´ Mes condoléances, monsieur Gitteridge.
- Pourquoi ?
- Pour avoir perdu un client. ª
Gitteridge se gratta le menton. ´ Kaplonski. C'est une honte.
- Il aurait mieux fait de se laisser incarcérer.
- Il est toujours facile d'être sage rétrospectivement, Emile. ª
Cinq-Mars lui adressa un sourire conciliant. ´ Je l'aurai pourtant prévenu.
-- Ah oui ?
- Je lui avais dit que ça lui pendait au nez. que puis-je pour vous, Maître ? ª
Gitteridge s'avança dans la pièce et déposa sa serviette ainsi que sa pelisse en cachemire sur une chaise. Il alla à la fenêtre, défit sa cravate, enfonça les mains dans ses poches. Les lumières de la salle de la brigade se reflétaient sur lui. ´ J'ai un client en garde à vue. Pour une fusillade.
- Un meurtre ? interrogea Cinq-Mars, qui se demanda : En quoi est-ce que ça me concerne ?
- Une des victimes est trop défoncée pour savoir qu'on lui a tiré dessus.
La vie de l'autre ne tient qu'à
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un fil. Je ne suis pas content de la manière dont on mène l'enquête, Emile.
J'aimerais que vous entendiez la version de mon client. que vous jugiez par vous-même. ª C'est alors que Gitteridge le regarda. Il le dévisagea si fixement que Cinq-Mars fut obligé de croiser son regard. ´ Vous avez une réputation d'intégrité, inspecteur. «a pourrait toujours servir.
Accompagnez-moi là-haut au quartier de garde à vue. ª
Cinq-Mars analysa la situation. Cette affaire ne le concernait pas.
Gitteridge se fichait de son intégrité de policier. Il ne put en conclure qu'une chose : l'avocat voulait lui parler, mais ailleurs.
Gitteridge ramassa ses affaires et Cinq-Mars le suivit hors du bureau. Ils s'engagèrent dans de larges et hauts couloirs peints dans les deux tons institutionnels - beige et ce que sa femme appelait vert vomi. Aucun des deux hommes ne parlait. Ils montèrent deux escaliers jusqu'aux cellules.
Arrivés presque au sommet de leur ascension, ils ralentirent le rythme, essoufflés tous les deux, et Gitteridge indiqua des toilettes. Il laissa la porte ouverte. Dans la tranquillité des latrines, dans le silence nocturne, ils conversèrent.
La pièce carrelée, dans laquelle on avait passé la serpillière depuis peu, puait l'urine et les détergents. Gitteridge entra dans une cabine, suspendit au crochet sa serviette et sa pelisse, puis en ressortit, les mains dans les poches, sa p‚leur tirant sur le gris. Les ampoules du plafond, nues, projetaient une lumière impitoyable. Il s'approcha de la fenêtre aux vitres dépolies et se pencha pour respirer l'air frais. La pièce, privée de thermostat séparé, était d'une chaleur insupportable en hiver et on laissait la fenêtre légèrement entrouverte même par des froids arctiques. Śale temps de merde, dit-il.
- On se croirait à Moscou ª, acquiesça Cinq-Mars, qui savoura l'insinuation.
Gitteridge, qui lui tournait le dos, se redressa. ´ Plutôt en Sibérie ª, renchérit-il. Allant vers les lava-358
bos, il ouvrit un robinet et regarda l'eau couler, puis se pencha pour s'asperger le visage. Il se sécha à une serviette de distributeur en laissant couler l'eau.
´ Vous pouvez fermer le robinet, lui conseilla Cinq-Mars.
- On ne sait jamais, le prévint Gitteridge.
- Vous avez bien choisi. L'endroit est s˚r. Vous pouvez le fermer. ª
Gitteridge obtempéra. Il resta debout, la main sur le robinet, légèrement penché en avant, la tête de côté.
Će que je vous ai dit dans votre bureau est vrai. ª II parlait d'une voix étouffée à présent, comme pour compenser l'écho de la pièce. ´ Vous êtes un flic honnête. «a peut être utile dans certaines circonstances.
- Comment ça ? ª Cinq-Mars s'appuya de tout son poids sur un lavabo.
Gitteridge redressa la tête. ÍI est possible de dire certaines choses à
un flic honnête sans trahir ses sources. Cela me permettrait peut-être de dire deux ou trois choses qui ne sortiront pas d'ici. Aucun autre flic ne sera au courant. Aucun.
- C'est probablement vrai, acquiesça Cinq-Mars. Il y a des choses qui n'ont pas à être répétées.
- Vous a-t-elle déjà tout raconté ? ª demanda l'avocat.
Cinq-Mars avait suffisamment l'habitude des interrogatoires et de la négociation pour ne pas se laisser démonter par une ruse. ´ qui m'a dit quoi ? ª demanda-t-il en retour sans broncher.
Gitteridge esquissa un sourire.
Si l'avocat voulait lui dire quelque chose, Cinq-Mars était prêt à
l'écouter. Il se demanda ce qui motivait ses confidences. Il subodorait que c'était avant tout la peur.
´ Je ne sais pas si elle a pu vous faire parvenir un mot. Peut-être n'en at-elle pas eu l'occasion. Si elle l'a fait, il se pourrait qu'elle ait cité
mon nom. Je suis ici pour vous dire que je ne suis pas du tout mêlé à tout ça, Emile. J'ai été mis au courant pour la pre-359
mière fois en même temps qu'elle, et je suis ici pour vous le dire, de vive voix, afin que vous sachiez que je n'ai rien à voir là-dedans. ª
Cinq-Mars attendit. Puis il dit : ´ Pour le bénéfice de cette conversation, qu'il soit bien entendu que lorsque vous faites allusion à "elle" , j'ignore de qui vous parlez. Pouvons-nous commencer par là ?
- Naturellement. Mais je vais vous dire comment je le sais, comme ça nous pourrons nous passer de ces salades. Elle a contredit sa couverture. ª
Si Gitteridge attendait de Cinq-Mars une réaction, il fut déçu. Il attendit. ´ Genou varus.
- Pardon ?
- C'est le terme qui désigne le problème qu'elle a aux jambes. L'ennui pour vous, c'est que j'ai vérifié ses antécédents. J'ai mis un détective privé là-dessus. J'ai même lu l'annuaire de sa high school. J'y ai trouvé
une photo, mais vous savez, les visages changent. La coiffure, la couleur des cheveux, l'expression. Heather Bantry, la vraie, courait le cent mètres. Elle n'a jamais eu cette histoire de genou varus. ª
L'identité de la jeune femme était percée à jour. Cinq-Mars comprit que sa vie était désormais menacée. ´ Pourquoi me dire tout ça, Maître ? que venez-vous faire là-dedans ? Ne devriez-vous pas informer qui de droit ? ª
Gitteridge se frotta la m‚choire puis joua avec les extrémités de sa cravate défaite. Il déglutit à deux ou trois reprises. Il avait perdu sa superbe coutumière et on aurait dit qu'il s'exprimait plus élégamment lorsqu'il avait peur que lorsqu'il essayait d'être menaçant. Ćomme vous le savez, Emile, il m'est arrivé à l'occasion de travailler pour des hommes sans pitié. Ce n'est pas un secret. C'est mon métier. Mais on dirait que le monde est en train de changer. Dans le temps, il y avait une culture, on se comprenait. On avait droit à sa vie privée, on ne confondait pas la sphère personnelle et la sphère professionnelle. A
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présent, les mours ont changé et certains d'entre nous ont du mal à
s'adapter. ª
Cela commençait à devenir trop fumeux au go˚t de l'inspecteur. Une nouvelle culture ? Faisait-il de nouveau allusion au Russe ?
L'avocat poussa un profond soupir puis dit : ´ Hagop Artinian.
- Oui ? ª Cinq-Mars retint malgré lui son souffle. Íls ont découvert qu'il était des vôtres. C'est pour
cette raison qu'ils vous ont lancé sur la piste du faux Père NoÎl et qu'ils ont ensuite suspendu l'écriteau sur Artinian. Ils voulaient vous signifier de ne pas vous mêler de ça.
- C'est ce que j'ai pensé.
- Artinian avait réussi à s'infiltrer, rien de sérieux, mais trop curieux au go˚t de tout le monde. Vous savez ce qui lui est arrivé. Vous savez aussi ce qui est arrivé à la personne qui, par inadvertance, l'a aidé à
pénétrer l'organisation. ª
Kaplonski. Álors ?
