement envahi par la peur.

- Pourquoi lui ?

- Il est en train de modifier nos programmes informatiques pour empêcher les Angels de les pirater, ce qui leur retire un atout important.

- Allez, Emile. Il reste cinquante minutes d'ici la 513

mise à feu. Scellons d'abord notre marché d'une poignée de main. ª

Cinq-Mars hésita. Il avait ce pour quoi il était venu. Il avait négocié ce qu'il jugeait négociable, tout en regrettant d'avoir parlé de Beaubien.

Celui-ci n'allait pas vivre désormais une vie de tout repos. Il aurait peut-être d˚ lui conseiller de prendre une retraite anticipée, de se mettre de lui-même au vert. Il avait Julia, il avait Lapierre, et le Russe allait être effacé, comme on disait dans le jargon d'un autre métier. Tout cela était pourtant loin d'être très limpide. Il sacrifiait Gitteridge à Noms, il le livrait peut-être à la mort. Il devait renoncer à son désir initial de liquider Norris. Il avait voulu coincer celui qui avait acculé Hagop Artinian à la mort. Il n'avait pas assez d'éléments pour l'arrêter. Il pourrait au moins amputer son réseau ou le chasser de la ville. Mais il tenait surtout à savoir Julia en vie et Rémi Tremblay sain et sauf. Dans l'ensemble, ce marché était un pacte avec le diable qui lui donnait plutôt la conscience tranquille. Pour commencer, il ne savait pas avec certitude qui jouait le rôle du diable et de la dupe dans cette affaire. Il savait qu'il n'était pas blanc comme neige. Il respira profondément. Il avait communiqué une information dont il savait parfaitement qu'elle aboutirait sans doute à un assassinat. Non certes, il n'était pas blanc. Áutre chose, ajouta-t-il.

- Vous ne renoncez donc jamais ?

- Ce n'est pas pour moi. Il est possible que des informations sur votre voiture aient filtré dans l'autre camp. Prenez des précautions.

- Noté ª, dit Norris. Il avait le regard sérieux.

´ Merci. ª

Lorsque la portière fut ouverte et qu'il eut un pied sur la chaussée verglacée, Cinq-Mars tendit respectueusement la main. Il serra celle de Norris avec toute la solennité que méritait, il le savait, leur engagement réciproque.

´ Bonne chance ! ª cria Norris, mais le sergent-514

détective Emile Cinq-Mars avait déjà claqué la portière derrière lui.

Il revint vers la voiture de patrouille, y monta et ordonna à Mathers : ´

Trouve-moi un vrai téléphone ! Je n'ai pas confiance en ces maudits jouets ni aux radios ! ª

Julia Murdick rangea les b‚tons de dynamite dans une sacoche d'ordinateur portable.

Ils se garèrent devant un tracteur de remorque dans l'avenue Atwater, tournés vers le haut de cette artère en pente. Julia se trouvait au-dessus de sa destination, qui était partiellement visible.

Etant descendue de voiture avec des précautions infinies, elle se déplaça dans un extraordinaire mouvement au ralenti, posant ses deux pieds sur le trottoir et fermant la portière de sa main libre tout en se redressant.

Elle se méfiait de son corps, craignait de perdre pied, de secouer l'explosif.

Avec ce fardeau, le court trajet vers le bas de la rue, de la voiture jusqu'au cercle sportif, était semé d'emb˚ches. On avait répandu des couches de sable et de sel sur le verglas mais il restait des zones glissantes et elle écarta les bras pour garder son équilibre. L'allée carrossable qui rejoignait le trottoir juste au-dessus des b‚timents du club de badminton était en terrain plat et elle s'y engagea avec soulagement. Elle aperçut les voituriers. Elle s'était vaguement attendue à

voir des hommes jeunes et elle fut frappée de constater que ceux-là étaient plus ‚gés. Pendant une fraction de seconde, elle crut que l'un d'entre eux lui avait adressé un regard, un hochement de tête, une sorte de signe de reconnaissance. Etait-ce possible ? L'endroit était-il tenu par des gens de Norris ?

Enhardie, elle avisa la voiture bleue qu'on lui avait dit de chercher.

C'était l'une des plus grosses voitures, et il n'y en avait que quelques-unes de cette couleur. Elle marcha jusqu'à l'extrémité du muret 515

recouvert de neige qui séparait l'allée carrossable du parc de stationnement et s'y assit quelques instants comme si elle songeait à une affaire peu pressante. Les voituriers regardaient partout. En un clin d'oil, Julia se laissa glisser au bas du mur, tomba dans la neige et se courba en se cachant derrière des voitures

en stationnement.

Elle eut soudain du mal à respirer. Il fallait qu'elle se calme, qu'elle cesse de faire autant de bruit. Elle n'y arrivait pas. Sa respiration était incontrôlable et saccadée, elle crut qu'elle allait s'évanouir.

qu'arriverait-il si elle perdait connaissance ? Puis ensuite ? Ensuite Jean-Guy la ferait sauter et Cari Bantry - le bon Arthur, le pauvre Arthur Davidson - mourrait lui aussi. C'était pour cette raison qu'il était venu avec eux en voiture. Comme assurance sur la vie. Si elle se débarrassait de la bombe et s'enfuyait en courant, ils le tueraient.

A moins qu'ils n'aient l'intention de la faire sauter puis d'abattre Arthur et de jeter son corps au bord de la route. Cette pensée lui serra le cour.

Jean-Guy avait un détonateur à distance. Il n'avait qu'à appuyer sur le bouton. Norris ne pourrait rien faire pour l'en empêcher. Selwyn ?

Elle se déplaça entre le muret et la rangée de voitures garées au fond du parking, ce qui n'était pas facile dans la neige recouverte d'une cro˚te dure et les flaques gelées. Elle glissa tout à coup en poussant un petit cri mais, cette fois, resta calme, retint son souffle et attendit. Pour autant qu'elle p˚t en juger, on n'avait pas détecté sa présence. Elle longea une rangée de voitures et, accroupie, arriva à la hauteur du côté

passager de la Ford Crown Victoria dont elle fit le tour par l'arrière.

Elle vérifia la plaque d'immatriculation. C'était bien celle-là. L'espace entre le pare-chocs de la Ford et la voiture garée derrière était trop étroit pour qu'elle puisse passer. Elle ne pouvait se relever sans être repérée. Elle choisit de s'aplatir par terre et de se glisser entre les deux véhicules en rampant. Avec mille précautions, elle poussa 516

le sac contenant la bombe devant elle et, sentant vrombir sous son ventre la ville, la circulation des bus et des camions, le vieux tremblement volcanique de la montagne de nouveau explosif sous ses doigts, elle se faufila de l'autre côté.

En revenant trop tôt à la position accroupie, elle se cogna la tête contre un pot d'échappement. Le choc fut douloureux.

Si tu dois le faire, Jean-Guy, fais-le maintenant. Elle pensa avoir fait trop de bruit.

Le problème suivant lui apparut aussitôt. Il y avait très peu d'espace entre la Ford et la voiture garée à côté d'elle. Il n'y avait pas beaucoup de mouvements de voitures dans ce parc de stationnement. Lorsqu'ils auraient fini de jouer leur partie d'après-déjeuner, les joueurs allaient sortir presque simultanément et attendre qu'on leur amène la leur. En attendant, le parking était complet. Elle se demanda si elle réussirait à

entrouvrir suffisamment la portière du côté conducteur pour y fourrer la bombe, qui était environ de la taille d'un ordinateur portable, un peu plus épaisse seulement.

Il y avait à peine assez d'espace pour elle entre les deux voitures. Elle dut s'étendre sur le côté et se coller contre le sol, à l'endroit o˘ les carrosseries étaient plus étroites. Elle déplaça devant elle la bombe dont le sac commençait à être taché. Elle aurait voulu ne s'être jamais embarquée dans cette histoire. Elle aurait voulu se sauver, sauver Arthur et ne plus être mêlée à tout cela. Elle aurait voulu revenir en arrière dans le temps et que tout f˚t différent. Selwyn. Le grand bond en arrière dont tu parlais. Arrivée à la portière avant, elle leva le bras et tira sur la poignée. La portière s'ouvrit et le carillon se déclencha. Elle ne pouvait pas tendre le bras à l'intérieur pour retirer la clé de contact.

Rien à faire. C'était absolument impossible. Il n'y avait plus qu'à espérer que le bruit de la circulation, dont le grondement incessant semblait pour l'instant suffisant, couvrirait celui du carillon. Le crime organisé, mon oil ! C'est ça que

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vous appelez un coup bien monté ? Ce n'est pas Selwyn Norris qui aurait conçu un plan aussi nul. Elle se reprit aussitôt : c'était à cause de lui qu'elle s'était mise dans cette panade.

Lorsqu'elle eut réussi à ouvrir la portière aussi grande que possible, elle y passa un bras mais ne put le tendre que dans un sens, vers l'arrière.

Elle ne pourrait jamais atteindre la banquette avant avec la bombe puis ramener ensuite celle-ci en dessous et, comme on le lui avait appris, l'installer en actionnant le levier. C'était embêtant. Le Tsar et les Angels n'appréciaient guère l'échec. Sauf que Norris était au courant de l'attentat. Il représentait désormais sa seule planche de salut. Elle devait aller jusqu'au bout en espérant qu'il avait prévu une parade contre les Angels. Il fallait qu'elle trouve un moyen de poser cette sacrée bombe sans se tuer pendant l'opération. Elle la retira doucement du sac et la posa par terre. Poussée par le vent, la portière se referma sur elle et elle se servit de sa nuque pour la tenir entrouverte. Elle s'appuya sur un coude et essaya de poser la charge sous la banquette. Rien à faire. Elle pouvait tout au plus espérer la coincer sous le siège par le côté.

Elle essaya. Elle essaya de faire entrer de force la bombe dans l'interstice latéral mais en vain. La charge était trop grosse, il aurait fallu la plier en deux pour la faire passer mais son étui était trop rigide. Le satané carillon de la portière ouverte continuait de résonner, ce qui la mit en rage. Haletante, elle retira complètement la bombe de la voiture et la

posa sur le sol.

Il fallait qu'elle y arrive. Il fallait qu'elle réussisse. Il fallait qu'elle trouve une solution.

Et si elle descendait une vitre, y passait le bras et introduisait la bombe de cette manière, en courant le risque d'être repérée ?

Non, non, il fallait faire les choses correctement. Elle trouverait bien un moyen de s'y prendre comme il fallait.

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Julia, bien que toujours accroupie, se redressa, le corps pris en étau entre les deux voitures. En tenant la bombe latéralement, elle parviendrait peut-être à la rigueur à la glisser en coin sur la banquette. Si seulement elle pouvait la laisser là. Ah si seulement la victime pouvait récupérer sa voiture et lui rendre le service de s'asseoir sur la bombe sans s'apercevoir de sa présence. Changeant de position, de manière à pouvoir refermer sa main droite sur l'étui, elle le dirigea latéralement entre le siège et la portière vers l'espace arrière entre les banquettes. Elle y parvint mais ne put maintenir sa prise et la bombe tomba sur le plancher de la voiture.

Elle suffoquait.

Haletante, elle attendit, comme si la chute de la bombe pouvait entraîner une réaction à retardement, comme si la dynamite dormait et, se réveillant, allait b‚iller avant d'exploser. Le vacarme de la circulation lui emplissait les oreilles, elle entendait un concert de klaxons, le son grêle du carillon de la portière s'égrenait inlassablement, mais le monde était tranquille, comme assoupi, en paix.

Un coup de klaxon la fit brusquement sursauter.

Maudit.

