Prologue Angels et Carcajous

Vendredi, 17 septembre

Ils se faisaient appeler les Carcajous.

Le sergent-détective Emile Cinq-Mars emprunta l'ascenseur de service pour monter au troisième étage d'un immeuble de bureaux du nord de Montréal. Il sortit de l'ascenseur et prit à gauche dans un couloir violemment éclairé, puis tout de suite à droite. Il frappa comme convenu trois coups à une porte sur laquelle on pouvait lire : PLACARD. La porte s'entrouvrit.

L'inspecteur exhiba son insigne doré à la hauteur de son visage. La porte se referma tandis que l'on retirait la chaîne de sécurité puis elle s'ouvrit toute grande et un garde, qui portait un gilet pare-balles et tenait un fusil automatique, le laissa entrer.

Le garde avait le doigt sur la g‚chette de l'arme, le canon pointé vers le sol.

Emile Cinq-Mars pénétra dans la pièce.

Ses yeux eurent d'abord du mal à s'habituer à la lumière moins forte de la somptueuse suite. Des agents en civil, lui tournant le dos, étaient alignés devant les fenêtres, tels des pigeons tournés face au vent sur un toit. En retrait dans l'ombre, ils se tenaient à un mètre des vitres pour demeurer invisibles de l'extérieur. Deux d'entre eux prenaient des photos à l'aide de téléobjectifs. Trois autres obser-valent la rue avec de puissantes jumelles. Un autre avait des écouteurs à

l'oreille. Celui qui avait ouvert à Cinq-Mars resta derrière lui pour monter la garde. quatre autres agents se livraient au travail de police classique - ils étaient assis et attendaient.

Ces hommes, triés sur le volet, étaient les Carca-jous.

Ils surveillaient la petite fête que donnait le Hell s Angels Motorcycle Club dans un bar, en face, de l'autre côté du carrefour animé.

Áh, Cinq-Mars ! s'écria un homme aux cheveux en brosse, affalé dans un confortable fauteuil. Entrez ! Faites comme chez vous. Heureux de vous connaître. ª II se leva et les deux hommes se serrèrent la main. L'agent qui avait accueilli le nouvel arrivant ne se présenta pas. Il régnait dans la pièce une odeur de fumée refroidie et non de sueur, chose remarquable vu le nombre de policiers présents et la chaleur étouffante. ´ Bienvenue dans notre planque. Je vous présenterais volontiers l'équipe de surveillance, sergent, mais, comme vous vous en doutez, cela m'est encore interdit.

- «a ne fait rien ª, dit Cinq-Mars d'un ton impavide. On devinait à son attitude qu'il aurait, quant à lui, préféré à ces airs mystérieux des présentations dans les formes. L'inspecteur était un quinquagénaire de haute taille, de plus d'un mètre quatre-vingt-dix, d'allure réservée et vêtu de façon conventionnelle. Le trait marquant de sa personne était un immense nez aquilin, altier et autoritaire, qui semblait aller de pair avec son célèbre regard de lynx. Il avait les cheveux auburn, fins mais ondulés et encore abondants, sauf sur le front, haut et légèrement dégarni. Il commençait déjà à transpirer lorsqu'on lui offrit un siège. L'homme qui l'avait accueilli, plus jeune, moins grand et beaucoup plus mince que lui, occupait cependant plus d'espace. Il s'assit en écartant les genoux, les coudes déployés vers l'extérieur. Il fumait et agitait sa cigarette en parlant comme s'il traçait des mots en l'air.

10

Úne limonade ? Un café ?

- Non merci. ª Cinq-Mars secoua la tête en se disant que seul un agent de la police montée du Canada était effectivement capable d'offrir de la limonade. Il e˚t été curieux de connaître son identité. qui d'autre qu'un agent de la police montée aurait éteint l'air climatisé pour assurer davantage de silence à ses instruments d'écoute à grande portée ? Et seul un très sérieux agent de la police montée pouvait porter les cheveux aussi courts. Celui-ci avait retiré son veston et dénoué sa cravate. Il faisait chaud pour le mois de septembre, au moins trente degrés encore, alors que le soir tombait. L'agent portait son revolver de service à sa ceinture, ce qui, Cinq-Mars le savait, était plus typique des inspecteurs de la police municipale que des agents de la police montée ou de la Sq, la police provinciale du québec, car ces derniers avaient tendance à être plus stricts sur le règlement.

N'ayant pas été présenté, il resta distant.

Śergent, dit le type aux cheveux coupés en brosse en baissant la voix, vous savez que nous tenons depuis le début à ce que vous soyez des nôtres.

ª

Trois corps de police avaient affecté des moyens et des agents triés sur le volet à la formation d'une nouvelle brigade tactique, d'une cellule de crise et d'une équipe d'investigation ultra-compétente. Rassemblés en désespoir de cause pour combattre les gangs de motards, de plus en plus puissants, ils avaient pour cibles deux ennemis en guerre, les Hell's Angels et la Rock Machine.

´ «a ne m'intéressait déjà pas à ce moment-là, lui rappela Cinq-Mars. «a ne m'a jamais intéressé. Et ça ne m'intéresse toujours pas. ª

Les flics, voulant un nom menaçant pour leur brigade, s'étaient donné celui de Carcajous. ´ Vous êtes le meilleur flic de la ville. Vos états de service sont exemplaires - sans pareil, je dirais. Pour les contacts, personne ne vous arrive à la cheville. Vous

11

êtes devenu une référence morale pour les policiers de la ville. Arrêtez-

moi si je vous gêne. ª

Cinq-Mars esquissa un sourire. ´ J'apprécie la flatterie. Ce qui ne veut pas dire que je me laisse influencer par elle. Croyez-vous que je peux au moins vous appeler par votre grade ? ª

Le flic aux cheveux en brosse agita sa cigarette, indécis. ´ Je suis lieutenant, reconnut-il finalement. Cinq-Mars, vous pourriez nous être utile. ª

L'inspecteur de la police municipale secoua la tête. ´ Les gangs ne m'intéressent pas outre mesure. Je préfère enquêter sur la petite délinquance. Votre travail n'est pas dans mes cordes, lieutenant. A mon avis, c'est en arrêtant les délinquants que nous gagnerons. Les conspirations, les complots internationaux, le crime organisé, moi, toutes ces histoires, ça me ramollit la cervelle. ª II faisait de son mieux pour repousser en plaisantant les avances de son interlocuteur.

Un sourire moqueur, à peine poli, qui n'échappa pas à Cinq-Mars, apparut sur le visage de son cadet, un homme d'une quarantaine d'années : celui-ci ne le croyait pas.

Íls ont de la visite ª, annonça une voix près de l'une des fenêtres.

Le lieutenant fit signe du menton à Cinq-Mars de l'accompagner jusqu'aux fenêtres. Ón tient quelque chose ? ª Ils baissèrent les yeux en direction du carrefour et du bar sous surveillance. Au-delà du thé‚tre des opérations immédiat et par-delà le grondement de la circulation, dans la poussière de la fin de l'été et la brume de chaleur, de petits immeubles d'habitation et des duplex aux toits plats recouverts de goudron et de gravier s'étiraient sur des kilomètres en un paysage nu et désolé.

Ún 4x4 Toyota vient de remonter la rue et de se garer.

- Ah, murmura le lieutenant en regardant dans des jumelles.

- quelqu'un d'important ? demanda Cinq-Mars.

12

- George Turner, le banquier des motards. Regardez vous-même, inspecteur.

ª

Cinq-Mars examina le bar dans les jumelles, un instrument si puissant qu'il voyait mieux que s'il avait été lui-même en bas sur place. Des motos étaient garées les unes contre les autres sur la terrasse du bar dont on avait entassé les chaises et les tables contre le mur. Une enseigne au néon clignotait faiblement. BAR SALON.

´ «a fait chier, n'est-ce pas ? dit le lieutenant à voix basse. Les Hell's Angels ont décidé de s'exhiber. De se donner en spectacle. Ils tournent avec leurs motos dans le quartier. Ils font un ramdam d'enfer. Et maintenant ils s'installent dans un de leurs bars pour passer un bon moment. Pourquoi ? Pour app‚ter la presse. Ils diront : "Vous voyez ? Nous n'avons rien à cacher. Nous ne sommes pas une organisation secrète. Tout ce que vous lisez à notre sujet est de la foutaise. Nous ne sommes pas des tueurs. Tout ce que nous voulons, c'est faire de la moto et qu'on nous fiche la paix." Ils se montrent sous leur vrai jour avec leurs vestes et leurs pantalons en cuir, leurs tatouages sur les bras, leurs coiffures hirsutes, leur barbe, leurs harpies, le tout pour démontrer qu'ils forment une organisation qui a pignon sur rue et non une bande criminelle qui agit par en dessous. Le public gobe ça.

- Il descend de voiture, annonça une voix à la fenêtre.

- Parlez-moi de ce type ª, dit Cinq-Mars.

De taille et de carrure moyennes, le cr‚ne dégarni, le conducteur du 4x4

Toyota portait un costume élégant et discret, une chemise blanche à fines rayures et une cravate bleu foncé. Cinq-Mars voyait tout dans les moindres détails à travers les jumelles, l'éclat rouge du soleil couchant sur le diamant de la bague du type, ses chaussures rutilantes. Il avait les pores propres des riches. Il portait un cartable en cuir aux fermoirs en cuivre sur lequel Cinq-Mars put discerner ses initiales gravées en lettres dorées.

Il

13

avait lu des choses à propos de satellites capables de suivre à la trace une balle de golf en vol mais il se serait volontiers contenté d'une paire de jumelles comme celles-là si jamais il voulait observer le monde en gros plan. Il estima qu'elles devaient co˚ter un mois de salaire. Les Carcajous possédaient apparemment de beaux joujoux.

´ George Turner habite sur la montagne dans le haut de Westmount. Il a une jolie femme. Deux gosses. De bonnes relations. On le voit souvent en compagnie d'hommes politiques. Il est comptable et n'a qu'un seul client.

Les Hell's Angels. Comme on le voit rarement en public avec eux, qu'il vienne les retrouver ici aujourd'hui est significatif. Il se prépare quelque chose.

- qui d'autre est à l'intérieur ? demanda Cinq-Mars en faisant de son mieux pour dissimuler sa curiosité.

- Petit Willie, habillé en motard pour changer. C'est le Numéro Un de la bande. On le voit rarement autrement qu'en chemise sport et pantalon. Ils ne font pas ce cinéma pour rien. ª L'inspecteur aspira la fumée de sa cigarette comme s'il inhalait une mauvaise nouvelle. Će soir, il s'est mis torse nu pour exhiber ses tatouages. Il doit son nom, à propos, à ses petits yeux, pas à sa corpulence. Le fait qu'il pèse soixante-quinze kilos est accessoire. L'autre type habillé en motard est Plug. Un avorton, pas plus gros qu'une bouche d'incendie. Nous ne l'avions jamais vu qu'en costume cravate jusqu'à cet après-midi. C'est le mordu d'informatique de la bande, un petit génie. L'autre Angel important que nous avons identifié est Jean-Guy. Il est en costume - un chic costard en soie, ne trouvez-vous pas, messieurs ? Chemise noire, cravate jaune. Gominé. Jean-Guy est le spécialiste en munitions de la bande. Personne ne s'y connaît comme lui en dynamite. ª

Le dénommé George Turner s'était arrêté à l'extérieur du bar de motards pour fumer une cigarette avant d'entrer. Appuyé à la selle d'une Harley, il 14

I

paraissait déplacé. Un passant aurait facilement pu le prendre pour un innocent et lui conseiller de ne pas rester là. Un motard de forte carrure montait la garde à l'entrée latérale du bar.

´ Giuseppe Pagano est à l'intérieur aussi, poursuivit le lieutenant. Un mafioso de la vieille garde. Comme il s'est trouvé sans emploi quand la Mafia locale s'est scindée, il est entré chez les Angels. Leur avocat, Max Gitteridge, est aussi présent. Ce qui signifie qu'ils ont convoqué à cette rencontre leur avocat, leur banquier, leurs alliés, leur spécialiste en explosifs, leur informaticien et leur Numéro Un, ainsi qu'un autre type que nous ne connaissons pas. Il y a quelque chose dans l'air.

- qui est le type que vous ne connaissez pas ? demanda Cinq-Mars.

- Nous l'appelons le Tsar. Nous avons entendu parler de lui mais nous ne l'avons pas encore identifié et nous ne l'avons jamais vu. Nous n'avons pas réussi à le photographier aujourd'hui non plus. Pas à cette distance. Il porte un panama et une cape, vous imaginez. Par cette chaleur. ª

En bas, Turner jeta finalement son mégot et pénétra dans le bar.

´ Donc la seule personne que vous ne connaissez pas est celle que vous n'avez pas pu photographier ª, fit remarquer Cinq-Mars.

L'agent haussa les épaules. Ón y arrivera peut-être lorsqu'il sortira.

Comme cette réunion se tient au vu et au su de tous, nous supposons que c'est à son intention qu'ils font tout ce cinéma. Nous savons par nos écoutes téléphoniques qu'il y a en ville un Russe qui cherche à faire des affaires. Il se pourrait que ce soit lui. Si c'est lui, il est à la tête d'une coalition de gangs russes. Les Angels veulent soit lui prouver qu'ils sont de vrais durs, soit qu'ils sont libres de nous cracher à la gueule à

leur guise. C'est pour cela qu'ils se réunissent en public. Nous croyons qu'ils veulent impressionner le Tsar.

15

Ils doivent savoir que vous êtes ici, que vous prenez des photos.

- Bien s˚r qu'ils le savent. Jetez un oil sur le garde dans les jumelles, Cinq-Mars. ª

Celui-ci examina le garde, un individu inquiétant, musclé et massif, les cheveux en catogan. L'inspecteur se fit la réflexion que les durs portaient désormais des boucles d'oreilles, quelque chose qu'il n'avait jamais vu à

ses débuts dans la police.

´ Lisez ce qu'il y a d'écrit sur ses biceps. ª

Les jumelles étaient assez puissantes pour cela. Le tatouage disait : The Filthy Few - ´ L'Elite des Ordures ª.

´ Vous savez ce que ça signifie ? demanda aussitôt le lieutenant.

- que c'est un tueur. ª Cette appellation était de notoriété publique.

´ «a signifie qu'il a déjà tué pour les Angels, précisa le lieutenant. Vous voyez o˘ est notre problème ? Ils s'affichent ouvertement comme meurtriers, ils savent qu'on les photographie et ils s'en fichent royalement. Vous êtes un trop bon flic pour laisser une chose pareille arriver dans votre ville, sergent, sur votre territoire. ª

Ils revinrent dans le coin-salon du bureau, faiblement éclairé. En temps normal, la pièce servait sans doute à des déjeuners d'affaires et de salle de réception pour les clients. Dans un angle, il y avait un bar mobile avec évier que les agents n'utilisaient que pour préparer leurs limonades. Les canapés ainsi que les tables étaient montés sur roulettes de manière à

pouvoir être déplacés selon les occasions.

S'étant rassis, Cinq-Mars attendit que le lieutenant lui débite son laÔus.

L'homme, qu'il supposait être de la police montée, écrasa son mégot, alluma à la flamme de son briquet une autre cigarette qu'il agita en l'air et regarda Cinq-Mars dans les yeux tout en inspirant une profonde bouffée. Il plissa le front et déclara : Śergent, nous avons besoin de vous. Nous sommes en train de mettre sur pied une unité de pre-16

mière. Les Carcajous vont faire des ravages, vous pouvez me croire.

- Je l'espère pour vous.

- Pas de ça, je vous en prie. Votre place est ici. Avec nous. Un Carcajou.

- Ce n'est pas mon style.

- A ce que je crois savoir, vous dirigez une variante quasiment autonome de notre organisation. Vous avez des contacts au sein de la police montée, au sein de la police provinciale. Presque tout le monde sait que vous dirigez votre propre réseau de renseignements. Bravo. Nous, nous disposons de moyens supérieurs, Cinq-Mars, de gens de haut niveau, de matériel efficace. Ce qu'il y a de plus pointu sur toute la ligne. Pas d'impairs, pas d'accrocs, pas de chichi bureaucratique.

- Vous pouvez le promettre ?

- Fastoche.

- La vérité, lieutenant, est que je n'ai pas beaucoup l'esprit d'équipe.

- Nous sommes souples. ª

Cinq-Mars s'aperçut qu'il était inutile de prendre des gants avec cet homme. Il ne voulait manifestement rien entendre. ´ Lieutenant, je ne veux pas avoir affaire à votre organisation. Je vous souhaite du succès mais je travaille seul, avec les moyens limités de mon service. Vous réunissez des gens compétents, vous devriez pouvoir faire du bon travail. Mais je ne suis pas fait pour la vie dans une brigade spéciale et je ne crois pas que celle-ci soit une réponse au véritable problème. Vous surveillez les motards mais eux aussi sont en mesure de suivre vos mouvements. Ils se jouent de vous. Pourquoj entrer dans leur jeu ?

- Le travail de la police consiste parfois à coopérer avec les voyous.

- Pas pour moi.

- Vraiment ? Ecoutez, inspecteur, ne le prenez pas mal, mais la demande de votre affectation est partie, vous comprenez ? Si vous ne vous ralliez pas 17

à nous, vous savez ce qu'il en est ? Je crains pour la suite de votre carrière. ª

Cinq-Mars se leva brusquement. ´ Maintenant vous nie menacez ? ª

L'agent se leva à son tour en tendant devant lui une paume ouverte pour lui imposer le silence. Ńe vous énervez pas. Je ne vous menace pas. Je disais ça comme ça. La demande d'affectation est partie. Si vous refusez, cela entachera vos états de service.

- Je regrette, dit d'un ton laconique et catégorique Cinq-Mars qui fit demi-tour pour s'en aller, les lèvres serrées. «a ne m'intéresse pas.

- Vous ne voulez pas au moins y réfléchir ? Ce sera l'organisation idéale, inspecteur. Pointue. Elle est importante pour la sécurité de nos concitoyens. Ces salopards ont déjà tué quarante-sept personnes...

- Ils ont liquidé d'autres motards.

- Plastiqués ! ª II tendit ses deux paumes ouvertes. ÍI y aura nécessairement mort d'innocents lors de l'une de ces explosions. Lorsque cela se produira... ª

Cinq-Mars, voulant qu'il aille au bout de sa pensée, attendit.

´... Lorsque cela se produira nous nous verrons dotés d'un budget si énorme que nous aurons du mal à le dépenser. Vous voudrez alors être des nôtres, Emile. Le travail que nous pourrons faire ! ª II serra les poings, les muscles de son cou se tendirent et il s'empourpra. ´ Pensez-y !