- Ne faites pas les innocents avec moi, Emile.
- Monsieur Gitteridge, nous faisons tous les deux les innocents. C'est le thème de notre jeu de rôle de ce soir. ª
L'avocat détacha son regard de lui, se pencha et recommença à tripatouiller sa cravate. Il avait tout l'air de vouloir s'acheter une conduite. Ćette fille, elle a fait un bon travail d'infiltration. Or j'ai découvert qu'elle n'avait jamais couru le cent mètres, qu'elle ne l'aurait pas pu, qu'elle a aux jambes une difformité osseuse qu'on appelle un genou varus. C'est gr‚ce à moi qu'elle a pu pénétrer l'organisation. C'est moi qui l'y ai fait entrer. Si je la vends maintenant, on va me congratuler et je vais être le prochain à passer l'arme à gauche. Ce sont les mours nouvelles. C'est comme ça qu'on traite les affaires dans le nouvel ordre mondial. ª
Un ange passa. C'était une bonne nouvelle, une excellente nouvelle. Une taupe avait pénétré le
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réseau des Hell's Angels gr‚ce à leur propre avocat et celui-ci crevait maintenant de trouille. ´ qu'avez-vous à me dire ? ª demanda Cinq-Mars d'un ton impératif.
Gitteridge changea de place et tripota un bouton sous sa cravate. C'était sans doute la première fois qu'il franchissait ce pas et il savait que plus rien ne serait désormais comme avant. Il se reprit très vite et l‚cha enfin le morceau : Ón va buter quelqu'un.
- qui est la cible ? demanda Cinq-Mars à mi-voix.
- Un flic. C'est tout ce que j'ai appris. Je ne pense pas que votre taupe en sache davantage mais vous pouvez lui demander. ª
Ils se regardèrent, les tuyaux du radiateur produisirent un bruit métallique et le vent souffla dans l'ouverture au bas de la fenêtre. ´
Moi ? ª demanda tranquillement Cinq-Mars.
L'avocat haussa les épaules.
´ «a ne vous servira à rien de me le dire si c'est moi que l'on doit descendre.
- Bien vu, Emile. Si je devais donner mon avis, et je le donne, je dirais qu'ils ne vous liquideront pas. Nous savons tous les deux pourquoi. Les Carcajous ont beaucoup d'influence, un gros budget. qu'on vous élimine et ils se déchaîneront avec la bénédiction du public, les pleins pouvoirs et un doublement de leur subvention - pendant des années. Mais je ne peux pas dire non plus de manière catégorique que ce n'est pas vous, ni si c'est un flic réglo ou un flic qui travaille pour eux. Ils ont peut-être trouvé un moyen de régler ça. Il se pourrait que ce soit de manière arbitraire. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Si je le savais, je vous le dirais sans doute.
Mais il y a autre chose en jeu ici.
- qu'est-ce que c'est ?
- La fille qui a pénétré l'organisation est au courant. Ils vont l'avoir à
l'oil. Il se pourrait qu'il ne s'agisse que d'un test pour voir si elle cafarde. S'ils voient que des mesures sont prises, Emile, ou per-362
çoivent des changements, même minimes, au sein de la police - ils sont fortiches pour ça - votre taupe saute. Boum ! Vous protéger, protéger quiconque constitue à vos yeux une cible, la met en péril.
- Ils iront jusqu'au bout, test ou non ?
- Je le parierais. C'est une autre culture, Emile. Je ne peux pas dire que ce ne sera pas vous.
- Date ?
- Ils n'ont pas tendance à précipiter les choses.
- Lieu ?
- A déterminer.
- Une bombe sans doute ?
- Ils aiment le bruit.
- que pouvez-vous me dire d'autre ?
- Rien. Emile, votre taupe m'a réduit à un rôle subalterne. Je ne suis pas mêlé à tout cela. J'ai assisté à la même conversation qu'elle. Je suis venu directement vous dire ce que je sais. Ils veulent seulement que nous en sachions un peu, pas trop. Dans le nouveau système, tous ceux qui travaillent pour eux doivent prouver qu'ils sont des salauds.
- Tout le monde ?
- Sans exception. Je vous ai dit ce que je sais. Emile, si le fait que vous êtes au courant s'ébruite, alors ce sera elle ou moi qui aura parlé.
Si c'est elle, je tombe aussi parce que c'est moi qui l'aurai fait entrer dans l'organisation. Si c'est moi, elle tombe avec moi, pour des raisons évidentes. Est-ce que votre informatrice est consciente des conséquences ?
Je ne pense pas. Allez-y mollo, Emile. ª
Gitteridge prêchait peut-être le faux pour connaître le vrai. Peut-être t
‚tait-il le terrain. Cinq-Mars devait procéder en douceur. ´ Je ne sais rien sur quelque taupe que ce soit ª, répéta-t-il calmement.
L'avocat ne se donna pas la peine de répondre.
´ Vos inquiétudes sont parfaitement compréhensibles, monsieur Gitteridge.
Je ferai ce qui est en mon pouvoir, si jamais les choses en arrivent là, pour
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vous exonérer de toute complicité dans cette affaire. Mais maintenant, vous allez faire une chose.
- quoi ?
- Donnez-moi le Russe. ª
Haussant un sourcil, Gitteridge hocha la tête. ´ Je vais peut-être vous étonner, mais je crois que je le ferais si je pouvais. Pourquoi ? Parce que c'est lui qui a pourri la situation. C'est lui qui est en train de changer les règles. Dans le temps, il était entendu qu'un avocat était un avocat, tout le monde convenait qu'un avocat ne devait pas se mouiller, qu'il devait rester au-dessus de la mêlée, c'est comme ça que le système fonctionnait. Désormais, un seul intérêt est pris en considération. Et je peux vous dire que ce n'est pas le mien.
- Donnez-moi quelque chose, insista Cinq-Mars.
- que puis-je vous dire ? Il s'appelle Sergei. Il aime qu'on l'appelle le Tsar parce que c'est le nom que lui donnent les Carcajous. Il est grand, costaud, brun, une cicatrice sous le menton - ici - le long de la m‚choire.
- Je sais tout ça ª, lui dit Cinq-Mars. Gitteridge le toisa sévèrement. Ćombien une étoile a-t-elle de branches ? ª
N'en ayant pas la moindre idée, Cinq-Mars lui rendit son regard sévère. Ćombien ?
- Vous n'avez pas appris votre leçon, Emile. Vous allez être recalé.
Parfait. Je vais vous donner la réponse. La réponse est huit. Cherchez une étoile à huit branches.
- Le tatouage ª, dit Cinq-Mars. Il vit que Gitteridge était impressionné
qu'il en sache déjà tant. Il remercia silencieusement le ciel pour Jim Coates.
Gitteridge entra de nouveau dans la cabine pour reprendre son pardessus et sa serviette. Lorsqu'il en sortit, Cinq-Mars était debout près de la porte, les épaules vo˚tées.
Állez de votre côté, Emile, j'irai du mien.
- Il en a toujours été ainsi, Maître.
- Bonne chance.
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- J'en aurai peut-être besoin. ª
Cinq-Mars lui donna le temps de quitter l'édifice puis revint à son bureau.
Il était une heure dix à l'horloge du poste. Il enfila sa pelisse et fit sautiller ses clés dans sa paume. Faire démarrer sa voiture promettait d'être une aventure. En ces temps de menaces et de plastiquages, il ferait peut-être mieux de prendre une voiture de patrouille pour rentrer. D'abord, remplir la Thermos.
Dans le garage du sous-sol, le sergent-détective Cinq-Mars alla jusqu'à son break Taurus bleu, mit la clé dans la serrure de la portière. Ne f˚t-ce que pour cette jeune femme, il ne pouvait pas changer son comportement habituel. Il devait demeurer cohérent. Il se demanda si Steeplechase Arch le contacterait bientôt. Celui-ci s'apercevrait peut-être que le projet de tuer un flic était effectivement un test, que la meilleure façon de le passer avec succès était de mettre l'information en sourdine. quitte à
laisser quelqu'un mourir pour ne pas compromettre l'opération. Si encore ce salopard n'avait pas procédé de la sorte auparavant, s'il n'avait pas sacrifié l'un des siens. Un flic ne pèserait pas lourd dans la balance.