Furieuse, elle tendit de nouveau le bras à l'intérieur de la voiture et s'aperçut que la bombe était tombée sur une extrémité, en position délicate. Elle glissa en la tortillant une main sur le plancher arrière jusqu'à ce que sa paume rencontre l'étui de la bombe, réussit à introduire aussi son autre main, plus haut, et coucha la charge à plat. Doucement doucement. Bien que sa prise f˚t mal assurée, elle parvint petit à petit à

la déplacer vers l'avant en la dirigeant lentement sous la banquette avant.

Elle ne s'aida que du bout des doigts.

L'avant arrondi de l'étui bascula dans une dénivellation du plancher. Puis l'arrière de la bombe passa par-dessus la protubérance et se logea sous la banquette. Elle faillit pousser un hurlement de joie. Voilà de la belle ouvrage, ma fille !

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II restait à Julia à tendre le bras à l'intérieur et, en lui imprimant une torsion, à manipuler à t‚tons le levier de mise en place. Elle s'efforça d'en redresser le bras. Le crétin qui avait fabriqué la bombe ne l'avait pas fait assez long ! Le bras du mécanisme était bien droit mais il ne touchait pas la banquette,

trop élevée.

Entendant un bus qui remontait l'avenue Atwater, Julia ferma la portière d'un coup d'épaule.

Elle resta quelques instants immobile, comme paralysée. Il ne lui restait qu'à croiser les doigts. Une fois installée, la bombe allait-elle exploser ? A quel moment Noms allait-il intervenir ? S'attendait-il à ce qu'elle aille jusqu'à plastiquer un policier dans sa voiture ? Ou n'était-ce qu'une pièce du puzzle, un élément de son déguisement ? Ou était-il, à

l'instar des Angels, quelqu'un que rien n'arrêtait ? Ses appréhensions furent interrompues par une brusque et brève crise de larmes qu'elle essuya aussitôt sur ses joues refroidies par le vent. Il fallait bouger. Fuir.

Continuer à jouer le jeu jusqu'au bout.

Elle ramassa la sacoche vide et fit demi-tour. Elle emprunta le même chemin qu'à l'aller en se glissant sous le pare-chocs arrière pour se dégager et en marchant accroupie. Elle trottina au ras du sol le long de la rangée de voitures et atteignit le muret. On n'avait pas donné l'alarme. On ne l'avait pas interpellée. Elle releva lentement la tête en regardant à

travers les vitres d'une Mercedes. Elle aperçut l'un des voituriers qui faisait négligemment les cent pas, les yeux baissés. L'autre était invisible. Sautant sur la pointe des pieds, elle se hissa d'un bond en se laissant retomber sur le muret de pierre dont les deux côtés étaient de hauteur inégale. Elle opéra un rétablissement, se releva et commença à

s'éloigner. Sa mission touchait à son terme.

Elle remonta l'avenue en pente jusqu'à la Cadillac, ouvrit la portière arrière et y monta.

´ «a y est ? demanda Jean-Guy, assis au volant. - «a y est.

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- Pas de problèmes ?

- J'ai eu des tas de problèmes ! Tu plaisantes ou quoi ? Je n'arrivais pas à ouvrir la portière, ton fichu levier est trop court. J'ai eu des tas de problèmes. Christ ! Cette saloperie m'a échappé des mains, j'ai cru mourir.

ª

Jean-Guy gloussait dans sa barbe. Śi elle t'avait échappé des mains et s'était déclenchée, tu ne l'aurais jamais su.

- Ouais, ouais. ª

A l'arrière de la voiture, Arthur tendit la main vers celle de Julia qui la lui donna. Ils restèrent assis à regarder devant eux, à attendre, à

s'interroger. Jean-Guy se retourna et leur sourit.

Ć'est la partie de l'opération que je préfère, dit-il. Attendre la détonation. ª

Julia resta impassible. Dans son for intérieur, elle était hystérique. Le sang battait à ses tempes. Il faisait froid dans la voiture dont le moteur était arrêté et pourtant elle transpirait. Elle ôta son chapeau en laine.

Elle fit passer son anxiété en s'ébouriffant les cheveux puis en les tapotant pour redonner à sa coiffure sa forme initiale. Elle attendit.

ÍI fait beau, dit Arthur pour dire quelque chose.

- S'il y a une chose dont je ne parle jamais, dit Jean-Guy, c'est du temps qu'il fait.

- Je vous prierais de ne pas vous adresser à mon père sur ce ton. Il est fragile. ª Elle devait continuer de sauver les apparences.

Se retournant à demi sur son siège, Jean-Guy lui adressa un grand sourire.

´ J'aime le moment qui précède l'explosion ª, répéta-t-il.

C'est alors que Julia comprit que c'était un tueur psychopathe. Son allure détachée, son caractère revêche, lui avaient dissimulé jusque-là ce fanatisme meurtrier. Elle ne conservait plus aucune illusion désormais.

Elle était assise dans une voiture en compagnie d'un homme qui prenait à

cour son métier, lequel consistait à infliger la mort, une mort horrible 521

et expéditive. Elle était sa complice. Pire. Son apprenti sorcier. Il était son mauvais génie. Íls sortent ª, constata Jean-Guy. En contrebas, les membres du club sportif apparaissaient un à un et se tenaient près de l'entrée. Plusieurs d'entre eux allaient devoir attendre la sortie d'autres membres du club dont les voitures devaient d'abord s'en aller pour libérer les leurs.

´ Bon Dieu ! Tu ne m'avais pas laissé beaucoup de temps. J'aurais pu me faire prendre. - Tu vois la voiture ? ª

Julia se retourna pour regarder en direction du club, d'abord à gauche et à

droite, puis à travers la lunette arrière. L'avenue Atwater, dont le tronçon inférieur était divisé par un terre-plein, s'incurvait à plusieurs reprises au flanc de la montagne. La circulation arrivait par vagues successives en fonction des feux situés au bas de la montée. Elle ne vit rien de particulier dans le parc de stationnement.

Ńon, répondit-elle. Peut-être quand il fera marche arrière.

- Continue à regarder.

- Belle journée, murmura Arthur.

- Heather, prends ça. ª Elle se retourna.

Il lui tendit le détonateur à distance.

L'instrument du crime.

Regardant de nouveau par la lunette, elle scruta la rue à la recherche d'un signe de Norris. Le temps était sinistre, gris. Les conducteurs avaient commencé à monter dans leur voiture et deux ou trois s'étaient déjà engagés dans la rue. La Ford Crown Victoria n'avait toujours pas bougé. De nouveaux membres du club étaient sortis et attendaient sous le dais de reprendre possession de leurs véhicules qui faisaient marche arrière. Huit voitures partirent.

Douze.

La Ford Crown Victoria bleue apparut soudain.

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Jean-Guy la vit se déplacer dans son rétroviseur extérieur. ´ La voilà ª, dit-il.

Julia ne la quittait pas des yeux.

Elle vit le conducteur donner un pourboire au voi-turier et relever son pardessus au-dessus de ses genoux comme une femme sa robe et se glisser derrière le volant. Trois autres hommes s'approchèrent de la voiture dans laquelle chacun monta par une portière différente. ´ Jean-Guy !

- Merde,

- Ils sont quatre dans la voiture !

- Probablement des flics. On va tous les faire sauter.

- Jean-Guy ! On ne peut pas liquider quatre types !

- Peut-être ben que oui, peut-être ben que non, dit-il d'un ton doctoral.

- Tu n'as pas reçu d'ordres en ce sens ! ª Elle devait penser vite, penser juste. Jean-Guy était en position délicate. Il devait prendre une décision dont le résultat serait de toute manière autre que celui escompté par ses chefs. Tuer quatre hommes au lieu d'un seul, ou renoncer à une mission alors qu'une bombe était déjà posée ?

´ La voiture est sur le point d'exploser. Il suffit qu'elle heurte une fondrière pour sauter. Il y a un sacré paquet de gens qui risquent d'y laisser leur peau.

- Jean-Guy ! Tu ne peux quand même pas déclencher une guerre de ton propre chef ! Nous ne pouvons pas liquider quatre types. Tes bombes ne partent pas toutes seules.

- Elles le peuvent, rétorqua-t-il avec un haussement d'épaules.

- Alors, on s'en va maintenant ? demanda Arthur pour compliquer les choses à tout le monde.

- Tu lui fermes son clapet, suggéra Jean-Guy. Faut que je réfléchisse. ª

C'était ce qu'Arthur ne voulait justement pas. ÍI fait beau, dit-il. Moi, je vais faire un tour.

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- Papa !

- Arrête-le.

- Papa !

- Il fait beau. ª

En contrebas, la Ford Crown Victoria se mêla à la circulation et se dirigea vers eux.

Jean-Guy démarra et fit demi-tour dans l'avenue Atwater en braquant le volant. ´ Tiens-le ! ª ordonna-t-il. Julia s'agrippa à son prétendu père sans trop savoir que faire, le garder avec elle ou le laisser partir.

S'il s'enfuyait, elle pourrait se lancer à sa poursuite. Mais Jean-Guy tirerait s˚rement sur eux ou quelque chose du genre. Ou peut-être n'oserait-il pas, avec tous ces flics dans les parages. Elle était embarrassée, ne sachant trop quelle attitude adopter, mais Jean-Guy tendit le bras vers l'arrière de la voiture pour l'aider à maîtriser son père, ce qui mit fin momentanément à ses tergiversations.

´ Jean-Guy, quatre types ! ª Elle était aux abois à présent. ´ Tu ne vas quand même pas liquider quatre

types !

- Tu vas voir. Appuie sur le bouton, Heather.

Maintenant ! ª

C'est elle qui tenait le détonateur à distance. Elle regarda Arthur Davidson qui cessa alors de jouer son personnage. Ńon ª, dit-il, et il tendit la main pour le lui enlever. Jean-Guy fit faire un demi-cercle à la voiture et freina sec pour bloquer le milieu de la voie dans laquelle ils roulaient. Ses deux passagers furent précipités en travers de leur banquette et Julia s'aperçut qu'il tenait un autre détonateur à distance.

Il en avait emporté un de rechange, au cas o˘ l'autre ne marcherait pas.

Elle essaya de le lui ôter des mains. Il appuya sur le bouton.

Ce ne fut pas la voiture qui explosa, mais le tracteur de remorque garé au bord de l'avenue qui fut soulevé au-dessus de la chaussée. L'explosion ébranla la rue. Elle ébranla aussi l'esprit de Julia qui eut le cour battant et le souffle coupé. La Ford Crown Victoria qui passait à la hauteur du tracteur

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fut projetée en l'air par l'arrière, bascula sur la calandre en tremblant de part en part, puis retombant sur les quatre roues, les pneus éclatés, les vitres en miettes, elle alla rebondir contre le terre-plein.

´ Donne-moi ça ! ª ordonna Jean-Guy dans un rictus et il arracha le détonateur des mains de Julia. Il appuya sur le bouton. Elle regarda. La voiture n'explosa pas. ´ Tu ne l'as pas posée ! Tu ne l'as pas posée ! ª II hurlait.

Elle s'entendit répondre : Śi. Je l'ai posée. ª

II la frappa au visage avec le détonateur. Elle retomba en arrière et Arthur voulut s'interposer, ce qui lui valut un coup de poing de Jean-Guy qui braqua son pistolet sur eux.

´ Je l'ai posée ª, répéta-t-elle tranquillement, d'une voix ferme mais cassée.

Des débris qui retombaient heurtèrent violemment le toit de la voiture.

Jean-Guy appuya à fond sur l'accélérateur et fonça vers le haut de l'avenue dans un crissement de pneus. Ils virent les membres d'un commando spécial, reconnaissables à leurs gilets pare-balles et à leurs fusils, descendre en courant depuis leur barrage disposé plus haut dans l'avenue, et Jean-Guy coupa à gauche dans une petite rue, pour s'apercevoir quelques secondes plus tard que c'était un cul-de-sac.

