- A quoi tout cela rime-t-il, Emile ? ª demanda Mathers.

Cinq-Mars haussa ses deux énormes sourcils pour rappeler à son coéquipier qu'il devait pourtant savoir qu'on ne pose pas de questions directes en présence de tiers. Álain, dit Cinq-Mars d'un ton impératif, je vais vous confier une mission. C'est important, alors

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j'espère que vous y verrez un signe que j'aime bien votre tête. Par ailleurs, vous ne nous auriez jamais raconté ce qui s'est passé la veille de NoÎl si vous aviez su ce qui devait arriver ce soir-là.

- que vous ai-je dit ? demanda Deguire, tout confus.

- Vous avez dit que Lapierre s'était réinscrit pour être de garde après s'être arrangé pour ne pas travailler ce soir-là.

- En quoi est-ce si important ?

- Le fait que vous ne le sachiez pas plaide en Ivotre faveur, Alain. Vous êtes hors de cause pour moi. Je veux que vous le compreniez bien. ª

Deguire acquiesça d'un hochement de tête. ´ Je [vous en sais gré, monsieur.

- Dans la rue de la Montagne, au bas de la rue IPenfield, un homme aux cheveux ébouriffés est assis à l'arrière d'un break Subaru bleu. Il ne quitte pas des yeux un parking souterrain. Il vous indiquera lequel. Je veux que vous le releviez. C'est un civil, Alain, alors pas de familiarités avec lui. ª

Deguire reçut ces instructions avec un sérieux solennel. ´ qui cherchons-

nous ? ª

Cinq-Mars regarda d'abord Mathers pour lui signifier qu'il avait intérêt cette fois à la fermer. Ńous attendons une Infiniti q45 verte. Nous ne savons pas si elle est dans le parking et si elle va en sortir, ou si elle est déjà sortie et va revenir. De toute manière, je veux qu'on me tienne au courant quand on la repérera. Le type qui est dans la Subaru vous donnera le numéro de sa plaque d'immatriculation. Si vous voyez la voiture, appelez-moi sur le portable. Pas de communications sur les fréquences de la police. Compris ?

- Oui, monsieur. S'il part ?

- Suivez-le. Il est malin, il est habitué à brouiller les pistes. Dès que vous le suivrez, appelez-moi, puis tenez-moi informé. J'irai vous retrouver.

- Oui, monsieur. Autre chose ?

- Oui, ceci. Ne soyez pas négligent. Vous avez 429

affaire à un professionnel. Agissez en finesse. Si ce type a le dessus sur vous, je comprendrai, mais ne jouez pas perdant, d'accord ?

- D'accord. Monsieur ? Pourquoi le recherche-t-on ?

- Je ne le dis pas. J'ai confiance en vous, Alain. J'espère que cette confiance sera réciproque.

- Pas de problème, monsieur. ª

Alain Deguire s'en alla. Par la vitre, Cinq-Mars et Mathers le virent traverser la rue en direction de sa voiture personnelle, une Jimrny.

´ Vous avez découvert votre source ? demanda Mathers, ébahi.

- On dirait. Bill, jusqu'à maintenant, il n'y a que toi qui aies eu affaire à Jim Coates. Il y a du nouveau. Conduis-moi à lui.

- On prend ma voiture ou la vôtre ?

- J'ai une voiture de service. Br˚lons l'essence municipale. ª

Durant le trajet, Bill Mathers fut mis au courant de la rencontre de son coéquipier avec Garo Boghos-sian et des faits nouveaux au sujet de la q45.

Il dut rester sur sa faim quant aux sujets que Cinq-Mars comptait aborder lors de cette rencontre avec Jim Coates. Ón y va au flair. ª Ce fut tout ce que son aîné voulut bien lui confier.

Une aube équivoque éclairait l'est dans le rétroviseur, annonciatrice d'un front de froid qui avait traversé l'île et transformé les routes couvertes d'eau en patinoires.

´ Vous ne vous êtes pas couché ? demanda Mathers.

- Pas depuis un bon moment...

- Vous avez des ennuis domestiques ?

- Tout va bien à la maison, bien que ça ne te regarde pas. Il y a tout simplement des flics qui font le nécessaire pour que le boulot soit fait et il se trouve que je suis de ceux-là.

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- Il y a des flics qui prennent une journée de congé entière le nez en l'air ª, riposta Mathers qui pensait à sa journée de la veille et qui espérait dérider son coéquipier. Il le guida dans le quartier mal famé de Verdun et ils suivirent un canal jusqu'à Lachine. Cette ville devait son nom aux rapides voisins dont un explorateur des débuts de la colonisation avait cru, s'il réussissait à les négocier, qu'ils le conduiraient en Chine. ´ Prochaine rue à gauche, puis garez-vous. ª

En descendant de voiture, ils furent étonnés de la vitesse avec laquelle la température était tombée. Ils durent surveiller leurs pas en marchant sur le verglas étincelant jusqu'à l'immeuble o˘ habitait maintenant Jim Coates.

´ Bien situé, le félicita Cinq-Mars. Un garçon comme Jim ne détonne pas dans un quartier comme celui-ci. ª

Mathers sonna selon un code convenu entre Coates et lui. Ils tiraient Coates du lit et durent attendre qu'il réponde. Il habitait au quatrième étage cette fois. Ils prirent l'ascenseur et le trouvèrent debout sur le seuil de sa porte, en sous-vêtements, l'air de se demander si le ciel lui tombait sur la tête.

´ Mets un pantalon, petit, lui dit Cinq-Mars qui fonça sans égards dans l'appartement tout en pensant qu'il aurait d˚ dire la même chose à

Lapierre. Nous voulons vous parler. ª

Pendant que Coates s'habillait, Cinq-Mars fit le tour de l'appartement dont il alluma les lumières. Il empoigna une chaise à haut dossier qu'il planta brutalement au milieu du living dépouillé et fit signe à Coates de s'y asseoir dès que celui-ci réapparut. En un clin d'oeil, il avait transformé

l'appartement en salle d'interrogatoire.

N'ayant pas la moindre idée de ce qui se passait, Mathers s'installa confortablement sur le canapé dans le dos de Coates devant lequel Cinq-Mars faisait les cent pas. Il paraissait furieux et semblait vouloir faire monter la pression. Finalement, il se pen-431

cha, les mains sur les genoux, à la hauteur du visage de Coates.

´ Vas-tu me dire que c'était par jalousie ?

- quoi ?

- Ne dis pas : quoi. Dis : Pardon ? Ou dis-moi que tu ne comprends pas la question.

- Je ne la comprends pas.

- Vas-tu me dire, mon petit Jimmy, que tu étais jaloux de Hagop Artinian et que c'est pour ça que tu l'as donné à Kaplonski ? Allez, réfléchis bien à ce que tu vas me répondre parce que moi je vais réfléchir à

ta réponse. ª

Jim Coates s'agita sur la chaise en bois dur. Il était encore à moitié

endormi. Óuais, enfin, oui. Vous savez, Hagop avait tout. Il avait des journées de congé, on lui confiait des boulots faciles, il déjeunait avec le patron. Par-dessus le marché, je veux dire, il allait à l'Université. Il faisait des études. C'est toujours moi qui devais me taper les corvées, qui me faisais engueuler, et qu'est-ce que j'avais comme perspective ? Hagop avait tout.

- Alors tu étais jaloux de lui ?

- Probablement. En quelque sorte.

- Savais-tu qu'il avait des tas de copines ? Les filles l'aimaient, Jimmy, qu'est-ce que tu en penses ?

- Rien. «a ne m'étonne pas.

- «a ne te rend pas jaloux ? ª

Coates ne savait pas s'il devait répondre par l'affirmative. ´ Hagop est mort, murmura-t-il.

- Tu ne peux pas être jaloux d'un mort, c'est ça ? ª

II hocha la tête pour signifier que c'était vrai.

´ Dis-moi quelque chose, Jimmy. qu'est-ce que ça te faisait d'être jaloux de Hagop Artinian ? «a te faisait chier ? Tu étais obsédé par lui ? Est-ce que c'était comme d'être amoureux, Jimmy, comme lorsqu'on ne s'appartient plus et qu'on ne peut s'empêcher de penser à la personne aimée ? C'est important que je le sache. ª

Coates dut peser sa réponse et Cinq-Mars lui en 432

laissa le temps. ´ Je pensais à lui. Pas tout le temps. Pas tant que ça. De temps en temps.

- Durant ces moments, Jimmy, tu devenais enragé ? Tu avais des pensées mauvaises ? Rêvais-tu de lui casser la gueule, des choses comme ça ?

- Non, enfin, je ne sais pas. Rien de sérieux.

- Tu n'as jamais rêvé de le tuer ?

- Je n'ai pas tué Hagop Artinian ! s'indigna Coates. Tout de même ! ª

Cinq-Mars le dévisagea intensément, immobile. ´ «a c'est une autre question, petit. As-tu déjà rêvé de le tuer ? ª

Coates se tortilla, poussa des soupirs anxieux et fit pivoter son corps de tous côtés comme pour échapper à la question. Mathers était également attentif au comportement de Cinq-Mars. Il ne voyait pas très bien si son coéquipier était démoniaque ou si sa détermination féroce n'était qu'une comédie jouée à l'intention de Coates. Il n'arrivait pas à comprendre o˘

pouvait conduire ce type de questions, pour quelle raison il retournait un sol qui avait déjà été labouré.

Óuais, d'accord, oui, il m'arrivait de lui souhaiter du mal. Pas tout le temps. De temps en temps seulement, quand j'étais de mauvais poil ou quelque chose comme ça. En quoi c'est grave ? Il travaillait, disons, sous une voiture et j'espérais qu'elle tombe sur lui. D'accord ? Alors quoi ?

- Jimmy, alors quoi ? Il est mort ! Tu souhaitais sa mort et maintenant il est mort. Allons, Jimmy, tu ne peux pas continuer à vivre sans te confesser. Tu sais que c'est vrai. Tu ne peux pas vivre avec ce poids sur les épaules. Tu savais, quand tu l'as dénoncé à Kaplonski, qu'il lui arriverait un malheur. Tu savais que tu n'avais pas affaire à des boy-scouts. On jasait dans le garage. Tu n'avais pas les yeux dans ta poche. Tu n'es pas aveugle, à ce que l'on sache. Jimmy, tu savais que Kaplonski et ses petits copains n'étaient pas des gens que l'on double. Tu le savais fort bien. Parler à Kaplonski n'était pas différent de faire tom-433

ber une voiture sur la tête de Hagop, je me trompe ?

Tu le savais. ª

La poitrine de Coates s'affaissa. ´ Je ne... je ne pensais pas... qu'ils le tueraient.

- Peut-être pas aussi clairement. Mais, Jimmy, tu savais que cela risquait de se produire, n'est-ce pas ? ª Cinq-Mars parlait avec douceur à présent, il essayait de l'amener à avouer. ´ Tu t'es imaginé qu'ils le battraient au sang. qu'il survivrait peut-être ou peut-être pas. Tu étais prêt à courir ce risque. Tu pouvais bien imaginer qu'il était possible que quelqu'un s'énerve assez pour l'abattre. Ils en étaient tout à fait capables. Tu savais pour qui tu travaillais, n'est-ce pas, Jimmy ? Sois courageux. Il faut que tu le sois cette fois. Regarde-moi. ª

Coates tremblait de tout son corps et avait la tête courbée sur la poitrine. Mathers, derrière lui, devina qu'il avait les yeux inondés de larmes, qu'il approchait de l'heure de vérité.

´ Tu le savais, n'est-ce pas ? Après avoir reçu les confidences de Hagop, tu n'as plus pensé qu'à le balancer. Tu t'y refusais parce que tu es un bon garçon, mais tu avais ça en tête, ça te tiraillait, ça te rongeait de l'intérieur. Tu étais si jaloux que tu te fichais éperdument de ce que ça signifiait pour le pauvre Hagop. Tu n'y pensais pas. Tu étais sous l'emprise de ta rage, de l'envie, d'une envie folle, de ta conviction qu'il n'était pas juste que quelqu'un soit si bien loti alors que tout était si difficile pour toi. Je me

trompe ? ª

Mathers, qui regardait Coates de dos, le vit acquiescer, céder. ´ Je suppose, dit-il dans un murmure.

- Tu n'as plus envie d'être jaloux, n'est-ce pas, Jimmy ? Tu veux faire une croix sur tout ça. Tu veux recommencer à vivre, être un homme digne de ce nom, quelqu'un de respectable. C'est bien ce que tu veux être, n'est-ce pas, Jimmy ? Pour y arriver, il faut que tu te débarrasses de ta jalousie, puis de ta culpabilité. Ton ennemi, c'est elle. Prends ce que la vie te 434

donne et mérite le reste. C'est bien ça, Jimmy ? L'envie ne te sert à rien, elle ne fera que te détruire. Tu le sais maintenant. ª

Coates s'était affaissé sur lui-même, plié en deux sous l'effet de la souffrance morale. Cinq-Mars posa une main apaisante sur son épaule et le laissa pleurer. Au bout d'une minute, il le tira en arrière par les épaules pour le faire asseoir droit.

Écoute, Jim. Tu nous as parlé du Russe et c'est bien. Mais je veux que tu repenses à ce soir-là. Evacue tout ce qui traîne encore en toi, tu n'as plus rien à cacher. Concentre-toi sur le soir o˘ le Russe était dans le garage. C'était après que tu as parlé à Kaplonski. Tu balayais, n'est-ce pas ?

- Ouais.

- Tu épiais leur conversation. Il le fallait. Tu avais dénoncé Hagop, que l'on allait maintenant punir, et tu voulais savoir exactement ce qu'ils lui feraient.

- Je n'ai pas entendu grand-chose.

- Tu voulais les écouter cependant. Tu as laissé la porte entrouverte. Je le sais parce qu'on peut entendre ton balai sur un enregistrement. Tu faisais de ton mieux pour capter ce qui se disait. Ce n'est pas grave que tu n'aies pas tout entendu, nous avons cette conversation sur cassette.

Mais nous, il nous faut ton témoignage oculaire, Jimmy, pour vérifier deux ou trois choses. Tu pouvais voir le Russe par la vitre qui sépare les ateliers du bureau, ai-je raison ?

- Ouais.

- Etait-il seul ?

- Kaplonski était là.

- Personne d'autre ?

- Non.

- Est-il entré dans le garage en voiture ? ª Coates secoua la tête.

Áttention. Repenses-y bien. Il faisait froid. Il y avait de la neige entassée sur le bord du trottoir, les places pour se garer valaient cher, surtout un soir comme celui-là alors que personne ne sortait de chez 435

soi. Le Russe a-t-il conduit une voiture dans le garage ?

- Non.

- As-tu entendu tourner le moteur d'une voiture dehors ? ª

Coates réfléchit intensément. ÍI avait une voiture dehors. Je ne me rappelle pas si le moteur tournait.

- Bien. Maintenant, comment sais-tu qu'une voiture l'attendait dehors ? Il aurait pu venir en taxi.

- Juste avant de partir, il m'a demandé d'aller dire au chauffeur d'avancer la voiture. J'ai d˚ sortir pour lui faire signe.

- Ah oui ? As-tu vu le chauffeur, Jim ?

- Non.

- Non?

- Il faisait nuit. Il n'est pas entré. Je lui ai seulement fait signe et il a démarré la voiture.

- que peux-tu me dire sur lui ?

- Rien. Il n'est pas descendu. C'était une voiture ordinaire.

- C'est-à-dire ? ª

II haussa de nouveau les épaules. Úne voiture américaine. Grosse. General Motors ou Ford.

- Approche-toi de la fenêtre, Jim. ª

Mathers se leva pour les accompagner. Le jour se levait et les réverbères éclairaient correctement le quartier. A l'instant même, le téléphone portable de Cinq-Mars se mit à sonner.

Óuais ? ª demanda-t-il. Il écouta durant quelques instants. Puis il dit : Ńe quittez pas, vous voulez bien ? Restez en ligne. ª

II tint le téléphone d'une main et, de l'autre, prit Jim Coates par l'épaule. ´ Regarde les voitures garées dehors, Jim. Dis-moi laquelle ressemble le plus à la voiture que tu as vue ce soir-là. ª

Coates examina la rue. Ćelle-là, là-bas ª, dit-il et il la montra du doigt.