Arch allait-il appeler ? S'il apprenait que la cible était Cinq-Mars lui-même, prendrait-il le risque de l'en informer ? ´ Merci mon Dieu de m'avoir envoyé Gitteridge ª, murmura l'inspecteur en mettant le contact. Il eut du mal à croire qu'il avait prononcé ces paroles.
TROIS
L'étoile à huit branches
14
Mercredi, 19 janvier
2 h 12. Le serrurier s'était endormi sur le siège arrière de la voiture de patrouille de Cinq-Mars. Le sol tremblait distinctement à présent. Le grondement irritant des moteurs se rapprochait. Une division blindée de chasse-neige n'allait pas tarder à traverser la Main, puis les rues Saint-Urbain et Clark. Cinq-Mars se prépara à déplacer la voiture.
Il se gara discrètement tout en haut de la rue de l'Esplanade, au-dessus du boulevard Mont-Royal, d'o˘ l'on avait une vue dégagée sur l'appartement de l'autre côté du parc. La fausse Heather Bantry n'était toujours pas rentrée chez elle. Cinq-Mars leva la main et fit du doigt un cercle en l'air en guise de signal adressé au jeune couple qui se trouvait dans la voiture qui le suivait. Celui-ci descendit de voiture et, romantique dans la neige, s'engagea vers le boulevard Mont-Royal.
´ Des amours naissantes, dit Mathers en faisant la moue.
- qu'est-ce qui t'agace ?
- Ils ne se connaissent même pas.
- Ils obéissent aux ordres, lui fit remarquer Cinq-Mars.
- J'ai comme l'impression qu'il lui fait du gringue.
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- Tu aurais sans doute voulu la mission ? ª
Le couple évita les souffleuses monstrueuses, sauta gaiement par-dessus une congère équarrie par les charrues et s'éloigna nonchalamment bras dessus bras dessous vers l'immeuble de rapport. Mathers réveilla le serrurier, les trois hommes descendirent de voiture et s'engagèrent dans la même direction.
Le couple monta l'escalier de l'immeuble et s'embrassa sur le perron. De manière trop passionnée au go˚t de Mathers. C'était leur première mission secrète et ils en étaient déjà au sexe. Bras dessus bras dessous, ils pénétrèrent tous les deux dans l'immeuble et Mathers se dirigea sans se presser vers la porte arrière. Il attendit et consulta sa montre. Les jeunes flics lui ouvrirent de l'intérieur.
´ Vous vous amusez bien, les jeunes ? ª
Ils rougirent.
Će n'est pas nécessaire d'en rajouter.
- On nous a dit d'être réalistes, dit la femme.
- Vous êtes agents de police ª, leur rappela Mathers. Il avait dit cela comme ça, sans trop savoir pourquoi ou ce que ça signifiait. Après cela, il tint sa langue.
quelques minutes plus tard, le serrurier frappa à la porte - une faute - et entra. Cinq-Mars fut le dernier à se glisser à l'intérieur.
Áttendez. ª II laissa la porte entrouverte. Les souffleuses et les charrues étaient à l'ouvre, les diesels grondaient et des camions attendaient sur une longue file d'être remplis de neige dans la cacophonie de leurs moteurs qui tournaient au ralenti. De petites charrues spéciales pour les trottoirs filaient à toute vitesse devant les chasse-neige, la pulsion de leurs gyrophares orange éclairant les immeubles de leurs reflets nerveux. Des camions-remorques patrouillaient les rues transversales en faisant geindre de manière agaçante leurs sirènes afin de tirer les riverains de leur sommeil pour qu'ils déplacent leurs voitures. Dans le couloir, l'immeuble
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tremblait et les vitres tintaient. Cinq-Mars parut satisfait. Állons-y. ª
Ils montèrent jusqu'au troisième étage. Les deux bleus gardèrent les escaliers à chaque extrémité du couloir pour refouler d'éventuels intrus.
Le serrurier s'agenouilla près d'une porte et affronta la serrure. Il avait déjà classé le boulot comme enfantin mais il lui fallait tout de même un certain temps.
Cinq-Mars lui tapota l'épaule. Il mit un doigt sur ses lèvres.
Le serrurier attendit, le temps que prenne fin une accalmie à l'extérieur, et se remit au travail dès la reprise du vacarme. C'était un petit homme, souple, aux doigts agiles. Il ouvrit la porte à un moment o˘ les machines étaient particulièrement bruyantes.
Laissant leurs bottes et leurs chaussures dans le couloir, Cinq-Mars et Mathers enfilèrent des pantoufles en caoutchouc mousse par-dessus leurs chaussettes. Ils pénétrèrent dans l'appartement et refermèrent sans bruit la porte derrière eux.
Forcer un domicile sans mandat était illégal, tout le monde le savait.
Des lampes-stylos les guidèrent. Cinq-Mars avait emporté une lanterne halogène qui devait être utilisée si les conditions le permettaient - le fourmillement des reflets de gyrophares rendait la chose possible. Ils restèrent tous les deux silencieux près de la lueur de la lampe, avec une impression familière, celle d'être dans un appartement vide.
Les pièces étaient nues.
Il était interdit de parler. En réponse à un mouvement de la tête de son coéquipier, Mathers alla inspecter les placards. Il redoutait cet instant, craignant de trouver un autre jeune assassiné. A chaque placard vide, il respirait de nouveau, puis son cour se serrait au suivant. On ne trouva aucun corps sur les lieux. L'appartement était véritablement vide.
Il avait été nettoyé.
Cinq-Mars se pencha pour examiner les prises de courant sur lesquelles Mathers dirigeait la lumière
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de la lampe. Son aîné ne toucha d'abord à rien. Il semblait s'attarder sur la poussière le long des plinthes. Il fit signe qu'on lui apporte un tournevis que Mathers, sur la pointe des pieds, alla chercher auprès du serrurier. Cinq-Mars retira le boîtier de connexion avec un soin exceptionnel en veillant à ne pas faire le moindre bruit. Mathers se pencha pour regarder. Son coéquipier le repoussa légèrement. Il ne voulait pas qu'il respire trop près. C'est alors que Mathers le vit - un petit transmetteur en argent calé sous la douille.
Cinq-Mars remit silencieusement le boîtier de connexion en place.
Il demeura agenouillé. A l'extérieur, le convoi de machines avançait, faisant moins de vacarme, bien que l'immeuble continu‚t de trembler. Il devait agir vite. Il longea le mur vers un petit boîtier téléphonique qui dépassait de la plinthe, privé de lignes en activité. Ce n'était pas les prises qui manquaient dans l'appartement mais ce boîtier lui parut prometteur. Il en retira le couvercle. A l'intérieur, il y avait l'habituel fouillis de fils et il fit jouer sa lampe-stylo pour montrer à Mathers ce qui sortait de l'ordinaire.
Un petit récepteur branché à la ligne du téléphone.
Le premier micro captait les conversations dans la pièce gr‚ce aux orifices de la douille et transmettait le son trois mètres plus loin le long du mur, jusqu'à un récepteur-amplificateur qui expédiait les nouvelles sur le réseau téléphonique vers une destination inconnue.
Cinq-Mars remit le couvercle sur le boîtier et fit signe d'évacuer la pièce.
Dans le couloir, il remit ses chaussures et alla vers l'agent qui surveillait l'escalier principal. Il lui dit à voix basse qu'il voulait son pardessus. Il revint à la porte et, après que le serrurier l'eut refermée à
clé, s'en servit pour éponger la flaque d'eau laissée par la neige fondue.
Il rapporta son pardessus à l'agent, qui n'eut pas l'air content, et tout le monde redescendit.
Les jeunes amoureux se donnèrent de nouveau en 372
spectacle, cette fois pour attirer l'attention pendant que les officiers sortaient furtivement par l'arrière. Le couple alla de l'avant, le serrurier traversa la rue jusqu'à son fourgon banalisé tandis que Cinq-Mars et Mathers, empruntant des chemins différents, se retrouvaient dans leur voiture de patrouille, o˘ Cinq-Mars pianota sur le volant.
Son coéquipier attendit.
´ Le problème, commença son aîné, est de savoir si le micro a été installé
avant que l'on vide l'appartement - ou après. Je dirais après. La pose est récente. La poussière sur le boîtier ne correspond pas à celle qui se trouve sur le quart-de-rond ou les plinthes, ou à celle qu'il y a sur les autres boîtiers. On a touché à celui-là. La même chose s'était produite dans l'appartement de Hagop.
- En quoi est-ce que ça nous avance ? demanda Mathers d'un air songeur.