- Il sort ! ª cria-t-on de la fenêtre. Cinq-Mars et le lieutenant se dirigèrent vers ce

côté de la pièce à grandes enjambées. Le comptable, George Turner, remontait la rue en direction de sa voiture. D'autres membres de la bande grouillaient à présent autour du bar et montaient sur leur moto dont ils mettaient le moteur en marche. D'autres allaient vers leur voiture ou leur monospace. Le déclic des appareils photo se fit entendre à plusieurs reprises dans la pièce de surveillance. Dehors, les motards avaient le soleil couchant dans les yeux tandis que la rue et les toits prenaient une teinte rouge.

ÍI rentre chez lui, à Westmount, sergent, dans les beaux quartiers. Il va aller causer avec ses petits copains politiques et ses voisins affairistes.

Il faut abattre des gens comme lui. ª

Une force de police compétente, un matériel dernier cri, un budget raisonnable susceptible de se gonfler, l'occasion de s'en prendre à une organisation criminelle cruelle, voilà qui n'était pas à dédaigner. ´ Je travaillerais seul si le service ne m'imposait pas un coéquipier, déclara comme en passant Cinq-Mars pour t‚ter le terrain, pour voir ce qu'on avait éventuellement à lui offrir.

- Vous pouvez vous adapter. ª

On ne lui proposait donc pas l'indépendance. Il regarda George Turner grimper dans son 4x4. Il haÔssait l'impunité dont jouissait celui-ci. Il haÔssait ses relations sociales, le confort qu'il devait à un travail inique. Il était en train de réfléchir à tout cela lorsque la Toyota fut soulevée du sol et explosa. WHOOOOOOOOUUUUM ! Il se fit une brillante lumière blanche. Puis ce fut la secousse de l'explosion, un changement de pression suivi du grondement qui fit tinter les vitres et trembler l'immeuble. L'air résonna dans un roulement prolongé. Les hommes de l'équipe de surveillance s'étaient baissés par réflexe. Celui qui portait les écouteurs poussa un hurlement et les jeta. Ils furent saisis subitement d'une violente agitation et se mirent tous à crier en même temps. Des ordres indistincts fusèrent, les agents se précipitèrent dans le couloir.

´ Descendez ! aboya le lieutenant en tirant sur son veston sport. Continuez à prendre des photos ! Prenez-en une du Tsar ! On réussira peut-être à le photographier dans la confusion ! ª II sortait en courant de la pièce lorsqu'il se rappela celui qu'il avait essayé de recruter.

Cinq-Mars était calmement en train d'observer dans les jumelles la carcasse fumante de la voiture

18

19

dont le toit avait été soufflé par l'explosion. Le reste du véhicule n'était que décombres. Le corps, d'abord soulevé avec le toit, était ensuite retombé sur le siège de la voiture, tête en bas, sans jambes. Il y aurait de la peau à gratter sur le mur des immeubles des deux côtés de l'avenue. Cinq-Mars vit des morceaux de membre dégringoler dans les arbres et crut discerner l'éclat d'une bague sur un doigt arraché. Il mit les jumelles sur sa poitrine pour regarder à l'oil nu afin de s'épargner le grotesque de la scène. Dans la rue, la circulation était complètement perturbée. Des collisions se produisaient, des conducteurs ahuris oubliant de freiner, freinant trop tôt ou, dans une fuite panique, appuyant à fond sur l'accélérateur.

´ Vous pigez maintenant, Cinq-Mars ? demanda le lieutenant, revenant à la charge. C'est ici que ça se passe. Nous sommes au cour de l'action. Votre place est ici. Allons ! ª

Cinq-Mars posa les jumelles et le suivit dans le couloir, o˘ régnait la confusion.

´ Mais qu'est-ce qui se passe ? ª hurla le lieutenant. Il n'arrivait pas à

croire que ses hommes fussent encore là.

´ Les ascenseurs sont bloqués, monsieur.

- Prenez l'escalier !

- Il a été barricadé.

- Oh, Christ ! Téléphonez en bas ! Faites monter quelqu'un ! ª Le lieutenant s'aperçut alors de la présence de Cinq-Mars. Én effet, sergent, ce n'est pas notre heure de gloire. ª II appuya furieusement sur le bouton de l'ascenseur comme si cela pouvait servir à quelque chose.

Éspérons qu'il n'y a pas une seconde bombe, sous nos pieds cette fois. ª

Emile Cinq-Mars avait parlé d'une voix monocorde qui exprimait à la fois le calme et l'appréhension.

Le lieutenant haussa un sourcil. Il essayait de ne pas regarder par terre.

Ón ne gagne pas à tous les coups.

- Vous aviez dit qu'il n'y aurait pas de pépins. Pas 20

de bévues. Comment pouviez-vous promettre cela ? Les Angels savaient que vous étiez ici. La Rock Machine aussi. Les motards de la Machine viennent de commettre un crime sous votre nez et ils ont réussi à retarder votre arrivée sur les lieux. Ils se moquent de vous. quant à l'étranger que vous recherchez, il a filé depuis longtemps. Je l'ai vu sauter dans un monospace, sa cape devant le visage. Sans que vous l'ayez photographié.

- que voulez-vous de moi, sergent ? ª Le Carca-jou aux cheveux en brosse était de nouveau en train de palper ses poches à la recherche de ses cigarettes. ´ que faut-il pour que vous soyez des nôtres, dites-le-moi ? On devrait quand même pouvoir s'entendre.

- Non, rien. Mais je vous remercie de la proposition. Je suis flatté mais j'y ai réfléchi, lieutenant, et j'ai décidé de ne pas me joindre à votre bande de Car-cajous. Appelez ça une intuition. Je me sens mieux tout seul.

ª

Des policiers, arrivés de l'autre côté de la porte de la cage d'escalier, s'employaient à retirer la barre métallique qui, coincée entre la porte et un pilier en ciment, bloquait la sortie. Le sergent-détective Emile Cinq-Mars ne put se retenir de secouer la tête et de soupirer bruyamment, incapable de dissimuler sa désapprobation, son mépris de l'échec. Il détestait les opérations b‚clées et, plus que tout, voir les voyous agir à

leur guise.

UN

Steeplechase Arch

Veille de NoÎl

Le Saint-Laurent, qui coule d'ouest en est depuis les Grands Lacs jusqu'à

l'Atlantique, relie à la mer les villes industrielles de l'intérieur, Chicago, Détroit, Cleveland, Buffalo et Toronto. Le fleuve sert de frontière entre le Canada et les Etats-Unis - entre l'Ontario et l'Etat de New York - et facilite le commerce des deux pays. Son cours vers l'est s'incurve progressivement vers le nord, à l'intérieur de la province de québec. A l'endroit o˘ le fleuve fait un coude et commence à s'élargir en direction de l'Atlantique, il reçoit les eaux d'un affluent, l'Ottawa, et se divise ensuite en deux bras qui entourent une ancienne île volcanique.

Il fut une époque o˘ le volcan s'élevait au-dessus des nuages. Au cours des

‚ges, il s'est usé, comme poncé sous l'incessante friction de la nature.

Des débris de l'ère glaciaire en ont rempli le cratère, puis une couche de glace de plusieurs kilomètres de haut l'a comprimé. La cro˚te de lave s'est érodée avec le temps, le fleuve en a charrié le limon et, de l'immense volcan, n'a subsisté finalement que le noyau résistant, durci, le culot.

P‚le réplique de sa gloire d'antan, ce culot volcanique porte désormais le nom de ´ montagne ª. Le Mont Royal. La ville tient elle-même son nom de ce promontoire circulaire dont le flanc sud tombe en 25

escarpements abrupts. Mont-réal. Montréal. La montagne domine le sky-line du centre-ville. Sa surface est occupée dans sa plus grande partie par un parc et des cimetières. Les amoureux y sont attirés par les sinueux sentiers sylvestres et par les points de vue sur la ville tandis que les solitaires y fl‚nent en quête d'apaisement et de consolation. On vient s'y délasser sur les pentes en famille. En été, les barbecues grésillent. Les touristes se font conduire en calèche jusqu'aux points de vue, car il est rare de pouvoir regarder une ville depuis le sommet d'un précipice naturel, de se trouver au-dessus des gratte-ciel, de la circulation, des piétons et du bruit, tout en étant tout en haut, au milieu des arbres, des rochers et des chants d'oiseau. Les touristes montent au sommet de la montagne pour apercevoir le tissu urbain depuis une hauteur qui, l'espace de quelques instants, rend méditatif, procure un sentiment de sagesse, voire de sublime.

A leurs pieds s'étend une ville avant tout francophone, anglophone aussi, o˘ se côtoient d'innombrables nationalités qui, d'un côté, se mélangent dans un brassage linguistique et, d'un autre, protègent jalousement leur différence, leur culture propre. Elles ont le bonheur d'habiter une ville agrémentée par la beauté de la montagne et dont le fleuve, le majestueux et calme Saint-Laurent qui relie l'île au reste du monde, a aussi fait la fortune.

Des voies fluviales sillonnent le territoire environnant, au nord-est vers l'océan, à l'ouest et au sud-ouest. A l'est, un affluent du Saint-Laurent relie le sud au lac Champlain, la grande voie maritime des Etats de New York et du Vermont. Poste de traite bien avant l'arrivée du Mayflower, le premier établissement français était en relation tant avec l'ouest canadien qu'avec les terres qui allaient devenir les colonies américaines. La ville est donc imprégnée d'histoire commerciale. Et pourtant, après l'abandon du premier poste de traite par les Français, qui n'en attendaient plus rien économiquement, l'île allait

26

devenir le berceau de saints et de mystiques : la ville fut en effet initialement fondée en tant que centre d'évangélisation à partir duquel on avait formé le projet de convertir tous les Indiens.

A partir de l'époque de la Prohibition, lors de laquelle de grandes fortunes se b‚tirent gr‚ce à la distillation et la contrebande de l'alcool vers New York, d'o˘ on le distribuait dans tous les Etats-Unis, et ensuite durant des décennies de trafic d'héroÔne et de cocaÔne, les syndicats du crime de Montréal ont fait de la ville une porte d'entrée clandestine de New York. La frontière, incapable de résister aux armes et aux pots-de-vin, a toujours été perméable par mille voies secrètes. Montréal permettait de se mettre à l'abri du FBI. Les gangs italiens de la ville étaient apparentés aux syndicats de la Mafia new-yorkaise dont les séparaient uniquement six heures de route vers le sud et avec lesquels ils faisaient de bonnes affaires, surtout dans les stupéfiants ; de temps à autre, ils appelaient la Mafia new-yorkaise à l'aide dans la guerre qui les opposait aux gangs francophones. Ces guerres de gangs enseignèrent aux deux parties en présence un principe tactique élémentaire : toujours travailler à

l'échelle internationale, entretenir des liens de fraternité avec ses homologués de l'autre côté de la frontière. Ces associations s'avérèrent profitables sans compter que l'on pouvait à tout moment avoir besoin d'alliés dans les guerres que l'on livrait à domicile.

Le crime gagna du terrain, le trafic se fit de plus en plus lucratif et les guerres pour le contrôle de territoires devinrent endémiques et d'une brutalité croissante. Lorsque la Mafia commença à perdre du pouvoir à

Montréal et à New York, de nouveaux gangs firent leur apparition, les Hell's Angels notamment. Lorsque ceux-ci se retirèrent dans la campagne québécoise pour refaire leurs forces après que la ténacité policière eut mis un frein à leur action, un autre gang de motards, la Rock Machine, se forma subrepticement en leur absence. Ce gang était 27

un rafistolage d'éléments disparates issus en partie des restes de la Mafia. Lorsque les Angels, réorganisés et de nouveau assez forts, voulurent revenir à Montréal, ce fut la guerre. Des alliances se formèrent et furent mises à l'épreuve. On demanda aux gangs russes qui, gr‚ce à la libéralisation des lois sur l'immigration, opéraient en plus grand nombre à

Montréal qu'à New York et Miami réunis, de choisir leur camp.

Les bombes et les tronçonneuses devinrent les armes de prédilection.

Les explosions de dynamite secouèrent des quartiers paisibles.

Le dimanche matin, les cloches des églises faisaient entendre dans tous les coins de la ville les clairs et triomphants carillons d'antan mais les sauvages n'étaient toujours pas convertis et il se trouvait même parmi les fidèles des citoyens qui aidaient, encourageaient et, dans certains cas, vouaient un véritable culte à ces criminels.

Trois mois et demi après que George Turner eut été éliminé, le sergent-détective Emile Cinq-Mars était assis derrière le volant d'une voiture banalisée dans la rue Aylmer, près d'une bouche d'incendie, au bas des pentes de la montagne, dans le quartier étudiant. Les rares personnes qui s'étaient aventurées dehors dans le froid pressaient le pas pour trouver un endroit chaud. La température rigoureuse n'incitait pas à sortir de chez soi. Les immeubles du quartier étaient de taille et de style différents, comme jetés côte à côte dans un méli-mélo architectural. De vieilles et élégantes demeures de deux étages voisinaient avec des immeubles neufs et tape-à-l'oil. De hauts édifices élancés dominaient des constructions trapues et tassées les unes sur les autres. Les résidences privées étouffaient entre des meublés pour étudiants. Dans sa voiture, Emile Cinq-Mars frissonna et ses lèvres esquissèrent une moue impa-28

tiente. Son nouveau coéquipier, parti chercher du café dix minutes auparavant, se faisait attendre.

Ún Anglais*, marmonna-t-il à voix basse en anglais. Pfft ! ª

II jura à haute voix dès qu'il vit venir le nouveau, qui luttait contre le vent, un plateau en carton à la main. Le jeune inspecteur avançait péniblement sur le trottoir en labourant la neige comme un cheval de trait.

Il monta lourdement dans la voiture, se laissa tomber sur le siège avant et tendit une tasse en polystyrène.

Ídiot. ª Cinq-Mars prononça ce mot avec un accent intermédiaire entre l'anglais et le français.

´ qu'est-ce que je fais maintenant ? s'enquit l'inspecteur Bill Mathers.

- Mets-toi un gyrophare sur la tête et fourre-toi une sirène dans la bouche.

- Pardon ?

- On m'a dit que tu étais un bon inspecteur.

- qui vous a dit ça ? Je sais que je ne suis pas mal, mais qui vous l'a dit ?

- Tu devrais te déguiser en homme-sandwich, lui dit Cinq-Mars d'un ton sarcastique, et écrire sur les panneaux - Flic en mission secrète ! Prière de ne pas déranger ! Fais-moi confiance, si les voyous se faisaient autant remarquer que la police, la criminalité serait inexistante.

- Mais c'est vous qui m'avez envoyé chercher un café, non ?

- Oui, mais pas sur un plateau en carton d'o˘ la vapeur monte comme d'une cheminée. qui reste assis toute la nuit dans une voiture, le moteur éteint, par moins trente ? lui demanda Cinq-Mars. qui sinon nous, les abrutis de flics, et devine quoi, Bill ? Les voyous le savent. ª

Mathers se réchauffa les mains autour de la tasse

* Au Canada, le code linguistique interethnique désigne par Anglais les anglophones et par Français les francophones. (N.d.T.) 29

avant d'en retirer le couvercle et de souffler sur le café. Íls savent quoi ?

- quoi ?

- S'il n'y a que les flics qui se les gèlent parce que leur moteur n'est pas en marche, laissons tourner le nôtre. «a paraîtrait moins suspect.

- Ce que tu peux être con.

- «a ne paraîtrait pas moins suspect ?

- qu'est-ce qu'on est censé être en train de faire ici, s'embrasser ?

- Voilà qui paraîtrait aussi moins suspect ª, répliqua Mathers, imperturbable.

C'était bien renvoyé. ´ Tu oublies une chose, dit Cinq-Mars lorsqu'il eut repris contenance. Nous ne sommes pas ici. Nous sommes invisibles. Pas de moteur. Pas de chaleur. Uniquement celle de la vapeur qui s'échappe de nos tasses.

- Je sais ce que vous recherchez. Vous voulez me rendre dingue.

- Tu es meilleur inspecteur que je ne le pensais pour t'en être rendu compte aussi vite. ª

Mathers s'irrita. ´ Faites comme vous voudrez. Ce n'est pas ma première initiation. Et il y a toutes les chances que ce ne soit pas la dernière.

- Touche du bois, lui conseilla Cinq-Mars, ce qui cloua le bec à son jeune collègue. «a pourrait être la dernière. qui sait ? ª

N'ayant pas de bois à portée de la main, Mathers se frappa trois fois sur le cr‚ne.

´ «a sonne creux, je trouve ª, commenta Cinq-Mars.

Ce soir-là, sous la ville, à l'intérieur de la montagne, là o˘ les rails du train de banlieue traversent un tunnel creusé dans le roc, était rassemblée une douzaine de sans-logis qui avaient trouvé là un abri contre les rigueurs de l'hiver. Bien qu'il ne fît pas chaud dans le tunnel, ils pouvaient néanmoins s'y protéger du vent glacial et avaient fait des feux avec

30

de vieux journaux entassés et trempés dans la neige pour en prolonger le temps de combustion. Le tunnel était devenu leur havre de salut. Ils y pénétraient une fois passé les trains des heures de pointe/ceux du soir qui venaient ensuite étant beaucoup plus espacés, et ils y restaient la nuit.

Ils étaient réveillés et chassés de leur repaire nocturne par l'alarme violente de la première rame du matin.

Cette veille de NoÎl, Okinder Boyle, un jeune journaliste, s'était joint à

eux. Il y allait de sa réputation au journal. Son chef de rubrique en avait assez de ses articles sérieux sur les SDF et il, lui avait donc fallu inventer de nouvelles manières de raconter une histoire désormais familière. Vous voulez écrire sur les sans-abri ? «a vous passionne tant que ça ? Donnez-moi du solide, Boyle. Et finissez-en avec les bons sentiments. Bon Dieu, j'en ai jusque-là de votre côté fleur bleue. «a me donne envie de gerber. Votre quota autorisé de pathos est épuisé depuis belle lurette.

Boyle, qui était doué pour planter ses reportages dans des décors intéressants, avait compris en pénétrant dans le tunnel, la veille de NoÎl, qu'il avait trouvé le lieu idéal o˘ passer la semaine des fêtes. Pendant que l'on finirait les restes de dinde, il donnerait à ses lecteurs une image de leur ville telle qu'ils ne l'imaginaient pas. Il ne savait rien des gens qui se trouvaient là, encore moins de leur vie, mais il avait découvert un tunnel - un tunnel ! - o˘ les déshérités s'agglutinaient contre le froid et, durant leur retour vers la lumière du jour, faisaient un saut de côté pour éviter les trains matinaux.

Vous voulez du solide ? Il imaginait la conversation qu'il aurait avec le chef de la rubrique municipale, jamais content et qui aurait aimé l'écraser comme un cloporte. Je vais vous en donner, moi, du solide ! Ces gens vivent

- il marquerait une pause avant de prononcer le mot suivant - sous la montagne. Ils vivent dans le roc.

Pour NoÎl, Okinder Boyle avait donc rejoint les rangs des sans-abri sous la ville, là o˘ les trains cir-31

culaient dans un bruit infernal, o˘ les vents hivernaux en maraude poussaient des hurlements lugubres et o˘ on se réchauffait à l'acre fumée de feux de papier qui raréfiaient l'air déjà vicié.