Il avait choisi la voiture de service banalisé dans laquelle Cinq-Mars et Mathers étaient venus.

Ídentifie ton ennemi, Jim, dit calmement Cinq-436

Mars. Le tien, c'était la jalousie, maintenant c'est la culpabilité et, comme tout le monde, ton pire ennemi, c'est toi-même. Connais ton ennemi et botte-lui le cul. Tu le peux maintenant, mon petit. Tu as appris à te connaître ce soir. Tu n'as pas donné Hagop uniquement parce que tu voulais être le chouchou de Kaplonski. Tu l'as donné parce que tu voulais qu'une voiture tombe sur la tête de ton ami. Tu savais parfaitement ce que tu faisais. Tu le comprends maintenant. Désormais, tu te connais. C'est ta seule chance de te libérer. Saisis-la. ª

Coates se détourna de la fenêtre et alla vers un fauteuil dans lequel il s'effondra d'épuisement et de détresse.

Óuais ? ª dit de nouveau Cinq-Mars dans l'appareil. Il écouta durant un bon moment. ´ quoi ? ª cria-t-il. Puis il hurla : ´ quoi ? ª II écouta encore quelques instants et brailla encore plus fort : ´ quoi ? Très bien.

Donnez-moi l'adresse. ª II prit un carnet et un stylo et nota un numéro tout en maintenant le téléphone entre son épaule et son oreille. ´ Très bien. Ne bougez pas. J'arrive dès que je peux.

- Deguire ? demanda Mathers lorsque son coéquipier eut remis le portable dans sa poche.

- Le civil. Il faut qu'on file, Jimmy. «a ira ? ª Coates fit signe que oui.

´ Tu es un brave garçon. Et tu sais, je mise sur toi. Allons-y, Bill. ª

En arrivant dans le couloir, ils entendirent l'ascenseur que quelqu'un avait appelé. Cinq-Mars n'eut pas la patience d'attendre. ´ L'escalier ! ª

s'écria-t-il et il s'y précipita en courant. Mathers, lui emboîta le pas, commençant à redouter ce qui les attendait par les rues verglacées avec ce maniaque ultra-zélé au volant.

17

Jeudi, 20 janvier, après l'aube

Le génie mécanique de la ville avait combattu plusieurs blizzards successifs et avait eu le dessus à chaque fois. Le verglas s'avéra un adversaire plus redoutable. La circulation se faisant plus intense, des embouteillages de voitures immobilisées s'étaient formés dans les rues, les voies rapides avaient pris l'allure de parcs de stationnement et les rues en pente du centre-ville étaient devenues impraticables. Les camions chargés de répandre le sel étaient bloqués aux carrefours tandis que la température baissait et que des sirènes gémissaient dans l'aube gris‚tre.

Le système s'était détraqué. Les seules armes de tout être responsable étaient la prudence et la patience, vertus que le sergent-détective Emile Cinq-Mars ne possédait que très imparfaitement. Il essaya de se forcer un passage dans sa voiture banalisée en faisant des appels de phares qu'accompagnaient les pulsations d'un signal lumineux bleu sur le toit du véhicule. Il joua du klaxon, recourut une fois à la sirène et finit par se frayer un chemin jusqu'au centre-ville.

Ils poursuivirent leur route et il gravit la rue Guy dont des voitures n'avaient pas réussi à négocier la pente raide dans l'un ou l'autre sens et que les bus montaient et descendaient en nombre croissant. Les 438

piétons qui sortaient de leurs immeubles s'accrochaient aux réverbères pour ne pas tomber. Au sommet de la côte, o˘ se dressait la masse de l'hôpital général, tel un ch‚teau surplombant la ville, des ambulances se faufilaient à travers les voitures qui s'écartaient sur leur passage. Faisant des appels de phares, Cinq-Mars roula des deux côtés de la rue pour se tracer un chemin au milieu de l'échiquier formé par les véhicules et tourna brutalement dans la rue Wilder Penfield. Là, les immeubles, particulièrement élevés, jouissaient d'une position à flanc de montagne qui leur donnait une vue imprenable sur le centre-ville. On n'y accédait que par des rues en pente raide que peu de voitures pouvaient emprunter, ce qui laissait la voie libre à Cinq-Mars. Il accéléra aussitôt. Arrivé à la rue de la Montagne, il freina brusquement et dit à Mathers de descendre, de rejoindre l'inspecteur Deguire à mi-pente au bas de la rue.

´ Pardon ?

- C'est clair, non ?

- O˘ allez-vous ?

- Le temps presse, Bill. Ce n'est pas le moment de causer. Relève Deguire.

Laisse-le piquer un petit somme. Sois très vigilant. Je ne veux pas que ce type nous file entre les doigts.

- Emile, allons donc, personne ne conduit une q45 par une journée pareille. C'est rechercher l'accident. S'il doit aller quelque part, il ira à pied ou en taxi.

- Surveille quand même. Nous n'avons pas affaire à n'importe qui. S'il part, file-le.

- Emile...

- Au cas o˘ tu ne le saurais pas, c'est un ordre. ª Mathers descendit de voiture à contrecour et

tomba aussitôt sur le derrière. Il alla s'écraser contre une congère.

´ «a va ? ª lui cria Cinq-Mars. La portière était restée ouverte.

Mathers se posa la question. On l'avait réveillé à

439

une heure indue pour lui ordonner de s'amener dare dare dans le centre-ville. Il avait assisté à un interrogatoire qui démontrait que le sien n'avait pas été assez musclé. On l'envoyait à présent attendre dans une voiture avec un collègue qu'il n'aimait pas beaucoup pour une mission qui lui apparaissait comme une énorme perte de temps et, entre-temps, il était assis le cul sur le verglas. Ses deux poignets lui faisaient mal, il s'était blessé au coccyx, mais il n'avait pas l'intention de rechercher la sympathie de son coéquipier. ´ «a va ª, grommela-t-il. Se remettant péniblement debout, il claqua la portière.

´ Toi de même ª, dit Cinq-Mars à personne en particulier tout en faisant rapidement demi-tour dans la rue Penfield. A l'endroit o˘ cette rue contournait l'université McGill, un bus avait dérapé, emboutissant une vieille Coccinelle. Il y avait des agents en uniforme sur le lieu de l'accident et Cinq-Mars se servit de sa sirène pour écarter les badauds.

Lorsque la voie fut libre, il n'eut plus comme seul obstacle que le verglas car il ne rencontra pas une seule autre voiture dans sa montée jusqu'à

l'avenue des Pins puis dans sa descente vers l'avenue du Parc. Il conduisait avec une imprudence calculée. A l'est du centre-ville, il roula en sens inverse du plus gros de la circulation, ce qui lui permit d'emprunter des rues moins passantes et, par conséquent, mieux salées. Il conduisit vite et n'éteignit ses voyants qu'en approchant de sa destination. Les gens étaient partis travailler, ce qui lui laissait le choix pour se garer, et il vérifia l'adresse qu'on lui avait donnée au téléphone lorsqu'il était chez Jim Coates. Il usa de plus de prudence pour descendre de la voiture qu'il n'en avait eu pour la conduire et patina sur le verglas jusqu'à la porte. Il sonna.

Okinder Boyle descendit l'escalier intérieur pour venir lui ouvrir.

La maison était mal entretenue et sentait mauvais. Des relents de nourriture flottaient dans l'escalier. Le pl‚tre était creusé par endroits, comme si les loca-440

taires soulageaient périodiquement sur les murs leurs crises de colère, et un regard rapide permettait de constater que les graffitis à la bombe n'offraient rien d'intéressant - les habituelles injures sexuelles et raciales, la rage bête et méchante. Élle est ici ?

- En haut, lui dit Boyle.

- Elle comprend ? Elle est d'accord ?

- Lapierre n'est pas son mec préféré. Ce qui n'est pas plus mal. Elle semble consentante, Emile, mais elle ne veut pas avoir d'ennuis.

- Elle en a déjà.

- Je lui ai donné ma parole. Je vous fais confiance. Ne la décevez pas.

- Montons. ª

Boyle lui ouvrit une porte sur le deuxième palier comme s'il vivait là

depuis toujours et le précéda dans un appartement en désordre, crasseux, sombre. Ils contournèrent des tas de linge sale. Seule dans le living, sur un canapé défoncé, la fille, à la différence de leur première rencontre, portait à présent un Jean et une chemise verte.

´ Je suis le sergent-détective Emile Cinq-Mars. ª II exhiba son insigne. ´

Vous vous souvenez de moi ?

- Vous étiez chez André hier soir. Vous avez jeté un oil, je m'en souviens. Puis vous êtes allé fureter dans son placard.

- Vous n'allez plus reparler de ça, n'est-ce pas ? ª lui demanda-t-il sévèrement.

Elle tendit la main vers le bras du canapé pour prendre un paquet de cigarettes et son briquet, en choisit une et l'alluma en l'examinant à

travers la fumée. ´ Parler de quoi ? que vous êtes allé dans son placard ou que vous avez lorgné sur ma chatte ?

- De ma présence là-bas. ª

La fille avait le regard dur et le menton volontaire. Une adolescence dépravée l'avait endurcie bien que sa jeunesse perç‚t sous la cro˚te. Il y avait une part de comédie en elle mais ce qui dominait était une amertume qu'elle ne pouvait pas feindre et qu'il lui

441

était impossible de dissimuler. Elle haussa les épaules. ´ Je m'en fous.

- Comment vous appelez-vous ?

- Lise.

- Lise Sauvé, ajouta calmement Boyle.

- Vous venez de prendre de la drogue, Lise ?

- Il a dit que ça n'avait pas d'importance. ª Elle désigna le journaliste d'un geste du menton.

´ Je posais seulement la question. Il faut que je sache exactement quelle sorte de témoin vous ferez.

- Je ne témoignerai pas.

- Non ? demanda Cinq-Mars.

- Je fais la pute pour mon compte, je ne vais pas le faire pour la justice. ª

On aurait dit qu'elle citait quelqu'un. Će qui vous ennuie, c'est ce que nous vous demandons de faire, n'est-ce pas ? ª lui suggéra-t-il gentiment.

Elle réfléchit quelques instants. ´ Vous voulez que j'étale mes fesses pour la recherche médicale, je veux bien. Mais je vais pas ouvrir ma gueule à

une barre des témoins. «a c'est s˚r, pas pour la justice. ª

Cette fois, ça ne semblait pas être une citation mais bien sa propre vérité, son propre sens des

limites.

Cinq-Mars était si fatigué qu'il se serait volontiers assis. Répugnant à

toucher à quoi que ce soit dans les lieux, il resta debout. Će jeune homme m'a dit que vous étiez disposée à faire une donation à notre cause.

que vous aviez quelque chose qui peut m'être utile. que vous étiez prête à

nous la donner de votre plein gré et à reconnaître par écrit que vous l'avez fait volontairement. Est-ce bien ça, Lise ?

- Une donation ? ª Elle esquissa un sourire. Ć'est bien le mot. Ouais, je veux bien faire une donation. J'suis bonne qu'à ça, hein ? Pas au grand déballage. Une donation. «a me plaît. Je veux pas que ça m'attire des ennuis, c'est tout.

- Ce n'est pas moi qui vous en causerai, Lise. Il y a combien de temps ? ª

442

Elle haussa les épaules. Boyle répondit : ÍI y a moins de deux heures.

- Ce n'est pas à vous que je pose la question ª, lui dit Cinq-Mars.

La fille haussa de nouveau les épaules et demanda : ´ qu'est-ce que ça peut faire ?

- Je veux m'assurer que c'est de la pure à cent pour cent. Je ne veux pas de mélange, si vous voyez ce que je veux dire.

- Je viens de prendre une nouvelle dose, lui répondit-elle avec un sourire retenu, en enfonçant la langue à la commissure de sa bouche.

- Très bien. Prenez vos affaires, on va partir. A quelle heure est votre prochaine piq˚re ?

- Je peux la faire à onze heures, à midi s'il le faut.

- Vous en avez sur vous ?

- André s'est occupé de ça.

- André est votre copain.

- Oh oui. C'est mon ange gardien. C'est un charmeur. ª

Une fois en bas, ils s'aidèrent mutuellement pour ne pas glisser sur le verglas qui recouvrait le trottoir et parvinrent ainsi jusqu'à la voiture de service de la police. ´ Vous voulez que je ramène votre voiture ?

demanda Boyle.

- Sur le verglas ? Je ne pense pas. Vous pouvez venir avec nous. ª

La fille monta seule à l'arrière et Boyle prit place devant. Elle remarqua l'absence de poignées aux fenêtres et aux portières. ´ «a y est, je suis coincée ici.

- Mes pneus sont équipés de skis, Lise. Je conduis sur le verglas depuis que je suis né. ª

Seul Cinq-Mars parla durant le trajet jusqu'au centre-ville, et ce fut dans son portable, au Dr Marc Wynett, un pathologiste de l'hôpital Royal Victoria. Il lui dit ce qu'il voulait et Boyle secoua la tête comme s'il n'arrivait pas à croire que l'on puisse se soumettre à de tels traitements pour rester en vie. Il secoua de nouveau la tête lorsque Cinq-Mars dacty-443

lographia un document à l'hôpital et le tendit à Lise pour qu'elle le signe. Boyle le lut d'abord. Il se pencha au-dessus de l'épaule de Lise et eut un peu de mal avec le français, mais en déduisit l'essentiel et les implications.

´ Tu te trompes, lui dit Cinq-Mars à voix basse. C'est pour la garder en vie.

- Mais vous avez fait le nécessaire au cas o˘ elle mourrait.

- C'est mon boulot, lui rappela l'inspecteur.

- Ce n'est pas le mien ª, dit Boyle qui s'éloigna tandis que Cinq-Mars lisait à haute voix son texte à Lise Sauvé. Elle signa sans protester et, une minute plus tard, on l'appela chez le pathologiste.

Ńous vivons dans un monde dur, dit Cinq-Mars au journaliste.

- Vous cherchez une justification ?

- Elle a donné son accord.

- Ce n'est pas une justification.

- Il le fallait. ª

Le journaliste alla boire à la fontaine. Il revint et s'assit sur la banquette à côté du policier qui avait les bras croisés sur la poitrine.

Ón a parfois envie d'être du côté de ceux que la vie maltraite, dit Boyle. Il arrive qu'on les maltraite un peu nous-mêmes en pensant leur rendre service, en pensant qu'il le faut pour les garder dans le droit chemin, que rester dans le droit chemin est bon pour eux. Ma religion, Emile, est que ce n'est pas parce qu'une chose est nécessaire qu'elle est juste. ª

L'inspecteur acquiesça. ´ Je pense que c'est vrai, Okinder. Continuez de penser ainsi. Vous faites votre travail, je fais le mien. A chacun son boulot.

- Un jour, quand il n'y aura plus de danger, j'écrirai peut-être un article sur elle. Je lui en ai parlé aujourd'hui. Vous n'en sortirez pas en odeur de sainteté.

- Vous non plus, dit Cinq-Mars d'un air songeur.

- Je suis complice. Je ne le nie pas. ª

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T

Cinq-Mars lui lança un regard oblique. Il éprouvait beaucoup de respect pour ce jeune homme.

Ils attendirent dans la triste antichambre et le Dr Wynett fut le premier à

réapparaître. Passant la tête dans l'entreb‚illement de la porte battante, il murmura : Śpécimen de première ª, puis redisparut comme s'il regrettait d'avoir participé à l'opération médicale. Lorsque Lise Sauvé

revint enfin, elle parut étonnée de les voir encore là. Habituée à être endormie dans les hôpitaux, c'était nouveau pour elle que quelqu'un soit réellement là à l'attendre.

Ét maintenant ? Vous allez m'arrêter pour quelque chose ?

- Je vous ramène chez vous.

- Si une voiture de flic nous rentre dedans on a au moins une radio.

- Je vais rentrer à pied, dit Boyle.

- Alors je vais pouvoir m'asseoir devant ? s'enquit Lise.

- Vous, vous ne ferez pas joujou avec la sirène ? lui demanda Cinq-Mars.