- Celui ou celle qui a déménagé les affaires de la fausse Heather veut savoir si on s'est aperçu de son absence. ª Cinq-Mars parlait lentement, calmement, comme si l'heure tardive l'incitait à la discrétion. Ś'ils l'ont retirée de la circulation, ils voudront savoir qui s'en inquiète. Ils pensent qu'elle a un contact, mais ils n'en sont pas s˚rs. Ils font donc un test. Ou, s'ils ont par hasard découvert qu'elle en a un, ils voudraient savoir qui. C'est alarmant. Dans ce scénario, ils suspectent quelqu'un en plus de nous.
- Votre source.
- Oui. ª
Ils attendirent en silence dans la voiture. Dans son rétroviseur, Cinq-Mars vit les jeunes agents faire un grand détour pour récupérer la leur. Ils continuaient à jouer leur rôle.
Ćhez Hagop, je parierais qu'ils avaient retiré le micro. Ici, qu'ils l'ont mis. ª
Mathers aborda la seule question qu'il aurait préféré ne pas évoquer. Ćroyez-vous qu'elle est encore vivante, Emile ? ª
Cinq-Mars hocha la tête avec une conviction ins-373
tinctive. ´ Bill, tant que nous ne l'aurons pas trouvée dans un placard un crochet de boucher dans le ventre, faisons comme si elle l'était. Je ne veux pas la perdre elle aussi. Pas question. Plus de gosses assassinés. ª
Mathers émit une réserve quant aux implications de cette analyse. Śi nous la traitons comme si elle était vivante, cela signifie qu'on est en train de la tester.
- Ce qui veut dire que nous ne donnons aucun signe que nous connaissons son existence. Pour l'instant, retire toute surveillance de l'appartement.
En ce qui nous concerne, elle n'existe pas. Nous ne parlons d'elle à
personne. ª
Mathers inspira profondément et soupira péniblement. Ét maintenant ?
- Prends ta matinée, Bill. Récupère ton sommeil. Occupe-toi un peu de tes autres enquêtes demain après-midi. A moins qu'on ne soit déjà aujourd'hui ?
Peu importe. Si j'arrive à me débrouiller, je ne reviendrai que demain soir.
- Pour quoi faire ? ª
Cinq-Mars balança la tête de gauche à droite comme si cela restait à
décider. ´ L'appareil était sophistiqué. L'installation professionnelle, de premier ordre. Nous avons entendu parler du KGB, du FSB, on parle de la CIA. La meilleure chance qu'a cette femme est que les Angels ne pensent pas à la CIA et, s'ils ont un ancien officier du KGB parmi eux, ils le pourraient. S'ils la testent, il faut qu'elle réussisse ce test. Si elle est dans le secret, il faut qu'elle s'en sorte. Sinon, la S˚reté du québec la retrouvera dans un fossé quelque part, découpée en rondelles à la tronçonneuse.
- Demain soir ? lui rappela Mathers après un silence.
- Je suis curieux de savoir o˘ en est Lapierre avec ses gadgets. Je vais peut-être aller lui rendre visite. ª
Cinq-Mars démarra la voiture. Il crut voir dans son rétroviseur les jeunes agents en train de s'embrasser
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pour agacer Mathers mais il était trop fatigué pour s'en amuser.
´ J'ai appris des choses ce soir, reprit Mathers. Emile, chez vous - dans l'écurie - pourquoi m'avez-vous dit que votre ami vous avait trahi ?
- Ray en sait trop. Sa circonspection était trop délibérée. quand il m'a prévenu contre un agent solitaire, il pensait à quelqu'un en particulier.
Je l'ai senti. Diable, même les chevaux l'ont flairé. Tu sais quoi ? C'est toi qui m'as mis la puce à l'oreille à son sujet.
- Moi ? Comment ?
- Tu as dit que ma source me connaissait probablement, sinon directement, en tout cas par l'intermédiaire de quelqu'un de proche de moi. Pendant un certain temps, j'ai même fait attention à ce que je disais devant Sandra, uniquement parce qu'elle est américaine. Puis je me suis dit, si j'étais de la CIA et que je traverse la frontière, comment est-ce que je saurais qui contacter dans la police ? Je m'adresserais selon toute probabilité aux Renseignements canadiens, je leur demanderais un service, je verrais ce qu'ils peuvent pour moi. C'est Ray qui a orienté Steeplechase Arch jusqu'à
moi. ª
Mathers médita quelques instants la nouvelle. Il tombait de sommeil. Ést-ce que c'est vous trahir ? Cela a servi votre carrière, Emile.
- Aider une organisation à manipuler un ami est une trahison. Mets-toi bien ça dans la tête au cas o˘ tu serais tenté de faire pareil. Tu veux que je te ramène chez toi ou au quartier général ?
- Au qG ª, trancha Mathers. Sa voiture était là-bas. Il n'avait pas l'intention de prendre sa matinée comme le lui avait proposé Cinq-Mars. Il avait besoin de sa voiture sinon à la première heure, du moins assez tôt dans la journée.
Tel un avant-go˚t du printemps, un aide-mémoire, un coup de pouce au moral civique, le dégel arriva
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aux petites heures du matin sous la forme d'une averse torrentielle. Un peu après l'aube, le ciel devint presque entièrement bleu.
Une journée impeccable.
Emile Cinq-Mars et Sandra Lowndes l‚chèrent leurs chevaux dans les trois paddocks contigus aux écuries et les animaux piaffèrent dans la neige fondante. Les juments, pleines, se frottèrent aux clôtures, comblées. Le couple, s'abandonnant à un moment de ravissement, observa les animaux, s˚r que l'hiver allait finir, que les rites du printemps et de l'été allaient reprendre leurs droits. La campagne allait reverdir. Pendant qu'ils étaient au plus profond des sombres froidures de l'hiver, imaginer seulement cette perspective leur aurait paru à l'un et à l'autre imputable à de l'égarement.
Chaussés de bottes, ils étaient appuyés à la clôture de l'enclos. Un grand sourire éclairait leur visage comme si un vent d'allégresse avait soufflé
sur eux.
´ J'ai d˚ avoir une enfance difficile ª, se lamenta Cinq-Mars.
Sandra se tenait le menton appuyé sur les mains, les coudes et les avant-bras posés sur une barre d'appui. ´ Tu étais distant ª, reconnut-elle, voulant être gentille avec lui.
Il s'approcha d'elle et lui caressa la joue avec un doigt, écartant de ses yeux une mèche de cheveux couleur paille. Sandra se retourna et baissa la tête en touchant d'un air songeur ses lèvres de ses deux pouces. Son mari croisa les bras et les posa sur la barre d'appui supérieure, un pied sur la traverse inférieure.
Ńous sommes ce que nous sommes ª, déclara-t-il.
Sandra l'observa attentivement. Elle savait reconnaître les moments o˘ il voulait que ses paroles portent, o˘ il espérait que l'on saurait les apprécier à leur juste valeur. Leur sens avait parfois quelque chose d'énigmatique qui dépassait l'entendement de Sandra. ´ que faut-il entendre par là exactement ? ª
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De se voir ainsi rembarrer, ce qui était en soi prometteur, n'émut pas Cinq-Mars outre mesure. Ćette phrase avait beaucoup de signification pour moi quand j'étais jeune. A cette époque, elle voulait tout dire.
Maintenant, elle a gardé à peu près la même signification, mais sous un autre angle. Nous sommes ce que nous sommes. Réfléchis.
- Mets-moi sur la piste. ª
Sa façon de bouger le menton, le rythme même de ses paroles, remarqua-t-elle, paraissaient accordés à l'allure d'un cheval de dressage qui traversait le paddock, le cou joliment arrondi comme s'il répondait aux aides d'un cavalier fantôme.
´ Le monde formule cela en phrases toutes faites - "On est ce que l'on mange", "Soyez vous-mêmes", "Je pense donc je suis" ; "Pensez mieux avec Coca-Cola". Un matin, je me suis réveillé avec ce mot dans la tête : "Nous sommes ce que nous sommes." C'est resté gravé.
- qu'est-ce que ça signifie pour toi ? ª
II haussa les épaules comme si la chose n'était plus aussi importante. ´
que notre existence ici-bas obéit à une finalité. que cette finalité dicte ce que nous sommes, décide de notre destin. Nous sommes sur terre pour une raison et quand nous connaissons cette raison, nous avons un aperçu de ce que nous sommes. Je m'étais mis dans la tête que mon but dans la vie était de m'occuper des animaux. Je voulais être vétérinaire. Comme c'était impossible, je suis devenu flic, un gardien de zoo d'une tout autre espèce.