´ Descendez ! ª

Julia pouvait à peine bouger. Elle ne sentait plus ses jambes. Elle était recroquevillée sur elle-même, incapable de penser.

Śortez de là ! ª

Elle obéit, vaguement consciente de la main d'Arthur qui la soutenait.

Levant les yeux, elle vit des étudiants qui, tels des êtres angéliques, montaient et descendaient l'escalier menant au campus le long d'une pente abrupte, sachant qu'elle aurait d˚ être des leurs. Mais non, il n'en était rien.

Jean-Guy braqua à nouveau son pistolet sur elle.

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´ J'ai posé la bombe, soutint Julia à travers un brouillard. Je l'ai posée.

- qui a le plus à dire ? demanda Jean-Guy qui répondit aussitôt à sa propre question. L'informaticien de mes deux. Lui, je le ramènerai vivant. ª II braqua son pistolet entre les yeux de Julia.

Ńon ! ª dit Arthur. Il sauta entre l'arme et Julia. Jean-Guy tira et Arthur tomba, s'écroula, tandis que Julia hurlait en silence en regardant ses mains, le sang et la matière cervicale qui les avaient éclaboussées.

Jean-Guy la poussa dans l'escalier.

Ć'est rien, dit-il dans un rictus. Monte ! Allez, grimpe ! Allez !

Grouille ! ª

Les étudiants de l'université s'étaient aplatis dans l'escalier mais ils étaient trop nombreux pour que la police ose tirer. Jean-Guy et elle gravirent les marches. Elle perdit pied contre des étudiants qui poussèrent des cris, retrouva son équilibre. Elle courait éperdument et elle aurait couru ainsi jusqu'à ce que son cour et le soleil aient raison d'elle si, au sommet, Jean-Guy ne l'avait fait pivoter sur elle-même pour la remettre dans la bonne direction et l'entraîner sur un sentier qui descendait à

travers des arbres et des rochers, dans la neige, à travers un bois bien entretenu au bas duquel se dressaient des demeures luxueuses. Il l'entraîna sur l'allée de l'une d'elles en la poussant devant lui.

Julia essuya le sang et la matière cervicale sur son visage et regarda ses mains. Jean-Guy sonna à la porte.

Une femme ouvrit. Il braqua son pistolet sur elle, la main tendue devant le visage de Julia, le coude appuyé sur son épaule. Il eut la présence d'esprit de parler anglais - ces quartiers rupins étant habités par des anglophones. ´ Les clés de la voiture. Et que ça saute. ª Les clés n'étaient pas loin, suspendues à un petit crochet au-dessus d'une étagère près de la porte. Julia vit la femme blêmir et, en l'apercevant, porter une main à sa bouche comme si elle allait vomir.

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Jean-Guy la traîna dans l'allée carrossable et la fit monter de force dans la Jeep. Il démarra et s'éloigna. ´ Garde la tête baissée ou je te flingue.

ª Elle obtempéra. Elle se retint au siège, les genoux sur le plancher, la tête enfouie dans le tissu de son manteau. Du sang qui n'était pas le sien lui coulait sur le visage. Elle ne voulait pas rouvrir les yeux. Je vais mourir, se dit-elle. Je vais bientôt mourir. Arthur, Arthur, si tu savais comme je regrette. Arthur, papa ! ª

Etendu sur le dos dans la neige, il s'intima l'ordre de tenir bon. II ignorait la gravité de son état. Il remua les orteils. Il les sentait encore. ´ Vous m'entendez, monsieur ? ª II crut s'entendre répondre óui ª, ce qui signifiait qu'il n'avait pas perdu l'ouÔe et la parole, à moins de rêver. L'explosion avait projeté Cinq-Mars la tête la première hors de la voiture et il savait seulement dans son état semi-comateux qu'il pouvait encore remuer les orteils, et il ne s'en privait pas.

Il entendit des sirènes au loin. Elles venaient de deux directions, du haut et du bas de l'avenue. Il ne pouvait apercevoir que le ciel, quelques arbres dénudés, les étages supérieurs d'immeubles accrochés au flanc de la montagne, les bottes et le menton des policiers autour de lui. Certains d'entre eux se penchaient pour lui parler mais il aurait voulu qu'ils s'écartent, il essayait de parler à sa femme, à Sandra, s'efforçant de capter un message, et ils étaient dans son chemin. Il écouta les sirènes qui se rapprochaient, qui étaient à présent tout près de son oreille et dont on aurait dit qu'elles lui ordonnaient de tenir bon, tiens bon et remue les orteils.

Il était en train de dire à Sandra combien il l'aimait, et elle écoutait.

Émile. Emile. ª

Mathers était penché au-dessus de lui, le visage ensanglanté et amoché, un spectacle dont il se serait

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volontiers passé, un spectacle à faire pleurer. Mathers était lui-même en larmes. quelqu'un le tira à l'écart pour l'obliger à s'étendre dans la neige, de sorte qu'ils étaient à présent couchés côte à côte. Ils tournèrent le cou l'un vers l'autre - je peux tourner le cou - et se regardèrent tandis que les sirènes hurlaient de plus belle.

Ils étaient entourés de bottes, d'hommes armés. Il ferma les yeux.

Il se sentit tourner de l'oil. Il résista. Il écouta une sirène parmi d'autres au loin et se concentra sur ce gémissement lancinant, les yeux fermés et faisant abstraction du tumulte autour de lui. Il sentit qu'on étendait une couverture sur lui sans trop savoir s'il ne s'agissait pas d'un linceul, mais sans cesser de tendre l'oreille vers cette sirène qui venait dans sa direction, qui se rapprochait, et qu'il continua d'écouter même lorsqu'il sentit qu'on le soulevait. Une voix dit ensuite : Á

trois ! Un ! Deux ! Trois ! ª et on le hissa en l'air. Il ouvrit les yeux.

Des infirmiers et des flics le transportèrent dans une ambulance. Il éprouvait le besoin de suivre le son de ce hurlement de sirène. Elle ne venait pas pour lui mais il avait besoin d'en entendre la sonorité

puissante le pénétrer car, cette sirène, il avait le sentiment de pouvoir compter dessus, sans trop savoir pourquoi - parce qu'elle était réelle, parce qu'elle le gardait en vie. Émile. Emile ! ª On déposa Mathers près de lui. Émile. Pouvez-vous bouger les orteils ? ª lui demanda son coéquipier dans un murmure.

Respirer le faisait souffrir. Tourner la tête lui fit mal. Il regarda Bill tout ensanglanté. ´ J'ai rien à mes foutus orteils, dit-il. Mais j'ai perdu une chaussure.

Et toi ?

- Je vous ai marché dessus, n'est-ce pas ? demanda Mathers dans un chuchotement. N'est-ce

pas ?

- J'en sais trop rien ª, lui répondit Cinq-Mars à

mi-voix.

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II ferma les yeux. Il distingua clairement sa sirène. Une sirène d'ambulance. Elle était toute proche. Si proche que lorsque l'ambulance qui le transportait se mit en route vers le haut de l'avenue, elle la croisa.

Il l'entendit décroître et disparaître. Il sourit. Ses douleurs étaient plutôt agréables à supporter. Cela faisait du bien de souffrir. La souffrance avait du bon. La sirène de l'autre ambulance s'était tue et il put entendre Sandra lui dire : Moi aussi je t'aime, Emile, tiens bon.

Je tiendrai bon.

Puis la sirène de l'ambulance dans laquelle il était se mit à hurler.

20

Jeudi, 20 janvier, le soir

Le sergent-détective Emile Cinq-Mars entra dans le quartier de détention qu'il parcourut sur toute sa longueur pour examiner les prisonniers. Il avait l'oil droit tuméfié, mais ouvert, et le côté gauche du front enflé.

Un sparadrap recouvrait une commissure de sa lèvre inférieure et on lui en avait collé un autre sous l'oreille droite. II avait perdu des plaques de cheveux, ce qui rendait visibles les points de suture qu'il avait sur le cuir chevelu. Son poignet et sa main gauches, dont seuls les doigts sortaient de la gaze, étaient pansés. Il avait en outre une attitude, une expression, qui étouffaient toute velléité de contestation et les prisonniers le redoutaient instinctivement. Ils ne le connaissaient pas mais on sentait qu'il était prêt à en découdre.

Il revint à la grille d'entrée. Mathers était là, l'air encore plus amoché

que lui. Alain Deguire arriva en compagnie de trois gardiens du bloc. Śortez les prisonniers d'ici, dit Cinq-Mars aux gardiens.

- Nous pouvons emmener votre prisonnier dans une cellule individuelle et l'enchaîner ª, proposa l'un

des gardiens.

Cinq-Mars lui adressa un regard glacial. Le gardien se le tint pour dit. On lui obéissait désormais au doigt et à l'oil. Les prisonniers furent enchaînés

et conduits hors du quartier cellulaire en une seule file. Les autorités avaient le visage empreint d'une tension et d'une gravité qui n'incitèrent aucun des détenus à protester.

Les gardiens s'en allèrent et les inspecteurs s'approchèrent du seul prisonnier qui était resté derrière. Sa cellule était située dans le dernier tiers du quartier de détention. Les jeunes inspecteurs parcoururent une partie de cette distance, jusqu'à un point d'o˘ ils pouvaient voir le détenu, puis se tinrent en retrait. Cinq-Mars, debout devant les barreaux, baissa les yeux sur l'occupant de la cellule, qui n'avait pas bougé, qui était resté immobile sur sa couchette métallique, comme si la vie s'était retirée de lui. Il fumait une cigarette.

´ Je devrais m'inquiéter, dit André Lapierre sur le ton de quelqu'un qui sait de quoi il parle. quand un flic vide le quartier cellulaire, le pauvre abruti qui reste n'en sort généralement pas vivant.

- Ce sont des racontars.

- C'est la rumeur.

- Et tu la crois ? ª

Le regard de Lapierre se déplaça dans un nuage de fumée. ´ J'essaie de rester lucide. que t'est-il arrivé, Emile ?

- J'ai été pris dans la tourmente. André. Bill et moi avons été touchés par une explosion.

- Je suis navré de l'apprendre.

- C'est Rémi qu'ils voulaient. Il en a réchappé. Nous nous en sommes tous sortis vivants. ª

Lapierre fumait. Ón n'échappe généralement pas à la dynamite.

- Nous avions prévu l'attentat et désamorcé la bombe. Nous n'avions pas prévu qu'il pouvait y en avoir une seconde, c'est ce qui nous a mis dans le pétrin. Ils ont d˚ se méfier de leur artificier. Comme avec Lajeunesse quand on l'avait chargé de me liquider et derrière lequel on avait aussi posté un tireur d'élite en cas de pépin. Cette fois-ci, c'était une bombe d'appoint.

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- O˘ va le monde, hein, Emile ?

- Je pourrais peut-être te mettre à l'essai, André. Te donner un peu de laisse. ª

II exhala sa fumée, fit basculer ses pieds de la couchette sur le plancher et écrasa son mégot sous son talon. ´ Le temps a passé, Emile. Il est peut-

être trop

tard.

- C'est un risque à courir. ª

Cinq-Mars se tut et Lapierre prit peu à peu conscience de l'intention que recelait ce silence. ´ De quoi as-tu besoin ? demanda-t-il.

- Tu te souviens que je t'ai donné le registre du gardien de l'entrée du port. Avant de m'en faire un

double.

- Je m'en étais douté. C'était mon enquête,

Emile. Tu n'avais pas à intervenir.

- Ton nom n'apparaît nulle part, André. J'avais bien vérifié. Il fallait, pour mouiller Kaplonski, qu'il entre sur les quais par la grille principale et qu'il en ressorte de la même façon. C'est leur façon de procéder maintenant. Mais toi, tu y es entré et tu en es ressorti sans signer le registre. ª

Lapierre chercha ses cigarettes. Il acquiesça tout en en allumant une autre. Ć'est grand, le port. Il n'y a pas qu'une manière d'y entrer et d'en sortir.