- Promis. ª

Le sérieux solennel de sa réponse le fit sourire. Ét la radio ?

- Pas de problème.

- La carabine ?

- Je déteste les armes.

- Bien. Vous vous assiérez devant.

- Très bien ª, déclara-t-elle. Elle semblait ravie. ´ Très bien. ª

Ils avaient découvert qu'elle avait dix-sept ans, exactement l'‚ge que Cinq-Mars lui donnait tout en pensant qu'elle avait gardé une ‚me de petite fille.

L'inspecteur Bill Mathers avait une prédilection toute particulière pour le travail de police méticuleux, comme de mener des interrogatoires, rassembler des pièces à conviction, mettre à la question des témoins à la chaîne pour découvrir le filou à qui on

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faisait porter le chapeau, l'oil effarouché et à moitié fou sous l'effet du crack et de la peur. S'étant peu à peu lassé d'arrêter des mineurs pour des délits d'adultes, il avait demandé à être affecté dans les banlieues. Il préférait arrêter des truands que des petits morveux. On pouvait avoir une conversation avec un truand. Ce qu'il aimait surtout dans le travail de police, c'était de poser les bonnes questions, mais ce qu'il n'aimait pas, en revanche, c'était d'être assis à l'étroit dans une voiture en train d'échanger des propos décousus avec un homme avec lequel il n'avait rien en commun et qui n'avait pas envie d'être là non plus, qui lui aussi avait été

réveillé à une heure

indue.

´ Tu as beaucoup de liquide sur toi, Alain ? ª L'inspecteur Deguire sortit son portefeuille et compta quarante dollars en billets de dix et de cinq. ´

J'ai quinze dollars, lui dit Mathers. Ajoute trente-cinq des tiens à mes quinze, ça nous fera cinquante dollars tout rond. «a me semble un montant honnête pour un pot-de-vin.

- Hé, Bill, je ne veux pas avoir d'ennuis avec ton coéquipier. ª

Mathers tendit la main en faisant de petits mouvements rapides des doigts dans sa paume. Állez, dit-il. Contribue.

- qui veux-tu acheter ?

- T'occupe. ª

Deguire tourna les yeux en direction de l'immeuble. Cette corvée ne l'ennuyait pas moins que Mathers. ´ Pour ce qui est de moi, c'est ton argent, ton action. Tu agis en dépit de mes objections.

- Allez, donne. ª

Les poches bien garnies, Mathers descendit de voiture et se dirigea vers l'immeuble en faisant des pas de côté sur la pente glissante, ne retrouvant une marche aisée que lorsqu'il traversa la rue récemment salée. Il garda l'oil sur le portier, vêtu d'une épaisse pelisse en laine orné d'épaulettes dorées et d'une casquette à visière, qui accueillait les visiteurs avec un 446

sourire et souhaitait bonne route aux résidents avec de joyeux conseils de prudence. Les portiers étaient soudoyables, n'est-ce pas ?

Au moment o˘ il approchait de l'immeuble, il eut de la chance. La porte du parking souterrain s'ouvrit et il attendit pour voir qui sortait. Au lieu d'un véhicule, ce furent le concierge et un employé qui surgirent avec des seaux de sel qu'ils répandirent à la main sur la descente du parking.

Mathers s'y engagea nonchalamment sans se soucier de la porte d'entrée.

Croyant que tout allait pour le mieux, il passa à la hauteur du concierge et de son aide, qui le saluèrent, et il se dirigeait vers la porte lorsqu'une forte voix grave interrompit sa progression. Il leva les yeux sur le portier qui regardait de haut le vil envahisseur.

Éxcusez-moi, monsieur ? ª demanda le portier. Le dieu de cet empire, un défenseur de la propriété. ´ Vous désirez ? ª La politesse était inhérente à sa position. Le ton et les paroles étaient porteurs d'un sens plus explicite - qui es-tu et que veux-tu, petit merdeux ?

Mathers comprit que, s'il ratait ce coup-là, Cinq-Mars l'écorcherait vif et clouerait sa dépouille à une porte de grange dans une campagne o˘ rôdaient de vrais Carcajous. Portant la main à l'intérieur de son pardessus, il ouvrit l'étui de son insigne qu'il fit voir au portier. ´ Police, déclarat-il avec une certaine emphase. Nous enquêtons sur un chauffard qui a pris la fuite, nous vérifions des garages du centre-ville. ª «a vaut mieux qu'un pot-de-vin, pensa-t-il, lequel pot-de-vin, outre qu'il était au-dessus de ses moyens, risquait de se retourner éventuellement contre lui. ´ «a ne devrait pas être trop long, ajouta-t-il.

- quelle sorte de voiture ? ª demanda le portier qui choisit de faire preuve d'autorité.

Mathers prit en considération les lieux. Úne Audi. ª

Le portier hocha la tête. Ńous en avons deux.

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Mais aucun de nos locataires ne quitterait le lieu d'un accident.

- Ah bon ? Nous croyons que le conducteur était en état d'ébriété. Je suppose que vos locataires ne boivent pas non plus. ª

La plupart rentraient solidement éméchés. Le portier le savait et l'admit d'un léger hochement de tête. Il s'éloigna sans accorder ni interdire l'accès du garage à l'intérieur duquel Mathers s'empressa de se fondre dans l'obscurité.

La première chose qui le frappa fut que tous les emplacements correspondaient à des numéros d'appartement. Le box 2301 était occupé par une Infiniti q45. Il recopia le numéro de la plaque d'immatriculation tout en sachant qu'il aurait d˚ ressortir pour aller au rapport. Mais il se dirigea vers les ascenseurs. L'interrogatoire de Coates continuait de le préoccuper. Cinq-Mars avait été plus à fond et plus loin que lui avec Coates, alors que c'était lui, Mathers, qui était censé être le spécialiste des jeunes. Il avait foiré. Cinq-Mars avait eu l'avantage de savoir ce qu'il cherchait, mais il n'en demeurait pas moins que Mathers n'avait pas réussi à tirer tout ce qu'il pouvait de Coates. Ce qui l'agaçait le plus, c'était que Cinq-Mars était manifestement sur une piste et refusait qu'il soit de la fête. Le vieux ne lui faisait pas confiance ? D'accord, s'il voulait le tenir à l'écart, c'était son droit. quant à lui, il agirait aussi de son côté. Il monta au vingt-deuxième étage et sortit de l'ascenseur.

On était chez les riches. Mathers fut sidéré de découvrir qu'il n'y avait pas de couloir, uniquement un petit palier donnant sur deux portes identiques. Ces appartements devaient être immenses. Il tendit l'oreille à

la porte du 2301 et n'entendit rien, et rien non plus à la porte d'en face.

La moquette était épaisse, les portes massives. Il y avait une sonnette éclairée à côté de chacune des portes. Mathers ne put résister. Il sonna à

l'une d'elles, ce qui déclencha un carillon musical. Cinq-Mars va me tuer.

Il pivota sur

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lui-même et appuya aussi sur la sonnette de l'appartement d'en face.

Il attendit ensuite que l'on réponde. Il entendit un bruit de pas qui se rapprochait dans Ile 2301.

Il tournait le dos à la porte de cet appartement. Elle s'ouvrit derrière lui. Il se retourna, leva vive-icnt les mains et s'excusa. ´ Pardonnez-moi, mon-ieur, je me suis gouré. J'ai sonné à la mauvaise porte far erreur. ª

Le gentleman était impeccablement vêtu pour stte heure de la journée.

Grisonnant, il avait le front |iaut et étroit, les pommettes saillantes et le nez roit. Son regard était ferme, à la fois réprobateur |t intrigué. Il avait les sourcils minces. ´ qui vouliez-vous voir ? ª demanda-t-il.

Mathers fit un geste du doigt tout en se retournant. Le 2302.

- qui habite au 2302 ? ª

La main toujours levée, Mathers fit un rapide rventaire des possibilités qui s'offraient à lui. Il esquissa un sourire conciliant. ´ Je suis cuit, n'est-ce pas ? ª

L'inconnu ne répondit pas et choisit de croiser les mains devant lui en penchant légèrement la tête de côté comme pour l'examiner plus attentivement.

´ J'ignore qui habite au 2302, reconnut Mathers.

- Ce n'est pas étonnant, vu que cet appartement est inoccupé. ª

Avec un rire, Mathers écarta les mains puis les rapprocha. Ć'est vous que je viens voir.

- Vous croyez ? Vous me connaissez ? ª Mathers se gratta le front. ´ Là, vous m'avez. ª II

soupira. ´ Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais je pense - je suis même s˚r - je suis prêt à parier - que le sergent-détective Emile Cinq-Mars aimerait vous parler. ª

Mathers remarqua qu'il avait le regard franc. Il ne sourcillait pas, il ne rompait pas le contact.

´ Vous êtes ? demanda l'inconnu.

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- Mathers, monsieur. ª

L'homme se tira le lobe d'une oreille. ´ J'ai entendu parler en bien de vous, Mathers.

- Merci, monsieur. ª

Ils restèrent dans le silence du vestibule que troublait seulement le doux ronronnement de l'ascenseur. Śi l'illustre inspecteur Emile Cinq-Mars veut me parler, inspecteur Mathers, je serais d'avis qu'il passe me voir.

Puisque vous connaissez mon adresse, il est le bienvenu. Vous pouvez le lui dire. ª

II esquissa le geste de fermer la porte pour signifier qu'il mettait un terme à leur conversation. Áh, monsieur ? ª L'homme s'immobilisa pour écouter. Śi je vous perds, monsieur, si vous disparaissiez, Emile me scalperait. «a vous ennuierait que je lui téléphone de chez vous ? ª

II resta silencieux quelques instants. Ínspecteur, oui, ça m'ennuie.

quant à vos inquiétudes, ce sont les vôtres, pas les miennes. Rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de m'enfuir comme un petit délinquant en cavale. Si Cinq-Mars veut me parler, il sait o˘ me trouver. quant à vos angoisses, je m'en fous comme de l'an quarante. ª II ferma sèchement la porte.

Mathers appela l'ascenseur. Un immeuble pareil avait une sortie de secours et un homme comme celui-là ne pouvait vivre que dans un endroit qui lui offrait une issue en cas de fuite. Un ascenseur de service, oui ! qui montait directement du sous-sol pour les livraisons d'épicerie, les commerçants et les déménageurs. La porte de l'ascenseur s'ouvrit et Mathers appuya sur le bouton du garage.

Il fit de légers bonds sur le plancher de la cabine comme pour en accélérer la descente.

Il se mit à courir dès que la porte de l'ascenseur s'ouvrit. Il repéra le portier qui l'épiait et se précipita à toute vitesse derrière lui. Il passa devant le monte-charge qu'il entendit avant de le voir. Il était en marche.

Il tendit le bras et mit son insigne sous le nez du portier. Állez, dit-il. Ouste.

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- Monsieur ! De quoi vous mêlez-vous ? ª

II porta la main au côté, échangea l'insigne pour j son pistolet et le pointa sur le portier. Á l'est d'Ald-gate ª, dit-il, inexplicablement.

Cette fois, le portier ! s'éclipsa à reculons.

Le monte-charge s'arrêta, vacillant sous un fardeau. Les portes étaient fermées mais il vit que l'on tournait le loquet de l'intérieur. quelqu'un allait en sortir. Mathers s'écarta. Les deux portes s'ouvrirent par le milieu. Mathers revint se placer devant. Il vit devant lui, recroquevillé, le gentleman du vingt-deuxième étage. Il avait le dos courbé et la tête entre les genoux de manière à pouvoir tenir dans l'espace exigu. Il était assis sur son pardessus.

´ quel manque de tenue, fit Mathers. Vraiment aucune classe.

- Diable, ça valait le coup d'essayer, dit l'homme.

- Vous avez plus de choses à cacher que je n'aurais cru.

- Aidez-moi à sortir de là, inspecteur. Soyez chic.

- «a ferait une bonne cellule de détention.

- Je n'avais pas d'autre solution. D'accord, ça n'a pas marché, mais n'en rajoutez pas. ª

Mathers avait besoin de lui sur ses pieds et mobile. Il le fouilla dans la position o˘ il se trouvait, assis en boule dans son étroit réduit. Pas d'arme. ´ Débrouillez-vous pour sortir de là tout seul, ordonna-t-il. Au moindre geste de provocation, je tire.

- que se passe-t-il ? s'inquiéta le portier. C'est vous, monsieur Norris ?

Puis-je vous venir en aide ?

- Ce n'est pas à lui qu'il faut poser la question, le prévint Mathers.

Allez dehors. Regardez vers le haut de la pente. Mettez vos mains au-dessus de la tête et agitez-les comme un maniaque. Faites-le ou je vous fourre dans ce trou et vous expédie là-haut, sous les combles. ª

Le portier ne se laissait pas facilement détourner de son sens du devoir.

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´ Faites ce qu'il dit, Hamilton, lui conseilla le dénommé Norris. «a ira pour moi. ª

Tandis que le portier s'éloignait au pas de course, le gentleman se déplia et s'extirpa progressivement du monte-charge. Il s'épousseta, s'étira le dos, se redressa et regarda son ravisseur. ÍI y a une chose que je tenais à vous dire, Mathers.

- Ouais ? qu'est-ce que c'est ?

- Vous auriez pu choisir un autre moment. Vous tombez mal.

- Ce qu'il ne faut pas entendre ª, répondit Bill Mathers qui ne put réprimer un sourire.

Emile Cinq-Mars, bien installé dans son bureau du quartier général, entra dans une rage noire en recevant l'appel de son coéquipier sur son portable.

Il était complètement furieux que Mathers ait mis leur proie en état d'arrestation. Il n'en avait pas donné l'ordre. Plus grave, il n'avait pas décidé ce qu'il ferait de sa source une fois que celle-ci serait capturée.

Une sérieuse négociation était à prévoir et la première règle du maquignonnage était d'en connaître plus sur l'animal que son homologue. Il n'en était pas encore là. Cinq-Mars recourut à l'anglais pour injurier copieusement Mathers.

Dès qu'il eut noté les détails, il mit fin à la communication et se dirigea vers la sortie.

En descendant dans l'ascenseur, il s'avoua ce qui l'irritait vraiment. Il aurait voulu procéder lui-même à l'arrestation. Désireux de se réserver le privilège d'être le premier sur les lieux, il s'était vu en imagination nez à nez avec celui qu'il ne connaissait que par sa voix au téléphone.

Il s'engagea dans la ville verglacée à bord d'une voiture de service banalisée.

Une deuxième règle du maquignonnage était de tourner tout désavantage à son profit. Il aurait voulu le capturer lui-même. qu'un subordonné s'en soit chargé pouvait être exploité à son avantage. Ne pas 452

laisser croire au coupable qu'il était le centre de l'univers ou l'objet principal de l'enquête. qu'il comprenne qu'il n'avait rien mérité de plus que l'attention d'un officier subalterne. Lui faire croire, suspecter ou craindre qu'il n'était qu'un rouage dans des intrigues qui dépassaient de loin son entendement. Saper son assurance, le priver de ses moyens, diminuer son importance. Le faire suer.

En route, il reçut un autre appel, d'André Lapierre celui-là.

´ Je suis surpris que tu sois déjà réveillé ª, mentit Cinq-Mars. Il s'était douté que leur conversation de la veille inciterait son collègue à passer à

l'action.

Émile ! Je t'ai dit que je me mettais sur l'affaire. Raconte. O˘ en eston ?

- C'est à toi de me le dire, André.

- Cet attentat - celui du grand argentier du gang, George Turner - il y a décidément des faits qui ne collent pas. On dirait le travail de la Rock Machine, mais avec quelques innovations que l'on n'a pas revues depuis.

- Comme quoi ? ª Réentendre de l'enthousiasme dans la voix de Lapierre était encourageant, mais Cinq-Mars se demanda ce qui le rendait si nerveux.

´ Les Hell's Angels posent leurs bombes à l'intérieur des voitures, d'accord ? Celle-là était à l'extérieur de la voiture, branchée dessus, comme le fait la Rock Machine.

- Je ne vois pas le problème.

- Sauf que la Rock Machine empile la dynamite autrement. Je viens tout juste de le découvrir ce matin.

- C'est-à-dire ?