J'ai d'abord mis la chose sur le compte d'un quiproquo du destin. ª
Les deux poneys de polo se mirent à courir au galop jusqu'à ce qu'ils rencontrent une neige plus profonde qui s'éleva le long de leurs flancs et les fit momentanément disparaître derrière un blizzard de leur propre création.
´ Je me suis approprié cette phrase - nous sommes ce que nous sommes - et j'y ai greffé mon ambition. "Je suis flic parce que c'est pour ça que je 377
suis ici-bas, pour être flic", ce genre de choses. Ce n'est pas que j'aie vieilli et sois plus sage, ou tout simplement que je me soucie moins de la manière dont mon métier affecte l'univers, mais maintenant cette phrase pour moi s'applique de façon générale. Nous sommes ce que nous sommes à
cause de ce pour quoi nous sommes. ª
II laissa de nouveau à ses paroles le temps de produire leur effet. Sandra demanda : Álors pourquoi sommes-nous, Emile ? ª
II répéta son haussement d'épaules et arqua ses sourcils monumentaux pour indiquer qu'il n'était pas détenteur de la réponse, qu'il pouvait tout au mieux émettre des hypothèses. ´ Peut-être avons-nous été placés ici-bas pour nous occuper des animaux. En un sens, notre finalité commune est d'être vétérinaires.
- Je ne te suis pas, Emile. ª
II sourit et elle se réjouit de l'éclat qui illumina son visage pour changer. De même que le printemps était tapi sous le couvert de l'hiver, elle crut que l'homme qu'elle avait épousé perdurait sous les inquiétudes et le fardeau de son métier. Peut-être était-ce d˚ au soleil sur son visage, à sa veste ouverte, au fait pour lui d'être au grand air et, finalement, sans chapeau, il avait rajeuni. C'était curieux, car elle savait qu'il n'avait pas beaucoup dormi, qu'il avait eu un sommeil agité
toute la nuit.
´ Les chiens et les chats vivent dans nos maisons parce qu'ils savent contrôler leurs intestins. Si les chevaux, les cochons, les chèvres, les lézards, les éléphants et les hippopotames étaient capables d'hygiène personnelle, il y a une éternité qu'on les aurait domestiqués. Les girafes dans le living, les rhinocéros dans la cuisine. Les gazelles dans nos jardins si nous avions les moyens d'en posséder d'assez grands.
- Tu crois ?
- Absolument ! ª II leva la main pour souligner la chose. ´ L'un des tout premiers mythes de notre
civilisation est celui de Noé sauvant les animaux de l'extinction massive.
Je considère que ce mythe est inscrit dans notre code génétique parce que c'est à cause de lui que nous sommes.
- que prends-tu exactement comme vitamines ces temps-ci, Emile ? Je tiens à avoir une analyse chimique complète de la liste des produits qui figurent sur ton ordonnance. ª Se sentant de nouveau heureuse, elle fut ravie de constater à quel point il était facile de faire naître un sourire sur le visage habituellement austère, ascétique, de son mari.
´ J'ai souvent réfléchi à l'histoire de la vie, Sandra. Sur terre, elle a été marquée par des catastrophes. L'esprit de la nature a une grande mémoire. La Nature n'a jamais oublié l'ère paléozoÔque, par exemple, lors de laquelle une extinction massive rapide est survenue. La planète a failli y passer. quatre-vingt-dix pour cent des espèces aquatiques ont disparu.
Soixante-dix pour cent des familles de reptiles et d'amphibies, trente pour cent des espèces d'insectes ont été exterminés. Je pense que la Nature a d˚
se dire : "Je l'ai échappé belle !"
- Le langage n'avait pas encore été inventé à cette époque. ª
Cinq-Mars dut y réfléchir à deux fois avant de saisir son humour et les commissures de sa bouche se relevèrent de nouveau dans une moue sur laquelle il était impossible de se tromper.
´ D'accord, alors la Nature a pensé : "Dansez petits canards !" Tu veux que je continue ?
- N'arrête pas. ª
II hocha la tête, songeur, trouvant sa place dans l'ordre des choses, remontant le cours des ruminations qui avaient troublé son repos la nuit précédente. ´ D'accord, donc la Nature se voit sur le point d'être annihilée et pense : "Ce qu'il nous faut, ce sont des créatures robustes pour la terre ferme. Créons les dinosaures. Pour supporter la domination sans partage des dinosaures, nous créerons pour leur consommation la vie végétale et la vie animale. Espé-
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rons qu'ils seront assez résistants pour supporter ce qui les attend." Il s'est avéré qu'ils ne l'étaient pas. Aussi, après que les dinosaures eurent quitté la scène, la Nature a fait un autre choix. Cette fois, elle a misé
sur le cerveau. Mais celui-ci devait être investi dans des espèces dures, compétitives, agressives, dotées d'une volonté de puissance, parce qu'il n'y a pas de place sur la terre pour des lavettes. L'humanité a donc évolué, elle s'est développée dans le but exprès d'accroître sans cesse ses capacités mentales afin que l'espèce puisse assurer la responsabilité de la planète, afin que les catastrophes naturelles et intersidérales puissent être évitées. Nous sommes ce que nous sommes à cause de ce pour quoi nous sommes. Nous vivons sous le même toit que les chiens depuis l'‚ge de pierre. Nous montons à cheval. Nous avons divinisé le chat. En attendant, les Hell's Angels existent parce que nous avions besoin d'acquérir leur caractéristique principale - un go˚t barbare pour l'expansion et l'agression. Il se peut en fin de compte qu'ils soient encore avec nous parce qu'ils sont un archaÔsme, une survivance régressive de nous-mêmes que nous n'avons pas encore su éliminer totalement. C'est pour cette raison que nous nous créons autant d'ennuis, que nous faisons la guerre, pour développer notre sens de la survie, pour accroître notre aptitude à
résoudre les problèmes, pour renforcer notre croyance au bien et au mal, à
la vérité et à l'erreur, pour stimuler le progrès technologique, pour nous rendre aptes à gérer les crises en vue de ce qui nous attend s˚rement. ª
Sandra resta quelques instants à le regarder fixement avant de toussoter d'une manière apparemment significative. Éxcuse-moi, mon cher. Mais, à
t'entendre, on dirait que tu es en train d'excuser les excès et les horreurs de l'espèce. L'humanité a conduit le monde au bord de la destruction - les hommes, devrais-je ajouter, pas les chiens et les chats.
- Au bord mais, justement, pas au-delà. Nous
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sommes ce que nous sommes à cause de ce pour quoi nous sommes. Il nous appartient d'apprendre à gérer les annihilations et les extinctions. Nous sommes ici-bas pour que la Nature ait un cerveau qui lui tienne compagnie -
un organisme avec lequel elle puisse communiquer. Nous sommes ici-bas en tant que gestionnaires de crise pour sauvegarder non seulement notre propre espèce - c'était le problème des dinosaures, cette incapacité à gérer l'environnement - mais aussi les espèces avec lesquelles nous vivons. Tout ce que nous faisons nous prépare à cette vocation. que ce soit l'ingénierie ou la théologie, la guerre ou l'économie, la littérature ou le saupoudrage des récoltes, tout ce que nous faisons consiste en fin de compte à
apprendre à gérer le monde avec amour et à éviter la catastrophe. Nous sommes des bébés, pour ce qui est de la durée de notre séjour sur terre, nous sommes encore à la crèche. Nous avons encore beaucoup de chemin à
parcourir. Tous ensemble, nous ne sommes pas plus qu'une sorte de Noé
complexe en train de construire une arche.
- qu'est-ce que ça veut dire, Emile ? Salueras-tu les Hell's Angels pour leur brutalité ? Refuseras-tu de les arrêter ? ª
Cinq-Mars se déplaça quelque peu et, posant un bras autour des épaules de Sandra, l'attira près de lui. Ńon, concéda-t-il, de nouveau souriant, d'un sourire qui signifiait qu'elle n'avait pas été aussi sérieuse qu'il l'e˚t aimé. Mais ils m'ont donné à réfléchir. Je me demandais pourquoi les gens prenaient la peine de les idéaliser. On est loin des rebelles d'après guerre, de la bande d'ex-pilotes de bombardiers qui avaient la nostalgie de leurs gloires d'antan. Maintenant, ce sont des trafiquants de drogue et des assassins motorisés, vêtus de chemises sport et de pantalons indéfroissables, à moins qu'ils ne soient en train de se mettre en scène dans un spectacle destiné à faire peur. Même les gens qui les craignent ont aussi tendance à penser qu'ils sont "cool". ª
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Le fou rire qui secoua soudainement Sandra les fit sursauter tous les deux.