- Tu en connais quelques-unes. ª

II haussa les épaules. Ćomme ça. Sans plus. Alors que veux-tu de moi ? ª

Cinq-Mars le dévisageait d'un oil froid à présent. Úne femme a disparu.

Elle a été vue pour la dernière fois en compagnie de l'artificier des Angels. Il a volé une voiture, l'a abandonnée, s'est fait conduire quelque part, j'imagine. On ne l'a aperçu dans aucune des planques des Angels autour de la ville.

- Ce ne sont pas les endroits o˘ se cacher qui manquent, Emile.

- Je veux que tu ailles jeter un oil sur le bateau pour moi, que tu montes à bord du cargo russe. ª

Lapierre bredouilla, secoua la tête, se passa la main dans les cheveux. ´

Tu ne demandes pas grand-

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chose, n'est-ce pas, Emile ? Depuis quand te dois-je un service ?

- Tu peux faire un essai. Faire quelques pas en liberté.

- Je suis cité à comparaître, Emile. L'affaire est désormais publique.

- Tu as tué pour eux. Ils savent que tu n'es pas en odeur de sainteté dans la police.

- Ils savent aussi que je suis dans une situation de nature à me faire subir des pressions. ª Lapierre se leva, fit quelques pas. De la fumée s'échappa de ses lèvres. ´ Tu veux que je monte à bord du bateau ? ª II voulait y voir clair. Ávec un micro ?

- Beaucoup trop risqué. Prends un téléphone portable. Trouve un moment tranquille pour rapporter ce que tu auras découvert. ª

Lapierre continuait d'aller et venir dans sa cellule. ´ Je peux y laisser ma peau, Emile.

- A toi de décider. Mais tu n'as peut-être pas envie non plus de finir ex-flic dans un quartier de détention de haute sécurité ?

- Espèce de salaud, s'indigna Lapierre. Tu es un beau saligaud. Tu sais ce que je risque ? Tu en as une idée ?

- C'est toi qui voulais t'encanailler. ª Lapierre essaya de se calmer mais ce ne fut pas

sans mal. Il était excité à la perspective d'être remis en liberté, mais terrifié par les conséquences. Il risquait d'y laisser la vie. ´ qui est la femme ? demanda-t-il.

- Tu la connais comme la fille du Banquier. Hea-ther Bantry. ª

Lapierre se figea et le regarda fixement, bouche bée. Ć'est ta taupe ?

D'abord tu envoies au charbon des gamins, et maintenant c'est des gamines ?

- C'est la CIA qui l'a infiltrée, André. Toi et moi. nous la sortons de là.

- Et je serai libre ?

- On atténuera les charges d'accusation.

- Emile, Christ !

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- Fais tes preuves et nous verrons.

- Bien s˚r. Je vois ça d'ici, Emile. Le ministère public fermera les yeux, mon avocat n'aura qu'à se tourner les pouces.

- André, lui rappela aimablement Cinq-Mars, toutes les pièces à conviction sont entre mes mains. Fais tes preuves et on verra.

- Tu me laisseras sortir libre et ce sera pour me jeter dans la gueule du loup.

- Je veux Heather Bantry vivante. Je pense que Hagop Artinian aurait volontiers échangé la condamnation de son assassin contre la vie de cette jeune femme. Dis, André. Tu voulais être le gros méchant flic. Tu es toujours en train de me raconter que tu ne crains pas, toi, d'aller au charbon. Voici une occasion d'y aller à ta manière. La chance de ta vie de jouer les mauvais garçons, de voir ce que ça te rapporte. Au moins, tu seras dans la légalité pour

changer. ª

Lapierre, qui tournait comme un ours en cage dans sa cellule, se donna une bonne minute de réflexion. Chaque fois qu'il regardait dans la direction de Cinq-Mars, il voyait son visage tuméfié, les coupures qu'il avait sur la tête, son oil d'aigle, bien déterminé. ´ quel est le plan ? lui demanda-t-il.

- Tu montes sur le bateau. Nous te suivons. Moi et mes deux jeunes. Je cherche l'effet de surprise. Je ne veux pas que l'on se retrouve devant une prise d'otage. Je ne veux pas de sortie en catastrophe ou de mort soudaine, ce qui passerait si nous attaquions de front. Je ne veux pas qu'une équipe d'intervention d'élite fasse le travail à ma place. Je ne veux pas que les Carcajous s'amènent et fassent joujou avec je ne sais quel système d'écoute high-tech. Nous allons à l'est d'Aldgate, André. Tuer ou être tué. Mais nous avons besoin de quelqu'un pour nous guider à l'intérieur de ce bateau.

Je n'ai pas envie de m'égarer. Nous avons besoin de quelqu'un qui nous tienne au fait de la situation. Nous avons besoin d'un informa-534

teur, André, et je te donne cinq secondes pour te décider. ª

Lapierre écrasa un autre mégot sous son talon.

´ Je n'ai pas de temps à perdre, André. J'attends ta réponse.

- Appelle le gardien, lui dit Lapierre tout en sortant de nouveau son paquet de cigarettes. Sors-moi de ce foutu zoo.

- Gardien ! hurla Cinq-Mars. A la grille ! Un prisonnier sort ! ª

Ils s'engagèrent en voiture sur une voie carrossable réservée aux camions, bordée de chaque côté de clôtures de sept mètres de haut recouvertes de barbelés. Ils se garèrent au bout de l'allée.

´ L'entrée est derrière nous, dit Lapierre. Je vais passer le premier. Vous me suivez.

- Comment allez-vous entrer ? ª lui demanda Deguire.

Lapierre lui montra un trousseau de clés qu'il tenait à l'annulaire.

Deguire, résistant à l'envie de lui fourrer son trousseau de clés au fond de la gorge, abaissa ses sourcils sombres et mordilla ses lèvres gigantesques.

´ D'accord, récapitula Cinq-Mars. Tu as ton téléphone. Tu connais mon numéro. Tu montes à bord, tu vois si elle y est, o˘ elle est, et tu rappelles pour nous donner la topographie des lieux et la meilleure approche.

- J'aurais besoin d'une arme, Emile.

- Pas aujourd'hui. Pour eux, tu es suspendu, donc tu ne portes pas d'arme.

Tu as peur, tu es aux abois, tu cherches une issue. Ils savent que tu as laissé une piste compromettante pour toi, c'est eux qui t'ont obligé à la laisser. Vois ce que tu peux négocier pour ton compte. Tu entres, tu sors, tu nous rapportes l'information. Nous te suivrons de près. Le temps pour toi de voir de quoi il retourne, nous

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serons déjà à bord. Si tu as des ennuis, arrange-toi pour nous le faire savoir. Allez, vas-y. ª

Ils le regardèrent refaire à pied le chemin par lequel ils étaient venus, les épaules vo˚tées dans le froid, le col relevé. L'entrée des piétons était conti-guÎ à celle des camions. Lapierre avait les clés de l'une et de l'autre mais, comme ils étaient à pied, il utilisa naturellement l'entrée la plus petite.

´ Je me demande si elle est là, dit Deguire d'un air songeur.

- Elle y est, leur annonça Cinq-Mars. J'en ai été informé. André a intérêt à ne pas venir me raconter le contraire, ª

Lapierre traversa la grille sans refermer le cadenas.

Ćomment le savez-vous ? Vous n'allez pas me dire qu'ils l'ont amenée par l'entrée principale ? ª demanda Mathers, incrédule.

Cinq-Mars secoua la tête. Á propos, j'ai téléphoné au gardien de l'entrée pour m'en assurer. Personne nous concernant n'a pénétré sur le port par là.

Mais ça m'a fait réfléchir. Y a-t-il un autre accès ? Ils avaient emmené le Père NoÎl par l'entrée principale et l'avaient fait ressortir par la même route pour compromettre Kaplonski, pas parce qu'il le fallait absolument. A partir de là, j'en ai conclu qu'il devait y avoir d'autres entrées et d'autres sorties.

- Alors qui vous a dit qu'elle était là ? insista Mathers.

- Yakushev. Le capitaine du bateau. Je prononce bien son nom ? ª

Mathers se sentait mal à l'aise. Tout cela avait l'air trouble. Émile ?

Jusqu'à quel point peut-on lui faire confiance ? Il pourrait s'agir d'un piège.

- C'est possible ª, admit Cinq-Mars. Son regard alla de Mathers à Deguire.

´ Vous deux, soyez à tout instant conscients de cette éventualité. ª

Ils virent Lapierre tourner à l'angle d'un hangar et disparaître. Cinq-Mars tendit ses clés de voiture à

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Deguire. ÍI y a une boîte dans le coffre, apportez-la devant. ª

Deguire revint avec un grand carton. Il l'ouvrit sur la banquette arrière et trouva sur le dessus des gilets pare-balles qui n'étaient pas du matériel de la police. Ils étaient de première qualité. Il n'allait pas être facile de les enfiler dans la voiture et dans le froid.

´ Je ne voulais pas que Lapierre soit au courant, expliqua Cinq-Mars. Nous ne pouvons pas savoir avec certitude quel camp il a choisi. ª

Enfouis sous les gilets, il y avait trois Auto Magnum .44, des chargeurs et six boîtes de munitions par arme. Úne autre surprise, leur dit Cinq-Mars.

- O˘ les avez-vous eues ? ª Chaque arme faisait plus de trente centimètres de long.

Úne occase. Trois mille cinq cents dollars, américains. Ils ont déjà

servi.

- Nous avons l'autorisation officielle ? ª Mathers soupesa les pistolets dans sa main.

Ń'en demandons pas trop, Bill. Disons que lorsque quatre flics viennent d'être expédiés par un plastiquage jusqu'à la hauteur des toits et de retomber aussi sec, personne ne s'avise de poser trop de questions. ª Ils réussirent non sans mal à enfiler leurs gilets pare-balles et à remettre par-dessus leur veston et leur pelisse. Ils glissèrent des chargeurs dans les pistolets et ce fut le moment de partir. Ún mot. Six coups par chargeur seulement. C'est le moment de poser vos questions, leur conseilla Cinq-Mars. C'est le moment ou jamais. ª

Deguire en avait une. Il avait sur le visage une expression sombre, pessimiste, rongée par le souci, mais Cinq-Mars y était désormais habitué.

´ Pourquoi n'avons-nous pas de renforts ? Je ne remets pas en cause l'opération. C'est seulement pour savoir.

- C'est juste, Alain. Plusieurs choses. Pour commencer, nous n'avons pas juridiction sur ce bateau. Ce navire est extra-territorial. Raison supplémentaire de penser qu'il pourrait s'agit d'un traquenard 537

- ils savent que je ne refilerai pas cette affaire aux Carcajous ou à la police montée. Je déteste la confusion. C'est pour cette raison que j'ai mis Lapierre dans le coup, pour nous aider à synchroniser notre action, et aussi pour brouiller les cartes. Mais la principale raison, c'est que je ne veux pas arracher cette femme aux Angels uniquement pour devoir la leur rendre sur un plateau. Elle a participé à un attentat contre des flics. Si elle nous échappe, la justice lui en fera voir de toutes les couleurs. Mais cela n'est rien. L'emprisonner revient à la remettre aux Angels, ça revient à signer son arrêt de mort. Elle sera morte avant d'avoir passé une semaine en prison, les Angels y veilleront. Non. Je ne laisserai pas un autre jeune mourir. Nous ne pouvons plus rien pour Hagop mais je veux être damné si je leur laisse aussi cette jeune femme. Comprenez bien une chose. Je la veux vivante. Ensuite, j'ai l'intention de lui rendre la liberté. Son seul crime a été de vouloir se ranger du côté de la justice. Je n'ai pas l'habitude de faire inculper les gens pour ça. Il y a une chose s˚re en tout cas, c'est que moi, je ne les envoie pas à la mort. ª

Les deux jeunes inspecteurs acquiescèrent à ces propos, sachant que Cinq-

Mars avait raison. En prison, la jeune femme mourrait en un clin d'oil, à

supposer qu'elle arrive vivante à son procès.