- J'espère que tu vas apprécier, Emile - c'est du pur Carcajous. Ils ont des documentalistes drôlement mignonnes, à propos, tu aurais d˚ te joindre à eux. Voilà, les Angels construisent leur charge en empilant les b‚tons de dynamite en pyramide. Chaque b‚ton se loge dans la rainure formée par les 453

deux b‚tons qui sont sous lui. Par conséquent, chaque couche est moins large que celle du dessous,

- La Rock Machine ?

- J'y viens. Ils construisent la charge de la bombe sur son extrémité la plus étroite et empilent les rangées de b‚tons de manière que lorsqu'ils les laissent retomber sur elles-mêmes, chaque rangée repose directement sur celle du dessous. Pas sur les rainures, mais directement dessus.

- Et dans cette explosion ?

- La bombe était à l'extérieur de la voiture, comme un attentat de la Rock Machine, mais l'empilement de la charge était identique à celui des Angels.

Deux choses encore. La charge était exceptionnelle. Mais voici la meilleure. Les Angels tout comme la Rock Machine utilisent soit un détonateur à distance, soit un mécanisme d'horlogerie branché. Cette fois, il y avait une combinaison des deux. La charge ne pouvait sauter qu'au déclenchement d'un mécanisme d'horlogerie, mais il y avait aussi un émetteur-récepteur. L'artificier pouvait choisir à distance de déclencher le mécanisme d'horlogerie ou de l'arrêter s'il décidait subitement de ne pas procéder à la mise à feu.

- qu'est-ce qu'en disent les Carcajous ? ª Cinq-Mars, conduisant d'une main, roulait sur une chaussée qui s'était considérablement améliorée maintenant qu'on y avait répandu du sel et du sable. Une quantité énorme de voitures, accidentées durant le cauchemar de la matinée, attendaient leur tour

d'être dépannées.

Íls ont une hypothèse qui se tient. Le dernier membre de la Rock Machine qui soit mort avant cet attentat était le propre artificier du gang. Les Carcajous pensent qu'ils ont engagé quelqu'un de l'extérieur pour cet attentat en attendant de pouvoir lui trouver un remplaçant compétent dans le gang lui-même.

- Leur hypothèse se tient, dis-tu ? La Rock

Machine a frappé depuis.

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- C'est justement ça qui est intéressant. On dirait qu'ils sont revenus à

leurs vieilles méthodes sans rien changer. Ce qui me fait dire qu'ils ont toujours quelqu'un d'entraîné sous la main pour prendre le relais. Emile, allons, y a-t-il un tiers d'impliqué ? que sais-tu ? Si cet attentat n'était pas un coup des motards, je peux rapporter le dossier aux Carcajous. «a devait être mon enquête !

- Tu es suspendu, André.

- Tu sais ce que je veux dire, Emile. Je parle de quand je ne le serai plus.

- Je ne peux rien dire pour le moment, André...

- Emile ! Allons. Donne-moi quelque chose. Moi, je te donne des informations de première main. Y a-t-il un troisième gang ? ª

A qui le répéteras-tu si je te le dis ? ´ Les Angels peuvent avoir éliminé

l'un des leurs, fait passer la chose pour un attentat de la Rock Machine, mais engagé des gens de l'extérieur ª, suggéra Cinq-Mars. Si André en savait plus qu'il ne le disait, cette hypothèse ne lui plairait guère.

´ Pourquoi se seraient-ils donné tout ce mal, Emile ? ª

Cinq-Mars était arrêté à un feu rouge. Il préférait réfléchir à cette question en roulant. Il fallait manouvrer Lapierre avec soin.

Íls ne veulent pas que les membres du gang sachent qu'ils éliminent les leurs. Le monde est ce qu'il est, André. ª

Lapierre, plongé dans ses réflexions, lui répondit par un long silence. Le feu passa au vert et les voitures, dont les conducteurs craignaient le verglas, mirent du temps à démarrer. Cinq-Mars, impatient, avança en cherchant un moyen de les doubler.

Ć'est possible, admit finalement Lapierre. Mais y a-t-il un tiers d'impliqué, Emile ? ª

Cinq-Mars crut déceler une note désespérée dans sa voix. Lapierre dépendait-il d'un troisième gang pour se justifier auprès du service, de manière à pouvoir récupérer l'enquête, ou pour se justifier auprès 455

des Hell's Angels ? Cinq-Mars, convaincu qu'il cherchait désespérément une issue, décida, quelles que fussent les raisons qui motivaient son collègue, de lui lancer un os. Ándré, je pense qu'il y en a peut-être un.

- qui, Emile ? ª On aurait dit qu'il avait la voix éteinte tout à coup.

Effet d'une interférence passagère sur le réseau du portable ou envie pressante chez Lapierre d'obtenir une réponse ?

ÍI se pourrait que les Hell's Angels et leurs vieux copains de la Mafia ne soient pas si amis que ça. J'ai des raisons de penser cela. Il y a une autre possibilité, mais heu... ça m'ennuie d'en parler, André.

- Dis-moi.

- Pas au téléphone. Retrouve-moi au quartier général. Disons à deux heures.

- Parfait.

- A tout à l'heure. ª

Ils mirent fin à la communication et Emile Cinq-Mars vira pour s'engager vers le haut de la rue de la Montagne afin de rencontrer l'homme qui dirigeait sa vie depuis si longtemps.

Il se gara de l'autre côté de la rue, en face de la Jimmy de l'inspecteur Deguire, et coupa le moteur. Durant quelques instants, il suivit la procédure, abandonnée depuis l'époque o˘ il était agent en tenue, à chaque fois qu'il procédait à une arrestation. Il demeura parfaitement immobile.

Il attendit. Le stratagème donnait à l'autre le temps de s'énerver, d'essayer de fuir ou de se mettre à tirer. Cette fois, il mit fin à cette brève attente par un geste sans précédent pour lui. Dans la Jimmy était assis celui qui manipulait depuis si longtemps son existence, à leur avantage mutuel, l'agent qui avait été à l'origine de la mort d'un jeune homme, d'autres éventuellement, et qui était probablement derrière l'attentat qui avait co˚té la vie à George Turner. Dans la voiture de Deguire était assis un émissaire d'une puissante 456

organisation clandestine. Cinq-Mars était, lui, démuni. Tout désormais serait affaire de négociation. D'habileté. De ruse. De tactique. Il descendit la vitre. Plutôt que d'aller vers celui que Bill Mathers avait capturé, se présenter, exhiber son insigne et engager une discussion dans les formes, l'inspecteur sortit simplement la main, plia un doigt et fit signe à l'agent solitaire de venir vers lui.

Cinq-Mars voulait le voir traverser la rue. Il voulait observer son expression, son langage corporel, depuis le confort de sa propre voiture.

Il ne voulait pas donner lui-même cette occasion à ce professionnel. Il allait devoir barguigner, s'embarquer dans une séance de maquignonnage qui mobiliserait le meilleur de lui-même. Etant donné que l'autre détenait le gros de l'information, il n'y aurait pas d'avantage trop mince, d'obstacle trop insignifiant, de maillon psychologique trop faible qui ne vaudrait d'être exploité.

Le prisonnier attendit qu'une file de voitures ait fini de descendre la rue en pente. Il regarda dans cette direction, l'air pensif, et recula pour éviter les éclaboussures de sel que les voitures étaient susceptibles d'occasionner. Ce geste attira l'attention de l'inspecteur sur ses vêtements. De bonne coupe. Il conduisait une voiture qui avait de la classe. Il avait une fortune familiale derrière lui. Il ne faisait pas ce travail pour le salaire mais pour les responsabilités. Cinq-Mars mit le téléphone portable à son oreille pour s'assurer que Mathers avait allumé le sien. La proie, qui avait à demi traversé la rue, attendait pour laisser passer un camion qui montait.

´ Bill, tu dis que tu l'as capturé dans le monte-charge. Portait-il son pardessus ?

- Il était assis dessus.

- Il n'est pas retourné à l'appartement ?

- Non, monsieur.

- Bon boulot. ª II raccrocha et rangea le portable.

L'homme fit quelques pas en courant pour traver-457

ser la rue derrière le camion et devant un taxi qui accélérait. Il bifurqua du côté de la voiture du policier et, pour la première fois, leurs regards se croisèrent. Cinq-Mars remarqua le sourire affable, une certaine suffisance, une expression de supériorité indélébile. Il ouvrit la portière, se tassa sur le siège avant, arrangea son pardessus et ôta un gant avant de tendre la main droite.

Émile Cinq-Mars, dit-il. Très honoré. - Une rencontre qui se faisait attendre ª, lui dit Cinq-Mars. Il tira sur les doigts du gant de la main avec laquelle il conduisait, l'enleva et lui donna une solide et brève poignée de main. L'autre avait été le premier à tendre la main et Cinq-Mars le premier à retirer la sienne.

Ćhaque chose en son temps, Emile. Le moment choisi pour cette rencontre laisse beaucoup à désirer. D'après moi, elle est prématurée.

- Comment vous appelez-vous ? ª Cinq-Mars s'était aperçu que l'autre cherchait à mener la conversation. Il n'allait pas lui en donner le loisir.

´ Vous savez ce que c'est, Emile.

- Monsieur, quel est votre nom usuel ?

- Selwyn Emerson Noms, pour mes amis et collègues.

- Pour qui travaillez-vous ? ª

Cinq-Mars le traitait comme s'il s'agissait d'un délinquant de second ordre. Il lui jeta un coup d'oil, remarqua chez lui plusieurs choses, mais la plupart du temps surveilla la rue dans ses rétroviseurs comme si toute l'affaire en cours n'était que pure routine et quelque peu embêtante. Son attitude était très différente de celle qu'il adoptait lors de leurs conversations téléphoniques. Il se montrait à présent sévère, critique, impatient et d'une indifférence remarquable, alors qu'il avait affiché dans le passé une grande neutralité affective.

´ Je suis agent de relations publiques au consulat des Etats-Unis.

- Non, monsieur, pour qui travaillez-vous ? Vous 458

êtes de la CIA, ou y aurait-il une faible chance pour que vous soyez du FBI ? Lequel des deux ? ª

Cinq-Mars eut l'impression que Noms faisait de son mieux pour réprimer un sourire narquois. ÍI m'est interdit d'en parler.

- La CIA, alors. Une telle révélation mettra les gouvernements de nos deux pays dans une situation embarrassante.

- Emile, soyez sérieux. Vous n'avez rien de concluant. N'attirez pas l'attention sur vous. Des tas d'administrations et de pouvoirs en place ne demandent pas mieux que d'avoir votre tête. La mienne aussi, si ça se corse. ª

Cinq-Mars déplaça son poids derrière le volant pour faire face à Selwyn Noms plus directement. Il n'avait agité qu'une faible menace et s'était fait carrément remettre à sa place. Il avait perdu sur ce point, mais c'était mérité. Dans le maquignonnage, il commettait volontiers un faux pas au tout début de la négociation pour rendre son concurrent plus s˚r de lui, ce qui affaiblissait sa défense.

´ Voici le marché, monsieur Noms.

- Je vous en prie, Emile. Appelez-moi Selwyn. ª Cinq-Mars lui adressa un regard incendiaire tout

en redressant sèchement la tête en arrière afin de présenter l'arête austère de son long nez sous son meilleur jour. ´ Monsieur Noms, nous ne sommes pas amis et vous allez cesser de me donner de l'Emile.

- Je puis vous assurer qu'il ne faut pas...

- La seule assurance qu'il me faut de votre part est que vous compreniez bien ce dont il s'agit. Voici le marché - je veux que la jeune femme sorte de cette histoire. ª

Confronté à l'irascibilité outragée du policier, Nor-ris prit une profonde inspiration puis expira lentement. Il avait tourné la tête devant lui et examinait maintenant la rue abandonnée par Cinq-Mars, qu'il ne pouvait plus regarder tout à fait de haut. ´ J'ai bien peur, sergent-détective, que ce soit impossible.

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- Trouvez une autre réponse, le prévint Cinq-Mars.

- Vous devez comprendre la situation.

- Expliquez-la-moi ª, dit Cinq-Mars d'une voix quelque peu autoritaire.

Norris se frotta le menton. ´ Je ne sais pas quelle histoire vous avez b

‚tie de toutes pièces, ce que vous en avez déduit, quelles idées vous vous êtes mises

dans la tête...

- Non, vous ne le savez pas, confirma Cinq-Mars.

- Mais moi, je sais que les enjeux sont plus gros que vous ne pouvez l'imaginer. Nous avons infiltré le gang le plus notoire qui soit, au moment même o˘ il s'apprête à passer à la vitesse supérieure. Nous travaillons au cour du gang, sur son argent. Ainsi nous seront connus les mouvements de cet argent, la façon dont on le planque, dont on le dépense et dont on l'investit. Allez-vous me dire que ce n'est pas une grande nouvelle ?

Allez-vous me dire, vous, un officier de police, qu'une telle information est négligeable ? Pensez-vous qu'elle peut se négocier par un simple marchandage entre nous ? ª II croisa de nouveau le regard de Cinq-Mars, ses yeux effectuant un bref va-et-vient comme s'il regardait ceux de l'inspecteur un à la fois.

´ Moi, je vous dis, insista Cinq-Mars, sortez la jeune femme de cette affaire.

- Vous compliquez inutilement les choses. Vous n'avez rien contre moi, inspecteur. Rien ne m'oblige

à vous parler.

- Si vous ne parlez pas, je vous mettrai en état d'arrestation.

- Pour quel motif ?

- Parce que vous conduisez avec une ampoule grillée au-dessus de votre plaque d'immatriculation. ª

Norris se mit à rire. ´ Vous n'avez pas perdu votre sens de l'humour.

- C'est un motif trop faible ?

- Un peu, reconnut un Norris ébahi.

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- Je pourrais vous arrêter pour avoir conduit un véhicule avec des plaques illégales et pour avoir trafiqué les ordinateurs de la police. Je pourrais, à la rigueur, vous arrêter parce que vous êtes soupçonné de meurtre. ª

Norris continuait de glousser. Étes-vous bien s˚r que je ne peux pas vous appeler par votre prénom ? Je préférerais que nous soyons amis.

- Vous ne trouvez pas qu'une accusation de meurtre est une chose sérieuse ?

- Je ne crois pas que vous songiez sérieusement à m'en accuser.

- N'en soyez pas trop s˚r, le prévint Cinq-Mars.

- Le meurtre de qui ?

- De George Turner, le banquier initial des Hell s Angels. ª

Le coup avait porté. Cette réponse était inattendue et le prisonnier de Cinq-Mars fut un instant pris de court. Les preuves étaient minces mais l'infime hésitation dans le regard, la calme déglutition, l'absence d'un signe d'incompréhension immédiat étaient révélatrices. Cinq-Mars fut convaincu d'avoir fait mouche.

´ qui ? demanda Norris.

- Trop tard, répondit le policier d'un ton sarcas-tique. Ne vous tracassez pas. ª

L'agent secoua la tête. Ó˘ voulez-vous en venir, Emile ?

- Bien s˚r, allez-y, appelez-moi Emile. Si vous croyez que je vous laisserai agir à votre guise, vous vous trompez.

- Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble. Nous avons collaboré pour mettre des suspects à l'ombre.

- Aucune de ces affaires ne vous concernait.

- Vous n'avez pas soulevé d'objection à l'époque.

- Je veux que cette femme sorte de cette histoire, monsieur. Je ne tiens pas à la retrouver dans l'état o˘ j'ai trouvé Hagop Artinian. ª

461

Un hochement de tête sérieux lui répondit cette fois. ´ Laissez-moi vous expliquer.

- Allez-y. ª

Norris parut se recueillir, comme s'il savait devoir en appeler aux instincts les plus nobles de son interlocuteur. Cinq-Mars était connu pour sa moralité. Lui servir des mensonges serait peine perdue. Il ne lui restait plus qu'à faire ce que Cinq-Mars attendait de lui, lui expliquer sa position d'un point de vue

éthique.