´ quoi ?
- "Cool." Je ne t'avais jamais entendu prononcer auparavant un mot comme
"cool".
- Je connais l'argot.
- Ouais, l'argot d'il y a peut-être vingt ans, mais d'accord. «a m'étonne, c'est tout. ª Elle lui rendit ses marques d'affection en lui entourant la taille de ses deux bras et en le serrant contre elle. Ćontinue.
- que ça nous plaise ou non, nous ne sommes pas étonnés par leur présence ni par leur comportement. Les motards ont toujours existé. Ce sont des laissés-pour-compte. Ils sont représentatifs de notre passé et il peut être romantique de penser nous défaire de nos responsabilités comme par une mue et revenir à une autre époque. Comme il y a un Hell's Angel dans l'Orchestre philharmonique du québec, on se dit : "Mais peut-être que ces types ne sont pas si mauvais, peut-être simplement les comprend-on mal."
- Le révolté romantique, sensible, l'interrompit Sandra.
- A condition d'oublier qu'une bombe est une bombe, poursuivit Cinq-Mars, qu'un meurtre est un meurtre. Il n'y a pas de malentendu qui tienne. Mais ce sur quoi je m'interrogeais, c'est sur la raison pour laquelle ils envahissent de nouveau Montréal ? Nous les avons chassés il y a des années.
Nous avons aussi cassé le dos de la Mafia, elle n'est jamais redevenue ce qu'elle était. Les Angels vivent maintenant à la campagne et dans de petites villes, ils se débrouillent bien, ils vivent confortablement, ils sont incroyablement riches - ignominieusement riches - ils brassent des affaires juteuses, ils ont refait les routes de campagne pour conduire leurs Harleys et la S˚reté du québec les laisse assez tranquilles. Ils s'habillent bien et projettent d'ouvrir une chaîne de "fast-food". Pourquoi veulent-ils revenir à Montréal o˘ ils sont obligés de faire la guerre à la Rock
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it f,
Machine avec des bombes et de se faire harceler par la police ? Puis j'ai pigé.
- quoi, Emile ? ª Elle l'encouragea à continuer par un autre c‚lin.
Ún journaliste, pour plaisanter, a demandé aux Angels quelle était leur position sur l'indépendance du québec. Ils ont répondu, et tout le monde a cru que c'était une blague, qu'ils étaient pour un Canada uni. Mais j'ai essayé de comprendre ce qui motivait une telle déclaration, quelle raison, enfin, les poussait à penser de la sorte. Ils avaient la S˚reté du québec dans leur poche, la police montée ne leur aurait pas touché un cheveu. Puis j'ai compris. Ils sont en train de prendre une dimension nationale. Ils contrôlent déjà l'Est du Canada. Leurs gangs fantoches tiennent l'Ouest. Il s'agit maintenant pour eux de reprendre Montréal puis d'éliminer les Outlaws, le gang de la province d'Ontario. ª
Sandra acquiesça. Íls sont expansionnistes. Ce n'est pas nouveau chez les criminels.
- Sauf qu'ils avaient battu en retraite. qu'est-ce qui les incite à
prendre ces nouvelles initiatives ? Les Russes. Ce sont eux qui leur disent : A vous le Canada, nous tenons déjà la Russie, les Hell's Angels d'Europe deviennent de plus en plus forts, à nous tous nous tenons le trafic de la moitié de la planète. Après, nous conclurons des traités avec les gangs asiatiques. Les Angels veulent la plus grosse part du g‚teau parce que, s'ils la refusaient, s'ils disaient : Excusez, mais nous nous satisfaisons fort bien d'être des notables ruraux, merci beaucoup, nous aimons la vie tranquille, nous pensons à planter des pommiers et à voir si nous ne pourrions pas être plus nombreux à jouer dans la Philharmonique, ils seraient évincés et les Russes ne seraient pas étrangers à leur déconfiture. C'est de la gestion de crise, Sandra, c'est pratiquer une politique d'expansion ou être écrasé. ª
Un hongre gris en quête d'attention vint les renifler tour à tour puis repartit à toute allure.
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Ć'est grave, Emile ? ª demanda Sandra d'une voix presque inaudible.
Cinq-Mars avait réfléchi à cette question toute la nuit en écoutant l'averse battre contre les carreaux et sur le toit, en sentant l'air chaud du dégel sur sa peau. De parvenir à une résolution lui avait redonné un sentiment de liberté, l'avait libéré de sa timidité, de sa retenue. S'il devait perdre sa femme, ce serait parce qu'il aurait choisi de l'inclure dans sa vie et non de l'en exclure. S'il devait détruire son mariage, ce serait en accord avec lui-même et non sous l'emprise de la peur et de l'appréhension. S'il devait mourir, il redresserait ce qui devait être redressé. Surmonter la peur faisait désormais partie intégrante de sa mission et cette entreprise devait commencer dans son foyer ou ne jamais commencer.
´ Jusqu'à maintenant, je craignais de t'en dire trop sur la vie que je mène parce que cela n'a rien de réjouissant.
- Juste. Je connais ton art de m'épargner les mauvaises nouvelles. Tu m'achètes une carabine et assez de cartouches pour tenir un siège. Tu me demandes si je sais tirer. Il y a vraiment de quoi voir la vie en rosé. ª
Elle s'écarta de lui et fit quelques pas. ´ que se passe-t-il, Emile ? Tu as procédé à une arrestation ? qu'y a-t-il de nouveau ?
- Je n'ai fait aucune arrestation.
- qu'y a-t-il de changé ? ª
II soupira. Il regarda en direction des chevaux comme s'ils pouvaient lui donner du courage. Il se tourna vers elle. Śandra, ça va mal. Je ne peux plus te le dissimuler. Je ne suis pas s˚r non plus de pouvoir continuer seul plus longtemps. Je ne suis plus tout à fait en mesure de faire face aux choses seul. Je suis trop vieux. J'ai besoin de toi. J'ai besoin de me confier à toi. Je ne peux pas te dire tout ce qui se passe sans nous ficher la trouille à tous les deux, mais il faut que je parle à quelqu'un. Je voudrais que ce soit à toi, Sandra. Si tu veux me quitter, je ne sau-384
rais te le reprocher. Je comprendrai. Mais j'espère que tu resteras. ª
Sandra Lowndes examina le visage de son mari avant de se tourner elle aussi comme pour consulter les chevaux. Elle contempla leur gr‚ce et le plaisir qu'ils prenaient à fol‚trer par une telle journée au cour du plus rigoureux des hivers. Lorsqu'elle se retourna pour faire face de nouveau à Cinq-Mars, elle enfouit sa tête dans le creux de son épaule, un endroit qui lui était cher. Tellement cher.
Un peu avant midi, Mathers, traversant le quartier résidentiel de Notre-Dame-de-Gr‚ce, dans l'ouest de la ville, remontait la rue Mariette en direction du Poste de police 15. Le quartier était agréable. Mathers s'imaginait facilement y vivre dans un an ou deux. Les maisons étaient des duplex dans le style de Montréal, le propriétaire habitant au rez-de-chaussée, un locataire à l'étage. C'étaient des habitations de bonne taille, en brique rouge, construites dans les années trente, à une époque o˘ l'on savait encore b‚tir. On n'avait pas ménagé l'acajou dans les intérieurs. Il y avait des vitres teintées aux portes et aux fenêtres. De petits jardins, devant et derrière, étaient à présent couverts de neige mais Mathers imagina sa femme en train d'y cultiver sans trop de mal des fleurs en été.
Les pluies étaient arrivées. Le dégel précoce de janvier transformait les congères en flaques d'eau.
Le parc de stationnement du Poste 15 avait une histoire. Un jeune Noir non armé y avait été abattu par un policier. Une bavure. C'était un meurtre, ou le flic était si stupide qu'on n'aurait pas d˚ l'autoriser à porter une arme. Il avait déclaré que le coup de feu était parti accidentellement.
Comme le jeune Noir s'enfuyait, cette explication n'avait convaincu personne.