Úne autre chose que vous devez savoir. Je ne suis pas idiot. Nous avons des renforts. Pas officiellement.

- C'est-à-dire ? demanda Deguire.

- Des amis, hasarda Mathers. Comme la fois avec Lajeunesse.

- Vous ne devez pas faire confiance à tout le monde, Alain, lui conseilla Cinq-Mars. A certaines personnes seulement. Souvenez-vous-en quand de vieux schnocks comme moi ne seront plus là.

- Alors il y a des flics qui couvrent nos arrières ?

- Deux de la police montée, deux de la S˚reté du québec, deux agents municipaux de base. Nous nous

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faisons appeler les Carcajouettes. ª II esquissa un petit sourire penaud.

´ Y a-t-il autre chose que nous devrions savoir demanda Mathers.

- A l'est d'Aldgate, fit Cinq-Mars en ouvrant la portière de la voiture.

- Allez-vous finir par me dire ce que signifie cette expression ou vais-je devoir mourir avant ?

- Tuer ou être tué, c'est tout ce que tu as besoin de savoir pour l'instant. ª

Ils descendirent de voiture, leurs gros pistolets sous leurs pardessus, et se dirigèrent à pas rapides vers l'entrée du port.

Ils gravirent l'échelle de coupée. Cinq-Mars marchait en tête, pas trop vite pour s'économiser. Il arriva pantelant sur le pont qu'il scruta attentivement. Il ne parla pas et les autres le suivirent vers la timonerie, dont l'armature se dressait semblable à une forteresse à la poupe du navire. Cette fois, ils ne grimpèrent pas par l'extérieur mais pénétrèrent dans une coursive au niveau du pont et, à l'intérieur, attendirent, reprirent leur souffle, tendirent l'oreille.

Én haut ou en bas ? demanda Mathers.

- Alain, ordonna Cinq-Mars, dans toute situation, surveillez nos arrières.

Bill, tu gardes nos flancs. Ouvrez l'oil, et le bon. ª

Ils montèrent d'un pas léger en grimpant par les étroites marches métalliques. Le ronronnement des machines camouflait tous les bruits qu'ils faisaient et, au premier palier, Cinq-Mars s'agenouilla pour jeter un oil à

l'angle d'une coursive. Elle était vide. Il s'y engagea, abandonnant l'échelle qui s'offrait immédiatement à eux pour une autre, plus loin. Ils la gravirent et débouchèrent à la lumière, dans une | grande salle chaulée d'une blancheur éclatante dont ils se protégèrent les yeux. Cinq-Mars, l'arme au poing, les entraîna en direction de la proue cette fois et s'engagea dans une autre échelle.

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Ils étaient au milieu des marches lorsqu'ils entendirent des voix.

Courbés et circonspects, ils poursuivirent leur ascension sous la timonerie. Cinq-Mars fit signe avec son arme à Mathers de continuer. ´

Monte, lui ordonna-t-il à voix basse. Vois si le capitaine est là. Ne te fais pas voir autant que possible. ª

Mathers s'élança dans l'escalier. La porte de la coursive était ouverte et, s'accroupissant, il jeta un oil dans différents angles de la pièce pour finalement passer très brièvement la tête à l'intérieur. Des hommes parlaient russe. Il revint sans avoir été

repéré.

Ńon, rapporta-t-il. Deux marins que nous avions vus la dernière fois.

- La cabine du capitaine ne doit pas être loin. ª

Ils explorèrent le niveau o˘ ils se trouvaient. Ils ouvrirent des portes. Dans l'une des cabines, un marin sursauta d'étonnement sur sa couchette.

Ćapitaine ? lui demanda Cinq-Mars. Capitaine ? ª

Le marin fit un geste du pouce. Se ravisant, il sortit en sous-vêtements, soit pour interpeller Cinq-Mars, soit pour lui donner de plus amples indications, mais à la vue des armes, il battit en retraite et ferma la porte de la cabine.

Cinq-Mars pivota complètement sur lui-même dans l'étroite coursive et se pencha contre la cloison. Il fit un signe du menton. Il avait repéré la cabine du capitaine. Deguire et lui attendirent de chaque côté de la porte à laquelle Mathers frappa en bonne et due

forme.

Le capitaine Vaclev Yakushev ouvrit. Il portait le même pull déteint, troué

aux coudes, que lors de leur première rencontre. Cinq-Mars fut de nouveau frappé par la petitesse de sa taille et il se dit qu'il devait être coriace pour avoir persévéré dans son métier en dépit de ce handicap. Sa barbe poivre et sel avait poussé. Le regard du capitaine se porta d'abord sur Mathers, sur le pistolet qu'il tenait pointé vers le sol, puis sur les deux hommes debout de

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chaque côté de lui. D'un geste de la main, il les invita à entrer en tenant la porte ouverte.

Il les attendait. Il avait étalé sur sa couchette des plans de son bateau, une vue de côté et une vue aérienne. Ć'est ici - indiqua-t-il du doigt -

qu'est la fille. Elle est tout au fond. ª II déploya la vue de côté et passa le doigt sur les différents niveaux, indiquant à chaque fois les chemins conduisant aux soutes du bateau.

Cinq-Mars cessa de suivre son doigt pour le regarder dans les yeux. ´

Pourquoi ? lui demanda-t-il.

- J'ai donné ma parole à la fille. qu'elle ne serait pas tuée sur mon bateau. Je ne savais pas qu'ils la ramèneraient ici. Je n'ai aucun respect pour ces hommes. ª

Mathers adressa un regard interrogatif à Cinq-Mars.

´ Vas-y, Bill, l'invita celui-ci.

- Capitaine, je me demandais ce qu'il était advenu de votre accent.

Personne n'apprend l'anglais aussi vite. ª

Ils supposèrent que le léger adoucissement qui apparut à la commissure de ses lèvres correspondait à l'idée qu'il se faisait d'un sourire. ´ Vieux truc du KGB, expliqua le capitaine, reprenant subitement son accent. Si ennemi croit que vous parlez seulement avec accent, il ne vous reconnaît pas quand vous parlez comme lui.

- Vous n'êtes pas embrigadé dans cette histoire, n'est-ce pas, capitaine ?

ª demanda Cinq-Mars, l'air pensif.

Le capitaine acquiesça. Ńon. Ce n'est pas une lutte honorable. ª

Le téléphone portable sonna à cet instant et Cinq-Mars répondit.

´ Le Cinq Mars, je suppose ª, dit la voix dans un anglais impeccable. Des hurlements déchirants en arrière-fond le rendaient difficilement audible.

´ qui parle ?

- Nous n'avons pas eu le plaisir de faire connais-541

sance. Certains de nos amis m'appellent le Tsar. Votre ami Lapierre voudrait vous dire un mot. Je vous le passe. ª

Le vacarme augmenta d'abord d'intensité puis un homme hurla dans l'oreille de Cinq-Mars.

Ándré ? André ? ª

L'horrible cri se tut puis recommença de plus belle.

La voix reprit en anglais : ´ Bienvenue à bord, Cinq-M. Appelez-moi quand vous vous sentirez prêt

à négocier. ª

La communication fut interrompue.

Cinq-Mars demeura immobile, le téléphone à

l'oreille.

Émile ? ª fit Mathers en le poussant doucement du coude.

Il remit finalement le portable dans sa poche. Étudiez la carte, ordonna-t-il d'un ton hargneux. Mémorisez ce que vous pouvez. ª

Les trois inspecteurs prirent vingt secondes pour étudier les plans du bateau puis, quittant la cabine, cherchèrent péniblement leur chemin vers la cale du bateau.

Pour Cinq-Mars, il n'y avait pas à tergiverser. que le capitaine les e˚t expédiés dans les profondeurs de la poupe, vers la chambre des machines o˘

l'équipage les attendait pour les piéger, ou qu'il leur e˚t donné des indications précises pour les aider à sauver Julia, leur place était là.

Dans un cas comme dans l'autre, il ne pouvait pas éviter de descendre au dix-septième niveau sous les ponts du cargo russe. Ils prirent un ascenseur jusqu'au quatorzième puis firent le reste en empruntant des échelles. Ils pénétrèrent alors dans un labyrinthe de coursives et de pièces o˘ la pulsation des machines résonnait sur les cloisons métalliques. Là, ils firent un pas, s'immobilisèrent, aux aguets, puis s'aventurèrent un peu plus

avant.

Cinq-Mars tenait son coude gauche au niveau du 542

menton, la main posée sur l'avant-bras droit. Sur son coude, il appuyait le poignet de son autre main refermée sur l'Auto Mag, couché sur le côté, le canon calé sur le biceps. Ses bras lui servaient à parer d'éventuels coups de feu au visage tandis que le gilet pare-balles lui protégeait la poitrine. A chaque pas, il avançait d'abord le pied gauche, puis ramenait son pied droit vers son talon gauche en pliant le genou, sur lequel il faisait porter son poids. Derrière lui, Mathers avait adopté la position réglementaire dans la police, les deux mains sur son pistolet, marchant sur la plante des pieds de manière, s'il était touché, à tomber en avant et être en mesure de continuer à tirer. Deguire, les bras plies, tenait son arme à la hauteur des yeux, braquée vers le haut, et marchait en crabe, balayant du regard tout ce qu'il y avait devant et derrière lui.

Ils traversèrent une passerelle.

Les trois hommes passèrent de la lumière à la pénombre tandis que les vibrations du bateau résonnaient à travers leurs chaussures. Arrivés à une coursive, ils se consultèrent. Mathers croyait savoir o˘ ils se trouvaient exactement, affirmant mordicus avoir bien mémorisé la carte, et ils se rangèrent à son avis. A cette profondeur, il était difficile de s'orienter.

Ils poursuivirent leur chemin.

Mathers avait vu juste. La coursive, qui coupait le bateau par le travers, devait mener à un réseau de cambuses, de soutes à vivres, de magasins, d'ateliers de réparation. C'était sans doute dans l'un de ces compartiments que l'on retenait la jeune femme.

Ils tendirent l'oreille mais on n'entendait que le vacarme des générateurs et le bourdonnement caverneux des bouches d'aération. Cinq-Mars continua de l'avant, suivi de Mathers, Deguire fermant la marche.

Ils avancèrent et Cinq-Mars convoqua un conciliabule. ´ Je vais courir.

Restez derrière. Commençons à laisser des espaces entre nous. ª

II s'élança au pas de course et les jeunes inspecteurs le couvrirent. Ils le virent s'arrêter à une cour-543

sive, l'examiner, la traverser puis les attendre. Mathers le rejoignit le premier, suivi par Deguire. Ils jetèrent l'un et l'autre un coup d'oil dans l'étroite coursive, sachant tacitement qu'une fois qu'ils s'y seraient engagés, leur champ de manouvre serait réduit d'autant. En cas d'emb˚che, ils n'auraient aucune coursive transversale par o˘ s'échapper. On pourrait les canarder à volonté.

´ Bill, tu couvres l'avant, ordonna Cinq-Mars.

Alain...

- ... l'arrière, conclut Deguire dont la ride profonde sur le front se creusa davantage.

- On vérifie chaque pièce. ª

Ils progressèrent lentement. Cinq-Mars ouvrit toute grande chaque porte et inspecta l'intérieur des compartiments. Au milieu de la coursive, Mathers lui tapota l'épaule. On avait tordu et coincé l'extrémité vierge d'un journal dans une des portes. Il y était écrit : Bienvenue, 5-M.