Áutant que je vous le dise, déclara Bill Mathers à son aîné. C'est moi qui ai demandé à vous accompagner. J'ai insisté pour faire équipe avec vous. ª

Le sergent-détective Emile Cinq-Mars ajouta quelques fioritures au grognement qui lui tenait lieu habituellement de réponse. ´ Je devrais sans doute être impressionné. Jusqu'à quel point, Bill ?

- Ne me compliquez pas tant les choses, Emile. Vous avez beaucoup d'expérience. Sachez que ça compte pour moi. J'ai demandé à être votre coéquipier. J'apprendrai peut-être à vos côtés.

- Un miracle est toujours possible, voulut bien convenir Cinq-Mars.

- Mais qu'est-ce que je vous ai fait ? ª Le jeune homme avait une bonne grosse bouille juvénile qui se distinguait par de grands yeux bruns et bovins. Il se coiffait avec une mèche extrêmement soignée sur un côté -

comme un agent de la police montée, se dit Cinq-Mars avec mépris. Son nouveau coéquipier semblait aussi sérieux que ce lieutenant aux cheveux coupés en brosse qu'il avait rencontré chez les Car-cajous le jour o˘ on avait liquidé Turner. Son cadet avait une trentaine d'années - il paraissait plus jeune - mais Cinq-Mars supposa qu'il devait se comporter en quadragénaire depuis une bonne dizaine d'années, comme s'il avait renié, et par là perdu, sa jeunesse. ´ Pourquoi me compliquez-vous les choses à ce point, Emile ? ª

Cinq-Mars scruta la rue à travers la neige fine qui commençait à tomber. Il jeta de nouveau un coup d'oil dans son rétroviseur latéral, davantage par nervosité que par concentration. La rue demeurait remarquablement calme.

´ Mon dernier coéquipier m'espionnait, lui apprit 32

l'inspecteur. Tu devrais aller lui parler. Cette fois-là, j'ai réglé ça avec la hiérarchie de sorte qu'on n'a pas osé me coller un autre espion.

Mais on ne m'a pas fait de fleur non plus. On a voulu me coller un"incapable, me rabaisser. J'ai donc examiné ce qu'on me proposait comme nullité et devine quoi, Bill ? Je t'ai trouvé. J'ai entendu dire que tu étais un flic honnête. Obtus. Globalement médiocre. La hiérarchie a décidé

que je méritais un anglophone. Elle s'est dit que tu ne me servirais à

rien. Compte tenu du choix qui m'était laissé, je me considère comme heureux de t'avoir pris avec moi. Maintenant, sors, lui ordonna Cinq-Mars, et prouve-leur qu'ils se sont trompés. Nettoie la lunette arrière. Sinon comment veux-tu que je voie à travers la neige ? ª

Mathers, s'exécutant sans mot dire, essuya de la manche de son pardessus une partie de la vitre. La neige qui tombait par cette température était si sèche et si légère qu'il aurait aussi bien pu souffler dessus. Mathers, dont Cinq-Mars venait de résumer la carrière comme ´ globalement médiocre ª, réfléchissait à cette évaluation avec tristesse. Il avait été choisi parmi les incapables. Un éloge comme celui-là jetait le discrédit sur toute sa vie. Il savait que son avancement dans le service était considéré comme symbolique, un os jeté aux anglophones. Les gradés anglophones, convaincus mordicus qu'aucun de leurs collègues ne pouvait se distinguer, estimaient que les meilleurs d'entre eux voyaient leur avancement empêché au profit de moins capables qu'eux. C'était la théorie en vigueur. Pour se conformer à

cette théorie, les flics anglophones avaient tendance à se conduire comme des crétins avec la hiérarchie. Il se demanda s'il s'était déjà comporté

ainsi lui-même, inconsciemment ou à son insu. Il était ambitieux, il le savait. C'est pour cette raison qu'il avait été si excité lorsqu'on l'avait nommé coéquipier du remarquable et légendaire Cinq-Mars.

Avant de remonter dans la voiture, Mathers tourna vers le bas et le haut de la rue un regard averti. Il

33

ouvrit la portière et se glissa péniblement à l'intérieur du véhicule.

´ Démarrez, dit Mathers. Prenez à gauche. Je suis fait. ª

Cinq-Mars mit aussitôt le contact. Ć'est-à-dire ?

- Le Père NoÎl. Juste derrière. ª

Un homme en tenue de Père NoÎl, portant une hotte de jouets en bandoulière, escalada une congère et redescendit de l'autre côté. Il traversa la rue en h‚tant le pas pour se protéger d'une voiture qui arrivait. Une file de véhicules qui chassaient légèrement de l'arrière sur le verglas passa à sa hauteur puis dépassa la voiture des inspecteurs.

´ Tu le vois ? demanda Cinq-Mars.

- Parfois. Il entre, ajouta Mathers.

- Attends, murmura Cinq-Mars. Tu as vu par quelle porte ?

- Oui.

- Tu es s˚r ?

- Je vous ai dit que oui.

- Allons-y, ordonna Cinq-Mars. Verrouille ta portière. Ne la claque pas.

Je vais laisser le moteur tourner. J'ai un double de la clé dans la poche droite de mon veston. Procédons en douceur.

- Vous oubliez quelque chose, lui signala Mathers.

- quoi ?

- Je suis peut-être votre nouveau coéquipier mais je ne suis pas un bleu.

- Dans ce cas, ne sois pas aussi susceptible. Allons-y. ª

Ils ouvrirent et refermèrent doucement les portières. Mathers suivit Cinq-Mars qui traversa obliquement la rue en s'éloignant de leur proie et se précipita dans un autre immeuble que celui o˘ celle-ci était entrée. Une fois à l'intérieur, Mathers demanda : ´ qu'est-ce qu'on fait ici ?

- A l'est d'Aldgate, lui répondit Cinq-Mars qui ouvrit son étui à revolver et en sortit son arme.

- qu'est-ce que ça veut dire ?

34

- Mets ton arme dans ta poche. Laisse le cran d'arrêt en place mais tiens-toi prêt à faire feu. Maintenant écoute, Bill. Ne te fiche pas une balle dans le pied mais, surtout, ne me tire pas dessus.

- Vous vous attendez à ce qu'il y ait du grabuge ?

- Je m'y attends toujours. Pas toi ?

- Vous voulez que j'appelle des renforts ?

- Je ne vois pas à quoi pourrait nous servir la pagaille. Plus il y a de flics, plus ça a de chance de foirer.

- Vous ne suivez pas les procédures, Emile ª, lui fit remarquer Mathers d'un ton critique mais avec le sourire.

Cinq-Mars souffla entre ses lèvres d'une manière qui signifiait qu'il se fichait du règlement. Állons-y- ª

Ils quittèrent le hall d'entrée de l'immeuble et remontèrent lentement la rue en direction du meublé o˘ leur proie avait disparu.

´ Tu entres le premier ª, ordonna Cinq-Mars. C'est lui qui souriait à

présent.

´ Pourquoi souriez-vous ?

- Maintenant tu sais pourquoi je voulais un Anglais comme coéquipier ?

- Je le sais ?

- Si quelqu'un doit recevoir une balle pour moi, autant que ce soit un Anglais. ª

Mathers lui rendit son sourire. ´ Je me doutais que ça devait être quelque chose comme ça ª, répondit-il en français.

Ils pénétrèrent dans le meublé à la poursuite du Père NoÎl, tenant l'un et l'autre un pistolet dissimulé dans la poche de leur veston.

Le cauchemar d'Okinder Boyle commença par un hurlement sourd et lointain qui se confondit avec le grondement du vent à l'entrée du tunnel. Des lumières colorées, espacées et encrassées par les émanations de diesel et des couches de poussière,

35

éclairaient son chemin. Elles ne lui étaient pas d'un grand secours. Il avança en tapant de temps à autre du pied sur les traverses pour se réchauffer un peu.

Le gémissement cette fois était soutenu et Boyle s'arrêta, tendit l'oreille, attendit et comprit bientôt ce qui n'allait pas : un train venant de la direction opposée fonçait droit sur lui. Il dut aussitôt réprimer un sentiment d'affolement. Il prit une lente et profonde inspiration. L'air glacé lui irrita les poumons. Devant lui brillait le minuscule orifice formé par une faible lumière rouge et il courut dans sa direction. Arrivé à la lumière, il regarda autour de lui. Aucun abri ne s'offrait à lui. Il cria une seule fois ´ Bon Dieu ! ª puis tourna sur lui-même sans savoir de quel côté aller. Il pivota de nouveau. Il poussa un cri pour faire du bruit. Puis il se dit à lui-même à mi-voix : ´ «a va. Du calme. ª Le train était encore loin. Un train, des voies parallèles.

Inutile de s'affoler. Pour s'assurer que tout allait bien, il vérifia de nouveau derrière lui et repéra cette fois la lumière d'une autre locomotive qui approchait.

Ce fut alors la panique.

Il ne se rappelait pas avoir vu derrière lui de renfoncement ou d'échancrure dans le rocher. Il était préférable de foncer en avant. Il courut le long du mur en direction de la lumière suivante. Plus loin, brillait une lampe blanche à l'éclat vif. Il laissa traîner sa main sur le mur pour détecter une ouverture, une rupture quelconque sur la surface en ciment, tout en gardant les yeux levés dans l'espoir de distinguer un recoin. Rien. Il continua de courir tandis que le vacarme fait par le train se rapprochait, impitoyable. Puis de nouveau, à la lumière rouge suivante protégée par un grillage, aucun réduit, aucune corniche. Il devait bien exister une enclave de sécurité quelque part. Il se rua vers la lampe. Le train hurlait à présent. La voie de chemin de fer s'incurvait légèrement.

Il fut hébété par les lumières brillantes de la locomotive la plus rapprochée et la paralysie s'installa. Il trouverait probablement le salut en

36

s'aplatissant contre le mur mais le risque, le côté aléatoire de la chose l'en dissuadèrent. Il pouvait rester sur une voie en espérant que le premier train passe avant que le second n'arrive sur lui et sauter de cette voie sur l'autre, mais il ne voulut pas s'en remettre à la chance aveugle.

Maîtrisant sa panique, il partit au pas de course en désespoir de cause dans la lumière de la locomotive qui venait en premier et qui gagnait du terrain, mais ce fut la lumière de celle qui venait derrière lui qui lui révéla une corniche o˘ se mettre à l'abri. Il risquait de ne pas y arriver, de ne pas parvenir jusque-là, et s'il tombait... Et si je tombe ! Bon Dieu ! Il aperçut un escalier dans la lumière éblouissante du train - trois marches métalliques conduisant à une étroite passerelle. Il sauta sur la première marche et monta sur la passerelle, puis, soulagé, s'étendit de tout son long et se colla contre le mur. Le premier train n'était pas encore à sa hauteur. Il en avait surestimé la vitesse, la proximité. Il avait plus de temps qu'il ne l'avait cru. Il passa la main à t‚tons sur le mur, le visage contre la pierre. Il s'allongea bien droit et garda les mains, la pointe des pieds, les genoux, les hanches, la poitrine et le visage collés contre le mur froid tandis que les trains approchaient. Le bruit assourdissant puis l'appel d'air lui coupèrent le souffle et lui donnèrent des palpitations. Il haleta et suffoqua de peur lorsque les deux trains passèrent à sa hauteur dans un bruit retentissant et que même le mur o˘ il avait cherché refuge trembla dans une sorte de gémissement. Il crut que les trains ne finiraient jamais, que la nuit se défaisait, qu'il ne supporterait pas leur passage violent. C'est comme à la guerre, pensa-t-il tandis que la locomotive de la voie la plus proche fonçait à sa hauteur et que les lumières des wagons de passagers se reflétaient sur lui. Les trains disparurent dans l'obscurité aussi rapidement qu'ils en avaient surgi, abandonnant Boyle sur son treillage métallique, le corps plaqué contre le rocher.

37

Se mettant péniblement sur les genoux, il tendit une oreille en direction des trains. Un instant auparavant, ils passaient dans un grondement de tonnerre et voilà qu'ils avaient déjà disparu de sa vue. Il ne les entendait déjà plus. Ils l'avaient effrayé, l'avaient rendu circonspect. A quelle vitesse ils avaient surgi pour ensuite disparaître ! Il lui faudrait se déplacer plus rapidement dans le tunnel et rester vigilant.

Boyle longea la passerelle jusqu'à l'endroit o˘ la lumière blanche était assez brillante pour qu'il puisse lire l'horaire des chemins de fer et il s'assura que sa montre était à l'heure. Le train qui venait de sortir du tunnel était celui de vingt-deux heures trente, le dernier dans l'une ou l'autre direction. Heureusement. Il emprunta une échelle pour descendre sur les voies et s'enfonça plus profondément à l'intérieur de la montagne. Les jeunes qui se trouvaient à l'entrée du conduit caverneux l'avaient dirigé

vers le cour de la montagne. Il y trouverait la matière de son meilleur article, lui avaient-ils promis. C'était là que vivait l'ermite, celui qu'ils connaissaient comme le Banquier. Boyle repéra bientôt un feu vacillant qui devait être sa destination. Il s'en approcha avec circonspection, conscient du froid qui l'habitait intérieurement, comme si la peur qu'il avait éprouvée avait épuisé les restes de chaleur qui subsistaient en lui. Une fois tout près, il cria : Állô, il y a quelqu'un ? Allô, le Banquier ! ª

Une ombre se déplaça. On prit un morceau de bois enflammé dans le feu de camp, on le tint droit comme une épée, et un homme fantomatique, vacillant sur ses pieds, le brandit. Les flammes tracèrent au hasard des motifs dans l'air, puis la torche dont les flammes dansaient follement fut dirigée vers l'intrus.

Étes-vous celui que l'on appelle le Banquier ? demanda le journaliste d'une voix forte.

- qui va là ? cria une voix en retour. Ami ou ennemi ? ª La torche siffla.

38

Boyle dut se retenir de rire. Il s'attendit presque à découvrir qu'il avait été emporté dans un voyage à travers le temps et se trouvait à présent engagé dans une joute médiévale. Ámi, répondit-il.

- «a m'étonnerait ! rétorqua en hurlant l'occupant du donjon en maniant sa torche.

- Ecoutez, j'écris dans la presse. Je m'appelle Okinder Boyle. On m'a conseillé à l'entrée du tunnel de venir vous interviewer. Avez-vous la matière d'un article ? Ou est-ce que c'était seulement du baratin pour me faire marcher ? ª

L'homme, dont Boyle eut l'impression qu'il ne savait pas au juste quoi répondre, choisit d'agiter son morceau de bois dans tous les sens. ´

qu'est-ce que vous voulez dire par "article" ? demanda-t-il au bout d'un instant.

- Vous savez, comment vous en êtes venu à vivre ici.

- Je ne vis pas ici. Il faudrait être complètement fou pour vivre ici. Je ne fais qu'y dormir et y passer du temps, espèce d'idiot.

- C'est ce que je veux dire. Ce genre de détail pourrait m'être utile.

J'aimerais connaître votre histoire. Pour commencer, si je puis me permettre, pourquoi vous appelle-t-on le Banquier ?

- «a serait long à raconter.

- Je suis ici pour ça. Pour écouter. Puis-je m'approcher ?

- Bien, déclara le Banquier, qui ensuite se tut.

- qu'est-ce que vous dites ?

- Vous pourriez peut-être vous approcher, suggéra le Banquier, comme si c'était lui qui en avait eu l'idée.

- Je monte ª, le prévint Boyle. Il posa ses mains gantées sur un rebord en ciment, se hissa et se rétablit tant bien que mal sur la corniche pour rejoindre l'homme près du feu. Le Banquier s'était de nouveau accroupi, les deux paumes tendues vers les flammes pour se réchauffer les mains à travers ses mitaines. Il avait remis sa torche dans le feu. Boyle s'installa 39

sur une planche devant lui, accroupi lui aussi, mettant le petit feu de camp entre eux.

Álors qui êtes-vous ? ª demanda le Banquier.

Boyle l'examina. A en juger par son visage bien rond, l'ermite n'était pas sous-alimenté. Une barbe mal soignée, vieille de deux ou trois jours. Des sourcils impressionnants et les yeux plutôt petits. Sous l'un des deux une cicatrice luisait dans la lumière du feu, de forme bizarre en ce qu'elle était presque carrée, comme si on lui avait retiré chirurgicalement de la joue un morceau de peau. Il portait une épaisse casquette en laine.

´ Je m'appelle Okinder Boyle, répondit le jeune homme. Je suis journaliste.

- Ouais, lui rappela le Banquier. Vous l'avez déjà dit. Mais qui êtes-vous ? ª

Boyle fut momentanément pris de court. Áucune importance, dit-il finalement.

- C'est possible, dit le Banquier d'un ton pensif, mais moi, c'est ce que j'ai envie de savoir. Faites-moi ce plaisir. A toi la parole, fiston. Je suis tout ouÔe. ª

Les deux inspecteurs, se déplaçant furtivement, réglèrent l'un sur l'autre leur pas dans l'escalier étroit et vétusté. Les couloirs à chaque étage étaient faiblement éclairés. Des chambres d'étudiants leur parvenaient, assourdis, des rythmes de musique commerciale ou les rires pré-enregistrés d'une série télévisée. La soirée était plus calme que de coutume car de nombreux locataires de l'immeuble étaient rentrés chez eux pour les fêtes.

Les deux hommes montèrent l'escalier à la recherche du Père NoÎl, jusqu'au deuxième, puis au troisième étage, Mathers venant en tête, Cinq-Mars à une enjambée derrière lui. Ils cherchaient la chambre 327, qu'ils trouvèrent facilement et à la porte de laquelle ils tendirent l'oreille.

Cinq-Mars, se tenant en retrait de côté, frappa doucement, de manière amicale.

Pas de réponse.

40

II attendit.

Pas un bruit.

Il frappa plus fort. Il fit ensuite un geste du menton à l'adresse de Mathers.

´ quoi ? demanda celui-ci à voix basse.

- Essaie la poignée. ª

Celle-ci tourna et Cinq-Mars haussa un sourcil.

Mathers entrouvrit la porte et risqua un oil dans l'entreb‚illement. Il la poussa ensuite légèrement pour la laisser pivoter entièrement sur ses gonds tandis qu'ils se dissimulaient tous les deux derrière le chambranle, un de chaque côté, leur arme à la main. Mathers regarda vivement dans la pièce en retirant aussitôt la tête, à la fois pour inciter à tirer, si cela devait se produire, et pour éviter le coup de feu. Cinq-Mars fit de même afin de se faire une rapide idée des lieux. Il porta un doigt à ses lèvres pour indiquer qu'ils allaient foncer dans la pièce sans sommation, puis leva le pouce pour signifier à son jeune collègue d'y aller en premier.