Même les quartiers tranquilles n'étaient pas à l'abri de la violence.
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Cette bavure avait secoué la ville. A Montréal, l'immigration des Noirs des CaraÔbes s'était accrue à un rythme incroyable et cette vague de nouveaux arrivants n'était pas du go˚t de tout le monde. Nombre de francophones considéraient que le peuple opprimé au québec, c'étaient eux. Ils voulaient une société qui soit la leur et pour eux. Le cri de ralliement du gouvernement indépendantiste de l'époque et de ses partisans enthousiastes, voire fanatiques, était Le québec aux québécois ! Ils se justifiaient d'employer un tel slogan sous prétexte que celui-ci désignait initialement un québec sans anglophones, sous prétexte qu'il s'attaquait aux possédants et aux puissants. Mais beaucoup d'immigrants se sentaient carrément visés.
Pour certains d'entre eux, la mort du jeune Noir avait été l'occasion de faire le procès du corps social. qui était la victime ? Le défunt ou l'agent de police qui avait perdu son emploi ? Mathers savait que la réponse allait de soi mais, dans certains milieux et autour de la machine à
café du quartier général, on avait agité la question. C'est à cette époque qu'il avait ressenti sa ´ différence ª, qu'il avait compris qu'aux yeux de ses collègues il serait toujours ánglais ª, car on ne voulait ni entendre son opinion sur un sujet aussi sensible ni la prendre en considération. Il était l'Ánglais ª, il était l'autre, il ne pouvait pas comprendre et, pis encore, il agissait sans doute ainsi par ressentiment, pour mettre les francophones dans leur tort et, par conséquent, on ne pouvait pas lui faire confiance.
Mathers fit le point. Vivre dans un quartier anglophone présentait des avantages. Parmi les siens. Si c'était de cette manière que les cultures préservaient leur différence, soit. Il se dit qu'il aimerait peut-être essayer Outremont un jour. Il parlait français, il travaillait avec des francophones, il aimait Montréal. Mais si on ne lui faisait pas confiance, au diable, il vivrait parmi les anglophones. Il n'allait pas se cogner indéfiniment la tête contre les murs.
A l'entrée, au fond du parc de stationnement, 386
Mathers écarta son veston pour exhiber l'insigne qu'il portait à la ceinture et demanda à voir l'agent Normand Lajeunesse. On l'aiguilla vers un bureau du premier étage o˘ il trouva un agent en uniforme en train de remplir paresseusement des rapports. Mathers savait qu'il travaillait pour une brigade spécialisée dans les vols de voitures.
Mathers jugea que le flic devait avoir entre vingt et trente ans. Il le regarda se déplacer à contrecour dans la pièce comme si ses t‚ches professionnelles étaient cancérigènes. On racontait de Lajeunesse qu'il avait connu une ascension fulgurante dans la police avant de dégringoler plus rapidement encore.
´ Je ne viens pas pour une affaire de voiture volée, dit Mathers lorsqu'il s'approcha finalement de lui.
- Moi, c'est ce dont je m'occupe, les voitures volées. ª II était mince, un mètre quatre-vingt-dix, solidement charpenté, il avait le visage intelligent et était hostile.
´ Je voulais vous parler du sergent-détective Emile Cinq-Mars. ª C'était celui-ci qui lui avait conseillé cette visite quelque temps auparavant.
Elle aurait d˚ avoir lieu beaucoup plus tôt et Mathers sentait qu'elle était devenue nécessaire.
Lajeunesse le regarda comme si des avertisseurs s'étaient mis à clignoter dans sa tête et que des sirènes se déclenchaient. ´ Je m'excuse, mais qui êtes-vous déjà ? C'est pour le service ou...
- Bill Mathers. Je suis le coéquipier d'Emile à présent. ª
Le jeune agent parut très intrigué. ´ que me voulez-vous ?
- Y a-t-il un endroit o˘ nous puissions parler ? Accordez-moi dix minutes, Normand. ª
Lajeunesse le conduisit dans un petit coin-cuisine o˘ ils se retrouvèrent seuls. Mathers ne connaissait pas ces petits conforts banlieusards au quartier général, o˘ il n'osait jamais déposer un sandwich sur une table de peur qu'un commando de cafards ne le lui subtilise.
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ppfpl
´ qu'y a-t-il ? demanda Lajeunesse.
- Comment avez-vous trouvé l'expérience ?
- quelle expérience ?
- Celle d'être le coéquipier de Cinq-Mars. ª
Le jeune homme tendit les doigts puis les détendit, comme pour rel‚cher une tension. Il répéta cet exercice à deux reprises. ´ Je ne comprends pas. Sur quoi enquêtez-vous, inspecteur. Ou, devrais-je demander, sur qui ? ª
Ils étaient assis sur de petites chaises en plastique devant une table peu solide, un cadre dans la fragilité duquel, Mathers, tendu et anxieux, détonnait. Il se leva et fit quelques pas tel un ours en cage. ÍI se passe des choses, dit-il. Je ne saurais pas vous dire quoi. Je vous vois ici, en train de faire du travail de bureau, en tenue - je m'interroge.
Vous portiez un insigne doré à la ceinture comme moi, vous faisiez équipe avec le flic le plus célèbre de la ville, comme moi. Je n'ai peut-être pas envie de finir moi aussi derrière un bureau. ª
Après un moment de réflexion, Lajeunesse hasarda : Ć'est vous qui portez l'insigne d'inspecteur. Si vous ignorez ce qui n'a pas marché, ce n'est pas moi qui vais vous renseigner.
- Cinq-Mars m'a dit que vous l'espionniez. ª
Le niveau de l'information coupa net les velléités de rébellion du jeune homme, qui se tassa sur sa chaise. Il avait tout du fumeur. Dans un immeuble aussi moderne, il était sans doute obligé de sortir pour griller une cigarette.
´ J'avais reçu ordre de l'espionner. C'était mon travail.
- Pour le service ?
- Vous, vous auriez refusé ? «a m'avait valu mon insigne d'inspecteur. On m'avait dit que Cinq-Mars était un ripou, est-ce que je savais, moi ?
Personne ne l'aimait, ça je le savais. On m'avait assuré que si j'aidais à
ce que l'on puisse se débarrasser de lui, ma carrière serait toute tracée.
On m'avait promis que personne ne saurait jamais rien. J'ai vraiment été
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stupide. Allez-y, traitez-moi de tous les noms -je l'ai cru. ª
Mathers acquiesça d'un hochement de tête. Ć'était le service des enquêtes internes ? ª
Lajeunesse réfléchit un long moment puis secoua la tête. ´ Je ne vendrais pas mon pire ennemi au service des enquêtes internes. Ces types sont nuls.
- qui alors ?
- Des gradés.
- Haut placés ? ª
II hocha lentement la tête. Úne filière. Pas de noms, pas de grades. Des émissaires.
- Comment savez-vous que vous aviez affaire à une filière ?
- Ils m'ont obtenu mon insigne d'inspecteur, n'est-ce pas ?
- Alors que s'est-il passé ? Cinq-Mars vous a démasqué mais ce n'est pas lui qui pouvait vous mettre au placard. ª
Lajeunesse s'étira sur son siège, ses longues jambes glissant sous la table, de l'autre côté de laquelle elles ressortirent tandis qu'il tendait les bras en l'air derrière lui. Il semblait perpétuellement sous tension et Mathers eut comme l'intuition qu'il n'en avait pas toujours été ainsi.
Le jeune homme dégingandé esquissa un petit sourire. Émile n'aurait pas procédé comme ça même s'il en avait eu le pouvoir. Il m'a démasqué. Ne me demandez pas comment. Il sait tout. Comment fait-il ? C'est comme ça, il sait. Il me soupçonnait peut-être depuis le début. J'ai peut-être raté un de ses tests, et alors il m'aura tendu un piège dans lequel je suis tombé.
Il m'avait dit, et je l'avais répété à la filière, que nous devions faire une descente dans un entrepôt de cocaÔne. Il y allait sans mandat de perquisition parce qu'il se méfiait des tribunaux, il y allait sans renforts parce qu'il se méfiait des flics. Alors la hiérarchie l'a coincé.
Pas pour corruption, ainsi qu'on me l'avait affirmé, mais parce qu'on en 389
aurait eu assez sur lui pour lui mettre la bride au cou, pour ternir sa réputation de flic irréprochable.
- Il n'est pas très à cheval sur le règlement, reconnut Mathers.