Cinq-Mars fit signe à ses deux acolytes de surveiller la coursive dans les deux directions. Il les fit s'écarter au cas o˘ la porte exploserait. Comme elle était en métal, il était convaincu qu'elle lui offrirait une protection suffisante, mais il s'accroupit toutefois pour l'ouvrir. Ses deux collègues jetaient de temps à autre sur lui un coup d'oil rapide tout en protégeant leurs flancs. Cinq-Mars tendit la main vers la poignée de la porte. Il la tira vers le bas. Elle obéit sans déclencher d'explosion. Il entrouvrit la porte d'un cran. Il ne sentit pas de détonateur, de fil. Il la poussa ensuite si violemment et si vite qu'elle claqua contre une cloison à l'intérieur. Il tendit sa main libre pour l'empêcher de rebondir.

Il braqua son pistolet et eut un mouvement de recul puis parut tituber vers l'avant et s'affaissa sur les genoux. Mathers cria : Émile ! et se tourna vers lui tandis que Deguire hurlait : ´ Bill ! Couche-toi ! ª Deguire tira.

Mathers, étendu à plat ventre, se retourna et vit un énorme Hell's Angel tomber, une carabine à la main.

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Ćouvrez la coursive ! ª leur ordonna Cinq-Mars, plié en deux. Ils ignoraient ce qui lui était arrivé. Les deux jeunes inspecteurs coururent jusqu'aux extrémités opposées de la coursive et examinèrent les lieux. Ils annoncèrent tous les deux qu'il n'y avait personne en vue. Deguire palpa la victime dont le pouls ne battait plus. Il n'avait jamais manié un pistolet aussi rapide. Il avait touché le Hell's Angel quatre fois, au minimum. Du sang s'écoulait de sa bouche ainsi que des orifices creusés par les balles en ressortant dans son dos. ´ Magnez-vous ! ª leur cria Cinq-Mars. Ils revinrent vers lui en reculant à tout moment, leur arme prête à tirer.

Cinq-Mars n'était plus à genoux et ils regardèrent pour voir ce qui l'avait fait s'effondrer ainsi.

Le sergent-détective André Lapierre était pendu dans l'embrasure de la porte, la tête à peine à la hauteur d'une poitrine d'homme. Le grand échalas qu'avait été Lapierre avait été coupé au-dessus des genoux et ses jambes gisaient de travers sur le sol derrière lui, près de la tronçonneuse ensanglantée.

´ Détachez-le, ordonna Cinq-Mars. Il vit encore. ª II surveilla la coursive pendant que les deux autres dénouaient la chaîne qui retenait Lapierre et le déposaient sur le sol trempé de sang. Ils étaient encore à s'activer sur le corps lorsque Mathers, apercevant les tronçons de jambes dans un coin, se mit à vomir. Cinq-Mars était au téléphone. Il parlait à voix basse, d'un ton pressant. ´ Des médecins. Au dix-septième niveau dans les cales, à

l'arrière. Trouvez le capitaine ou quelqu'un d'autre pour vous guider.

Emmenez-les à toute vitesse, protégés de pied en cap. Sinon, restez à

l'extérieur. Je veux des bruits d'ambiance. Je veux le plein soutien des forces spéciales dans le périmètre. Grouillez-vous. Terminé. ª

´ Bill, dit Cinq-Mars, en partie pour le chasser de là, va chercher des couvertures. Derrière, par o˘ nous sommes venus. Il y a des couchettes dans certaines des cabines. ª

Mathers obtempéra, même si, dans la première

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cabine, le souvenir de ce qu'il venait de voir le fit de nouveau vomir. Il s'essuya la bouche et le visage sur un drap et arracha les couvertures des autres couchettes. Il revint au pas de course, couvert par Cinq-Mars et Deguire.

Énveloppez-le. Tenez-le au chaud. ª Cinq-Mars défit sa ceinture, l'entoura autour d'un moignon ensanglanté et tira de toutes ses forces. Il noua la ceinture puis se servit d'un tournevis posé sur l'établi qui se trouvait là pour tourner le garrot jusqu'à ce que l'hémorragie diminue et il le bloqua avec le tournevis. Lapierre avait perdu des litres de sang.

Cinq-Mars jugea qu'il n'avait pas beaucoup de chance de s'en sortir.

Pendant ce temps, Deguire avait retiré sa ceinture et ils procédèrent de même pour l'autre moignon. Mathers montait la garde, attendant l'apparition d'un Hell's Angel, espérant qu'il en surgirait un, mourant d'envie d'en descendre quelques-uns avant la fin de la journée. Ć'est bon, décida Cinq-Mars, on le laisse. Des secours sont en route. Nous ne pouvons rien faire de plus.

- Allons, Emile, nous ne pouvons pas le laisser comme ça.

- C'est ce qu'ils veulent. Nous retarder et nous diviser. Bill, je ne veux pas que la même chose arrive à la femme. Elle est toute jeune. ª

Mathers considéra cet aspect des choses et se ravisa.

´ Tu comprends, c'est une diversion. Ils veulent nous ralentir et me séparer de vous. Ils ont l'un ou l'autre des deux objectifs suivants, peut-

être les deux. Un, ils veulent s'échapper. Deux, ils veulent ma peau. Je m'attends à ce qu'ils fassent une autre tentative avant de se casser. Je n'ai pas l'intention de les laisser réussir.

- O˘ regarde-t-on d'abord, Emile ?

- Suivez-moi. ª II avait gardé le plan du bateau en mémoire. Cette fois, ils marchèrent vite, telles des cibles mouvantes, imprévisibles et rapides.

Il les entraîna sur une échelle qui descendait à la salle des 546

machines o˘ ils se regroupèrent derrière une cloison. Cinq-Mars téléphona de nouveau. Ćontactez le capitaine du bateau. Eteignez partout sur le bateau durant deux cents secondes. Toute l'électricité. Toute la ventilation. Les lumières, tout. Pendant exactement deux cents secondes, je veux un silence total. Pigé ? Terminé. ª

II examina le visage de ses jeunes collègues. ´ Rechargez, Alain, vous êtes à court de munitions. ª

Le fait d'insérer un autre chargeur dans l'Auto Mag calma Deguire dont cependant les doigts tremblaient. Il avait peur mais ressemblait à l'Ange exterminateur, tandis que les grands yeux bruns de Mathers étaient exorbités. ´ que se passe-t-il, Emile ?

- Ils peuvent aussi bien avoir déjà quitté le bateau. Leur chef ne laisse rien au hasard, nous avons vu comment il a déjà nettoyé les lieux du crime.

Il a probablement une issue que nous ne connaissons pas, que personne ne connaît, pas même le capitaine. C'est un ancien du KGB, n'oublie pas, pas un crétin d'enfant de chour des Hell's Angels.

- Alors ?

- Je pense qu'il va tenter autre chose contre moi. Je pense qu'il veut me liquider. Je me trompe peut-être. Mais il avait besoin de gagner du temps et il a réussi. Il ne nous reste plus qu'à supposer qu'il est encore à bord et à contrecarrer ses projets. ª Cinq-Mars composa un numéro sur son portable mais n'envoya pas l'appel. ÍI m'a demandé de le rappeler. quand les lumières s'éteindront, c'est ce que je vais faire. Dès qu'il n'y aura plus de lumière, nous entrerons dans la salle des machines. Pourquoi nous aurait-il entraînés si profondément dans les soutes si ce n'est pas pour nous attirer plus loin ? Nous traverserons la salle des machines dans le silence et l'obscurité. Tendez bien l'oreille au cas o˘ le portable d'André

sonnerait. S'il sonne, nous saurons avec certitude que le type est à bord, peut-être o˘ il se trouve.

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Je lui parlerai. Je vais le rappeler. Vous vous mettrez en mouvement au son du téléphone. quand les lumières se rallumeront, allez-y. Jetez toujours un oil au-dessus de vous. Ils aiment les tireurs isolés. N'oubliez pas, Julia doit en sortir vivante. ª

Les lumières ne s'éteignirent pas automatiquement, comme ils s'y attendaient. Ils entendirent d'abord expirer le système de ventilation, puis les divers générateurs qui chauffaient les immenses cales.

L'électricité fut finalement coupée. L'obscurité et un silence complet se firent sur le bateau.

´ Main sur l'épaule de l'homme devant. Allons-y. ª II avait mémorisé le chemin et parvint à la porte sans hésiter. Il l'ouvrit. Ils pénétrèrent dans la gigantesque salle des machines o˘ ils furent pris au dépourvu par la lueur, ici et là, de lampes de secours. Leur éclairage lugubre projetait des ombres mystérieuses et de mauvais augure. Cinq-Mars ne savait trop si ces lampes seraient une aide ou une gêne mais, pour l'instant, elles leur permettaient de s'orienter dans le noir et ils se déplacèrent sous la protection d'un échafaudage de tuyaux. Cinq-Mars appuya sur le bouton énvoi ª de son téléphone. Le gazouillis d'un portable se fit entendre au loin. Cinq-Mars discerna vaguement les silhouettes mouvantes de ses deux jeunes collègues.

´ Monsieur Cinq-Mars ? répondit la voix au téléphone.

- que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix

étouffée.

- Vous mourrez ici aujourd'hui, chuchota l'homme, ou vous négocierez.

- qu'y a-t-il à négocier ?

- L'identité de la tierce partie sur laquelle délirait Lapierre. Je veux l'agent étranger, Cinq-M, son nom, son grade, sa description et son adresse. Et vous, que voulez-vous ?

- La femme.

- Oui, elle prétend travailler pour vous. Elle m'a sucé. Vous la voulez encore ? ª

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Cinq-Mars attendit. Álors ?

- Oui.

- Donnant donnant. La femme contre l'agent étranger. Laissez votre téléphone allumé. Je vous ferai signe. ª

II mit fin à la communication.

Accroupi, Cinq-Mars se déplaça rapidement dans l'obscurité. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Au-dessus et autour d'eux se dressaient les machines silencieuses, comme si la salle était un salon funéraire de pistons et de chevaux-vapeur. quelqu'un l'agrippa par la pelisse et il eut le souffle coupé. C'était Bill Mathers.

Cinq-Mars appuya de nouveau sur la touche automatique du téléphone de Lapierre mais, cette fois, l'appel ne passa pas. Sa proie ne s'était pas laissé prendre deux fois à ce subterfuge.

Mathers et Deguire étaient restés en contact visuel et celui-ci fit signe qu'il montait. Courbés, Mathers et Cinq-Mars empruntèrent un autre plan incliné qui menait dans la même direction. Dans la faible lueur, ils repérèrent d'autres formes, celles d'hommes qui attendaient, accroupis, scrutant le noir à la recherche de signes de vie. Les flics ne s'étaient pas encore manifestés. Mathers, qui se trouvait à côté de Cinq-Mars, fit signe qu'il allait traverser un espace à découvert pour gagner un troisième poste de tir avantageux. Cinq-Mars acquiesça d'un hochement de tête.

Malgré l'espace dégagé, l'obscurité offrait un abri suffisant mais Bill Mathers n'avait parcouru que les trois quarts du chemin lorsque les lumières se rallumèrent. Un coup de feu isolé provenant des poutres métalliques du plafond le toucha. Deguire et Cinq-Mars concentrèrent leurs tirs dans cette direction et abattirent le tireur dont le corps partit violemment en arrière puis s'affaissa en avant en se contorsion-nant bizarrement sur un garde-fou. Son fusil tomba dans un lourd bruit métallique qui résonna tels des

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ricochets de balles au milieu des machines de nouveau éclairées.

Ćouvrez-moi ! ª cria Cinq-Mars. Il avait vu l'endroit o˘ s'étaient retirés le grand homme aux cheveux noirs et les autres, y compris Julia, tout au fond, à l'extérieur de la salle. Il avait déjoué leur embuscade. De même, le gang avait résisté à sa propre attaque. Il mit fébrilement un autre chargeur dans

son arme.