Mathers, se baissant et tenant son pistolet à deux mains devant lui, pivota sur lui-même et fit face à la pièce depuis le seuil. Il n'y avait pas grand-chose à voir. La pièce était déserte et pratiquement vide. Une haute armoire en pin, une table sur laquelle était posée une hotte de Père NoÎl, et c'était tout. Mathers pénétra sans bruit dans la pièce qu'il balaya du regard et se dirigea vers la cuisine, un espace long et étroit qui s'avéra vide lui aussi, à l'exception d'un reste de boîte en carton. Il fit demi-tour et Cinq-Mars lui intima d'un geste l'ordre de garder le silence.

A une extrémité de la pièce principale, il y avait sur la droite un petit renfoncement dont la porte était entrouverte. Cinq-Mars tendit d'abord l'oreille puis passa à l'action. Courbé jusqu'aux genoux, il ouvrit brusquement la porte, son arme braquée. Se redressant, il tendit la main à

l'intérieur du renfoncement et actionna le commutateur. La salle de bains était vide. Même le rideau de douche avait disparu.

41

ÍI y a une sortie par-derrière ? demanda Cinq-Mars.

- Par la cuisine. ª

Ils y entrèrent ensemble. Ils avaient le choix entre deux portes. L'une, entrouverte, ouvrait sur un petit garde-manger. Vide. L'autre était fermée.

Mathers actionna le commutateur près du chambranle et jeta un coup d'oil dans le trou de la serrure. Ón dirait une cage d'escalier, commenta-t-il.

- La cheminée du Père NoÎl, grommela Cinq-Mars.

- On la défonce ?

- A quoi bon ? Si le Père NoÎl voulait nous semer, c'est déjà fait.

- Alors il nous menait en bateau.

- Sur toute la ligne. Mais pourquoi ? qu'est-ce que ça cache ? ª

Mathers remit son pistolet dans son étui. Il revint dans la pièce principale et ses pas résonnèrent sur le plancher en bois dur et les murs nus. ´ quelqu'un a tout vidé ici.

- Pas tout à fait ª, fit remarquer Cinq-Mars. Il était appuyé contre le montant de la porte de la cuisine. Il fit un geste du menton. Mathers ouvrit aussitôt les deux portes de l'armoire. Ils restèrent figés sur place, bouche bée.

´ Bill ?

- «a alors ! ª

Cinq-Mars reprit ses esprits. Le Père NoÎl était pendu à une tringle à

l'intérieur de l'armoire. Il avait la tête de travers comme s'il avait eu le cou brisé. Son visage p‚le et boursouflé était en grande partie dissimulé sous sa barbe postiche et son extravagante tignasse blanche de Père NoÎl. Sa bouche pendante avait la forme d'une ouverture ovale. Il portait autour du cou, suspendu à une ficelle, un message écrit sur un morceau de carton, quelques mots de bienvenue que le sergent-détective Emile Cinq-Mars reconnut comme lui étant adressés.

Les yeux de la victime indiquaient que le Père NoÎl 42

n'allait pas conduire son traîneau ce soir-là. Son corps flasque et son regard vitreux permettaient de penser qu'il n'avait plus de pouls. Cinq-Mars vérifia néanmoins. Le corps était froid au toucher.

Ce soir-là, au sommet de la montagne, sur un étang gelé et illuminé, loin des bruits de la ville, une jeune femme patinait au son monotone de chants traditionnels de NoÎl. Elle était consciente du regard attentif d'un homme posé sur elle et savait qu'on était en train de la recruter. L'homme, environ deux fois plus ‚gé qu'elle, frissonna au bord de la surface ovale et la suivit des yeux tout en piétinant la neige tassée et durcie pour maintenir sa circulation sanguine. La skieuse, également frigorifiée, tourna la tête pour éviter la brise et vo˚ta les épaules pour s'enfoncer la tête dans son col. Elle s'appelait Julia Murdick. Elle fit une nouvelle fois le tour de l'étang avant de revenir près de l'homme.

´ Maintenant, je comprends ta façon de marcher, dit-il, sa respiration faisant une buée claire dans le froid vif et sous les projecteurs.

- Ma façon de marcher ? ª Elle parut offusquée. Flattée de l'intérêt qu'il lui portait, curieuse de savoir ce qu'il lui voulait, Julia était convaincue de pouvoir résister à ses avances. Elle voulait bien lui laisser tenter sa chance. Elle avait envie de tenir tête à un m‚le prédateur et, ainsi aguerrie, de déjouer les pièges de la séduction. Se sachant vulnérable sur ce point, elle n'ignorait pas les faiblesses qu'il exploitait chez elle, mais elle était surtout impatiente de savoir ce qu'il attendait d'elle et pourquoi on l'avait choisie.

Il frappa ses bottes l'une contre l'autre. Il portait par-dessus son costume une écharpe mauve et un manteau brun p‚le. Il avait le chef élégamment couvert d'une casquette couleur sable. Ć'est la deuxième chose que j'ai remarquée chez toi, Julia, ton pas élastique, ta façon de t'élancer du pied

43

arrière. Tu marches comme tu patines, ma petite, et tu patines merveilleusement.

- J'ai une façon de marcher ridicule. Si c'est ça que tu es en train de me dire en réalité, ne te fatigue pas, Selwyn. On me l'a déjà dit. ª

L'homme s'appelait Norris - Selwyn Emerson Norris - et la jeune femme le connaissait depuis peu. Elle lui trouvait de très beaux yeux, de la classe et quelque chose de mystérieux. Toujours impeccablement soigné, il était drôlement bel homme. Il avait un côté vieux jeu, semblait toujours intéressé par ce qu'elle avait à dire et aimait la conversation. Mais cela ne suffisait pas, et elle se demandait ce qu'elle faisait avec lui.

ÍI y a un nom pour ça, tu sais, dit-elle.

- Pour quoi ?

- Ma façon de marcher.

- Ah oui ?

- Mais je ne te le dis pas ! C'est beaucoup trop dégradant. Comme les chevaux sauvages ! Ma façon de marcher est physiologique, alors n'essaie pas de la changer. Ce n'est pas ton rayon. Ouille, je suis glacée. Il fait tellement froid. ª Elle frappait ses genoux l'un contre l'autre pour rester en mouvement.

Norris posa les bottes de Julia sur la glace tandis qu'elle se penchait pour dénouer les lacets de ses patins. N'y parvenant pas avec ses mitaines, Julia les tint entre ses dents et s'attaqua aux nouds de ses doigts engourdis par le froid. Faisant porter son poids sur lui, une main dans la sienne, ses mitaines dans la bouche, elle défit un patin et glissa un pied dans la botte glacée.

Śelwyn ! ª Son cri fut étouffé par ses mitaines qu'elle ôta de sa bouche o˘ elle les remit aussitôt. ´ Pourquoi fait-il si froid ? «a va être le NoÎl le plus froid qu'on a jamais, jamais, jamais eu.

- que dirais-tu d'un bol de soupe ?

- Couci-couça. ª Elle retira péniblement le second patin et mit sa botte.

Ćhafouine...

44

- Tu ne veux pas dire ici. Ce n'est pas possible ! ª Julia avait horreur du Ćhalet ª de la montagne, un restaurant o˘ les enfants se réfugiaient pour manger de la poutine et faire leur tapage dans un confort tout familial.

´ Je ne pensais pas à cela. ª

Ce à quoi il pensait demandait réflexion - le trajet dans l'Infiniti, les plats de bons restaurants - bien qu'elle n'accord‚t pas beaucoup d'attention à des propositions aussi accessoires.

Ćourons, dit-elle.

- Prends les devants. Je te rattraperai. ª

Les bras refermés sur sa poitrine, Julia Murdick partit en courant et disparut sur le sentier forestier. Selwyn Norris l'aperçut ensuite sur le parc de stationnement en train de sautiller sur place près de sa voiture.

Il se mit en marche sur la neige durcie sur laquelle ses bottes firent entendre un crissement clair et net dans l'air de la nuit. Il déverrouilla de loin les portières de la q45. Julia entendit le joyeux blip !

électronique des serrures qui se déclenchaient, ouvrit la portière et sauta à l'intérieur du véhicule. Elle suivit des yeux Norris qui alla vers le coffre pour y déposer ses patins puis revint et se mit au volant.

´ Démarre, Selwyn. On caille ! ª

Elle avait toujours plaisir à prononcer son nom. Son étrangeté évoquait une distinction de classe, une culture d'une autre époque, une frontière qu'on l'invitait à franchir. Chaque fois que sa bouche en formait les syllabes, elle se demandait si c'était du réel ou du chiqué, et si la véritable identité de Selwyn lui serait jamais dévoilée.

Ć'est toi qui as voulu patiner, Chafouine.

- C'est ce que la presse me reproche. ª II attacha sa ceinture.

Il sourit, charmé par l'autodérision dont elle assor-tissait sa vanité

juvénile. Cette qualité lui plaisait en elle et il se mit une fois de plus à réfléchir à la manière de mettre ladite qualité à profit et aux circonstances dans lesquelles elle pouvait s'avérer un 45

handicap. Il démarra et le moteur ronronna spontanément dans le froid.

´ qu'est-ce qui t'a d'abord frappé en moi ? demanda-t-elle.

- Bravo, Julia ! Beau travail ! Voilà qui est bien amené. Il faut toujours retarder le moment de poser cette question. Laisser à la personne qui détient la réponse le temps de choisir son heure pour en parler. Ne pas afficher sa curiosité. Faire comme si on abordait la question comme ça, en passant, sans plus. Tu t'y es remarquablement prise.

- Arrête tes conneries, Selwyn.

- Tu as raison. Nous discuterons de ça une autre fois. Une tasse de soupe bien chaude. «a va venir. ª

L'Infiniti suivait une courte file de voitures qui traversaient la montagne. La route fit un coude, coupa à travers une tranchée de rochers dynamités et l'est de la ville apparut bientôt dans toute son étendue à

leur droite. Norris vint se ranger sur le parking de l'observatoire panoramique à côté d'un couple d'amoureux dans leur voiture. Devant eux s'étendait le grand plateau glacial de la ville dont les feux scintillaient et les cheminées fumaient.

´ Réfléchis à l'état du monde, dit-il, comme s'il lui offrait tout ce qu'elle embrassait du regard.

- D'accord, répondit-elle d'un ton consentant, réfléchissons-y.

- L'ancienne Union soviétique a été réduite à néant. Ses républiques sont en pleine mutation et se morcellent plus vite qu'il n'en faudrait pour redessiner les cartes.

- C'est le bordel là-bas, convint Julia qui frissonna, même si elle commençait à se réchauffer. O˘ veux-tu en venir ?

- Une superpuissance s'est recréée sous forme d'un Etat du crime. Des bureaucrates insignifiants se font des dizaines de millions de dollars. Les banquiers sont milliardaires et il en meurt cinquante par an de mort atroce. C'est incroyable. Pour qu'un si grand nombre de criminels puissent prospérer, il a

46

fallu une organisation extraordinaire, avec un plan qui suppose des contacts intimes et suivis avec l'Occident. Les racines et les tentacules du crime sont en train de se développer à l'échelle planétaire. ª

Julia écoutait, sceptique, tout en contemplant la ville depuis l'observatoire. Állons donc, Selwyn, le crime a toujours existé. ª II l'irritait avec ses grands airs suffisants, comme s'il avait réponse à

tout, alors qu'elle s'efforçait encore d'y comprendre quelque chose.

´ Là-bas, dit-il en hochant la tête en direction des feux de la ville, les Hell's Angels et la Rock Machine se livrent une lutte à mort. Des bombes explosent. Il y a des meurtres. Ils se servent de tronçonneuses comme armes. Maintenant, tu imagines, Chafouine, ces motards se battent pour être du côté des gangs étrangers dirigés par des membres destitués du KGB. On croit rêver. Les anciens trafics illicites demeurent florissants mais l'occasion se présente désormais de faire du courtage à l'échelle mondiale sur toutes les marchandises. Ne parlons pas de la drogue, bien qu'elle demeure importante. Mais des CDs. Des jeans. Des préservatifs. Des voitures. De la haute couture. De l'essence. Un marché est en train de s'ouvrir, plus énorme que celui des Etats-Unis. La Russie le veut en entier et il le lui faut tout entier au rabais. Ce qui fera du crime l'industrie en expansion du siècle prochain et, quelle que soit sa valeur, de la lutte contre le crime la profession la plus risquée.

- Et c'est ici que tu entres en scène, c'est ça, Selwyn ? Tu nous protégeras ? Tu mettras ta cape de Superman et tu voleras dans la pièce, tu feras quelque chose ?

- En réalité, murmura-t-il, j'espérais que ce serait toi qui entrerais en scène ici.

- Moi?

- Toi, Chafouine.

- N'y pense pas, Selwyn. Je n'ai pas du tout envie de fréquenter de motards gras et en sueur.

- La graisse et la sueur ne sont plus que pour la 47

parade désormais. A l'échelon supérieur, on soigne son apparence, on se parfume, on s'habille élégamment. On fréquente les salles de gymnastique.

- «a ne m'intéresse quand même pas. ª

Ils regardèrent ensemble le vaste plateau que formait la ville à leurs pieds. Là, en bas, dans l'obscurité hivernale, la paix des fêtes était rompue à intervalles répétés par la détonation de la dynamite dans des quartiers o˘ on ne s'y serait pas attendu.

Norris fit marche arrière, changea de vitesse et sortit lentement du parc de stationnement. Á ta guise. C'est ton univers, Julia, qui s'étale là

devant toi. Ta génération. Tu devras en subir les conséquences. ª

II lui faisait peur parfois. Selwyn Norris donnait l'impression d'en savoir plus qu'il ne disait, de savoir ce qui se cachait derrière les choses et de quelle manière elles allaient évoluer. Elle n'avait pas encore décidé si cela avait à voir avec une finesse de perception chez lui ou une déficience de sa part à elle. Elle n'avait pas appris à lire en lui. Elle savait qu'elle était sur une pente glissante mais demeurait bien décidée à ne pas s'y laisser entraîner.

Les inspecteurs chargés de l'enquête examinèrent le contenu de la hotte du Père NoÎl posée sur la table en bois, le seul meuble de la pièce. La hotte contenait une collection de boîtes de chaussures vides parées d'emballages de NoÎl, un fardeau léger pour un Père NoÎl d'antan. Le sergent-détective Emile Cinq-Mars était convaincu qu'on ne trouverait rien. La hotte faisait partie du costume, de la mise en scène. Il s'appuya sur le mur près de la fenêtre, jetant tantôt un oil paresseux sur la rue, trois étages plus bas, regardant tantôt dans le vide. La fine ´ poudreuse ª, qui avait purifié la ville à temps pour NoÎl et qui scintillait à la lumière des réverbères, avait cessé de tomber.

Les bruits familiers de l'enquête lui parvenaient de la chambre, de la cuisine, du couloir, voix étouffées,

48

ordres jetés dans un murmure, réponses décousues. Les sons résonnaient dans le vide abject de la pièce, sur le plancher en bois dur et les murs nus.

Une sensation commençait à se faire jour en lui. Il en avait assez d'être sur les lieux d'un crime. La retraite, toute proche, lui apparaissait comme un antidote imminent à la barbarie qui avait eu lieu entre ces murs.

Il n'y avait étrangement que deux meubles dans l'appartement - la table, sur laquelle gisaient les largesses du Père NoÎl, et l'armoire dans laquelle le Père NoÎl lui-même pendait comme un quartier de bouf. Les enquêteurs avaient établi qu'un crochet de boucher, planté à toute vitesse et avec une grande force, lui était entré dans le dos et lui avait transpercé le cour. L'instrument, dont la poignée ronde tenait le mort suspendu à la tringle de l'armoire, était toujours enfoncé dans le corps du jeune homme. Du sang avait coulé de son dos sur le plancher de l'armoire.

L'inspecteur Bill Mathers, qui revenait de dehors, rentra dans la pièce d'un pas nonchalant avec deux tasses de café. ´ Buvez ça. «a vous remontera. ª

Son aîné parut à peine remarquer sa présence mais prit la tasse de café

dont il retira le couvercle en plastique d'un geste expérimenté. Il en but une gorgée et regarda de nouveau dans la pièce. Ó˘ sont ces - et il poussa un juron, ce qui lui arrivait rarement - médecins légistes ?

- C'est la veille de NoÎl. On a d˚ les faire venir de chez eux. Mais je doute qu'ils nous apprennent grand-chose.

- C'est toi l'expert ?

- Je m'y connais, Emile. Il a été tué avec un crochet de boucher.

- quand ?

- quand ?

- Il y a de l'écho dans la pièce ? demanda Cinq-Mars d'un ton réprobateur.

- Nous savons quand il a été tué, Emile. Nous avons vu le Père NoÎl pénétrer dans l'immeuble.

49

Nous y sommes entrés nous-mêmes une minute et demie, deux minutes plus tard. C'est à ce moment-là qu'on lui a fait la peau.

- Tu crois ?

- Je le sais ª, déclara Mathers d'un ton catégorique. Il se rembrunit. Il avait l'impression que le vieux le traitait comme un enfant. Il y était sensible car il avait souvent eu ce problème avec des brutes de la police municipale. Tout cela parce qu'il avait le visage poupon. Son apparence faisait que les flics, mais aussi les voyous, le sous-estimaient.

´ Tant mieux pour toi. Moi, je n'en suis pas aussi s˚r. Je dois devenir sénile avec l'‚ge.

- Vous dites n'importe quoi, Emile. Est-ce que les morts marchent ?

- Est-ce que les morts refroidissent en deux minutes ? lui rétorqua Cinq-Mars.

- Ecoutez, après être venu ici, avoir ouvert cette porte et regardé ce merdier, je ne suis pas d'humeur à écouter vos devinettes. ª Enervé, Mathers tourna le dos à son supérieur.

Ést-ce que les morts refroidissent en deux minutes ? Réponds à la question.

- Je rentre de dehors. Touchez ma main. Elle est encore froide.

-

- Ce n'est pas la même chose. ª

Les médecins légistes arrivèrent au même moment, un jeune stagiaire grave et sérieux qui conduisit son collègue plus ‚gé vers le défunt. Pour la première fois depuis qu'ils avaient ouvert l'armoire, Cinq-Mars sortit de son humeur morose et traversa la pièce pour aller regarder travailler les deux hommes.

´ Heure de la mort ? ª demanda-t-il.

Sous la tignasse de cheveux blancs rebelles qu'il redressa brusquement, le mince visage anguleux du médecin pathologiste avait bizarrement une tête d'intellectuel. Il acquiesça à la requête du policier et poursuivit sa t

‚che, à laquelle il se consacra durant dix minutes sans parler. Après que son cadet se fut

50

retiré à l'écart, n'ayant plus rien à faire, il examina le Père NoÎl sous son costume à la recherche d'autres blessures.