´ Les Hell's Angels, comme vous le savez, sont en train de passer à

l'attaque contre la Rock Machine à Montréal. Gr‚ce à leurs gangs fantoches, ils tiennent déjà la plus grande partie du pays. Le québec est un champ de bataille et, une fois que les choses seront rentrées dans l'ordre, l'Ontario deviendra l'enjeu du conflit. Le résultat est prévisible. Les Angels contrôleront le crime, de la côte Est à la côte Ouest. Ce qui fera d'eux vos vainqueurs, pas les miens. Alors qu'est-ce que ça peut nous faire, à moi ou à d'autres Américains ? Nous avons nos propres ennuis. Eh bien, je vais vous le dire. Des alliances sont en train de se nouer qui nous concernent. ª

II ne faisait pas chaud dans la voiture, mais Norris marqua une pause pour souligner son propos et déboutonner le haut de son pardessus.

Én Russie, une nouvelle organisation a vu le jour qui regroupe des membres anciens et actuels du KGB - qui s'appelle maintenant le FSB - et la pègre russe traditionnelle. Précédemment, ils étaient ennemis. C'est un mariage politique et je dois vous dire, puisque vous n'ignorez pas ces questions, qu'ils vont constituer un ennemi redoutable. Ce qui se passe dans l'ex-Union soviétique a permis aux gangsters de prospérer comme jamais dans l'histoire. La rapidité de leur ascension, la brutalité de leurs méthodes, la valeur de leurs entreprises - Emile, il faut voir.

- Je suis conscient de l'enjeu, monsieur Norris. Mais la jeune femme ne doit pas rester mêlée à cela.

462

- Emile, ce n'est pas une question de juridiction. Cette affaire concerne la criminalité locale, oui - mais aussi la criminalité nationale et internationale. Il se trouve que nous savons qu'un Russe a pris de l'ascendant sur la direction suprême des Hell's Angels.

- Allons donc...

- Attendez ! Ecoutez-moi. D'accord, les Angels ne laisseraient jamais quelqu'un de l'extérieur aux commandes. Vous avez raison sur ce point. Mais du point de vue stratégique, quand il s'agit de savoir comment ils vont opérer et avec qui - le Russe s'est imposé de fait. Ils ont été séduits. On leur a fait miroiter monts et merveilles et ils n'arrivent pas à croire au pactole qui les attend. Combien sont-ils au québec ? Cent quatre-vingts ? ª

Ce n'était pas un chiffre jeté au hasard. Il était exact. Cinq-Mars acquiesça.

´ Leurs caÔds seront riches comme Crésus.

- Ce n'est pas à vous de lutter contre eux, monsieur Norris.

- Non ? Nous avons intercepté certaines communications. Les Hell's Angels, la Mafia et les Russes ne se contentent pas de s'allier, de s'entraider, de se soutenir, de faire bande commune. Ils ont engagé des négociations avec d'autres parties intéressées. Le tout a été soigneuseusement pensé et on est arrivé à des accords sur des points essentiels. Aux Etats-Unis, les agents russes du KGB/FSB ont établi des contacts avec des milices du Midwest et des Etats du Sud. Il est prévu que ces milices se chargent de plastiquer les édifices gouvernementaux, fassent sauter des avions, incendient les églises des Noirs, assassinent des hommes politiques, fomentent des émeutes et des heurts raciaux, perturbent l'économie et la paix sociale, donnent libre cours à leurs fantasmes maniaques, racistes, que l'on finance leur campagne et qu'on offre asile à l'étranger à tous ceux qui seraient obligés de fuir la justice. Il s'agit avec cette offensive d'instaurer un climat d'instabilité sociale et 463

dans ce climat, tandis que le FBI et les forces de police sont entravés par la loi dans leur lutte contre le terrorisme, la fédération russe, les Hell's Angels et les restes d'une Mafia en train de refaire surface surgiront pour avoir la haute main non seulement sur les activités criminelles mais aussi sur les activités légales. Leur domination, leur rôle passeront presque inaperçus tellement les autorités seront concentrées sur le terrorisme intérieur. C'est contre cela que nous luttons, Emile. On veut diviser mon pays pour le tirer vers le bas, l'amener au niveau de l'ex-Union soviétique, de manière que les criminels aient les mains libres, de manière que la violence se développe, qu'on ne puisse y mettre fin, de manière que la paix civile se désintègre, de manière à alimenter les conflits raciaux et qu'on ne puisse plus, homme, femme, enfant, marcher dans la rue sans trembler de peur et d'inquiétude. C'est contre cela que nous sommes partis en guerre - et vous voudriez que je dépose les armes, que je ne saisisse pas la seule occasion que nous avons d'exterminer l'organisation qui entretient cette vision du siècle prochain, rien que pour épargner une jeune femme ? Une jeune femme qui, dois-je ajouter, est parfaitement en sécurité dans l'organisation qu'elle a infiltrée.

- Ah oui ?

- Si, Emile. Vous avez ma parole.

- Alors sachez, monsieur Noms, que je suis au courant à son sujet. ª

Noms tiqua légèrement du menton, comme s'il encaissait un coup asséné avec précision et au moment opportun. Il mit quelques instants à se reprendre.

´ Je savais depuis le début, Emile, que l'on pouvait se fier à votre discrétion. C'est l'une de vos qualités, une des raisons pour lesquelles on vous a choisi. ª

Cinq-Mars sourit de l'impertinence de ce type qui croyait que l'on pouvait l'embrigader lui aussi, tout comme les petits jeunes. Il se demanda cependant,

464

T

une fois de plus, s'il ne l'avait pas été en fin de compte.

L'agent avait pris l'initiative dans la discussion, les choses allaient dans son sens. Il s'était arrangé pour tenir le haut du pavé, laissant Emile Cinq-Mars sans position morale forte, obligé de défendre un simple point de vue personnel, limité à des intérêts immédiats. Maintenant qu'il avait essuyé le gros des munitions de son interlocuteur, c'était à lui de tirer à boulets rouges.

´ Vous oubliez un élément essentiel, monsieur Noms.

- Ah oui ?

- Votre agent, cette jeune femme, s'est mise dans une situation critique chez les Angels. Les dég‚ts sont limités pour l'instant, mais ça ne pourra pas durer indéfiniment. Elle doit se tirer de là parce qu'elle ne vous sera bientôt plus d'aucune utilité. Si elle reste, ses chances de survie sont minimes. ª

Norris, qui avait écouté, peut-être avec respect, regarda l'inspecteur durant un long moment. Cinq-Mars supposa qu'il se préparait à répliquer tant à ce qu'il n'avait pas dit qu'à ce qui avait été formulé

explicitement. Il lui avait donné à entendre qu'il avait lui aussi des informateurs au sein des Hell's Angels, car sans cela d'o˘ aurait-il pu tenir ses informations ? En disant que les dég‚ts étaient encore limités, il laissait supposer qu'il avait réussi à court-cir-cuiter les informations qui circulaient dans le gang. Noms secoua finalement la tête. ´ Je regrette, Emile. Vous allez devoir inventer quelque chose de mieux.

- Comment ça ? ª

Norris agita une main. ´ Je n'ai pas vu de failles dans sa sécurité. ª

Parfait. Norris t‚tait le terrain, essayant de lui tirer les vers du nez, mais ce faisant, il lui laissait l'initiative. Cinq-Mars pouvait maintenant passer à un plan qui affaiblissait la position de son adversaire. Ćonnaissez-vous l'expression genou varus ? ª

465

Serrant les m‚choires de manière interrogative, Norris secoua la tête.

´ Demandez à votre agent. Puis, rappelez-vous que la vraie Heather Bantry a couru le cent mètres. Ensuite, pensez - vite, parce que vous n'avez pas beaucoup de temps - à la sortir de là. Elle ne peut plus vous être utile. ª

Selon son intention, Cinq-Mars venait de donner à Selwyn Norris ample matière à réflexion. Il avait révélé comme en passant qu'il connaissait le pseudonyme de son agent et qu'il savait des choses que Norris ignorait. Il avait aussi dévoilé qu'il connaissait un détail important au sujet de la véritable Heather. ´ Genou varus ?

- L'expression cruciale. Il s'agit d'une déformation de l'os du mollet conduisant au genou. Elle ne peut pas courir correctement. Elle n'a jamais couru le cent mètres. Si j'étais vous, j'agirais au plus vite. Faites-moi signe. Nous n'avons pas beaucoup de

temps. ª

Puis, brusquement, Norris se vit congédié.

Le sergent-détective Cinq-Mars regarda son adversaire remonter la rue en direction de son domicile o˘ il fut accueilli par un salut timide du portier. Il ne sembla pas adresser la parole au larbin en passant à sa hauteur, comme s'il était passablement bouleversé malgré sa libération soudaine. Cinq-Mars démarra et jeta un oil dans la rue, de l'autre côté de laquelle il roula, face à une circulation devenue fluide. Il baissa sa vitre, imité par Deguire dans sa Jimmy. Mathers se pencha en avant pour écouter lui

aussi.

Śuivez-moi ª, ordonna Cinq-Mars qui appuya sur l'accélérateur et fonça vers le haut de la rue en s'attirant les coups de klaxon d'un automobiliste en colère.

18

Jeudi, 20 janvier, midi

Arpentant l'espace confiné de son bureau, qu'il appelait son cagibi, Emile Cinq-Mars attendait que le téléphone sonne, se demandant qui appellerait en premier. Après avoir laissé Selwyn Norris en pleine déprime sur le pas de sa porte, il avait emmené les jeunes inspecteurs au Cercle universitaire, o˘ Wal-ter Kaplonski avait dégusté son dernier repas. Ils avaient tous les trois fureté au hasard dans l'établissement, concentrant leur attention sur les toilettes des hommes. Comme le leur avait dit Alain Deguire, les clients du Cercle, à leur arrivée et après avoir été accueillis par un portier, se retiraient dans les toilettes du rez-de-chaussée pour enlever leurs manteaux et mettre de l'ordre dans leur tenue. Ils montaient ensuite aux bars et aux salles à manger. Les toilettes, aux murs et aux sols en marbre, étaient chic et les jeunes inspecteurs avaient été impressionnés de voir que quiconque désirait se rafraîchir recevait une serviette individuelle. Des brosses et des peignes à usage commun étaient aussi à la disposition des clients.

Óbtenez un diplôme, prenez une carte de membre, leur avait conseillé

Cinq-Mars. Vous pourrez venir vous laver les mains tous les jours.

467

- Et avec des serviettes à volonté ª, avait ajouté Mathers, qui n'en revenait toujours pas.

Lorsqu'ils étaient ressortis dans le froid, Cinq-Mars leur avait ordonné

d'embarquer l'avocat Gitte-

ridge.

´ que fait-on s'il est au tribunal ? avait demandé

Mathers.

- Et s'il refuse de nous suivre ? avait renchéri Deguire.

- Il vous suivra si vous employez la manière forte. Il est comme ça. ª

«a sentait le roussi, et les deux jeunes inspecteurs, qui n'avaient plus d'autre argument à opposer à Cinq-Mars, avaient échangé un regard puis étaient partis à la recherche de Gitteridge.

Le téléphone sonna enfin, arrachant brusquement Cinq-Mars à ses réflexions.

´ quoi ? ª

L'accueil lui annonçait qu'un certain Raymond Rieser demandait à le voir.

´ Faites-le monter sans l'accompagner. Il connaît le chemin. ª Cinq-Mars raccrocha et lança l'appareil contre une cloison mobile. Celle-ci plia sous le choc et le téléphone heurta bruyamment un classeur avant de rebondir sur le sol. Deux ou trois officiers mirent la tête à la porte du bureau mais la vue de Cinq-Mars, tout seul et furieux, les incita à passer leur chemin. Se calmant, l'inspecteur ramassa le téléphone et le remit violemment sur son bureau. Il attendit en faisant les cent pas. La haute taille de Rieser se découpa sur le seuil, un grand sourire gouailleur sous sa moustache d'opérette. Émile ! Vieille canaille !

- Hé, Ray, qu'est-ce qui t'amène en ville ? ª Cinq-Mars lui serra la main en lui prenant le coude de sa

main libre.

´ Des courses pour la maison, un ou deux achats. On est finalement en train d'achever le sous-sol. J'avais besoin de gros outillage. ª

Cinq-Mars savait pertinemment que les outils étaient beaucoup moins chers à

Ottawa mais il n'en

468

fit pas la remarque. Il soupçonnait Rieser d'être venu en avion, d'avoir pris un vol à la toute dernière minute. ´ qu'est-ce que tu as sur le dos ?

ª

Sous son manteau, Rieser portait une sorte de combinaison, comme s'il prévoyait de faire du saut en ski ou du toboggan. Elle était de couleurs phosphorescentes, rouge et jaune, avec une bordure orange. ´ «a te plaît ?

ª II fit le tour du bureau d'un pas de mannequin.

´ Tu es un homme bizarre, Ray.

- Il s'agit de désorienter les gens, Emile. Comme ça, ils n'arrivent pas à

te situer.

- qu'est-ce qui t'amène en ville ? redemanda Cinq-Mars pour l'agacer.

- Je te l'ai dit, des courses pour la maison. Des bricoles. J'ai eu l'idée de faire un saut en passant. Alors, dis-moi, o˘ en es-tu de cette histoire dont nous discutions l'autre soir ? ª

Cinq-Mars s'assit et s'adossa à son fauteuil pivotant en posant les mains sur ses genoux. ´ J'ai rencontré le type. ª

Le visage de Rieser s'allongea. ´ Tu l'as rencontré ? ª II s'assit à son tour. Állez, raconte.

- Nous avons causé. Il est de la CIA.

- Sans blague ? La CIA ?

- Si. Il pense que le monde est en danger, il pense qu'il ne peut pas agir sans s'ingérer dans mon travail. Je suis content que tu sois passé, Ray. Je voulais justement te remercier pour ton aide. Ton analyse m'a ouvert les yeux sur beaucoup de choses.

- Je suis heureux de t'avoir été utile. Je te félicite d'avoir réussi à

entrer en contact avec lui, Emile. Voilà du bon travail de police. Comment t'y es-tu pris ? ª

Le téléphone sonna et Cinq-Mars décrocha. C'était le Dr Wynett qui appelait de son laboratoire. Il l'informa que les tests demandaient du temps mais qu'il avait bien progressé quant à l'autre affaire dont ils avaient discuté. ´ Je vous écoute. ª

Cinq-Mars nota les renseignements. Wynett lui 469

expliqua qu'il était tombé pile lors de son troisième appel. Il lui fit un bref résumé de l'affaire, avec un nom, un lieu et des dates, gardant le meilleur pour la fin : il était en mesure de prédire l'heure et l'endroit des prochains rendez-vous.

´ Merci, docteur. ª II dut se retenir de laisser libre cours à son euphorie devant Rieser. ´ Je vous rappellerai. Je ne suis pas seul pour l'instant. ª

Rieser fit mine de se lever pour sortir mais Cinq-Mars lui signifia de rester assis. ´ Je vous ferai signe bientôt. Je vous sais vraiment gré de ce que vous avez fait. Bon, je dois vous dire au revoir.

- Excuse-moi, Emile, je ne voudrais pas te déranger, protesta Rieser.

- Tu ne me déranges pas du tout. Il me fallait une excuse pour ne pas passer la moitié de la journée avec ce type.

- Enchanté de te rendre ce service. ª Cinq-Mars sourit, baissa la tête, puis regarda de

nouveau Rieser dans les yeux. ´ Tu veux bien m'en rendre un autre, Ray ?

- Mais bien s˚r. Absolument, mec. Tout ce que tu veux.

- D'accord. ª Se penchant en avant, Cinq-Mars croisa les mains sur son bureau. ´ Ray, tu es fait. Je veux que tu retournes vite voir Selwyn Norris pour lui annoncer que je t'ai eu. ª Rieser réagit à peine, mais sa tête tressaillit légèrement, imperceptiblement. ´ Dis à Norris qu'il aura besoin d'une autre taupe s'il veut découvrir comment je t'ai démasqué et lui aussi. S'il veut savoir jusqu'à quel point j'ai pénétré les Angels, ce n'est pas de toi qu'il va l'apprendre. Dis de ma part à ton contact de la CIA, Ray, que j'ai si bien pénétré les Angels qu'ils éter-nuent à chaque fois que je me mouche.

- Emile. Emile... ª II avait la voix faible, obséquieuse, pathétique.