Une rafale de coups de feu l'obligea à s'allonger brutalement par terre tandis que Deguire faisait taire cette volée de balles par un tir nourri.

Celui qui avait tiré disparut en courant, empruntant la même sortie que ses amis.

´ Bill ! ª

Cinq-Mars le retourna sur le dos.

Mathers, uniquement touché à travers son gilet pare-balles, avait le souffle coupé de peur et de douleur.

´ Diable, ça fait mal.

- Tu peux te lever ? Sortons à l'air frais. ª

II eut besoin d'aide mais parvint à se traîner jusqu'à une butée.

´ que s'est-il passé ? ª demanda-t-il d'une voix suppliante. Il porta les mains aux br˚lures qu'il avait sur la poitrine.

Élle est en vie, Bill. Elle est encore vivante. Elle avait les mains ligotées dans le dos, ils l'ont emmenée avec eux, mais elle vit toujours.

L'avez-vous vue,

Alain ? ª

Deguire, qui s'était approché en courant, mit une main tremblante devant ses lèvres. Élle est b‚illonnée.

- Allez ! les pressa Cinq-Mars. Allez ! Je vais les suivre si je peux. ª

Cinq-Mars et Deguire se lancèrent à la poursuite des fuyards tandis que Mathers venait en boitillant derrière eux. Ils franchirent la porte avec une extrême prudence, sachant que le moindre délai profitait au Tsar. La porte donnait sur une cage d'esca-550

lier. Ils n'avaient d'autre choix que de monter, mais ils ne repérèrent personne dans la structure métallique qui s'élevait au-dessus d'eux.

L'escalier disposait de sorties à plusieurs niveaux et il fallut toutes les vérifier. Cinq-Mars eut l'impression décourageante que le Tsar lui avait échappé. Tout en haut - il avait perdu les étages inférieurs de vue - il trouva la porte du magasin avant qui servait à ranger le matériel nécessaire à l'appareillage du bateau et près duquel se trouvait le treuil de la chaîne d'ancre. Dans l'obscurité, dans un labyrinthe inconnu de lui, dont les fuyards détenaient toutes les clés et o˘ les poursuivants ne rencontraient que des verrous, Cinq-Mars comprit qu'il les avait perdus cette fois pour de bon.

Il respirait difficilement. Deguire à côté de lui regardait fixement l'abîme. Mathers les rejoignit finalement, essoufflé, endolori. Ét alors, qu'est-ce qu'on fait ? ª II craignait que son coéquipier n'abandonne la partie.

ÍI veut échanger Julia contre le type de la CIA, lui dit Cinq-Mars. Cela devrait la garder en vie quelque temps. Tant qu'elle ne donne pas elle-même Norris. ª

Mathers s'effondra contre une cloison pour soulager sa douleur. ´ qu'est-ce qu'on fait ?

- Nous attendons. ª

Mathers, entre le rire et les larmes, secoua la tête en marmonnant.

´ qu'est-ce qui te prend ?

-- J'ai failli sauter sur une bombe aujourd'hui. J'ai fait des cabrioles en voiture. J'ai vu... j'ai vu les jambes d'André tronçonnées. On m'a tiré

dessus, gilet pare-balles ou non, et ça fait drôlement mal. Et maintenant, vous me dites qu'il ne nous reste plus qu'à nous asseoir sur le cul et à

attendre ?

- C'est ce qu'on appelle du travail de police, Bill. ª Ni Mathers ni Deguire n'auraient su dire s'il était sérieux, amer ou désabusé.

Il mit son pistolet dans sa poche et vérifia que son 551

portable était bien allumé. Állons, dit-il. Allons voir de quoi il retourne sur le pont. Préparez-vous. On va nous faire payer ça cher. ª

On donna un coup de main à Mathers et les trois hommes, épuisés, s'engagèrent sur la passerelle.

Les survivants, ainsi que d'autres inspecteurs, les pieds posés sur des chaises ou des tables, traînaient dans la salle commune à l'extérieur du bureau de Cinq-Mars. Tremblay était finalement sorti de l'hôpital o˘, à la différence de Cinq-Mars, il avait accepté d'être gardé en observation pour des côtes brisées et le choc subi lors de l'explosion. Seul Deguire était sorti indemne des événements de la journée, mais il était mentalement secoué. Il avait tué un Hell's Angel armé d'une carabine et contribué, avec Cinq-Mars, à la mort d'un autre, le tireur isolé. Deguire, qui n'avait jamais auparavant dégainé son arme en service commandé, était saisi de tremblements sporadiques. Il était p‚le, noué. Il revoyait par éclairs les jambes de Lapierre, de guingois dans un coin, sanguinolentes à travers le tissu du pantalon. On refusait de le laisser rentrer seul chez lui.

Les contusions subies par Mathers dans l'explosion se décoloraient rapidement et commençaient à enfler. Il portait à tout bout de champ la main à son visage, comme pour vérifier la réalité de ses blessures. Il s'était remis des coups tirés dans son gilet pare-balles mais, à chaque fois qu'il voulait lever le bras gauche, il le soulevait d'abord avec sa main

droite.

Cinq-Mars tira une chaise vers lui et posa les deux pieds sur un tiroir qui dépassait du bureau de l'un de ses collègues. En bas, dans le hall d'entrée, le service avait ouvert son ´ local de crise ª, une pièce dont on ne se servait vraiment qu'en cas de manifestations ou d'émeutes, mais il n'y avait pas trace de la jeune femme ou de ses ravisseurs, et on ne savait pas vraiment qui on recherchait.

552

Toutes les nouvelles étaient mauvaises. André Lapierre était mort. Le Russe avait rappelé et, s'attendant à être enregistré, il avait repris son accent. ´ Troisième partie je veux o˘ je peux moi le trouver. En échange, vous avez fille. Appelez-moi entre minuit et deux minutes après avec décision. Vous utiliser numéro d'André. quand je vois vous enfin décidé, je vous rends fille. Pas avant. ª

Dilemme meurtrier.

La sonnerie du téléphone retentit dans le cagibi de Cinq-Mars qui se leva péniblement. Il hésita sur le seuil, un oil perplexe fixé sur l'appareil noir qui sonnait sur son bureau. Il espéra que ce n'était pas les Carcajous. Il savait qu'ils le traquaient, impatients d'être débriefés. De l'écorcher vif, le cas échéant. Il n'avait pas dormi depuis vingt-quatre heures, ne le pouvait pas à présent, et il n'était pas d'humeur à se laisser interroger par des flics remontés contre lui. On l'avait déjà passé

au gril au sujet de la mort du motard sur le bateau, mais dans cette ambiance l'entretien avait plutôt ressemblé à un rituel de louanges qu'à un véritable interrogatoire. Cette fois, il le savait, il en irait autrement.

C'était peut-être aussi Sandra qui appelait pour le supplier de rentrer. Il décrocha.

Émile. C'a été une journée mémorable. ª C'était Selwyn Noms.

Cinq-Mars poussa un soupir de lassitude dans l'appareil. ´ Je l'ai perdue deux fois, reconnut-il.

- J'ai de plus mauvaises nouvelles encore. ª

II n'avait pas envie de les entendre. Il appuya un poing sur son bureau pour supporter son poids. ´ Je vous écoute.

- Mon portier a aperçu un véhicule suspect qui quittait le parking souterrain - un monospace qui n'avait rien à faire là. Avec tout ce qui est arrivé aujourd'hui, il a cru bon de m'en informer.

- Et?

- J'ai suivi vos conseils à la lettre, Emile. J'ai fait attention pour ma q45. Heureusement que j'ai pensé

553

à utiliser la portière du côté passager pour y monter. Emile, elle est reliée à une charge plastique. Je requiers maintenant les services de la brigade de

déminage. ª

Cinq-Mars couvrit le micro du combiné de la paume de la main et étira le fil de l'appareil jusqu'à la sortie de son bureau. Il s'adressa à Tremblay à voix basse : ´ Brigade de déminage, immédiatement. ª Le lieutenant-détective réagit en bondissant de sa chaise et les autres officiers se levèrent un à un.

´ Fermez hermétiquement le parking en attendant notre arrivée, monsieur Noms. Ne laissez entrer personne. Assurez-vous qu'il n'y a personne à

l'intérieur.

- Je vais m'en occuper. Emile, comprenez-vous ce que ça signifie ? ª

Cinq-Mars écouta quelques instants le bourdonnement de la ligne. Óui, répondit-il finalement, la voix rauque tout à coup.

- Emile, je vais disparaître.

- Très bien. Laissez vos clés au portier. Arrangez-vous pour qu'il n'aille pas se balader avec la voiture.

- C'est fait. Je suis navré, Emile.

- Ouais, fit Cinq-Mars, qui n'éprouvait pas d'ani-mosité particulière à

son égard, je suis s˚r que nous sommes tous très navrés. ª

Ils raccrochèrent.

Tremblay était venu le retrouver dans son bureau.

´ Raconte.

- Rue de la Montagne. Alain et Bill connaissent l'adresse. Dans un parking souterrain, il y a une Infi-niti q45 qui va exploser. Attendez ! ª Tout le monde se figea sur place. Ć'est un attentat des Angels. Ils déclenchent le plus souvent les explosions à distance. Ce qui veut dire qu'il faut faire entrer les démineurs dans le parking avec précaution et passer la rue au peigne fin à la recherche d'un artificier. ª

Tremblay et Deguire partirent en courant. Mathers demeura seul avec son coéquipier.

Émile, ne pourrions-nous pas retourner la situation en notre faveur ?

Maintenant qu'ils connaissent

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le nom et l'adresse de Noms, ils peuvent nous rendre la fille ou négocier autre chose ? ª

Cinq-Mars se leva. Il était exténué, l'esprit vide, démoralisé. Će n'est pas comme cela qu'il faut voir les choses, Bill.

- Pourquoi ?

- Noms n'est peut-être pas important pour eux au point qu'ils songent à

nous rendre Julia. Nous avons eu raison de l'espérer, Bill, mais il ne faut plus y compter. Ils n'ont pas retrouvé Noms tellement vite malgré les informations que leur a données Lajeu-nesse. Regarde le temps qu'il nous a fallu uniquement pour identifier sa voiture. S'ils ont fini par dénicher Noms, c'est parce qu'elle l'a donné. qui peut le lui reprocher ? Elle a tenu sacrement plus longtemps qu'André, et André était coriace. Elle a d˚

assister au supplice qu'on lui a fait subir. Mais à l'instant même o˘ elle a livré Selwyn Noms, elle a signé son propre arrêt de mort. ª II tourna les yeux, vit son propre reflet dans la vitre de la fenêtre. Élle est décédée, Bill. Bon Dieu, j'espère qu'ils l'ont exécutée rapidement. Je prie le ciel qu'on ne l'ait pas charcutée. ª

A mesure que la gravité de la situation lui apparaissait, Mathers courbait un peu plus le dos et le cou. Sa tête s'affaissa finalement sur sa poitrine. Il eut envie de hurler, de se jeter contre les murs. Au lieu de cela, il s'effondra de nouveau sur sa chaise en se tenant la tête entre les mains. Cinq-Mars détourna simplement les yeux et regarda fixement la fenêtre, comme si les vitres ne recelaient pas seulement son reflet mais son ‚me elle-même. La mort de la jeune femme lui étreignait la gorge et le cour et il ne voyait rien dehors.

Des éclats de voix et des ordres aboyés dans l'éner-vement leur parvinrent de la salle commune, de l'autre côté des cloisons de séparation des bureaux.