´ Puis-je voir de quoi il a l'air encore une fois ? ª

Le médecin légiste détacha la barbe postiche et repoussa sur le cr‚ne la perruque de Père NoÎl. Retirant ses gants, il ordonna à son jeune collègue : ´ Mettez-le dans un sac. S'il doit retourner au pôle Nord ce soir, ce sera en corbillard. ª

L'inspecteur leva une main et deux policiers en tenue, qui attendaient dans le couloir, entrèrent dans la pièce avec un brancard et un sac spécial. Ils eurent du mal à décrocher le cadavre à cause de son poids et parurent ne pas savoir quoi faire du crochet.

Śortez-le-lui du corps si ça ne vous ennuie pas, suggéra le médecin pathologiste. Epargnez-moi cette corvée. ª Les agents échangèrent un regard, espérant que le médecin plaisantait. Celui-ci les laissa mijoter quelques instants avant d'ajouter : Śinon, mettez-le dans le sac comme ça. ª Les agents en tenue optèrent pour cette dernière solution.

´ Pouvez-vous lui retirer cet écriteau, demanda Cinq-Mars. C'est sacrilège.

ª L'écriteau, griffonné en anglais sur un côté déchiré de la boîte en carton qui se trouvait dans la cuisine, déclarait : Joyeux NoÎl, 5M.

Le stagiaire tint ouvert un sac en plastique dans lequel son aîné jeta ses gants. Celui-ci se tourna vers Cinq-Mars. ´ Personnel, n'est-ce pas ?

- Cela ne ressemble à rien.

- «a se peut, Emile, mais l'écriteau reste sur lui. ª

L'inspecteur, qui aurait voulu garder l'écriteau, se soumit à contrecour à

la juridiction du médecin légiste.

´ Vous êtes venu rapidement.

- Pas assez vite, intervint Mathers.

- Marc, depuis combien de temps était-il mort ? voulut savoir Cinq-Mars.

51

- Depuis quand êtes-vous à la Criminelle, Emile ? qui est l'officier responsable ?

- Lapierre. Il est aux chiottes. Il dit qu'il a la grippe. Son coéquipier est quelque part dans l'immeuble - comment s'appelle-t-il, Bill ?

- Alain Deguire.

- C'est ça. Il est en train d'interroger les autres locataires. Depuis combien de temps, docteur ?

- Entre trois heures et quatre heures.

- Hé, dites donc, objetta Mathers. C'est impossible. «a voudrait dire qu'il est mort deux ou trois heures avant que nous arrivions ici.

- Vous y voyez une objection ? demanda le médecin.

- Peut-être. Vous me dites que cet homme est mort deux, peut-être trois heures avant que je le voie descendre la rue et entrer dans l'immeuble.

- Un exploit, en effet, s'étonna le médecin.

- Je ne vous le fais pas dire.

- Merci, Marc. ª Cinq-Mars prit le médecin par le coude et lui fit faire demi-tour vers la porte. ´ Vous n'étiez pas obligé de venir ce soir. Merci de vous être déplacé quand même. J'ai seulementjme autre faveur à vous demander - pouvez-vous m'adresser un exemplaire intégral du rapport ? ª

Mathers se pencha vers le médecin lorsque celui-ci passa à sa hauteur. ´

J'ai une information à vous donner. Il a été tué par un crochet de boucher.

L'explication du décès par des causes naturelles ne tient pas. ª

Le médecin dégagea son bras de la poigne de Cinq-Mars pour relever le défi du jeune inspecteur. ´ Je n'ai pas bien saisi votre nom.

- Mathers, monsieur.

- Je suis le docteur Wynett. J'ai pour principe de donner à mes étudiants un conseil par jour. Voici le vôtre.

- Je ne suis pas un de vos étudiants, monsieur.

- Peut-être le devriez-vous. Ouvrez bien vos oreilles, Mathers. Pas pour entendre ce que vous sou-52

haitez ou espérez entendre. Cet homme n'a pas été tué par un crochet de boucher mais parce qu'on lui a cassé le cou il y a quatre heures. La cassure du cou est antérieure au crochet de boucher.

- Je l'ai vu...

- Tu as vu un Père NoÎl, intervint calmement Cinq-Mars avant que son coéquipier ne se mette dans une situation encore plus embarrassante. Pas celui-là.

- Emile, dit Wynett, je vous enverrai un exemplaire de mon rapport à

Lapierre, mais il y a quelque chose que vous pourriez peut-être lui dire tout de suite.

- De quoi s'agit-il ?

- On lui a électrocuté les parties génitales. Haut voltage. Il était déjà

gravement br˚lé avant d'être tué.

- Merde.

- J'ai aussi une bonne nouvelle. On l'a étranglé avant de lui casser le cou. Il y a des ecchymoses sur la poitrine. Il a du sang et de la peau sous les ongles - appartenant très probablement à son agresseur. Il l'a égratigné. ª

On remonta la fermeture Eclair du sac contenant le cadavre que l'on balança délicatement sur le brancard en évitant que le crochet ne l'abîme davantage. Les policiers prirent le temps de refermer des courroies autour du corps pour faire en sorte qu'il ne glisse pas lorsqu'ils descendraient le raide escalier.

Cinq-Mars retourna à la fenêtre et Mathers, assagi, le suivit. ´ «a ne tient pas debout, dit-il à voix basse. Cela ne peut être que le même Père NoÎl. Sinon, o˘ est l'autre à présent ? Pourquoi nous aurait-on filé un tuyau au sujet d'une négociation avec le Père NoÎl si celle-ci ne devait pas avoir lieu ? C'est vous qui avez les contacts, Emile. Vous devriez le savoir.

- On nous a donné ce tuyau parce que quelqu'un voulait m'envoyer un cadeau de NoÎl. Le voilà, ajouta-t-il avec un signe de tête en direction du brancard. Maintenant, veux-tu régler ça avec mon 53

contact ? Tu as à te plaindre de lui ? demanda Cinq-Mars qui se mit soudainement en colère.

- Il ne s'agit pas de ça. Ne soyez pas désagréable.

- Tu veux rencontrer un intermédiaire qui te conduira à mon informateur ?

Il est bien renseigné. Des informations de premier choix. Mon informateur en a encore de meilleures. Tu veux faire sa connaissance ? Alors, présente-toi toi-même. ª Cinq-Mars se retourna pour faire face à la pièce.

´ qu'est-ce que vous racontez ? demanda Mathers.

- Descends la fermeture Eclair et dis : "Comment ça va, mon pote ? J'ai cherché quelqu'un comme toi durant la plus grande partie de ma vie. Tu as fait des merveilles pour la carrière de l'inspecteur Cinq-Mars, que peux-tu faire pour moi ?" Allez, vas-y. Il est là. Il peut t'aider à obtenir de l'avancement, ou du moins te conduire à quelqu'un qui le peut. Salue-le, Bill. Allez. Ouvre la fermeture Eclair et salue-le. ª

Bill Mathers, bouche bée, regarda le sac comme s'il était réellement tenté

de faire ce que lui disait Cinq-Mars. Il paraissait regretter de ne pas avoir examiné plus soigneusement la victime. Ć'est lui ? C'est votre indic ?

- Ce n'était pas un indic, Bill. Aie du respect pour les morts en leur présence. que je ne t'entende plus jamais l'appeler ainsi. C'était un canal d'information. Un intermédiaire. Tout le monde sait que j'ai une grande source mystérieuse. Ce n'est pas ce gosse. Mais il était sur le pipe-line, il était connecté à mon informateur.

- Le Père NoÎl ? ª Mathers ouvrit des yeux aussi grands que sa bouche. Il avait espéré, en tant que nouveau coéquipier d'Emile Cinq-Mars, gagner la confiance de celui-ci et rencontrer un jour ses contacts. On savait dans la police que ceux-ci devaient être exceptionnels, vu les actions passées de Cinq-Mars. Mathers n'aurait jamais cru être mis en présence de l'un d'entre eux dès ses premières heures au côté de Cinq-Mars. Il n'avait pas prévu non plus que le contact serait mort, ce qui g‚chait le plaisir.

Én chair et en os, confirma Cinq-Mars. Pour ainsi dire. A NoÎl, les gens échangent des cadeaux. Le Père NoÎl lui-même vient de me livrer le mien.

Pourquoi, à ton avis, ai-je cette chance insigne ? ª Cinq-Mars leva brusquement la main et appela le policier qu'il avait placé en faction dans le couloir extérieur. Ínspecteur ! ª

Un inspecteur de l'‚ge de Mathers entra dans la pièce en regardant à droite et à gauche comme s'il s'attendait à ce que quelqu'un, son coéquipier peut-

être, lui saute dessus.

´ Deguire, n'est-ce pas ? demanda Cinq-Mars.

- Oui, monsieur. Salut, Bill, dit-il à Mathers, qui hocha la tête.

- Vous avez tiré quelque chose des locataires ? ª L'inspecteur consulta son carnet comme s'il se

méfiait de sa mémoire. ´ Pas grand-chose ª, l‚cha-t-il finalement. Il avait les cheveux noirs, épais, ondulés et coupés court. Il les portait dégagés autour des oreilles. La profonde ride horizontale qui lui barrait le front évoquait une concentration perpétuelle, mais une protubérance au-dessus de ses yeux largement écartés donnait l'impression que toute la concentration du monde ne l'avait jamais aidé à parvenir à une conclusion sur quoi que ce f˚t, qu'il était constamment préoccupé. Ć'est surtout habité par des étudiants. Pour une bonne moitié, ils sont rentrés chez eux pour les fêtes.

Certains étaient sortis faire des courses dans la journée et rendre visite à des amis dans la soirée. Il y en a un qui était défoncé. Il dit qu'il a vu un camion de déménagement. On y chargeait du matériel qui venait d'un appartement de cet étage-ci, ça pourrait être celui-ci. «a devait l'être.

Vous ne le croirez pas mais un autre type était à la messe. Personne n'a rien entendu. Comme a dit un des étudiants, tout le monde met sa musique si fort que l'on n'entend rien. Je le cite. C'est ce qu'il a dit. ª Le fait de s'adresser à Cinq-Mars semblait le rendre nerveux.

54

55

´ quel nom y avait-il sur le camion de déménagement ?

- Une fois lancé il a été intarissable. Il m'a donné le choix entre sept noms environ. Je lui en ai suggéré quelques autres et il a convenu que ce pouvait être aussi un de ceux-là.

- Bravo. qui habitait ici ?

- Notre victime. Tous les gens à qui j'ai parlé l'ont reconnu formellement sur la photo Polaroid. Personne n'est au courant de cette histoire de Père NoÎl. Il s'appelle Hagop Artinian.

- Hagop ? C'est un nom ?

- Oui, monsieur.

- Un nom arménien, intervint Mathers.

- Parfait. Deguire, contactez le propriétaire de l'immeuble demain matin.

Il avait peut-être projeté de se faire un petit rab cette semaine. Je veux que l'on mette l'appartement sous scellés jusqu'au Nouvel An.

- Je ne suis pas de service demain, monsieur ª, déclara Deguire. Il fourra son carnet dans sa poche et fit face à Cinq-Mars comme pour le mettre au défi de récuser cette affirmation.

´ Vous n'êtes pas quoi ?

- De service ª, déclara sans broncher Deguire. Il avança agressivement son menton en galoche. Ć'est NoÎl.

- Vous ne ferez pas une petite chose comme celle-là ? ª

Sa nervosité était manifeste mais il était difficile de déterminer s'il contestait l'autorité de Cinq-Mars ou était tout simplement intimidé par sa réputation. Peut-être était-il tout simplement ennuyé qu'on le prive de son NoÎl, comme il l'avait affirmé, et en voulait-il à un supérieur de bouleverser une fois encore ses projets. Óui, monsieur, je vais m'en occuper.

- Voilà qui est bien parlé ª, dit Cinq-Mars, qui ne parut pas toutefois très impressionné.

Deguire se précipita hors de l'appartement comme si celui-ci était hanté.

Emile Cinq-Mars le regarda

1

s'en aller avec, sur les talons, le défunt que l'on emportait enfin sur le brancard roulant. Lui-même partit aussi en compagnie de Bill Mathers qui le suivit en traînant les pieds.

Derrière un mur de la pièce nue, on tira une chasse d'eau aussitôt après leur départ. Au bout de quelques instants, l'officier responsable de l'enquête, le sergent-détective Lapierre, sortit des toilettes, s'essuya le nez et la bouche et éternua violemment. Il regarda autour de lui. Il jeta un coup d'oil dans l'armoire vide. Il rappela ensuite dans la pièce en hurlant un agent en tenue pour lui demander ce qu'on avait fait du corps. Ó˘ est mon cadavre ? gueula-t-il. qui a pris mon cadavre ? ª

1 heure, nuit de NoÎl

L'inspecteur Emile Cinq-Mars, laissant derrière lui la montagne et les illuminations de NoÎl du centre-ville de Montréal, roulait vers l'ouest à

travers les vastes banlieues toutes plates et en majeure partie anglophones qui allaient bientôt céder la place à la campagne o˘ il vivait, o˘ son épouse américaine dormait paisiblement, o˘ ses problèmes le suivaient tels des animaux domestiques débiles qui jappaient autour de lui, accaparants, affectueux et quémandeurs. Il conduisait sa voiture personnelle, un break Taurus bleu, dont il avait réglé la vitesse de croisière quinze kilomètres au-dessus de la limite légale, la marge qu'il s'autorisait généralement en hiver. Ses amis le trouvaient fou d'accomplir ce trajet tous les jours.

Mais lui aimait la route, il renaissait dans le silence, et la traversée du pont, o˘ il laissait la grande ville insulaire derrière, lui procurait à

chaque fois un brusque soulagement. Il se dirigeait vers la région des haras, un pays de forêts, de grands prés et de clôtures blanches, un monde de détente et de loisirs aux grandes demeures entourées de vastes jardins et de fermes, au-dessus desquels, par le froid sec d'une nuit d'hiver comme celle-là, le firmament était rempli d'étoiles.

A cette heure de la nuit, le Père Noèl devait être là-haut en train de traverser le ciel sur son traîneau, effectuant de temps à autre des descentes en piqué au-dessus des toits pour se faufiler prestement par les cheminées jusque dans les rêves des enfants. Bien, pensa-t-il. Il voulait dire par là qu'il était bien que le monde revienne périodiquement à ses fictions et à ses contes de fées, qu'il était bien que ceux dont le travail consistait à séparer un Père NoÎl de pacotille d'un crochet de boucher passent au second plan pour quelque temps, que la réalité têtue qu'ils incarnaient soit refoulée pour un jour. Emile Cinq-Mars sortit de la ville, traversa le pont, s'éloigna de l'île sous les étoiles et, tout en conduisant, il broyait des idées noires. Comme quiconque à l'approche de la retraite, il réfléchissait à ce qui dans sa vie l'avait insensiblement conduit au point o˘ il en était.

Personne n'aurait cru, et lui encore moins, qu'il s'élèverait jusqu'à

devenir le meilleur flic de son époque et de sa ville. 11 se flattait d'être original, maniaque du détail, pragmatique, travailleur, calculateur.

´ Globalement médiocre ª : c'était ainsi qu'il avait qualifié la carrière du nouveau coéquipier qu'on lui avait collé, Bill Mathers. Le déroulement de sa propre carrière avait produit la même impression durant ses premières années dans la police. On le savait consciencieux, appliqué, assidu, prudent et intègre, difficilement impressionnable, terne, ennuyeux quand il ne buvait pas, excentrique et catholique pratiquant. Il avait gagné ses galons gr‚ce à sa fiabilité et à ses états de service, un à un, chacun en son temps, sans précipitation. Le boulot, c'était cela pour lui, jusqu'au jour o˘ tout avait brusquement changé.

Durant ses premières années dans la police, Cinq-Mars s'était spécialisé

dans la petite délinquance. Son talent ne s'était pas d'abord manifesté

dans des domaines comme les braquages, les meurtres, les viols, les affaires de drogue qui faisaient les manchettes et la délinquance en col blanc. En revanche, lorsqu'il s'agissait de voyous comme les voleurs de 59

f ª i

'I

voitures et de sacs à main, les artistes de la pince-monseigneur qui ´

travaillaient ª un quartier, les pickpockets et les casseurs - les nuisances, comme il les appelait - il avait du nez, du flair. Leurs activités convenaient à ses méthodes d'enquête. Il réussissait parce qu'il était tenace. Il avait la conviction intime que le petit délinquant qui frappe à la sauvette ne s'évanouissait pas dans la lie de l'humanité pour se perdre dans l'anonymat mais que, au contraire, il aimait se mettre en évidence, briller même, que sa véritable nature et sa manière de commettre ses larcins irradiaient de toute sa personne et qu'un flic n'avait rien d'autre à faire qu'à garder l'oil ouvert jusqu'à ce que le coupable se trahisse lui-même. Il lui arrivait souvent de résoudre des délits sur lesquels il n'enquêtait pas. Il ne classait jamais une affaire non résolue, il n'en oubliait jamais les circonstances, les caractéristiques essentielles. A force de baigner dans le monde du crime, on finissait à la longue par dénicher aussi bien des indices que des suspects, ce qui, avait-il découvert, consistait davantage à apparier le délinquant au délit que le contraire. Là o˘ d'autres enquêtaient sans résultat sur une attaque de banque, Emile Cinq-Mars observait les habitudes d'un individu douteux qu'il avait croisé par hasard et démasquait l'auteur du hold-up que ses collègues recherchaient. Il se plaisait à dire qu'il n'élucidait pas les crimes. Il s'attachait plutôt à découvrir ce que manigançaient les truands durant les jours précédents.

Cinq-Mars soutenait publiquement que le travail b‚clé de la police était la principale raison de l'essor de la petite délinquance. ´ Les voyous, avait-il déclaré en s'imbibant lors d'une petite fête des officiers de police, sont comme les chevaux. Ils ont l'air intelligents lorsqu'ils sautent des haies, mais ce sont pourtant des animaux stupides. ª Cette remarque lui avait attiré l'approbation de ses collègues et avait déclenché à la ronde un rire complaisant. Cinq-Mars, qui pourtant ce soir-là n'avait bu que quelques whis-60

1

kys, avait conclu sur un aphorisme : ´ Le principal atout des délinquants dans leur stupidité c'est qu'ils trouvent devant eux des flics encore plus stupides ª, une opinion qui n'avait pas provoqué un seul rire, ni même un sourire.

La carrière de Cinq-Mars avait cependant suivi un cours à peu près normal ; certes, on le respectait, et il avait fini à la longue par obtenir des honneurs mérités, mais il devait ses galons à ses états^de service et à son ancienneté. Lui-même n'était pas pressé d'arriver et il n'avait rien fait de spectaculaire pour cela. Rien ne le prédisposait à participer aux opérations et au travail d'équipe mobilisés contre la Mafia montréalaise et new-yorkaise, contre les alliances torontoises et montréalaises ou contre les Hell's Angels. Ses proies à lui étaient la racaille, les petits durs, les voyous prêts à tout pour faucher un dollar. Il en pourchassait certains parce qu'ils étaient récupérables, d'autres parce qu'ils ne l'étaient pas.