Épargne-moi tes discours, Ray. J'avais confiance en toi. Tu m'as vendu.

Tu as fait passer le travail avant l'amitié.

470

- C'est pas ça, Emile. On est dans une merde pas possible. Des mesures désespérées...

- Ah oui ? ª II le dévisagea, sans le quitter un instant des yeux. ´ Tu veux l'être davantage, désespéré, Ray?

- Emile...

- Ton agent de la CIA a cautionné un coup fourré. Il a éliminé un banquier des Hell's Angels pour arriver à ses propres fins. C'est un meurtre, Ray.

Etais-tu aussi sur ce coup-là ? ª

Rieser leva les bras. ´ Je ne suis pas au courant.

- Tu es son laquais. qu'est-ce qui t'y a obligé ?

- Ce n'est pas juste, Emile. Allons...

- Alors explique-toi.

- Emile, il se passe des choses qui te feraient dresser les cheveux sur la tête.

- On trouve toujours des raisons de trahir un ami, hein, Ray ?

- J'ai fait mon devoir. Cela n'a pas été facile pour moi. Je n'ai toujours agi que dans le cadre... de mes fonctions. ª

De plaider sa cause dans cette combinaison phosphorescente diminuait quelque peu la crédibilité de Rieser. ´ Je te croyais à la retraite, Ray.

Eh bien, je vois qu'il n'en est rien. Retourne voir Norris. Dis-lui qu'un flic est inscrit au palmarès des Angels. Il va y avoir un plastiquage et nous avons identifié la prochaine victime. Je suis déçu qu'il ne m'ait pas tenu au courant. Dis-lui que si les Angels passent à l'acte et que je survive, je l'en tiendrai pour responsable. Allez, file, Ray. Ne traîne pas là à me regarder devenir fou de rage. ª

Le téléphone sonna de nouveau et Cinq-Mars attendit que son vieil ami se lève, reprenne contenance et se dirige vers la sortie.

Cinq-Mars décrocha. Óui ?

- J'amène qui vous savez. Arrivée approximative dans le parking dans cinq minutes, lui dit Mathers.

- Agis discrètement. Dans le parking, dis-lui de se couvrir la tête avec son pardessus comme s'il crai-471

gnait les photographes. Emprunte l'ascenseur des détenus et fais-le sortir au huitième. Là-haut, fais-le marcher derrière toi comme si vous n'étiez pas ensemble. C'est pour sa propre protection. Dis-le-lui et il te croira.

Fais-le entrer dans une salle d'interrogatoire et boucle-le. Arrange-toi pour que personne ne sache qu'il est là. Reste avec lui et ne bougez pas de là tous les deux.

- Compris, monsieur.

- Exécution. ª

Emile Cinq-Mars se cala dans son fauteuil, inspira profondément, expira lentement, et consulta sa montre. Il avait tout juste le temps d'aller au mess des officiers avaler un sandwich en vitesse avant de revenir aussitôt pour son rendez-vous avec Lapierre. «a ne ferait sans doute pas de mal à un homme comme Max Gitteridge, qui tenait des boîtes la nuit et menait le jour une vie trépidante d'avocat, de jouir d'un peu de tranquillité. «a devait être la douche froide pour lui. Il devait bouillir de rage. Cinq-Mars était bien décidé à le laisser mijoter à petit feu.

A l'intérieur de la chambre d'Arthur Davidson, Julia Murdick ouvrit son chemisier et descendit le haut de son soutien-gorge pour exhiber une partie du tatouage de l'Etoile à Huit Branches. Elle fondit aussitôt en larmes.

Elle pleurait sur les sévices corporels qu'elle avait subis. Arthur était devenu un père pour elle, au même titre que son père véritable ou que n'importe lequel de ses beaux-pères. Il la prit dans ses bras et lui susurra des paroles apaisantes à l'oreille. ´ Là là. ª Sous ses admonestations, elle s'arrêta peu à peu de sangloter. ´ Papa ? murmura-t-elle.

- Oui ? ª lui chuchota-t-il. Ils recouraient à leur habitude bien rodée de se parler à l'oreille.

´ Je suis censée tuer un homme aujourd'hui. Ils attendent de moi que je pose une bombe.

- quand, Heather, o˘, qui ?

472

- Je ne connais pas les détails. Bientôt. Ils ont annulé une reconnaissance des lieux parce que le temps manquait. Selwyn est-il au courant de ce qui se passe ? Sait-il que j'avais disparu ?

- Il reste constamment en contact avec nous, lui répondit le Banquier à

voix basse. Nous nous inquiétions à ton sujet, ma petite.

- Je tiens bon. Ils ne connaissent pas ma véritable identité. Mais il faut que je commette ce meurtre, c'est mon initiation. Papa, je ne peux tout de même pas tuer !

- Je vais envoyer un e-mail à Selwyn. Il trouvera bien une parade.

Continue de jouer le jeu.

- Il ne me forcera pas à tuer, n'est-ce pas ?

- Aie confiance, Heather. Il trouvera une solution, mais il faut que nous sachions qui et quand. ª

Des coups secs frappés à la porte les firent se retourner. ´ Faut qu'on s'y mette, sourette. qu'on fasse une répétition générale, lui rappela Jean-Guy.

- Une seconde ! ª lui cria-t-elle en français. Elle et Arthur, se tenant les mains, se regardèrent

dans les yeux avec l'envie de dire : Nous sommes passés à travers jusqu'ici, nous en viendrons bien à bout encore cette fois-ci.

Julia se dégagea la première. ÍI faut que j'y aille. ª Son père supplétif l'attira de nouveau dans ses bras. Ils s'étreignirent.

Elle retourna dans le living o˘ Jean-Guy lui donna sans détour ses instructions. Le véhicule qu'ils voulaient faire sauter serait garé par un voiturier d'un cercle sportif en vogue. Les voitures qui s'y trouveraient déjà seraient coincées, leurs clés à l'intérieur. Julia pénétrerait dans le parc de stationnement par le côté, c'est-à-dire qu'elle devrait enjamber un petit muret en pierre. Vu la neige entassée, cela ne devrait pas être un problème, mais elle devrait attendre que les voituriers ne regardent pas dans sa direction. Si l'un d'eux s'apercevait de sa présence, elle devait ´

faire la coquette avec lui, lui expliquer que son papa a oublié sa serviette ª.

473

Bien s˚r. Il suffira qu'une seule personne me reconnaisse et je serai en cavale pour le reste de ma vie.

Ils passèrent en revue la manière dont elle devait glisser la bombe dans la voiture. La rue était très animée, le carrefour voisin davantage encore.

Attendre que le bruit de la circulation couvre le carillon provoqué par la portière en s'ouvrant. Déposer la bombe sur le siège. Retirer la clé du contact pour arrêter le carillon. Mettre la bombe sous le siège du conducteur. Lever le levier disposé sur le côté de la charge de manière qu'il s'enfonce dans le siège au-dessus et empêche la bombe de bouger.

Remettre les clés en place et refermer sans bruit la portière.

Génial. Laisser mes empreintes digitales sur la charge, les clés, la poignée de la portière. Pourquoi ne pas laisser une carte de visite avec une adresse o˘ l'on puisse me joindre ? Elle supposa qu'elle n'était sans doute pas censée penser à ce genre de choses, que son esprit n'était pas censé fonctionner ainsi. ´ Maintenant, ordonna Jean-Guy, entraîne-toi.

- «a me fait jouir.

- Fais ce que je te dis. Cette chaise est la voiture. Je pose les clés sur cette table basse. Fais comme si elles étaient sur le contact. Allez, vas-y. ª

Elle répéta la scène trois fois sans s'y intéresser et sans difficulté, glissant la bombe sur le tapis sous la chaise.

´ Bien, dit-il. Excellent.

- Comment s'appelle ce cercle sportif, Jean-Guy ? Dans quelle rue se trouve-t-il ?

- Aucune importance.

- Tu veux dire que tu ne le sais pas ?

- J'attends un appel.

- Est-ce que je peux manger une bouchée ? ª Les Angels avaient occupé

l'appartement en l'absence de Julia et fait Arthur prisonnier. Ils avaient apporté leur nourriture et leur boisson.

La pièce principale donnait sur la salle à manger o˘ Arthur gardait le gros de son matériel. Il était assis devant son ordinateur sur lequel il faisait défi-474

1er des colonnes de chiffres. Julia s'approcha et tira une chaise près de lui. Elle lui donna un bécot sur la joue et regarda ce qu'il faisait pardessus son épaule. Lorsqu'il n'y eut personne dans les parages, elle se pencha vers lui et lui murmura à l'oreille. ´ Message. Une boîte de nuit.

Près d'une rue animée et d'un carrefour plus animé encore. quartier cossu.

Parc de stationnement encombré, réservé aux membres. Envoie-le. ª

Arthur acquiesça d'un hochement de tête. Á tes ordres ª, dit-il tout en lui communiquant les messages arrivés pendant qu'elle était avec Jean-Guy.

´ Donne des détails sur le genou varus. ª Elle faillit tomber à la renverse. La main d'Arthur sur son genou la retint sur la chaise. Luttant pour ne pas tourner de l'oil, elle respira profondément tout en prêtant l'oreille aux conseils de son coéquipier. Ćalme. Pas de panique. C'est ça. ª Des pas se rapprochaient dans le couloir. ´ Réponds, Heather.

- Message. Mes jambes, dit-elle. Une déformation. Gitteridge est au courant. Envoie-le. ª

Arthur acquiesça de nouveau. Rien de ce qu'il tapa sur le clavier n'apparut à l'écran. Celui-ci était masqué.

Ímpeccable, dit-elle. Papa, il faut que tu le saches. Genou varus... ça pourrait signifier qu'on a percé à jour notre couverture. ª

II hocha la tête avant de détacher son regard des yeux de Julia.

Elle se leva pour prendre le café et le sandwich que lui offrait Jean-Guy.

Emile Cinq-Mars, qui était concentré sur le sandwich de cantine au saucisson malgré la minceur des rondelles et l'absence de saveur du pain, vit sa pause-café dans le mess des officiers interrompue par le capitaine Gilles Beaubien. Émile, un mot, s'il vous plaît, dans mon bureau.

- Monsieur, je suis débordé, vraiment.

475

- Un mot, Emile. ª Beaubien était toujours prêt à faire passer les considérations hiérarchiques avant les réalités pratiques. Il s'éloignait déjà et l'inspecteur, irrité, engloutit son sandwich tout en lui emboîtant le pas.

Il suivit le capitaine, au-delà d'un secrétariat déserté pendant le déjeuner, jusque dans son somptueux bureau. Cinq-Mars s'assit dans l'un des deux fauteuils qui faisaient face au large bureau en acajou de Beaubien, celui-ci choisissant de rester debout, le regard posé sur la ville, les mains enfoncées dans ses poches de pantalon, le veston ouvert, l'estomac débordant par-dessus sa ceinture. ´ Je suis dans le caca ª, déclara-t-il sur le ton de la confidence. Beaubien parlait la moitié du temps de cette manière

idiote.

´ que voulez-vous dire ? ª Cinq-Mars n'avait

jamais été convoqué par Beaubien sans sortir avec une charge supplémentaire de travail inutile et une volonté affaiblie de s'y attaquer.

Beaubien jouait avec des pièces de monnaie dans sa poche. On l'avait rarement, voire jamais, vu aussi sérieux, ce qui éveilla l'intérêt de Cinq-Mars. Íls vous approchent au moment o˘ vous vous y attendez le moins, Emile, lorsque vous ne regardez pas. Ils sont debout devant vous et vous ne reconnaissez pas leurs visages. ª

Cinq-Mars interpréta ces paroles comme étant le préambule à une confession.

On présente d'abord l'excuse du péché, on la ressasse, on la développe. On passe ensuite au caractère sacré dudit péché, à l'ampleur de sa gravité, à

l'agression par surprise de la victime sans défense. On en vient enfin à

l'aveu proprement dit, exposé en pleine lumière.

´ «a paraît assez simple au début, poursuivit Beaubien sur le ton de la camaraderie. Un matin, vous changez un pneu sur la voie express en venant travailler. Vous exprimez en maugréant votre mécontentement autour de la machine à café. quelqu'un demande si vous désirez faire réparer le vieux pneu.

476

Vous regardez le type. Il hausse les épaules. Ce n'est pas grave. Un pneu.

Je suis policier, j'ai besoin de bons pneus, je les use souvent au service de la municipalité. quel mal y a-t-il à ça ?ª

Beaubien adressa un bref regard à son sergent-détective pour voir comment il prenait la chose. Cinq-Mars ne lui témoigna ni mépris ni sympathie. Tel un psychiatre assis avec solennité dans son fauteuil, il attendait la suite. Tel un prêtre dans le silence du confessionnal, il voyait déjà se dessiner la trame plus profonde du repentir.

Ón vous rapporte votre voiture. Le flanc du pneu s'est déchiré en éclatant et il n'est pas réparable. On ne peut pas en remplacer un seul à

la fois, il est dangereux de conduire avec des pneus aux rainures différentes. Il vous faut donc deux pneus neufs. Vous demandez le prix. Le type vous répond par un haussement d'épaules, un sourire. Ce n'est pas grave. Vous ne recevez pas la facture et personne ne s'en soucie. ª

II hochait la tête à présent, comme si l'obscurité avait été enfin dissipée. ´ La chose n'a pas de suite. Un jour, vous avez besoin d'une réparation alors que vous avez un peu de mal à boucler le mois, vous avez d'autres frais, mais la différence, cette fois, c'est que vous vous adressez vous-même au type. On répare votre voiture. Pas de facture. quel mal y a-t-il à ça ? Est-ce que cela fait du tort à quelqu'un ? Aucun tort, en réalité, sauf que cette fois on a un petit service à vous demander en retour. Un service de rien du tout. Comment refuser à quelqu'un qui s'est montré aussi aimable envers vous ? Un suspect passible de trente jours de prison, maximum, sort parce que ses empreintes ont été effacées d'un dossier informatique volé. Il y a tellement de suspects, qui se soucie d'en voir un libéré faute de preuves ? ª

Beaubien ne pouvait rester debout, le poids de la faute devenait trop lourd. Il s'assit, croisa les mains et regarda fixement un point sur son bureau entre eux.

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Ón vous rend d'autres services. On vous aide dans votre carrière. On vous fournit des informations qui vous donnent une avance sur les collègues.

Vous, Emile, vous tout particulièrement, vous avez des contacts. Tout le monde le sait. Vous acceptez des informations. Pas seulement vous, pas seulement moi - tout inspecteur a des contacts, tout inspecteur est prêt à

recevoir des informations qu'il ne paie que si elles s'avèrent. Vous laissez entendre au passage que vous êtes candidat à une promotion mais c'est à untel qu'on laisse espérer le poste. Deux jours plus tard, untel a une appréciation négative en marge de ses états de service, un bl‚me dans son dossier. On ne vous demande pas grand-chose. Et vous êtes tellement gagnant.

´ Vous apprenez un jour que votre découvert bancaire autorisé a été relevé, que la somme dont vous êtes débiteur sera payée pour vous tous les six mois, sans que vous ayez rien demandé. Mais vous essayez quand même de comprendre. Vous protestez. Vous dites : je ne voulais pas ça, je n'ai pas demandé ça, je n'accepte pas d'argent. On ne vous écoute pas. Tous les six mois, on verse cinq mille dollars sur votre compte, que vous soyez débiteur ou non. Vous ne rendez pas cet argent, il n'y a personne à qui le rendre.

Personne ne vous appelle. Personne ne vous demande rien. Finalement, vous acceptez. L'argent est sur votre compte. Ce n'est pas important. Ce n'est pas grave. Vous n'êtes pas le premier flic à avoir une petite tache sur la conscience et vous ne serez pas le dernier. En plus, vous n'avez rien fait pour aider ceux de l'autre camp, rien d'important. Votre propre camp ne vous sert à rien. Vos collègues se moquent de vous. que leur devez-vous ?