Áttendez ª, dit Mathers, qui parut retrouver ses esprits. La tête toujours ployée sous le découragement, il avait levé un bras qu'il agitait vaguement en l'air. ´ Vous m'avez dit un jour que nous ne renonce-555

rions pas à sauver cette femme tant que nous ne la retrouverions pas avec un crochet de boucher planté dans le cour. Nous n'en sommes pas encore là.

ª

Agacé, accablé jusqu'au tréfonds de lui-même, Cinq-Mars, en qui la colère commençait à monter, n'était pas d'humeur à se laisser bercer par un faux optimisme. Ńe sois pas naÔf, Bill.

- Non. ª II se mit à exécuter comme des gestes de couperet avec sa main et leva la tête. Ńon. Emile, écoutez. Vous avez raison. Elle ne leur a s˚rement pas résisté. quand le Russe vous a appelé, il avait déjà le nom de Noms. Il vous l'a demandé alors qu'il le savait déjà. Ils n'auraient jamais pu installer cette bombe aussi vite. Ils connaissaient déjà son identité. ª

Cinq-Mars parut intéressé. ´ Tu commences à penser comme moi, Bill.

- quand vous rappellerez à minuit, vous serez libre de lui donner l'identité de Norris, parce qu'il l'a déjà. Il a quelque chose d'autre en tête. Il veut autre

chose.

- Certainement. Il veut me faire écouter les hurlements de Julia, comme il a fait avec André. ª II se refusa à penser aux cris déchirants de Lapierre.

ÍI vous met seulement à l'épreuve avec Norris. Pour voir si vous donnerez dans le panneau. Il manigance quelque chose. Nous avons encore du champ. ª

II n'aurait su dire si c'était d˚ à la fatigue ou à un sentiment envahissant de détresse, mais Cinq-Mars écarta vite cette nouvelle lueur d'espoir. ´ Je ne saurai pas ce qu'il trame avant de rappeler et alors je sais une chose, c'est que ça ne me plaira pas. ª Tremblay passa la tête à

la porte. ´ L'opération est engagée. Nous entrerons par la rue qui est derrière l'immeuble.

- Ce n'est qu'une voiture. Arrange-toi pour que personne n'y laisse la vie.

- Ecoute, Emile, je regrette, mais les Carcajous sont de nouveau ici.

556

- Débarrasse-t'en.

- Je ne peux pas les retenir indéfiniment. ª Cinq-Mars porta une main à

son front et se couvrit un oil, comme si un seul mot de plus allait lui faire éclater le cr‚ne. Il tourna son oil dégagé d'abord vers Mathers, puis vers Tremblay, et une solution lui apparut. ´ Rémi, Bill vient d'avoir une idée au sujet de ce plastiquage, il pense que ça pourrait nous laisser une porte de sortie. Dis aux Carcajous que je dois me rendre sur les lieux de toute urgence. J'ai besoin de marge de manouvre avant mon coup de fil de minuit. ª

N'importe quel prétexte crédible était bon pour Tremblay. Cinq-Mars lui avait sauvé la vie l'après-midi même en retirant la bombe de sa voiture.

Comme il le lui avait dit tandis qu'ils attendaient tous les deux des soins aux urgences, úne bombe sur deux, ce n'est pas si mal ª. Ils n'avaient pas pensé au tracteur de remorque. Lorsque l'explosion s'était produite et que leur voiture s'était écrasée en retombant, il avait cru que son compte était bon. Ensuite il ne se rappelait plus rien, sauf qu'il avait récité le nom de ses enfants. ´ Je vais le dire à leur capitaine. Silence radio, Emile. Passe par la rue Drummond. Promets-moi de ne pas faire de détours -

pas d'expéditions. Tu as l'air d'une merde coulée dans le plomb et cuite au micro-ondes. ª

Les inspecteurs demeurèrent taciturnes sur le trajet vers l'immeuble de Selwyn Norris. Cinq-Mars avait quarante-six minutes à tuer avant son coup de fil de minuit et n'avait pas envie de les passer à causer avec les Carcajous. Ils voudraient un rapport complet - sur Norris, sur Julia, sur les prétextes qu'il avait à offrir pour être monté à bord du bateau, pour avoir négocié avec le Tsar sans les consulter. Ils voudraient éventuellement l'arrêter pour avoir passé outre à ses prérogatives - le punir pour ne s'être pas joint à eux. Ce serait le comble. Ils repérèrent le chemin que les démineurs avaient emprunté pour arriver derrière l'immeuble par la rue voisine et tom-557

bèrent sur Deguire. Curieusement, ils ne furent pas mécontents de se retrouver, comme si ce qu'ils avaient vécu ensemble exigeait une forme de séparation moins brutale.

Cinq-Mars se tint le dos courbé sur les marches qui menaient au parking et écouta Deguire lui rapporter les nouvelles. La bombe sortait de l'ordinaire. Branchée à la portière du côté du conducteur, elle ne semblait pas être munie d'un mécanisme d'horlogerie et cependant les démineurs n'avaient pas non plus détecté de détonateur électronique. Deux b‚tons de dynamite auraient fait sauter la voiture mais sans causer de dég‚ts importants aux alentours. Ils estimaient que l'on était venu trop facilement à bout de la bombe posée au cercle sportif et que les motards s'étaient arrangés pour que celle-ci ne puisse pas être retirée. Les démineurs s'étaient employés avec des soins infinis à extraire la banquette de la voiture après avoir enlevé la portière. La voiture était éclairée par des lampes puissantes. Les locataires de l'immeuble, en commençant par ceux du rez-de-chaussée, avaient été évacués par-derrière et transportés ailleurs en bus.

Cinq-Mars consulta sa montre. Minuit moins cinq. Mathers apparut avec des cafés. Ó˘ as-tu trouvé

ça ?

- Il n'y a personne en haut. J'ai vu un appartement dont la porte était ouverte et le percolateur

encore chaud.

- Tu es incorrigible, Bill. On devrait t'arrêter. ª

Ils burent leur café.

´ Vous allez téléphoner ?

- Est-ce que j'ai le choix ?

- qu'allez-vous dire ?

- Rien. Il va tomber sur un os. Je vais lui demander pardon. ª

Mathers jugea préférable de ne pas insister.

Cinq-Mars ne se tenait plus d'impatience. Il regardait sa montre à tout bout de champ et le temps n'avançait pas. Il compta les secondes. Chacune des

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articulations de son corps était douloureuse. Il attendit. Il devait téléphoner entre minuit et minuit deux. Deguire et Mathers se rejoignirent quelques marches plus bas. Il composa le numéro avec le médium. Il coupait la poire en deux. Minuit une. Il se servit de l'annulaire pour envoyer l'appel.

Il avait perdu une chaussure, cet après-midi-là, dans l'explosion de leur voiture. Pendant que celle-ci culbutait dans un tête-à-queue, il avait suivi des yeux la chaussure virevolter dans l'habitacle jusqu'à ce que sa semelle vienne s'écraser sur son nez. Il se rappelait avoir éprouvé l'envie d'y laisser sa peau avant d'être vraiment tué et, lorsqu'ils étaient retombés sur le sol, que tout était redevenu normal, qu'ils s'étaient retrouvés en vie, il eut le sentiment de s'être trahi en ayant eu cette pensée, d'avoir renoncé trop tôt.

Il leva la tête. Álain, est-ce qu'on a bien fouillé la rue ?

- Oui, monsieur. ª II semblait respirer mieux, s'être apaisé.

´ Pas d'artificier ?

- Rien de ce côté. Nous avons jeté un coup d'oil discret sur toutes les voitures garées dans la rue. Mais il pourrait être dans un immeuble.

- Ce n'est pas leur style. que disent les démineurs au sujet de la bombe ?

- qu'on ne peut pas la retirer sans la déclencher.

- Il y a un mécanisme d'horlogerie ?

- Ils n'en ont pas trouvé.

- Un récepteur à distance ?

- Pas davantage. Je vous l'ai déjà dit.

- Alain - vite - vérifie - tout de suite ! Demande si un portable est fixé

à la bombe. ª

Deguire était accrédité pour pénétrer dans la zone critique, les démineurs l'ayant choisi comme agent de liaison avec les inspecteurs. Ce statut lui permettait d'approcher de la voiture sans être interpellé. Il partit en courant et Mathers vit Cinq-Mars éteindre le portable. Ils parurent tout d'abord retenir leur

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souffle l'un et l'autre puis, subitement, leur respiration s'accéléra. Ils se ruèrent au bas des marches pour aller aux nouvelles. Deguire était debout près de la voiture sous les lampes aveuglantes. Il se retourna. Óui ! cria-t-il. Oui, monsieur !

- Tout le monde dehors, tout de suite ! ª hurla Cinq-Mars tandis que Mathers et lui passaient sous le cordon de protection et s'élançaient en courant dans le parking. Les démineurs, sortez tout de suite ! qui a les clés ? O˘ sont les clés ? ª

Mathers fit sortir les flics manu militari.

´ Monsieur ? ª Le démineur qui s'était chargé de désamorcer la bombe sortit la tête de la voiture et se redressa. Il prit les clés dans une poche de sa veste et les présenta dans la paume de sa main. C'était un gros type frisé

aux doigts potelés et Cinq-Mars se demanda comment il avait bien pu se retrouver dans ce métier avec des mains aussi grassouillettes. ´ qu'est-ce qui se passe ?

- Elle est dans le coffre ! Il y a une femme dans le coffre ! Lancez-moi les clés et fichez le camp !

- Emile ! ª cria Mathers.

Cinq-Mars lui donna un coup de poing dans la poitrine. Śi je ne téléphone pas, le Tsar le fera ! ª II consulta sa montre. Minuit passé de deux minutes. Il tendit les mains pour attraper les clés.

´ Monsieur ! lui fit remarquer le gros flic, le coffre est peut-être branché. Il y a des fils partout. Certains sont des leurres, d'autres des déclencheurs. Je ne les ai pas tous inspectés et cette bombe n'est certainement pas désamorcée.

- Filez-moi les clés, dit calmement Cinq-Mars. L'artificier va téléphoner d'une seconde à l'autre et à ce moment-là la voiture explosera. ª

Le flic lui lança les clés, retira son gilet pare-balles et le lui tendit.

Mathers aida son coéquipier à l'enfiler.

´ Dehors, Bill. Pense à ta fille et file.

- Je serai derrière ce pilier, là-bas.

- Ne discute pas.

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- Et moi derrière l'autre ª, déclara Deguire.

Les flics qui étaient encore là déguerpirent.

Dès que le dernier eut disparu, Cinq-Mars ouvrit le coffre.

´ Bill ! Viens ici ! Vite ! ª Le jeune homme revint vers lui en courant.

Cinq-Mars tira partiellement du coffre la jeune femme à demi consciente et Mathers la prit par les jambes. Elle était ligotée, b‚illonnée et sous sédatifs. La tenant comme un tapis roulé, ils coururent vers la porte la plus proche, que Deguire leur ouvrit. Ils arrivèrent à lui au moment même o˘ le portable de Lapierre sonnait. Deguire referma la porte de secours derrière eux et la q45 fut soufflée par l'explosion.

Les trois hommes et la femme ligotée s'effondrèrent ensemble sur le sol dans la cage d'escalier. La déflagration leur aspira l'air des poumons, s'imprima au fer rouge dans leur esprit et leur déboulonna le cour. Ils se remirent tant bien que mal sur les genoux et Cinq-Mars arracha le ruban adhésif qui b‚illonnait Julia. Úne ambulance, vite ! hurla-t-il à

l'adresse des flics qui se tenaient plus haut dans l'escalier. Amenez-la jusqu'ici ! ª

Les trois inspecteurs étaient à genoux, Julia au milieu d'eux, le poing levé, la bouche grande ouverte, le visage tout souriant.

Úne ambulance ! ª

Julia, ils en étaient pleinement convaincus, respirait encore.