Mais il les traquait surtout parce qu'il s'avérait que c'était son boulot.

On le trouvait trop poli, trop provincial, trop ringard pour faire un vrai flic de terrain, mais il en était devenu un, à sa manière, un flic de terrain doté d'un instinct de conservation animal dont le pendant, la raison d'être, comme la vache pour le fermier, étaient le petit voyou.

Mais cela avait changé. Tout avait changé. A cinquante-deux ans, à un ‚ge o˘ la plupart des hommes jetaient un regard désenchanté sur leur carrière, sur les choix étriqués et bornés de leur vie, sur la victoire de l'ennui sur l'ambition, des regrets sur les aspirations, à un ‚ge o˘ la plupart des hommes se résignaient à vivre petitement et o˘ ceux qui avaient travaillé

dans de grandes administrations se contentaient de moins que ce qu'ils eussent cru imaginable, Emile Cinq-Mars avait connu un tournant, il avait quitté la voie toute tracée, il avait vu sa vie et sa situation chamboulées. Sa carrière avait rebondi une fois, deux fois sur la piste, puis avait décollé.

Cinq-Mars roulait toujours.

61

Pour quiconque jugeait de son apparence en sachant apprécier les contrastes, des traits typés et un vague métissage, l'inspecteur était bel homme. Son front haut et son nez aquilin d'une taille incroyable, dont l'extrémité tombait à pic sur un menton puissant, trahissaient ses origines franco-normandes et de lointains ancêtres iroquois. Il était un autre héritage français qui l'ennuyait, huguenot, paradoxalement. Il avait parfois l'impression que cet apport protestant, qu'il tenait d'une arrière-grand-mère, déteignait sur son ‚me catholique et le rendait intérieurement difforme. Agé à présent de cinquante-six ans, il faisait son ‚ge, ni plus ni moins. Son maintien droit et austère lui conférait aux yeux du monde une certaine distinction. On l'aurait facilement pris pour un juge ou un évêque plutôt que pour un policier, et on aurait jugé que son passé-temps favori était davantage la politique que le maquignonnage. Son autoritarisme était cependant tempéré par une tendance à la rébellion, à désavouer le pouvoir, à préférer aux conventions son propre jugement au règlement, sa propre façon de voir. A sa manière de pincer les lèvres, de dodeliner de la tête dans une sorte de rituel incantatoire, de hausser ses étranges sourcils en broussailles, on devinait un tempérament chatouilleux et rétif, ce qui le faisait craindre autant par ses intimes que par ceux qui ne le connaissaient que de réputation.

Ayant répondu à un appel par une nuit d'hiver semblable à celle-ci, il avait accepté de se rendre dans un motel de la rue Saint-Jacques qu'il connaissait bien, tout à l'ouest de la ville, un quartier à prédominance anglophone avant que les banlieues ne soient prises d'assaut. Sans lui dire ce qu'il trouverait au motel, à la chambre 23, on l'avait en effet mis au défi d'y aller et d'y aller seul. Il n'avait pas appelé de renforts tout en sachant que ce motel était le quartier général nocturne d'un gang irlandais qui contrôlait le territoire limitrophe, un endroit o˘ les membres du gang captaient les fréquences radio de

62

la police et distribuaient de petits boulots à des seconds couteaux et à

des frimeurs. Suivant les instructions, il y était allé seul et avait frappé à la porte de la chambre 23. Une voix de femme avait répondu de l'autre côté de la porte. Cinq-Mars s'était présenté comme étant officier de police et avait déclaré avoir reçu une plainte. Ouvrant la porte, la femme s'était jetée dans ses bras.

Elle avait été battue par son mari et planquée dans la chambre du motel en attendant que ses blessures guérissent. Elle était mariée à un diplomate, avait appris Cinq-Mars, quelqu'un qu'il était toujours impossible d'arrêter. Il s'était toutefois étonné du choix du motel, subodorant un lien éventuel entre le diplomate et les durs du quartier, désignés généralement comme les West Enders, la Bande de l'Ouest. Il aurait pu faire fi de la coÔncidence mais ce n'était pas dans sa nature. Il avait emmené la femme et, l'ayant installée dans un autre motel situé dans le même quartier commerçant le long de la voie rapide, il avait appelé une ambulance. Il était ensuite retourné à la chambre 23 pour y attendre le retour du diplomate.

Il n'avait pas d'intention définie et ni aucun espoir d'arrestation. Et pourtant il avait attendu.

Le diplomate était finalement arrivé, un petit homme, un Britannique poli par les mours protocolaires, s˚r de lui-même jusqu'à la fatuité. Cinq-Mars avait supporté son snobisme et son ton hautain et tiré parti de ses grands airs. On décidait de le traiter comme un rustre, eh bien il allait entrer dans le rôle et le jouer à fond. Il avait assuré le diplomate que sa femme avait été photographiée, que les photos seraient vendues à des journaux à

sensation londoniens, qu'il procéderait lui-même à la vente et empocherait l'argent qu'il mettrait de côté en prévision de sa retraite. Saisissant la perche qui lui était manifestement tendue, le diplomate avait haussé la mise.

´ Maintenant que vous avez confirmé votre culpabilité... avait commencé

Cinq-Mars.

63

- Je ne comparaîtrai pas devant la justice ª, avait rétorqué avec condescendance le diplomate, f‚ché de l'ignorance de l'inspecteur. Il s'appelait Murray. Jonathan James Murray, Esq., lisait-on sur sa carte gravée en relief.

´ qui a parlé de la justice ? Cette affaire n'ira pas devant les tribunaux, Murray.

- Ne soyez pas aussi familier, monsieur. Vous pouvez m'appeler Monsieur Murray.

- Monsieur Murray, monsieur, avait répondu sèchement Cinq-Mars. Votre argent ne m'intéresse pas et nous n'irons pas en justice. Ce que je veux, ce sont des informations. C'est la seule monnaie d'échange que j'accepte.

ª

Le diplomate avait esquissé comme il se doit un petit sourire narquois.

Cinq-Mars lui avait de nouveau décrit sa femme, les deux yeux au beurre noir, le nez écrabouillé, la bouche ensanglantée. Il avait évoqué

d'éventuelles manchettes de journaux qui rivaliseraient toutes plus grossièrement les unes que les autres pour salir sa réputation. Ćomment s'appelle déjà ce torchon de Londres ? News of thé World ? ª

Le petit homme avait protesté avec force déclamations et fanfaronnades. Il avait agité le spectre de l'immunité diplomatique, crié au harcèlement, accusé le policier d'avoir kidnappé sa femme et juré qu'il le ferait arrêter. Il lui avait bien fait comprendre qu'il possédait assez de relations pour le faire radier de la police. Cinq-Mars l'avait laissé dire, indiquant que les photos seraient néanmoins vendues à moins que le diplomate ne lui apprenne quelque chose qu'il ne savait déjà.

La discussion avait duré toute la nuit. A l'aube, le diplomate en avait appelé à la clémence de Cinq-Mars. Il jouissait déjà de l'immunité

judiciaire mais avait fini par implorer qu'on lui épargne le scandale.

Cinq-Mars lui avait révélé qu'il voulait seulement mettre les b‚tons dans les roues des petits malfrats de l'étage d'en dessous. Défait, éreinté, le diplomate

64

1

avait alors fait une confession imprévue. En quelques jours, Cinq-Mars était à lui seul venu à bout d'un réseau de traite des blanches qui opérait au profit de petits caÔds londoniens, déjouant la vente à un bordel européen de dix jeunes québécoises récemment venues de leur campagne. Le journal à sensation de Montréal Allô Police ! avait porté Cinq-Mars aux nues.

Il n'avait plus repensé à l'informateur qui avait tout mis en branle.

N'importe qui pouvait être à l'origine de la fuite, que d'autres avaient pu transmettre, une femme de chambre, un enfant, un chauffeur, un ami, un employé de la Mission commerciale britannique. Et pourtant, à peine quinze jours plus tard, il avait reçu de la même voix au téléphone une information qui lui avait permis de démanteler une bande de jeunes voleurs de manteaux de fourrure qui opéraient dans les vestiaires et les galeries d'art. A peine trois semaines plus tard, il démasquait un réseau de voleurs de voitures qui fournissait l'ouest du Canada en voitures de milieu de gamme.

A plusieurs reprises, Emile Cinq-Mars avait ainsi procédé à des arrestations impressionnantes qui avaient conduit à des inculpations. Il alimentait continuellement les manchettes des journaux et les informations télévisées. Chaque fois qu'il mentionnait que sa méthode pour résoudre une affaire consistait essentiellement à attendre patiemment près du téléphone, personne ne le croyait et on parlait de lui comme d'un homme modeste. Après quelques expériences semblables, il avait gardé son explication pour lui.

Dans Allô Police ! il était devenu un dieu.

Il avait survécu à tout cela, même à l'envie de ses collègues. La fréquence des informations avait diminué après le déferlement initial mais il avait continué à opérer des arrestations stupéfiantes plusieurs fois par an. Des voleurs de bijoux qui avaient échappé jusque-là aux forces de police avaient été appréhendés, jugés et condamnés après que Cinq-Mars se fut penché sur leur cas durant une semaine.

65

Une société de vente d'autoradios qui transmettait quotidiennement la liste de ses nouveaux clients à des voleurs fut démasquée. Un gang qui volait des distributeurs de billets en défonçant le mur qui les contenait et les transportait ensuite au moyen d'un chariot de levage et d'un camion avait été pris sur le fait. On avait effectué une descente dans l'entrepôt d'un réseau de voleurs de sacs postaux. Les informations de Cinq-Mars, leur portée, leur précision, leur rythme, déconcertaient les amis et confondaient les ennemis. Il avait lui-même fini par éprouver l'envie d'en savoir davantage sur leur source. Il n'avait entendu qu'une seule voix, alors qu'il était impossible qu'un informateur unique p˚t rassembler une telle gamme de renseignements à lui tout seul. Son expérience avait ceci d'intéressant et d'exceptionnel qu'on ne lui avait jamais demandé de services ou d'argent en échange des informations.

Tandis que sa vie professionnelle atteignait de nouveaux sommets, sa vie privée avait été mise à rude épreuve. Sa nouvelle femme et lui avaient trouvé la vie commune plus difficile que la cour qu'ils se faisaient à

distance lorsqu'elle était aux Etats-Unis. Cinq-Mars avait accédé à son désir d'aller vivre à la campagne et d'élever des chevaux. Ils s'étaient connus et courtisés dans le monde hippique et la vie à la campagne était destinée à raviver leur flamme. Cinq-Mars y avait vu une tentative de la tenir occupée en son absence, quand lui-même était pris ailleurs. Ce but avait été atteint. Pour le reste, leur existence rurale avait moins servi à

les rapprocher qu'à accentuer leurs différences, mais les tensions avaient diminué.

Cinq-Mars roulait donc par cette nuit d'hiver sur la route de campagne. A l'entrée d'un haras, il se gara, coupa le moteur et descendit de voiture.

Il avait tort d'agir ainsi par un temps pareil. Une voiture qui ne pourrait plus démarrer le livrerait sans défense à un froid mortel, sur une route o˘

personne ne passerait à cette heure. Il était prêt à en courir le risque, 66

tout en sachant que l'on pouvait mourir de froid aussi bien près de chez soi que n'importe o˘ ailleurs. Il voulait se concentrer sur une pensée qui le harcelait, et il préférait que ce soit là.

La pensée en question le tiraillait et l'oppressait. Avait-il, oui ou non, vendu son ‚me au diable ? Il avait accepté les informations et profité de leur débit régulier. Et pourtant, quand avait-il convenu du prix à payer ?

Ce jeune, ce soir-là, vingt ans et des poussières, ce Père NoÎl aux allures d'étudiant, appartenait à une filière qui le renseignait. Ce garçon était l'un des rares parmi ses informateurs qu'il e˚t déjà rencontrés, brièvement. A présent, il était mort, le cou brisé pour avoir trahi ses mauvaises fréquentations, le corps brutalisé et utilisé de manière à

transmettre un avertissement énigmatique à Cinq-Mars. qui était-il ? Il ne le connaissait pas. Il avait exploité ses informations et les risques qu'il prenait. Pourquoi ce jeune homme avait-il fait cela et qui l'y avait incité ? Cinq-Mars n'en avait pas la moindre idée. Il savait seulement que son contact avait sacrifié sa vie et que c'était lui, Cinq-Mars, qui en avait tiré les bénéfices. Debout dans l'air glacé du blizzard, il s'efforça de se convaincre qu'il n'y était pour rien.

Il fallait penser vite. La nuit était trop froide pour ne pas exiger une conclusion immédiate, f˚t-elle précipitée. Cinq-Mars décida qu'il n'était au fond responsable de rien. Mais s'il ne l'était pas, qui l'était ? Ce n'était pas le Père NoÎl décédé ni aucun de ses autres informateurs. La portée des informations indiquait que ceux-ci formaient un petit clan.

quelqu'un les avait recrutés. quelqu'un les avait entraînés et utilisés.

Cinq-Mars le savait depuis longtemps mais, subjugué par les résultats, il n'avait pas voulu le voir. C'est là qu'il était fautif.

Il remonta dans sa voiture. Retenant son souffle, il mit le contact. La voiture démarra au quart de tour. Il revint doucement sur la route de campagne et se dirigea vers chez lui, vers sa femme et ses chevaux. Ć'est lui ª, dit-il à haute voix, n'ayant jamais pris 67

la peine de se corriger de l'habitude importune d'exprimer tout ce qui lui passait par la tête dès qu'il était seul la nuit dans sa voiture. ´ Bon, d'accord, quelqu'un a tué ce garçon. Mais c'est celui qui lui a imposé de telles fréquentations, c'est celui qui a scellé son destin, c'est celui-là

qui devrait être tenu pour responsable de sa mort. ª

Cinq-Mars réfléchissait en silence, comme si l'idée qui s'imprimait en lui à présent était trop grave, trop lourde de conséquences pour être formulée à haute voix. - Parce que, à partir de cet instant, c'est celui-là que je pourchasse.

L'enquête officielle rechercherait les assassins réels, et probablement en vain. Cinq-Mars décida de se lancer d'une manière ou d'une autre, ce qui n'allait pas être facile au sein des relations complexes qui régissaient l'univers de la police, aux trousses de celui - ou celle ou ceux - qui croyait le contrôler. Il allait se mettre à la recherche de celui qui avait recruté et pris possession de l'‚me de la jeune victime, et d'autres jeunes gens sans doute : il allait traquer et capturer le coupable comme s'il s'agissait d'une croisade personnelle.

Cinq-Mars dut s'avouer qu'il ne savait pas par o˘ commencer, comment procéder. Ni même s'il réussirait à élucider le crime. Il savait seulement qu'il ne voulait pas avoir la mort d'un autre jeune sur la conscience. Son travail allait désormais consister à contrer les projets de la puissance occulte à laquelle il devait sa propre réussite. Si lui-même ou sa carrière en souffrait, tant pis. Sa nouvelle résolution, prise dans l'air froid et clair de la nuit de NoÎl, le rendit suffisamment serein pour pouvoir, enfin, rentrer chez lui.

NoÎl

Le matin de NoÎl, Emile Cinq-Mars et sa femme, Sandra Lowndes, se réveillèrent avant l'aube pour aller s'occuper de leurs chevaux auxquels ils donnèrent à boire et à manger avec diligence dans l'humidité glaciale de l'écurie. Leur t‚che une fois terminée, ils sortirent des écuries dans un beau lever de soleil qui étincelait sur la blancheur des champs. Ils retirèrent leurs vêtements de travail et, avant d'ouvrir leurs cadeaux, prirent un petit déjeuner composé de crêpes et de saucisses. Sandra reçut de son mari une selle qu'elle avait déjà repérée et guignée dans une foire à la campagne au mois d'ao˚t mais qu'elle avait jugée trop co˚teuse. A son insu, Cinq-Mars s'était éclipsé sous prétexte de trouver un ouvrier saisonnier et avait acheté la selle. Après le triomphe que lui valut cette surprise faite à sa femme, Cinq-Mars ouvrit ses étrennes, des sous-vêtements et des chaussettes, des chemises et une nouvelle paire de bottes de L.L. Bean, avant de recevoir son cadeau final, la toute nouvelle traduction française du livre de Stephen Hawking sur l'univers. Ces échanges de présents les rendirent heureux comme des gosses.

Après qu'ils eurent fait le ménage, Cinq-Mars émit une suggestion. Il s'était jusque-là refusé à emmener

69

sa femme avec lui sur une enquête mais, ce matin-là, il lui demanda si elle voulait l'accompagner en ville. Il lui avait promis d'être là pour NoÎl et ne voulait pas la décevoir. Sandra acquiesça. Peut-être en fut-elle même heureuse. Durant le trajet, Cinq-Mars glissa dans la conversation qu'ils allaient faire une halte sur le lieu d'un crime.

Émile, soupira-t-elle, you take thé cake. ª II ne connaissait pas cette expression anglaise qui signifie ´ tu es le meilleur ª. ´ quel g‚teau ? ª

Sandra sourit, se doutant que cette invitation était une marque d'affection. ´ quel crime ?

- Un meurtre. ª

Elle éclata d'un rire qui la secoua tout entière et se termina par un long gloussement. ´ qu'y a-t-il de si drôle ?

- Le meurtre du Père NoÎl ? C'est NoÎl et tu m'emmènes à l'endroit o˘ le Père NoÎl a été tué ? Joyeux NoÎl, Emile. que ferons-nous là-bas ? Nous échangerons des cadeaux ? Je sais ! Nous devrions reprendre les cadeaux que nous nous sommes offerts. C'est ce qui conviendrait symboliquement.

- Excuse-moi. Je sais que ce n'est pas le NoÎl idéal. Mais il faut que je trouve un moyen d'entrer là-bas quand il n'y a personne.

- Je vais pouvoir t'accompagner à l'intérieur moi aussi ? ª Elle avait au départ été attirée par lui en partie à cause de la nature de son travail.

Elle se délectait d'avance de le voir à l'ouvre.

´ Bien s˚r, la rassura Cinq-Mars. Je voulais seulement dire que je voudrais être là sans flics dans les parages, sans témoins qui me bafouillent dans l'oreille et sans médecin légiste qui me dise ce qu'il pense. Je ne peux pas fonctionner sur le lieu d'un crime dans la bousculade et l'agitation, quand tout le monde est sur les nerfs. J'aime le silence, quand je peux m'entendre penser. ª

Sandra rejeta la tête en arrière et secoua sa chevelure de manière espiègle. Ńe serait-ce pas parce que tu n'appartiens pas à la Criminelle et que tu n'es

70

pas censé être là toi-même ? ª II éluda la question par un sourire moqueur et elle se mit de nouveau à rire. Émile, je te le promets. Je serai sage comme une bonne épouse. ª

A l'approche de la ville, au moment o˘ ils quittaient l'autoroute, Sandra lui demanda s'il avait envie d'un café. ´ Bonne idée, dit-il.