Loyauté ? Morale ? Personne ne vous respecte. Dans le service, ils peuvent tous aller se faire foutre. ª

Cinq-Mars croisa les bras sur sa poitrine, se demandant s'il n'avait pas vécu la même expérience, si la seule différence entre Gilles Beaubien et lui n'était pas le fait, fortuit finalement, que lui, Cinq-478

Mars, avait répondu aux ouvertures de la CIA et s'était laissé avoir tandis que Beaubien était devenu la victime des Hell's Angels. A première vue, non, mais on pouvait se poser la question.

´ Puis un jour, un jour dont vous saviez qu'il viendrait, vous êtes invité

à une réunion. On vous demande de vous substituer à la Commission des promotions. Vous avez le pouvoir de le faire dans des circonstances particulières et vous n'avez de comptes à rendre à personne. On donne à un jeune homme son insigne, on le promeut inspecteur et on le nomme coéquipier d'Emile Cinq-Mars. Vous vous dites que maintenant que vous savez comment Emile s'y prend, qu'il accepte des services des truands, qu'il faut qu'il soit un ripou pour opérer toutes ces arrestations, qu'un jour vous le dénoncerez comme le flic le plus pourri de tous. ª

Cinq-Mars ne put se taire plus longtemps. Ńormand Lajeunesse était-il un ripou ou seulement manipulé ? ª

Beaubien se trémoussa sur son siège comme s'il y était retenu par d'invisibles attaches. Cinq-Mars jugea qu'il n'avait pas à faire tout un cinéma pour trouver une réplique. La réponse, il la connaissait.

On présente d'abord des excuses. ´ Je ne sais pas, Emile, quelles étaient leurs intentions. ª Puis on constate le caractère inévitable de l'acte, comme si toutes les erreurs de jugement et les défauts de caractère avaient été décrétés par le destin lui-même. ´ La machine était en mouvement, je n'étais qu'un pion. ª On en vient enfin au péché lui-même. Ńormand ne savait pas que vous mettriez vos copains dans le coup. Son rôle était de vous laisser l'emmener dans l'entrepôt o˘ il devait vous descendre. Cela, je l'ai découvert plus tard. Il n'a pas pu, pas avec la puissance de tir qui couvrait vos arrières. Il fait toujours comme s'il ignorait que vos amis étaient là, mais il avait détecté leur présence, Emile, avant d'entrer dans l'entrepôt. Il était prêt à annuler l'opération. Ce qu'il ne savait pas, c'est que l'autre camp avait un

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tireur d'élite dissimulé dans les chevrons pour l'éliminer s'il tournait casaque. Ils l'auraient sans doute éliminé de toute façon. Un flic qui tue un flic, ça passe les limites, ça met les Hell's Angels à l'abri, ça tient les Carcajous à distance. ª

Cinq-Mars avait d'autres questions à poser, il voulait éclaircir des zones d'ombre, élucider certains stratagèmes employés, mais il lui fallait d'abord savoir o˘ Beaubien voulait en venir. Celui-ci n'avait pas terminé

son discours.

Ć'est alors que vous savez que vous êtes dedans jusqu'au cou. Tout a foiré, on a tiré sur un flic. Un gilet pare-balles l'a protégé - vous l'avez dit vous-même, c'était un ripou - mais on lui a quand même tiré

dessus. Vous dites aux voix avec lesquelles vous êtes en contact au téléphone que vous voulez vous retirer de tout ça. Vous leur dites que vous êtes allé bien au-delà de ce qu'on vous demandait. Les voix profèrent des menaces, disent qu'elles vont vous dénoncer, causer votre perte, de sorte que vous redevenez plus conciliant. Vous concluez un marché. Vous leur faites promettre que l'on ne vous demandera plus jamais une chose aussi horrible. On vous le promet. Voilà que vous négociez désormais des pactes avec le camp du mal. ª

Sans l'inciter à poursuivre ou l'en dissuader, Cinq-Mars attendit simplement la suite. Beaubien s'était mis lui-même dans ce qu'il appelait le caca, et de son propre chef. Il s'était trouvé une excuse et s'apprêtait maintenant à pérorer sur le caractère insigne de son méfait, non pour le condamner mais pour le glorifier, pour déclarer que toutes les forces associées de la terre n'auraient pu résister à la tyrannie.

Émile, qu'est-ce que je peux faire ? Je dis non, je n'accepterai pas vos cadeaux, et eux, ils me tracent un portrait de mes filles. Ils me parlent des écoles o˘ elles vont, ils nie nomment leurs professeurs, la couleur de la voiture de leur professeur de danse, ils me décrivent la coiffure de leurs meilleures amies. Ils me disent le nom de leurs hamsters et de leur poisson

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rouge. Ils tueront mes filles, Emile. Ils arracheront les boutons du chemisier de ma femme pendant sa sieste l'après-midi, dans notre propre maison, et ils me les enverront dans une petite boîte noire censée ressembler à un cercueil. Ils sont partout, ils savent tout, ils sont sans pitié, ils ne sont pas humains, ils ignorent la pitié. Emile, ils me disent que ça doit rester entre eux et moi. Je comprends alors que je suis seul.

Je ne peux rien dire à personne. qui me sauvera ? Si j'en touche un mot dans le service, mes enfants ne rentrent pas de l'école. Ma femme va faire des courses et sa voiture explose.

- Vous auriez d˚ en parler au patron.

- Je l'ai fait. Au moins. Je lui ai dit qu'il y avait peu de chance, s'il ne levait pas ma suspension, que mes enfants vivent jusqu'à leur prochain anniversaire.

- Ah.

- Emile, c'est à vous que je parle maintenant. Il faut que vous me sauviez. Le directeur Gervais peut me redonner mon travail mais il ne peut pas empêcher l'ennemi d'entrer chez moi. Emile. Je vous en prie. Aidez-moi.

ª

Cinq-Mars secoua la tête. Ńon, dit-il.

- Emile ! De gr‚ce ! Vous voulez que je vous supplie ? ª

L'inspecteur se pencha en avant, les avant-bras confortablement posés sur les genoux. ´ Dites-moi pour quelle raison vous me parlez maintenant, Gilles. Sans cela, je ne vous aiderai pas. ª II leva vivement un doigt pour couper court à ce que son supérieur allait dire. ´ La vérité, Gilles. Pas des histoires. ª

Le gros homme soupira. ´ Je n'ai rien à vous révéler, Emile. On m'a dit que j'aurais bientôt une plus grande marge de manouvre.

- C'est-à-dire ?

- Je me plains toujours à eux de ne pas pouvoir agir à ma guise. Ils ont décidé que j'aurais les mains libres. Je ne sais pas, Emile - je ne sais pas - mais

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je crois qu'ils ont l'intention d'éliminer un ou plusieurs officiers de police. J'ai l'impression qu'ils se préparent à tuer de nouveau certains des nôtres, comme lorsqu'on avait confié ce boulot à Lajeunesse. Cette fois, je pense qu'ils n'échoueront pas. Je ne peux pas en être s˚r, mais je crois que vous êtes la cible. Ils ont foiré la première fois et ils vont évidemment essayer de remettre ça. Ces gens-là ne renoncent pas. Emile, Emile, j'ai le cour faible. Je n'en peux plus. Je ne suis pas si pourri que ça, Emile, je ne suis pas si pourri ! Mais je suis dans cette situation, j'ai ces ennuis, il n'y a qu'à vous que je puisse parler. Sinon, ça doit rester entre eux et moi. ª

Cinq-Mars acquiesça d'un hochement de tête solennel. Finalement, il se leva et se dirigea vers la porte. Se retournant, il dit : ´ Je ne vais pas aller à ma dernière demeure en me faisant du souci pour vous. Rappelez-vous que si je meurs, vous êtes livré à vous-même. D'ici là, vous allez coopérer avec ceux qui vous contacteront. Jouez le jeu. Vous m'informerez aussi de tout ce qui se passe entre eux et vous. Ne négligez rien. Si vous étiez tenté de négliger quelque chose, vous devriez répondre de la vie de vos filles. Pour le moment, c'est votre seul espoir, Gilles. Vous auriez peut-

être intérêt aussi à prier pour que je reste en vie. Sinon, j'ai comme l'impression que vous êtes bon pour le cimetière vous aussi. ª

Brusquement, il abandonna le capitaine à ses malheurs et se dirigea vers son bureau o˘ Lapierre devait l'attendre depuis un bon moment. Il se passait des choses, il y avait de l'action dans l'air.

André Lapierre avait la tête et dégageait l'odeur de quelqu'un qui a pris un déjeuner liquide, dont Cinq-Mars soupçonna qu'il avait d˚ être plus nourrissant et plus satisfaisant que sa bouchée de saucisson. Il avait dans le regard une sorte d'éclat, une intensité, comme une vigueur juvénile. Émile ! Il faut que tu me dises maintenant. que se passe-t-il ? «a pourrait me sauver, me remettre en selle. - A ton avis ?

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- T'es con ou quoi ? Si ce meurtre n'est pas un attentat des motards, les Carcajous se voient retirer l'enquête et c'est moi qui la reprends.

- Uniquement si tu es réintégré dans tes fonctions.

- On a déjà parlé de tout ça. Laisse-moi faire quelque chose, Emile, n'importe quoi. Dis un mot en ma faveur. Il faut que je retrouve mon travail, mon pote. ª

Cinq-Mars acquiesça d'un hochement de tête chargé de toute la sympathie que l'on peut éprouver pour un collègue. Ándré, parle à voix basse, d'accord ? C'est secret. ª

Lapierre mit un doigt sur ses lèvres.

Cinq-Mars se pencha vers lui et chuchota. Ć'est très important. Ecoute, j'ai les jeunes là-haut, Mathers et Deguire, avec un suspect. Il faut que je jette un coup d'oil en passant. «a ne t'ennuie pas ? Accompagne-moi là-haut, nous irons dans une pièce à côté, nous pourrons causer, personne ne nous dérangera. Il se peut que j'aie besoin de tes lumières, André.

- Après vous, cher collègue. ª

Jetant son pardessus sur son bras, Lapierre consentit à se laisser accompagner hors de la salle de la brigade et vers les ascenseurs. Il échangea des politesses avec d'autres flics mis en train par sa gaieté. Le mot avait couru qu'il était gravement déprimé depuis quelque temps et ses amis étaient heureux de le voir en forme. quelques-uns lui souhaitèrent bonne chance.

Comme Mathers et Deguire avaient inscrit leur nom sur l'ardoise à

l'extérieur de la Salle d'interrogatoire 9, Cinq-Mars entraîna son collègue dans la 8. ´ Je vais aller voir comment les choses se passent ª, dit-il et il laissa Lapierre en plan.

Dans la lumière dure de la Salle 9, Max Gitteridge était hors de lui, énervé qu'on l'ait fait attendre. ´ Mais enfin qu'est-ce que vous voulez, Emile ? Je suis un homme occupé.

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- Je m'excuse, monsieur. J'ai été retenu par un supérieur. «a va, vous deux ? ª

Deguire et Mathers firent signe que oui et Cinq-Mars leur dit qu'il devait aller dans la pièce voisine, qu'il n'en avait pas pour longtemps.

Ó˘ allez-vous ? ª demanda Gitteridge. Cinq-Mars lui dit de patienter encore un peu. ´ Tout s'expliquera le temps venu. Je vous promets, monsieur, que vous ne penserez pas avoir perdu votre journée. Avez-vous faim, monsieur Gitteridge ? Vous voulez un café ? Un jus de fruits ?

Deguire, restez ici. Ne laissez entrer personne. Mathers, va acheter à ce type de quoi manger. ª Ni l'un ni l'autre des deux jeunes inspecteurs ne parut enchanté de la mission qui lui était confiée mais Gitteridge réagit en énumérant tout ce qu'il voulait qu'on lui rapporte pour déjeuner. ´

Voici ce qu'on va faire, suggéra Cinq-Mars. Vous, vous allez lui donner un café maison, dit-il à Deguire, et toi, va lui chercher son déjeuner, ajouta-t-il à l'adresse de Mathers. «a ira plus vite. «a ne vous ennuie pas que nous vous laissions enfermé à clé quelques minutes, monsieur ? Je ne voudrais pas que quelqu'un entre ici et tombe sur vous. Vous ne tenez s˚rement pas à expliquer votre

présence ici. ª

Gitteridge ne demandait pas mieux que de garder l'anonymat.

Dès qu'ils eurent quitté la pièce, Cinq-Mars dit à ses collègues, qui avaient l'air maussades : Ńe vous occupez pas du déjeuner. Je ne vais pas nourrir cet avocat véreux. Suivez-moi. ª Les jeunes lui emboîtèrent le pas, ne sachant plus à quel saint se vouer. Ils entrèrent dans la pièce d'observation attenante à la Salle 8 et regardèrent attentivement Lapierre de l'autre côté de la glace sans tain. ´ Branchez le système d'écoute.

Enregistrez tout ª, leur ordonna Cinq-Mars qui, allant aussitôt retrouver son collègue suspendu, ôta son veston et retroussa ses manches comme pour signifier que ça allait barder. Les deux

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jeunes inspecteurs virent que Lapierre paraissait troublé par l'attitude de Cinq-Mars.

Émile, qu'est-ce qu'il y a ? On dirait que tu t'apprêtes à me passer au gril.

- qu'est-ce qui te fait penser ça ?

- M'as-tu entraîné ici sous de faux prétextes ? Ne me fais pas d'histoire, mon pote. Je veux savoir. Il y a quelqu'un derrière cette vitre ? ª

Cinq-Mars se mit à rire. Á qui ferais-je confiance de l'autre côté ? ª

Lapierre gloussa doucement. Son assurance était entamée, il était sur ses gardes, mais il voulait croire que tout allait bien, que Cinq-Mars était avec lui. ´ D'accord, André, voici comment on va procéder. Il faut d'abord que je tire deux ou trois choses au clair, ensuite je te dirai de quoi il retourne. C'est important. «a va tout changer pour toi. Mais comme tu n'étais pas très au parfum ces derniers temps, il faut que je fasse le point.

- Vas-y. Je n'ai rien à cacher que tu ne saches déjà.

- Commençons par l'enregistrement de Jim Coates ª, proposa Cinq-Mars. Il était debout, courbé, un pied sur une chaise, le poing appuyé sur la table.

´ Je le savais, dit Lapierre en riant. Je te voyais venir. Je rendrai peut-

être cet enregistrement bientôt, si j'obtiens quelque chose en échange, tu comprends ? Je suis au pied du mur.

- J'en déduis donc que tu fais un rapprochement entre cet enregistrement et Jim Coates ? ª lui demanda Cinq-Mars.

La gorge du grand Lapierre se serra. ´ quoi ? ª II se savait démasqué.

Ó˘ as-tu fait l'enregistrement, André ?

- O˘?

- Nous nous sommes déjà trouvés ensemble dans cette salle d'interrogatoire, toi et moi. Tu sais que je déteste me répéter.

- Emile... ª Lapierre voulait l'amadouer.

´ Réponds à la foutue question ! ª Cinq-Mars leva 485

T

le poing et l'abattit de côté sur la table. Lapierre tressaillit.

´ Du calme, Emile. Pour qui me prends-tu, pour un petit voyou à qui tu peux faire peur ?

- Ne me dis pas de me calmer, André ! Tu ne veux pas savoir ce que j'ai découvert ? Normand Lajeu-nesse était un homme de main de la Mafia. On l'avait engagé pour m'éliminer, sauf qu'il s'est dégonflé, de sorte qu'un tireur d'élite qui me couvrait lui a tiré dessus. Il a dit à ses commanditaires qu'il avait repéré mes copains, que c'était pour ça qu'il n'avait pas tiré, mais je vais te dire une chose que tu ignores - il ne les avait pas repérés. Il avait une trouille terrible et c'est tout. Il n'a pas pu appuyer sur la g‚chette. S'il est vivant aujourd'hui, c'est parce que mes copains sont arrivés derrière nous. Le petit malin, il s'est servi d'eux comme excuse. Autrement, les Angels l'auraient charcuté à l'heure qu'il est. Je ne suis pas de bonne humeur, André. Des flics s'entre-tuent et il semble que je sois une cible. Alors, dis-moi, maudit ! O˘ as-tu fait cet enregistrement ?

- Chez moi.

- Arrête tes salades ! Tu n'es pas équipé pour ça. Tu n'as pas de récepteur à distance. O˘ as-tu fait cet enregistrement, André ? Tu commences à m'énerver.