- Parfait ! Comme ça, je pourrai aller aux toilettes. ª

II fut décontenancé. ´ Pourquoi ne le disais-tu pas ?

- Parce que c'est pour toi que nous sommes venus en ville, pas pour moi.

Je ne voudrais pas te retenir. Je ne veux pas que l'enquête sur le meurtre du Père NoÎl soit retardée par ma présence. ª Elle souriait, le petit doigt enfoncé dans une commissure des lèvres. Lorsque Emile secoua la tête en lui rendant son sourire, elle lui tira la langue.

Cinq-Mars s'arrêta au milieu du centre-ville, dans la rue Peel, o˘ la circulation, habituellement encombrée, était clairsemée en ce jour férié, et il se gara. Ils entrèrent tous les deux dans un McDonald's, mais l'endroit était trop sinistre pour qu'on y reste par un jour de fête, avec ses clients sans abri ou simplement sans amour, et Sandra insista pour qu'ils emportent leurs cafés dans le parc de l'autre côté de la rue. Dans l'air glacé et les rafales de vent, ils étaient pratiquement seuls. Tandis qu'ils déambulaient par les allées sinueuses dans la neige piétiné, en frissonnant de froid et en buvant leur café, Cinq-Mars décrivit la signification du śquare ª à sa femme qui connaissait encore très mal Montréal.

Le Square Dominion est une halte paisible au cour du centre-ville. D'une superficie relativement modeste, il offre au milieu des écrasants buildings une vue dégagée sur le ciel ainsi que des sièges o˘ s'asseoir pour se reposer dans le tumulte. On y trouve le Monument aux Morts des deux grandes guerres et une rangée de vieux canons qui semblent défier les piétons.

L'ombre des arbres, bien espacés,

71

procure une protection intermittente contre le soleil en été, alors que dans la grisaille de l'hiver leurs rares branches contribuent au sentiment diffus de froid glacial, d'obscurité, de pénibilité que dégage alors la ville. Des monuments au poète Robert Burns, à la reine Victoria, aux Anciens Combattants canadiens de la guerre des Boers, à des hommes politiques francophones et anglophones, témoignent des influences et de l'histoire composites qui ont fait la ville. Des deux côtés du boulevard se dressent le Sun Life Assurance Building et la Basilique Marie Reine du Monde.

On accède au Sun Life par un large escalier entre de massives colonnes doriques qui se répètent à une moindre échelle vingt étages plus haut.

L'édifice, construit en blocs de ciment qui vont se rétrécissant en hauteur, a l'air tellement solide qu'on le croirait capable de résister à

un tremblement de terre ou à un malstrom. Marie Reine du Monde, également en ciment, est un long rectangle protégé sur tout le faîte du toit par des apôtres disposés autour d'un promenoir sous un dôme en cuivre. L'Eglise catholique, naguère la plus grande puissance du québec, distribuait des terres à ses ouailles. Un québécois francophone obtenait une terre de l'Eglise en échange d'un acte d'allégeance ; si un anglophone en désirait une, le prêtre lui posait une main fraternelle sur l'épaule et lui conseillait d'aller voir d'abord en Ontario ou de traverser la frontière américaine.

On se résigna à de tels procédés jusqu'à ce que l'histoire s'en mêle. Une famine qui toucha le Lake District, en Angleterre, entraîna une émigration massive à Montréal. Pressée de subvenir aux besoins des nouveaux arrivants britanniques affamés, l'Eglise québécoise offrit des terres dont elle ne voulait pas ou sur lesquelles elle n'avait pas encore créé de paroisses. La concession de terres agricoles aux Britanniques posait un problème à

l'Eglise, car elle n'avait aucun moyen de distribuer des biens aux autres -

c'est-à-dire aux protestants, aux Anglais.

72

Les évêques s'étaient donc entendus avec la Sun Life Assurance pour qu'elle s'acquitte de cette t‚che. Les paysans anglais durent alors plier le genou devant la Sun Life pour quémander des terres à l'instar des Français à la messe dominicale.

´ Pour les premiers bénéficiaires de ces terres, expliqua Cinq-Mars à

Sandra, la Sun Life devint l'équivalent de l'Eglise catholique. Les Français mettaient leur foi dans la rédemption après une vie de dévotion, les Anglais dans la compensation apportée par une police d'assurance après une vie passée à payer des primes. C'est ce qui explique en partie les divisions culturelles entre francophones et anglophones, même si notre histoire dans ce pays ne représente que les deux faces d'une même médaille.

ª

L'Eglise et la Sun Life allaient bientôt être supplantées par la politique, qui devint la nouvelle religion de la province de québec, les politiciens devenant quant à eux ses nouveaux saints et évêques. Les églises furent désertées et le clergé dépouillé de son pouvoir. Les rejetons de la Sun Life, ne pouvant tolérer la nouvelle puissance politique des francophones, choisirent la fuite, déménagèrent en catimini le siège de leurs sociétés et filèrent à toute vitesse vers Toronto, à cinq cents kilomètres de Montréal par l'autoroute.

´ «a te met hors circuit, insinua Sandra.

- Comment ça ?

- Tu es pratiquant mais ton Eglise est en train de se vider de toute substance. Tu aimes ta ville, mais elle n'est plus aussi prospère qu'autrefois. Politiquement, Montréal est en train de s'entre-déchirer.

qu'est-ce que ça te fait ? ª

Cinq-Mars avala le reste de son café et écrasa sa tasse en polystyrène dans sa main. Ćomme tout le monde, j'attends, j'observe et je m'inquiète, dit-il d'un ton grave. J'étudie la situation. Le changement est toujours difficile. L'incertitude politique fait fuir l'industrie. Tous ces chômeurs, tout ce g‚chis. Ce qui

73

rend mon métier plus mouvementé qu'il ne le devrait. ª Cinq-Mars, qui commençait à avoir froid, détourna le visage du vent et exhala une buée énorme. ´ L'ennui est que le changement devient une religion pour certains.

ª II soupira et frappa ses bottes l'une contre l'autre pour chasser un frisson.

´ Mais pour moi, il y a autre chose. ª II leva les yeux vers une clocharde qui traversait le parc en traînant le sac contenant ses possessions, tel un Père NoÎl fatigué par sa hotte de jouets. O˘ allait-elle donc de ce pas déterminé ? Se protéger quelque part du froid, peut-être, ou vers un repas de NoÎl gratuit ? De la voir rappela à Cinq-Mars que le Père NoÎl avait été

assassiné et qu'il était à la poursuite des assassins. Će qui me fait le plus peur, ce qui m'inquiète le plus dans l'instabilité politique, c'est que l'on s'entre-déchire, comme tu disais, que les coutures soient en train de l‚cher. quand les structures politiques, économiques et sociales d'une ville craquent, les criminels se logent dans les interstices. Ils s'implantent. Ils se creusent un chemin dans la terre, ils finissent par faire partie du nouveau soubassement. C'est un aspect de l'instabilité

politique dont personne ne parle. Nous ne pouvons pas venir à bout des gangs de motards actuellement. Imagine que nos moyens soient réduits ou affectés ailleurs à la suite de l'indépendance du québec, que des dizaines de milliers de personnes s'en aillent tout à coup et que les autres revendiquent un partage de la province entre francophones et anglophones.

Si d'autres entreprises s'en vont et si les gens ont faim, si la monnaie se dévalue, s'il y a des émeutes - c'est déjà effrayant en soi, mais personne, personne ne réfléchit à ce que ça pourrait être pour le crime organisé.

Sauf, peut-être, les motards. ª

Ils laissèrent passer un taxi afin de pouvoir traverser la rue pour retourner à leur voiture. ´ Tu crois vraiment que les motards parlent de politique, Emile ? ª

Cinq-Mars la regarda d'un air songeur. Lors de leur première rencontre, ils s'étaient plu à discuter de la politique américaine. La situation du québec était un sujet d'une tout autre nature, plus sensible, tellement il était chargé de tension pour Cinq-Mars. Mais maintenant que Sandra vivait au québec, commenter la conjoncture locale allait peut-être devoir faire partie de leur vie quotidienne comme dans la plupart des ménages. ´ Je sais qu'ils en parlent ª, lui répondit-il.

Il prononça ces paroles avec une douceur singulière. Sandra acquiesça d'un hochement de tête. Elle comprenait. A l'instar de l'architecture des édifices derrière elle, le Sun Life et Marie Reine du Monde, le sens profond des paroles d'Emile résidait au-delà de leur forme apparente.

Julia Murdick alla dans sa famille pour NoÎl.

Comme elle l'avait expliqué à Selwyn Norris, elle ne se rendait pas dans la maison familiale proprement dite mais dans la ferme qui servait de résidence secondaire à ses parents. Ils s'y réunissaient pour les fêtes -

sa mère, son père, la nouvelle épouse de celui-ci et le dernier amant de sa mère - et elle s'attendait aux tristes scènes habituelles.

Un car la déposa à deux heures et demie d'Ottawa, sur une autoroute déserte au milieu des champs. Des vents glacés lui piquèrent les joues et, traversant son manteau en laine, la firent frissonner. Elle attendait son père, de plus en plus furieuse à chaque seconde qui passait. Si jamais il se manifestait, elle lui fracasserait le cr‚ne. Au moment même o˘ elle se faisait cette réflexion, elle aperçut sa voiture qui descendait une côte sur la route secondaire et elle lui adressa un geste de la main lorsqu'il passa à sa hauteur pour s'engager sur la bretelle d'accès à l'autoroute. Le car étant arrivé avant l'heure prévue, son père n'était pas tellement en retard. Peu importait. Elle allait lui faire comprendre que, sauf à lui acheter un manteau très cher et beaucoup plus chaud, il avait intérêt à ne plus

75

jamais être en retard lorsqu'il viendrait la prendre en hiver. Il aurait d˚

être là au moins une heure à l'avance. S'il l'aimait, il aurait d˚ être là

en train de /'attendre. Et pourtant, lorsque sa voiture vint s'arrêter près d'elle et qu'il lui sourit, elle fut simplement contente de le voir. Il y avait si longtemps qu'elle était loin de la maison, et plus longtemps encore qu'elle ne l'avait vu.

Lorsqu'elle fut montée dans la voiture, ils s'embrassèrent sur les joues et elle claqua la portière. ´ Heureusement que je suis étudiante ª, dit-elle d'un ton maussade.

Son père donna dans le panneau. Ćomment ça ? ª II s'appelait Ron Murdick et possédait plusieurs restaurants dans la région d'Ottawa. Bel homme de quarante-cinq ans, de nature insouciante, il avait déjà une épaisse tignasse blanche à vingt-cinq ans. Il se laissait toujours avoir par les sarcasmes de sa fille.

´ Je dépends financièrement de mes parents. Autrement - elle fit d'une main un mouvement de torsion - un couteau dans le cour.

- Je ne suis pas en retard.

- Tu n'es pas en avance.

- Tu n'es jamais contente, se lamenta-t-il.

- Je suis glacée jusqu'aux os ! Une minute de plus et j'y restais.

- Je suis venu dès que j'ai pu me libérer. ª Julia se mit à rire. Ćomme si j'allais croire ça ! ª Prenant plaisir à se faire mettre en boîte de nouveau

par elle, son père eut lui aussi un petit rire. Ć'est la vérité, dit-il.

Tu n'es pas obligée de me croire.

- Je sais à quoi m'en tenir. ª

Ils roulèrent dans la vaste campagne vallonnée, le long de halliers et de champs bordés de neige, à travers de petits villages, chefs-lieux des populations agricoles environnantes dans lesquels se remarquaient encore les vieilles maisons en pierre des premiers colons, et ils continuèrent vers ce à quoi ils faisaient allusion comme étant la ferme familiale, bien qu'on n'en e˚t pas labouré le sol depuis vingt ans et 76

que la famille n'en e˚t jamais été propriétaire à part entière.

Durant la plus grande partie de son enfance et de son adolescence, Julia avait fait le trajet de Toronto à la ferme pour ses vacances d'été et d'hiver. Sa mère avait acheté celle-ci avec huit autres personnes, dont son père, au début des années soixante-dix, avant sa naissance. Mus par l'idéologie de la vie en communauté et du retour à la nature, ils s'étaient cotisés et l'avaient payée une bouchée de pain.

Éh ben, j'aime mieux ne pas y penser, avait dit, railleuse, Julia un jour. Vous, vivre de la terre. Ouais, d'accord, pour un week-end peut-être.

ª

Elle avait raison d'être cynique. Plutôt que d'être un lieu de retraite pour mener un style de vie alternatif, la communauté hippie était devenue un signe de richesse. Des chalets d'été prétentieux avaient remplacé les ateliers de poterie et de tissage et on avait rasé la grange afin de faire de la place pour une maison d'hiver et d'été. Les champs étaient restés en friche. Les ruches prévues près d'un champ de fleurs sauvages avaient cédé

la place à un garage pour trois voitures. Une piscine s'était approprié

l'espace réservé aux écuries.

Le poulailler, la porcherie, la laiterie, la bergerie et le clapier s'étaient lentement écroulés avec le temps, sans avoir jamais accueilli un seul locataire. Le potager - cultivé durant quelques années - avait été

pavé pour servir de parc de stationnement et la maison de ferme que la famille de Julia occupait possédait désormais, après trois agrandissements successifs, dix chambres et quatre salles de bains pour recevoir les familles qui s'étendaient et se multipliaient.

Alors qu'ils étaient quatre couples au départ, il y en avait neuf à

présent, le divorce étant devenu un facteur de croissance.

´ Tiens, regarde ce que le chat ramène, commenta Margaret lorsque Julia pénétra dans la maison par la porte de la cuisine. C'est gentil à toi d'être passée

nous voir. ª

77

Julia adressa un sourire radieux à sa belle-mère. Heureusement, elle savait aussi bien donner que recevoir. Ést-ce que maman est ici ? ª demanda-t-elle, remettant rapidement la femme de son père à sa place.

Margaret Murdick lui rendit son sourire. Én voilà une autre qui pense que NoÎl n'est rien qu'une embêtante coquille typo dans son agenda. Non, Julia, ta mère n'est pas encore là. qui sait si elle viendra ? Elle organise peut-

être un brunch de NoÎl pour diplomates. Peut-être est-elle en train de se faire les ongles. Peut-être est-elle en chemin et a-t-elle rencontré un autre homme dans un restoroute.

- Elle est occupée, lui rappela Julia. Elle se débrouille bien, il paraît.

ª

Sa belle-mère - d'une minceur agaçante dans l'esprit de Julia, mais dont au moins les cheveux ternes étaient toujours mal coiffés - revint à la charge.

Étre entretenue par l'Etat, ma chère, ce n'est pas travailler. Vois plutôt ça comme des vacances payées prolongées.

- Et toi ? rétorqua Julia. Tu as enfin trouvé un job ? Ou en cherches-tu toujours un ? ª

Sa belle-mère lui adressa un si beau sourire que Julia craignit de s'être aventurée en terrain miné, mais le sourire s'avéra n'être qu'une autre ruse. Ún bon job m'attend quelque part, ma petite chérie. J'ai un moral d'acier et je suis de nature optimiste. Je positive. On se battra pour m'avoir.

- J'espère que ce sera pour toi une expérience orgastique ª, grommela Julia qui passa dans le grand living avant que Margaret ne puisse répondre.

Elle fit glisser son sac à dos de ses épaules.

´ J'ai entendu, ma petite ! ª La voix perçante la suivit depuis la cuisine.

Će n'est pas le genre de langage qu'on tolère dans cette maison. Le fait que tu ailles à l'Université ne t'autorise pas à être vulgaire.

- Orgastique est un mot, Margaret. C'est véri-fiable.

- Un mot comme celui-là se trouve ailleurs que 78

dans le dictionnaire - et je sais dans quelle sorte d'endroits !

- Oh, fiche-moi un peu la paix. ª Elle s'engagea dans l'escalier. Ć'est NoÎl. Je ne veux pas te tuer le jour de NoÎl. quelqu'un a déjà massacré ce pauvre con de Père NoÎl hier soir, tu es au courant ? Alors, trêve de violence pour quelque temps. ª

Margaret resta au pied de l'escalier à fixer le haut des marches o˘ Julia avait disparu.

Celle-ci s'étendit quelques minutes dans le silence de sa chambre. Il y a de quoi devenir dingue. Et le reste de la bande qui va débarquer. «a va être l'enfer. Elle s'était arrangée pour arriver au tout dernier moment et n'avait pas l'intention de rester longtemps. Elle se sentait lasse et complètement esseulée, moins d'attaque, moins redoutable qu'elle ne l'aurait cru. C'était drôle, mais elle s'ennuyait de Selwyn Noms, de ses attentions, elle s'ennuyait même de ses joutes intellectuelles avec lui. «a va être mon pire séjour ici. Il fallait qu'elle refoule sa colère, qu'elle tienne jusqu'à l'arrivée de sa mère. Avec un peu de chance, elle y parviendrait de justesse.

Il n'y avait qu'à espérer que sa mère ne tarde pas trop. Espérer aussi qu'elle ne soit pas mal lunée.

Joyeux NoÎl, se dit-elle. Bienvenue à la maison, Julia, ma chatte.

Sandra Lowndes resta en retrait lorsqu'elle et son mari pénétrèrent dans le petit appartement o˘ le Père NoÎl s'était balancé à une tringle. Emile Cinq-Mars se déplaçait dans les pièces par étapes, attentif, concentré.

Elle se demanda s'il percevait les cris de la victime ou captait un écho des paroles de l'assassin. Pouvait-il identifier les meurtriers par de telles intuitions ou révélations ? Emile était de dix-huit ans son aîné et il arrivait à Sandra de sentir leur différence d'‚ge dans sa fatigue à la fin de la journée quand un whisky suffisait à le faire bafouiller. Il tombait souvent endormi dans son fauteuil après le 79

dîner. Ils s'étaient rencontrés dans le monde équestre, o˘ il savait se concentrer de manière redoutable au cours d'une négociation. Il pouvait énumérer d'une seule traite les qualités et les défauts d'un cheval et prendre le dessus dans n'importe quelle négociation gr‚ce à sa supériorité

intellectuelle. Elle avait été impressionnée. Là, dans la pièce o˘

l'horrible crime avait été commis, elle voyait de nouveau les sourcils froncés, les yeux se déplaçant sur les objets de leur intérêt alors que la tête demeurait parfaitement immobile, tandis qu'il tapotait doucement du majeur l'os dur derrière l'oreille, telle une indication que les idées lui tombaient du ciel.

Elle le regarda s'accroupir devant un mur nu, se tenir sur la pointe des pieds pour examiner la poussière sur le dessus du réfrigérateur. Il semblait respirer à peine. Il passa un temps considérable dans la pièce commune et dans la chambre, il en passa moins dans la cuisine et pas du tout dans la salle de bains. Il semblait plus intéressé par les espaces nus que par l'armoire o˘ la victime avait été suspendue ou que par la table toute simple en pin sombre qui occupait le centre de l'appartement. Il y monta une fois pour examiner le dessus de l'armoire et le plafonnier.

´ Parfait, dit-il. Allons-y.

- Emile ? ª Elle appuya une épaule sur le mur près de la porte d'entrée, d'o˘ elle n'avait pas bougé pendant tout ce temps. ´ Dis-moi ce que tu vois, lui demanda-t-elle tranquillement. S'il te plaît. ª Son mari était un homme réservé, peu expansif. Aux premiers temps de leurs amours, la spontanéité n'avait jamais été un problème, mais il en avait été tout autrement dans le mariage. Elle le sentait de jour en jour plus distant, comme si sa nature cachottière s'interposait entre eux tel un tiers quelque peu hostile.

Cinq-Mars se retourna pour regarder la pièce. Il s'accorda un temps de réflexion, comme si exprimer ses pensées à haute voix pouvait leur enlever de l'importance ou ternir ses idées de manière telle qu'elles risquaient de perdre leur force inspiratrice.

Ón a déménagé les meubles de cette pièce et il ne reste plus que le frigo et la cuisinière dans la cuisine. Tu peux voir par les ombres que la lumière a p‚li le plancher à certains endroits et pas à d'autres. Le lit était là. Là-bas, il y avait une commode. La manière dont cette petite forme rectangulaire est tournée vers la grande permet de penser qu'il s'agissait d'une télé orientée vers un canapé. Pas de c‚ble. Et là, ces petites formes ? Des briques qui servaient à supporter des rayons de bibliothèque. quelqu'un a retiré les meubles jusqu'au dernier, à

l'exception de l'armoire et de la table, que l'on a sans doute été obligé

d'abandonner.

- Pour le meurtre ?

- On l'a accroché dans l'armoire. Mais il n'a pas été assassiné ici. On lui a peut-être planté le crochet de boucher dans le corps ici mais il était déjà mort. Je pense qu'ils ont laissé la table parce qu'elle est si quelconque, si banale, qu'ils savaient qu'elle ne recelait pas de secrets.

ª

Intriguée, elle croisa les bras sur sa poitrine. ´ qu'entends-tu par secrets ?

- Ici, regarde. ª II l'invita à s'approcher d'un mur et s'accroupit. Elle posa une main sur son épaule pour se pencher. ´ La prise de courant.

qu'est-ce que ça te dit ? ª

Sa femme jeta un rapide coup d'oil. Ć'est une prise de courant, et alors ?

- Regarde mieux ª, lui ordonna-t-il d'un ton affectueux.

Ce qu'elle fit, en s'accroupissant elle aussi. Elle examina attentivement la prise, souriante, enthousiasmée d'être en compagnie de son mari pour changer, et ravie de voir quelque chose qu'elle n'aurait peut-être pas vu par elle-même. Emile repérait souvent les qualités ou les défauts d'un cheval qu'elle n'avait pas remarqués d'emblée. Elle aimait le taquiner pour sa manie du détail alors qu'elle-même préférait s'en tenir à une vision d'ensemble des choses. Il se défendait alors en disant qu'il remarquait les détails parce qu'il les restituait dans leur contexte 81

général. Elle le croyait volontiers mais aimait bien le titiller. Dans cette pièce, elle n'avait de vision ni des détails ni de l'ensemble. Ce qu'elle voyait ne signifiait rien pour elle. ´ Je vois une prise murale, Emile.

- Ah, mais regarde. ª II passa un doigt sur les contours de la prise. Ón a repeint la pièce récemment, mais il n'y a pas très longtemps, je dirais cette année. La prise a été peinte en même temps de la même couleur. Or regarde. La peinture est écaillée autour du boîtier et éraflée près des têtes de vis. Ce qui veut dire qu'on l'a retiré récemment. ª II se redressa avec une certaine raideur pour se remettre en position verticale. Ńous savons qu'un camion de déménagement était ici hier. On peut donc raisonnablement supposer que tous les meubles ont été enlevés. Remarque comment l'appartement a été bien nettoyé. On l'a balayé et on a passé

l'aspirateur. Mais regarde, examine les plinthes, il reste des taches de peinture sous les moulures. Elles ont dégouliné autour de la prise. Je jurerais qu'on a ouvert les prises hier pour les examiner après le déménagement, avant de commencer à faire le ménage.

- Mais pourquoi aurait-on voulu les examiner ?

- Ici, le commutateur ? Même chose. ª

Elle comprit cette fois ce qu'il cherchait. ´ La peinture est craquelée.

- Pas tellement. Celui qui a retiré les boîtiers de connexion et les a remis a fait attention. Le criminel ne voulait pas qu'on s'en aperçoive. ª

Cinq-Mars prit son trousseau de clés auquel était attaché un canif qu'il inséra dans la prise. ´ Je ne vais rien trouver. Elle a déjà été examinée, par l'assassin sans doute. Mais ça ne co˚te rien de regarder. ª II retira le boîtier et trouva la douille, ainsi qu'il s'y attendait.

Sandra glissa un bras dans le pli du coude de son mari. ´ qu'est-ce que tu vas faire de ça, Emile ? ª

Cinq-Mars fit une grimace signifiant qu'il détestait devoir s'en tenir à de simples hypothèses. ´ quelqu'un a passé cet appartement au peigne fin. On a sans doute

82

déménagé les meubles pour l'inspecter, pour le fouiller à fond, pour l'analyser. Je ne vois pas autre chose. On ne vole pas un mobilier d'étudiant dans lequel des briques servent d'étagères, on ne tue certainement pas pour ça. Je pense que quelqu'un a ouvert les prises et les commutateurs pour voir si quelque chose y était caché. Ou pour retirer ce qu'il savait y être caché, qu'il avait peut-être caché lui-même. Un écouteur. Une clé. Un code. quelque chose. ª

S'apercevant que son mari parlait lentement, avec un calme inhabituel, elle se serra contre lui. Il inspira profondément et soupira.

Ćela m'apprend que le criminel est extrêmement méticuleux. Il pense à

tout, il est organisé. Il s'est fait aider pour le déménagement et le ménage. Nous savons déjà qu'il est impitoyable à cause de la manière dont il a massacré le garçon. qu'il ait transporté le corps ici et lui ait accroché un écriteau me permet de penser qu'il ne recule devant rien. «a ne me plaît pas de le dire, mais je pense que la personne qui est derrière tout cela est aussi un professionnel. Très professionnel, lui dit Cinq-Mars avec gravité, tandis qu'une nouvelle idée lui venait à l'esprit. C'est presque comme si celui ou celle qui a fait cela était du métier. ª

Elle s'appuya sur lui en lui serrant le bras et en enfouissant sa tête dans le creux de son épaule. Il bougea le bras pour s'arracher doucement à la prise de Sandra dont il attira la frêle silhouette de son côté. Il la conduisit à la porte o˘ il se retourna pour regarder la pièce une dernière fois.

Ć'est curieux, dit-il, que quelqu'un se donne tant de peine pour nettoyer la scène d'un crime et laisse de l'ADN sous les ongles de la victime. ª II éteignit la lumière.

Dans le couloir, Sandra l'embrassa légèrement sur la joue. ´ Joyeux NoÎl, Emile.

- Merci de m'avoir permis de venir ici ª, dit-il.

Elle parvint à sourire. ´ Je suppose que ça fait partie de la vie de flic.

ª

83

Ils étaient mariés depuis quelques années seulement. Elle avait encore beaucoup à apprendre.

Julia voyait en sa mère quelqu'un de prodigieusement doué pour causer des ravages. C'était une trouble-fête. Elle ne pouvait pas s'empêcher de tourner en dérision les choses sérieuses, de semer la zizanie. C'était une fêtarde qui ne supportait pas la solitude et croyait que les gens qui la recherchaient étaient soit mal élevés soit idiots. Dans une pièce, il fallait que tout le monde participe à la conversation, et la réflexion prolongée ou le silence l'agaçaient. Aimant parler mais aussi écouter, elle en attendait autant des autres. Pour Julia, sa mère était comme une enfant, souvent capricieuse, pleine de questions et de mots imprévus. Elle préférait les reparties rapides aux réponses soigneusement pesées et, bien qu'intelligente et versée en mille matières, elle adorait parler pour ne rien dire. Elle aimait babiller. Julia l'aimait bien mais elle l'épuisait.

Déjà dans son enfance, elle aurait voulu que sa mère devienne adulte avant elle, qu'elle soit sérieuse, moins envahissante.

´ Toc toc, fit sa mère en passant la tête dans l'embrasure de la porte.

- Va te faire voir.

- Oh, ma petite chatte, il y a des mois que je ne t'ai pas vue.

- Justement, triple buse. J'en ai assez. J'ai besoin de paix et de silence. ª

On avait dîné, le vin avait coulé à flots, on avait ouvert les étrennes et répandu des emballages partout. Le bavardage constant et même tous les propos sensés avaient dégénéré en platitudes. Julia avait fui le chahut. ´

Bêtises ª, dit sa mère. Elle s'appelait Gr‚ce Olfield.

´ que tu dis ª, protesta Julia. Gr‚ce était déjà dans la pièce dont elle refermait la porte derrière elle. ´ Maman, je veux seulement être un peu seule, d'ac ?

84

- Pas question. On cause. ª C'était une femme corpulente qui faisait quinze centimètres de moins que sa fille. Gr‚ce Olfield, qui avait toujours été corpulente, devait de temps à autre assurer Julia qu'elles n'avaient pas le même physique. ´ Petite, j'étais boulotte, lui avouait-elle, à ton

‚ge j'étais grasse, maintenant je suis bien en chair ! Tu ressens peut-être le besoin de surveiller ton poids, mon chou, mais tes cuisses ne seront jamais comme les miennes. Les tiennes sont des allumettes en comparaison. ª

Le matelas s'affaissa lorsqu'elle s'assit à côté de sa fille.

Julia se leva d'un bond. ´ D'accord, reste puisque tu es déjà là, mais ne t'éternise pas !

- Je veux seulement rattraper le temps perdu.

- Génial. ª Julia rangea en lieu s˚r dans un coin les livres qu'elle avait sortis de son sac. Elle mit à l'abri dans une commode le slip qu'elle venait de recevoir en cadeau. Elle se laissa retomber sur le lit à côté de sa mère. ´ qu'est-ce que tu racontes ?

- Toi d'abord, ma chérie.

- Tu reviens ? ª Sa mère avait les yeux tout brillants d'excitation.

´ Toi. quoi de neuf ?

- Rien. Pourquoi ?

- Pourquoi ! ª Elle secoua la tête, bouche bée durant quelques secondes. ´

Pour rien. Tu passes quatre mois au loin à l'Université, tu vis toute seule pour la première fois de ta vie, tu habites dans une nouvelle ville et tu ne m'as encore rien raconté, nada, que dalle. ª

Julia, effondrée sur le lit, étreignit un oreiller. Óohh, maman.

- Alors raconte. Papote. Le mal du pays. Tes fréquentations. Tes soirées les mieux réussies. Je veux sentir les choses comme si j'y étais.

- Hé, dis donc. C'est ma jeunesse. On ne t'a pas invitée.

- Je vis par procuration. Je suis comme ça. Raconte ou je te chatouille.

- D'accord, d'accord. T'énerve pas.

85

- Bien. Maintenant, prends ton temps. On a toute la nuit.

- Toute la nuit ? Je suis fatiguée.

- Allez. A toi.

- Eh bien, commença Julia en se pelotonnant contre sa mère et en prenant plaisir à se laisser caresser les tempes, pour aller au plus court, il n'y a pas encore de petit copain.

- Parfait. Tu en as déjà un.

- Je le quitte.

- C'est vrai ? Tu l'as dit à Brian ?

- Oui.

- Je l'ai vu hier. Il ne m'a rien dit.

- Le courrier est lent à NoÎl, commenta calmement Julia.

- Oh, mon chou, fit sa mère en se laissant glisser sur le lit pour se pelotonner avec elle. Tu devrais lui dire de vive voix. Au téléphone au moins.

- Je ne peux pas. Je ne pourrai pas. Je suis l‚che. Je n'ai jamais plaqué

personne avant. Je n'ai absolument aucune expérience en la matière.

- Brian est un gentil garçon.

- C'est un intello, maman.

- Oui, mais c'est un intello si gentil. ª

Elles rirent à l'unisson, la mère et la fille, et Julia fut heureuse qu'on la tienne, qu'on la c‚line. Leur conversation embrassa la planète, elles parlèrent de politique, de mode, de livres, de danse, de thé‚tre, des hommes. Gr‚ce Olfield ne se décida à partir que lorsqu'il fut évident que sa fille dormait presque.

Julia s'étira comme une chatte lorsque sa mère ouvrit la porte pour s'en aller.

´ Julia ? Tu t'es fait examiner ?

- Pas encore...

- Ma chérie...

- J'ai pris rendez-vous. ª

Un téléphone sonna dans le couloir. ´ Bien. C'est déjà ça. C'est un progrès.

- Ce n'est pas comme si j'avais d˚ m'en servir.

- «a sert ou ça se perd, lui dit sa mère.

86

- Mais quelle sorte de mère es-tu ? «a sert ou ça se perd - mon cul !

C'est dégo˚tant !

- Bonne nuit, mon lapin.

- Lapin lapine. «a sert ou ça se perd. Comment peux-tu me dire ça ? Je suis ta fille. C'est indécent. Sois adulte ! ª

On cria du rez-de-chaussée qu'il y avait un appel téléphonique pour Julia.

Elle sauta hors du lit et prit la communication dans le couloir. Sa mère attendit près d'elle et ne se retira que lorsque Julia lui eut signifié

d'un regard sévère de s'écarter.

´ D'accord. Je suis une vieille peau, reconnut Gr‚ce Olfield en faisant une moue de dépit. Bonne nuit.

- Bonne nuit, maman. ª Elle prit le combiné. Állô.

- Bonsoir ª, dit la voix.

Etrangement, pensa aussitôt Julia, ils semblaient tous les deux attendre le même signal. Elle ne parla pas avant d'entendre le déclic de l'autre appareil indiquant que la personne qui avait répondu avait raccroché.

Etrange qu'elle l'e˚t fait d'instinct en parlant à Selwyn Norris.

´ Bonsoir, répondit Julia.

- C'est bon d'entendre ta voix, dit-il.

- Même si elle est monosyllabique.

- Ecoute, Julia. Il faut que je te parle.

- D'accord.

- Je veux que tu me rappelles. Téléphone en PCV.

- quand ?

- quand tout le monde sera couché. Tu as une ligne privée ?

- Bien s˚r. En tout cas, elle est privée quand tout le monde est couché.

«a peut encore prendre des heures. Mon père et mon beau-père putatif en sont au calvados. qui sait quand ils vont se retirer.

- N'importe quand, Chafouine. Pourvu que tu appelles. D'accord ?

- D'accord.

- A tout à l'heure.

- Au revoir. ª

87

Tiens, de quoi s'agit-il ? se demanda Julia en retournant à sa chambre.

Etendue, elle écrasa son oreiller sur sa poitrine et s'interrogea sur la raison pour laquelle elle n'avait pas parlé de lui à sa mère. Pour le reste, elle ne lui avait presque rien caché. La fébrilité, le sentiment & anticipation qu'elle éprouvait, c'était cela qu'elle n'avait pas pu exprimer, qu'elle pouvait à peine s'avouer à elle-même. Elle ne savait pas si elle était amoureuse - elle supposa que non. Mais quoi alors ? De l'attirance, oui. Et il était mystérieux. Il l'intriguait. Il l'ensorcelait. Il la rendait nerveuse. Mais qu'était-ce donc ? qu'est-ce qui la retenait de faire davantage retour sur elle-même, de vouloir en savoir davantage, d'appréhender la totalité des domaines o˘ s'exerçait le savoir de Selwyn, les limites de son influence sur elle ? qu'avait-il donc de particulier ? Et pourquoi fréquentait-elle un homme plus ‚gé ? Pouvait-

elle vraiment parler de fréquentation ? Le pouvait-elle ? Lui, quel mot aurait-il employé ? Il n'avait même pas essayé de l'embrasser. qu'aurait-il à lui dire lorsqu'elle rappellerait ? Pourquoi sa voix avait-elle ce côté

pressant, irrité ? qu'est-ce qui n'allait pas ? Oh, qu'il aille au diable !

On e˚t dit avec lui que les choses les plus banales semblaient se charger d'intérêt, de mystère, de déviance, de terreur. qu'est-ce qui clochait chez ce type ?

Julia espérait dormir, se réveiller à temps pour téléphoner. Elle était épuisée. Mais après s'être brossé les dents et glissée sous les draps, elle fut longtemps sans pouvoir fermer les yeux. Elle resta étendue, éveillée, à

attendre le moment de pouvoir appeler son homme mystérieux.

Elle s'assoupit et se réveilla en sursaut, désorientée. Elle se demanda pendant quelques instants o˘ elle était. L'obscurité de la nuit à la campagne l'effraya, elle n'avait aucune notion du temps. Trop endormie pour reconnaître de la main l'endroit o˘ se trouvait la lampe de chevet, elle s'enveloppa dans

88

son kimono court et chercha à t‚tons dans le noir la poignée de la porte qu'elle ouvrit avant d'allumer.

Elle s'orienta sur la faible lueur provenant de la chambre pour descendre sur le palier du premier étage o˘ elle dirigea ses pas ensommeillés vers les toilettes. Là, le plafonnier l'aveugla et, après s'être repérée, elle l'éteignit, urina et se passa de l'eau sur les yeux dans le noir.

Lorsqu'elle sortit des toilettes, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité

et elle était réveillée. La lumière de sa chambre la guida sur le palier vers l'escalier qu'elle réussit à descendre en posant ses deux mains sur le mur.

Dans le living, elle enjamba les reliefs de NoÎl et les bouteilles de vin vides jusqu'au canapé o˘ elle s'assit, le téléphone sur les genoux. Elle alluma la lampe sur pied pour composer le numéro. A la cinquième sonnerie, elle songeait à raccrocher lorsque Norris répondit.

Óui, dit-il.

- C'est moi.

- Tu as l'air endormie.

- Je le suis. quelle heure est-il ?

- quarter of. ª Moins le quart. Elle avait remarqué qu'il disait toujours l'heure à l'américaine, disant ´ quarter of ª au lieu de ´ quarter to ª.

Cela signifiait-il qu'il était américain ? Sans doute.

´ Moins le quart de quoi ?

- Deux heures.

- J'ai d˚ m'endormir. Je t'ai réveillé ?

- Non.

- Menteur. Alors qu'est-ce qu'il y a d'urgent ? quelle est la grande nouvelle ?

- Il faut que je sache, Chafouine. Il faut que je sache o˘ tu en es.

- Oh... toi... ce que tu peux être enquiquinant ! qu'est-ce que tu veux dire par là, o˘ j'en suis ? Je ne suis nulle part.

- Baisse la voix.

- Je la baisserai si j'ai envie. Tu as un plan idiot dont je ne sais rien et tu me demandes o˘ j'en suis ?

89