- Espèce de salaud, grommela Lapierre.

- Réponds.

- Je passais par là, c'est grave ?

- A toi de me le dire. C'est grave, André ? ª Lapierre ne tenait plus en place. Il posa ses coudes

sur la table puis les retira, se déplaça sur sa chaise, baissa les yeux, les leva vers Cinq-Mars, les détourna. Il fulminait, mais aucune parole distincte ne sortait

de ses lèvres.

´ Tu mets du temps à répondre.

- C'est quelque chose que je n'ai pas envie d'admettre, c'est tout.

- Il y a pire que de reconnaître une faiblesse ª, lui dit Cinq-Mars d'un ton encourageant.

Lapierre soupira fortement, secoua la tête.

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´ D'accord. J'étais en maraude. «a fait partie du métier. Contrairement à

toi, je ne reste pas à me la couler douce. Je ne décroche pas mon téléphone pour écouter une voix d'or à l'autre bout du fil. Je travaille, moi, pour arrêter mes suspects.

- Ouais, alors ?

- J'ai vu de la lumière dans le garage. ª II se couvrit le visage des mains puis se secoua, comme pour s'obliger à rester éveillé. ´ J'ai donc branché mon système d'écoute. J'ai entendu ce qui se passait. C'était ma chance, tu comprends ?

- Alors que s'est-il passé ?

- Il est parti. Le type avec un accent. Je l'ai suivi. J'ai des amis parmi les Carcajous. Ils recherchent un type qu'ils appellent le Tsar. Je me suis dit que ce devait être lui. Au bas de la rue, j'ai dérapé dans une congère.

Je l'ai perdu. Comme un bleu. Un jeune a alors fini assassiné. Je n'ai pas voulu reconnaître que je tenais quelque chose avant ce meurtre. Ensuite, tu sais ce que c'est, j'ai voulu me réserver cette enquête. Est-ce que c'est si grave que ça, bordel ? ª

Manifestement déçu, Cinq-Mars secoua la tête et se redressa. Ás-tu vu ce type ? Tu peux le décrire ? ª

Lapierre fit signe que non. ÍI faisait trop sombre. Il portait un grand manteau noir semblable à une cape, le col relevé. Il avait un chapeau, tu comprends ? Puis j'ai dérapé. La route était glissante. J'ai raté le virage, pouf, il avait disparu. ª

Cinq-Mars acquiesça d'un hochement de tête. ´ qu'est-ce qu'il avait comme voiture ?

- Je ne sais pas. Une Bimmer, je pense.

- Et c'est lui qui conduisait ?

- Ouais. Bien s˚r. qui d'autre ?

- Attends-moi ici, André. Je regrette de t'imposer tout ça, mais tu sais ce que c'est.

- Pas de problème.

- Je jette un oil sur le suspect que les jeunes ont ramené et je reviens dans deux minutes.

- Prends ton temps. ª II hocha la tête de manière grandiloquente.

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T

A l'extérieur, dans le couloir, Mathers ouvrit la porte de la salle d'observation. Cinq-Mars, qui allait retrouver Gitteridge, voulait être seul. Śurveille ce connard, ordonna-t-il. S'il bouge, montre-toi. S'il a envie de pisser, apporte-lui une tasse. ª

II inséra le passe-partout dans la Salle 9 et y entra. Il verrouilla la porte derrière lui. ´ Monsieur Gitteridge, dit-il.

- On ne m'apporte pas à manger ? demanda l'avocat avec une pointe d'appréhension dans la voix.

- C'est immangeable ici de toute façon. Les jeunes vous rendent service en ne revenant pas.

- Je veux appeler ma secrétaire. Vous ne pouvez pas me l'interdire.

- qu'est-ce que vous allez lui dire ? que vous êtes en cabane ? que vous avez décidé de donner des informations à la police ? ª

Gitteridge écarta cette éventualité avec un petit rire qui déforma ses lèvres en un rictus méprisant. ´ Vous rêvez en couleurs, Emile. Je vous ai dit ce que j'avais à dire. Considérez-vous déjà heureux.

- Je devrais peut-être me mettre à genoux et vous embrasser les pieds ?

Vous voudriez peut-être que je vous lèche le cul aussi ? ª

Gitteridge inclina la tête sur le côté. Śi c'est dans vos go˚ts, Cinq-Mars, allez-y.

- Faites attention à qui vous parlez, Maître.

- Vous aussi. ª

Cinq-Mars se mit à arpenter la pièce et passa à plusieurs reprises de son côté de la table pour finalement empoigner des deux mains le dossier d'une chaise et regarder fixement le minuscule Gitteridge du haut de l'à-pic de son nez. ´ Je suis allé au Cercle universitaire ce matin. Vous en êtes membre ? ª

L'avocat porta à sa lèvre inférieure un doigt avec lequel il gratta ses dents supérieures avant de répondre. ´ Vous devez le savoir, autrement vous ne poseriez pas la question.

- Kaplonski a pris son dernier repas avec vous.

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C'est dommage pour sa femme, n'est-ce pas ? Elle n'y était pour rien.

- Je n'ai pas toute la journée devant moi, Emile, fit remarquer Gitteridge.

- Durant le repas, vous êtes descendu au vestiaire. Ne prenez pas la peine de nier, on a vérifié. De là, vous êtes sorti et êtes allé à votre voiture, à votre Lexus.

- Je voulais passer discrètement un coup de fil.

- Depuis quand un portable est-il discret ?

- Ce n'est pas ce que je voulais dire. ª Cinq-Mars secoua la tête agressivement. ´ Vous

n'avez pas donné ce coup de fil, n'est-ce pas, Maître ? Vos relevés téléphoniques le confirmeront. Au lieu de cela, vous avez ouvert votre Lexus et en avez retiré une bombe. Vous l'avez transportée jusqu'à la Lincoln de Kaplonski de l'autre côté de la rue. Vous aviez ses clés de voiture que vous aviez prises dans sa pelisse au vestiaire, o˘ chaque membre a un box privé, et vous avez posé la bombe sous le siège avant ainsi qu'on vous l'avait ordonné et entraîné à le faire. ª Cinq-Mars marqua une pause pour voir comment le détenu prenait la chose. Il était catatonique, immobile, cloué sur place. ´ Vous avez installé la bombe. Vous êtes revenu au Cercle, avez remis les clés de Kaplonski dans la poche de son pardessus puis êtes remonté pour le dessert, le café et un dernier verre. Si je vais trop loin, arrêtez-moi. ª

Gitteridge s'agita en se tortillant sur sa chaise. ´ Vous faites preuve d'une imagination débordante, inspecteur. Vous gagnez vraiment votre vie comme ça ?

- A votre Cercle, on ne présente pas l'addition à la table, on opère un prélèvement mensuel. Ce qui signifie que c'est vous qui avez payé la note, de sorte que l'on peut sans risque d'erreur affirmer que vous lui avez offert son dernier repas. Bien vu. C'était une idée à vous ? Vous pensez en être quitte parce que vous avez dîné avec lui en public ? Vous êtes resté

derrière quand Kaplonski et sa femme sont rentrés 489

chez eux, mais pas longtemps. Vous l'avez suivi jusque chez lui. Vous attendiez le moment opportun, Max, mais le temps passait. Appuyez sur le bouton, Maître. Allez, vous n'avez qu'à appuyer sur le bouton et Kaplonski saute. Mais appuyez donc sur ce maudit bouton ! Vous ne pouviez pas, n'est-ce pas, espèce de froussard, de parasite, d'avocat véreux que vous êtes ? ª

Gitteridge fit la moue. Ćomment dois-je réagir à cela ? En montant sur mes grands chevaux ? En avouant pour prouver ma virilité ? C'est comme ça que vous vous êtes b‚ti votre réputation ?

- Espèce de sale type. Vous ne pouviez vous y résoudre, même en sachant que, sinon, vous seriez le prochain sur la liste. Vous l'avez donc suivi jusque chez lui. A cause de votre l‚cheté de poltron, vous avez attendu jusqu'à la dernière seconde, juste au moment o˘ il faisait marche arrière.

Vous avez finalement appuyé sur ce maudit bouton. A cause de votre l‚cheté, vous avez été obligé de faire sauter Kaplonski et sa femme devant leur maison, o˘ leurs enfants dormaient. Ces gosses ne peuvent plus dormir sans doute - là ou ailleurs. Vous ne pouviez pas leur épargner ça ? Il fallait que vous attendiez jusqu'à la dernière seconde ? Vous étiez obligé de les réveiller avec le bruit de l'explosion qui leur enlevait leur père et leur mère ?

- Je suis avocat, inspecteur. Si vous voulez m'inculper de quelque chose, allez-y. Autrement,

rel‚chez-moi.

- Vous êtes venu ici de votre plein gré, Maître.

- Exact.

- La bombe portait vos empreintes. C'est ça la nouvelle culture dont vous me parliez ? Même les avocats sont obligés de se salir les mains -

vraiment ?

- O˘ avez-vous obtenu mes empreintes ?

demanda tranquillement Gitteridge.

- Pour commencer, il y en a partout sur la table. Je ne les ai pas encore prélevées, Gitt, mais vous vous

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doutez de ce que je trouverai. Nous savons déjà que la charge de la bombe est couverte d'empreintes, je dis bien couverte. Ils devaient vous surveiller lorsque vous l'avez trimbalée d'une voiture à l'autre. On vous avait interdit de porter des gants. Vous ne pouviez pas effacer vos empreintes. Ils ont d˚ vous suivre jusque chez Kaplonski. C'était lui ou vous. Ce n'était pas vraiment un choix trop difficile à faire, hein ?

- Ne me tournez pas - Gitteridge donnait des signes de résistance - en dérision.

- question : pourquoi laisser des empreintes sur la bombe ? Réponse : pour compromettre le plastiqueur. Vous fréquentez des durs à cuire ces temps-ci, Maître. Vous êtes non seulement obligé de tuer, vous devez encore laisser des traces, vous devez vous faire coincer. Si jamais vous deviez témoigner pour le ministère public, votre témoignage serait facilement récusé. Ils se sont arrangés pour accumuler des preuves contre vous. C'est pour cela qu'ils ont insisté pour que vous dîniez avec Kaplonski dans un endroit public. C'est pour cela qu'ils vous ont forcé à manipuler la bombe sans gants. Vous avez plastiqué votre propre client, Maître, puis vous vous êtes assis sur votre cul d'avocat véreux pour envoyer votre note d'honoraires à

ses exécuteurs testamentaires. ª

Gitteridge ne voulait rien avouer. Ést-ce que vous m'inculpez, inspecteur ?

- A quoi bon ? Vous n'arriveriez jamais jusqu'à la date du procès. ª

Gitteridge le regarda droit dans les yeux. Cinq-Mars soutint son regard.

Gitteridge avait besoin de réfléchir. ´ que voulez-vous ? demanda-t-il calmement.

- Un nom. qui a tué Hagop Artinian ? ª Gitteridge secoua lentement la tête. ´ Je ne sais

pas. Je n'y étais pas.

- Vous voulez marchander ? ª

Gitteridge le regarda de nouveau dans les yeux. ´ Peut-être.

- Donnez-moi le nom. Vous savez que je vous

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tiens. Nous pouvons consulter vos relevés téléphoniques, vous n'avez pas téléphoné. Vous savez que vous n'êtes pas allé au vestiaire pour chercher votre portable parce que vous en avez un dans votre voiture de toute façon.

Cette discussion est oiseuse, parce que si nous vous inculpons et que vous êtes libéré sous caution, on vous fera sauter jusqu'au firmament. Vous savez ce qui me vient à l'esprit tout à coup ? Vous ne voulez pas me donner le nom parce que vous avez l'impression erronée que la personne que vous nommerez se retournera contre vous et vous dénoncera. En tant qu'avocat, vous pouvez vous défendre contre des preuves indirectes, mais vous auriez du mal contre un témoin. Mais je dis que c'est une question de priorité. Il s'agit pour moi de savoir lequel des deux je veux le plus, l'assassin de Kaplonski ou celui de Hagop Artinian. Si c'est le Russe, donnez-moi le Russe. Si ce n'est pas lui, du point de vue strictement juridique, donnez-moi celui qui l'est du point de vue strictement juridique. Ne pensez pas à

lui en tant que témoin parce que vous n'arriveriez pas jusqu'au procès. N'y pensez que comme à votre seule chance de sortir vivant de ce guêpier. ª

Gitteridge donnait des signes de nervosité. ´ Vous n'avez pas besoin de le savoir.

- Ne me parlez pas sur ce ton. Votre situation ne vous le permet pas. ª

Gitteridge réfléchit quelques instants puis secoua la tête. ´ Les flics se protègent mutuellement. Demandez-moi autre chose.

- Attendez ici. Bien que vous n'ayez guère le choix. Je vous boucle de nouveau. ª

Emile Cinq-Mars parcourut d'un pas ferme les quelques mètres qui le séparaient de l'endroit o˘ André Lapierre l'attendait, au bout du couloir.

Il entra dans la pièce en coup de vent et claqua la porte derrière lui. Ándré ! cria-t-il. Tu as coupé l'enregistrement parce que ton nom est dessus. Il y est fait allusion à toi. Le Russe, Kaplonski, les deux, ont pro-492

T

nonce ton nom. Ils ont parlé de toi pendant que tu venais chercher le Tsar en voiture pour le ramener à son bateau. J'ai raison, oui ou merde ? ª

Lapierre écarta les mains et respira en haletant. ´ qu'est-ce que tu dis ?

- Tu veux savoir ce qui me tracassait, André ? Tu veux savoir pourquoi je t'avais à l'oil ?

- Emile, qu'est-ce que tu dis ? ª Cette sortie, après que Cinq-Mars l'eut quitté en termes cordiaux, lui avait fait perdre son sang-froid.

´ Le jour o˘ nous sommes allés au garage Samp-son, le jour de la descente, tu te souviens ?

- Si. Bien s˚r.

- Tu avais encore la grippe, des séquelles. Tu t'es mouché, André.

- Alors ?

- Tu as proprement replié ton mouchoir sur la morve. Je me suis dit : pourquoi fait-il ça ? qu'est-ce qui lui prend ? André n'a jamais eu de manières. Tu es plus du genre à rouler ton Kleenex en boule et à le jeter par terre. Ou dans la rue. Ou à te moucher sur ta manche. Depuis quand plies-tu ton mouchoir plein de morve en petits carrés bien nets ? ª

Lapierre chercha ses mots en gesticulant. ´ qu'est-ce que t'as ? qu'est-ce que ça peut faire la manière dont je plie mon mouchoir ?

- Tu sais comment je suis, André. Je n'élucide pas les crimes, j'essaie de me représenter la personne qui les a commis. J'observe les gens. Or voilà

que j'ai ce malotru dans ma voiture qui plie son mouchoir. Tu avais déjà eu des rhumes auparavant, tu n'avais jamais fait ça. Alors j'enregistre la chose, cher collègue, je la mets de côté pour y repenser le cas échéant, tu comprends ? Pourquoi André Lapierre se conduit-il comme s'il avait découvert les vertus du savoir-vivre, de la politesse, de l'hygiène ? Il y a une nouvelle femme dans sa vie ou quoi ?

- Je m'en vais. Tu es tombé sur la tête, Cinq-Mars.

- Ensuite je te rencontre dans ce restaurant et tu 493

as ces petites coupures que tu te fais en te rasant. Tu te souviens ? Tu te coupes toujours en te rasant. Je ne sais pas pourquoi tu ne t'es jamais mis au rasoir électrique. Trop moderne pour toi. Tu te taillades littéralement les lendemains de cuite. Cette fois, tu avais de jolis petits sparadraps sur tes coupures. Tiens, pourquoi donc ? Tu es toujours venu travailler non soigné, avec des taches de sang sur la peau, comme pour faire viril. Les chefs pouvaient t'obliger à porter un costume, à aller chez le coiffeur, à

te raser et à cirer tes chaussures, ils pouvaient inscrire tout ça dans le règlement, mais ils ne pouvaient pas t'obliger à t'habiller correctement, à

te coiffer correctement ou à te raser correctement, hein, André ? Tu aurais eu trop l'air d'un flic.

- Tu vas en venir au fait ?