- quand il veut, il l'est. Détrompez-vous, le prévint Lajeunesse.
- Alors que s'est-il passé ? ª Mathers faisait de son mieux pour être à
l'aise dans ce cadre aseptisé. Tout était blanc - les murs, la table, les armoires, les chaises - comme si on les avait hospitalisés en attendant une lobotomie. Il posa ses pieds sur une chaise.
Ńous effectuons lui et moi la descente à l'entrepôt. J'attends l'arrivée d'autres flics qui doivent venir nous épingler pour vice de procédure. Au lieu de ça, nous avons droit à un tir de fusil semi-automatique. Le gilet pare-balles que Cinq-Mars m'avait obligé à porter est touché. Je tombe à la renverse. Nous sommes cloués au sol et je commence à me dire que nous l'avons bien cherché, que notre compte est bon. «a recommence à tirer. Nous sommes cuits. Je chie dans mon pantalon, littéralement. On se serait crus en pleine guerre.
- Comment en êtes-vous sortis vivants ?
- Les nouveaux tirs ? Il se trouve que ce sont des gens de notre bord qui nous canardent. Cinq-Mars avait fait venir une demi-douzaine de flics en permission - des flics municipaux, de la S˚reté du québec, de la police montée - des vieux routiers qui étaient par hasard dans le quartier, en permission mais tous armés jusqu'aux dents. On aurait dit qu'ils avaient même des lance-roquettes. Nous étions plaqués contre le sol et Cinq-Mars me dit : "A l'est d'Aldgate, Normand. A l'est, petit."
- Vous savez ce que ça signifie.
- Non. Et vous ? ª
Mathers s'efforçait d'y comprendre quelque chose mais il avait du mal.
´ Vous étiez tombés dans une embuscade que Cinq-Mars avait déclenchée trop tôt ?
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- Vous avez intérêt à apprendre à tirer vite, inspecteur, lui conseilla Lajeunesse. Vous ne savez pas ce qui vous attend.
- J'avoue ne pas bien comprendre. ª Lajeunesse se pencha vers lui. ´ Je ne sais pas ce
que vous cherchez, inspecteur. Je ne sais pas qui, à supposer qu'il y ait quelqu'un. Peut-être un gradé. Peut-être vous-même. Vous avez peut-être votre propre filière, qui sait ? quoi qu'il en soit, je vous conseille de bien retenir ce que je vais vous dire. ª
Mathers remit ses pieds par terre pour indiquer qu'il était prêt à tout entendre. ´ Je vous écoute.
- Cinq-Mars - pour être malin il est malin. Non seulement il se doute que je cafarde auprès de ma hiérarchie directe, mais il se doute que les fuites que j'organise ne vont pas jusqu'au sommet de la hiérarchie. Il se doute qu'elles ne vont nulle part dans la hiérarchie. Il arrive à comprendre que celle-ci n'est pour rien dans cette histoire. Il arrive à comprendre que mes informations vont de moi à mon intermédiaire et de là à la Mafia, aux Hell s Angels. Il a compris tout cela comme en se jouant. ª
Mathers respirait faiblement, comme si une respiration plus profonde risquait d'interrompre le déroulement de ses pensées. Ún piège, commenta-t-il. Pour vous éliminer, vous et Cinq-Mars. ª
Lajeunesse, qui regardait l'inspecteur dans les yeux, hocha la tête. Íls ne voulaient pas tuer Cinq-Mars, rétorqua-t-il. qui oserait ? Cela déclencherait un rififi de tous les diables. A l'époque, ils ne voulaient pas avoir les Carcajous aux trousses, même s'ils les ont maintenant de toute manière. ª
Mathers écoutait tout en prêtant une oreille inquiète à un murmure intérieur qui se faisait de plus en plus pressant, qui voulait s'exprimer
´ Vous ? demanda-t-il calmement.
- Réfléchissez, inspecteur. Je meurs, Cinq-Mars reçoit un message et mon lien avec le gradé meurt avec moi. Cinq-Mars se retrouve dans une belle merde pour avoir effectué une descente dans cet 391
entrepôt sans mandat et sans renforts, un flic mort sur les bras. Il se trouve qu'il a un mandat dans la poche intérieure de son veston et qu'il a aussi des renforts, mais cela, mon intermédiaire l'ignorait, je l'ignorais et le tireur n'était s˚rement pas au courant. Une enquête était inutile. Le tireur a l‚ché quatorze balles - ce qui établissait sa culpabilité. Cinq-Mars lui en a retourné une dans l'oil. J'en avais une dans la poche de mon gilet pare-balles. Cinq-Mars avait un mandat dont il n'avait rien dit à
personne et les flics arrivés en renfort étaient un accident du destin. On a classé l'affaire. Sauf que j'ai été rétrogradé aux écritures parce que l'on m'a soupçonné d'avoir divulgué des informations. On disait maintenant que je n'avais jamais mérité de toute manière le grade d'inspecteur. ª
Mathers s'accorda quelques instants pour assimiler ce qu'il venait d'apprendre puis se leva pour prendre congé. Ávez-vous dit à Cinq-Mars de qui il s'agissait ? ª
Lajeunesse se contenta de le regarder avec un sourire légèrement méprisant.
´ Des indices, l'encouragea Mathers. Peut-être pas des noms, si vous ne les avez pas, mais des indications. Il pourrait peut-être découvrir qui c'est si vous le mettiez sur la piste. Cinq-Mars est capable de suivre une piste très loin.
- Je ne lui ai jamais dit un traître mot.
- Pourquoi ?
- Le trou de la balle dans ma poche me suffisait comme message. «a ne l'a pas empêché de dormir, n'est-ce pas ? Mais il est vrai que ce n'était pas sur lui que l'on tirait. ª
Mathers lui adressa un signe de la tête qui pouvait passer pour de la sympathie. Il savait que Cinq-Mars, avec son tempérament tout d'une pièce, n'aurait pas épousé cette logique. Ét maintenant ? Vous êtes fait comme un rat dans ce trou depuis pas mal de temps. Vous vous tenez tranquille ? ª
Lajeunesse eut un petit ricanement amer. ´ Vous 392
êtes d'une naÔveté qui vous perdra, inspecteur, ce dont je doute, ou alors vous êtes ici pour éprouver ma solidité. Si vous représentez les merdes qui m'ont aligné, le marché tient. J'ai dit aux émissaires que si je mourais, si je perdais mon job, des lettres partiraient, que l'information, tous les détails que je connais, seraient envoyés à qui de droit. En attendant, je suis solide. ª Mathers haussa les épaules. Álors on en reste là.
- On en reste là.
- Vous savez, je vois bien ce qui vous empêche de me parler. Vous ne pouvez pas me faire confiance. Mais vous pourriez parler à Cinq-Mars. Le mettre sur la piste. Il saurait au moins qui il recherche. Il saurait au moins de qui se méfier. ª
Bill Mathers, fatigué après sa nuit blanche, n'y avait pas fait attention, mais dans le bref silence qui suivit une pensée l'assaillit qui lui fit brusquement redresser la tête. Un seul regard à Lajeunesse lui suffit pour comprendre. Il n'eut pas besoin de plus ample confirmation. Bien s˚r. Ce flic avait parlé à Cinq-Mars. Il lui avait dit ce qu'il savait et Cinq-Mars l'avait judicieusement et tenacement protégé pour lui sauver la vie.
C'était Cinq-Mars lui-même, pour le garder en vie, qui lui avait sans doute inspiré l'idée d'écrire des lettres de dénonciation au cas o˘ il mourrait ou serait licencié. Mathers comprit que Lajeunesse risquait de s'affoler s'il lui donnait la moindre indication qu'il avait découvert le pot aux rosés. Cinq-Mars est au courant ! Ou il a de bons indices. Il connaît sans doute l'identité des flics qu'il pourchasse et de ceux qui lui ont tiré
dessus.
Mathers s'empressa de passer à autre chose. Écoutez. J'essaie de retrouver le propriétaire d'une voiture. J'ai la marque, sans le numéro de série, et le numéro d'immatriculation. Mais quand nous la recherchons dans nos dossiers informatiques, nous n'obtenons que des informations falsifiées. Je vais vous donner le numéro d'immatriculation. Vous pourriez peut-être voir ça, par la bande. Allez au
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bureau des cartes grises, jetez un coup d'oil. Vous n'êtes pas obligé. Je ne vous en reparlerai plus à moins que vous n'évoquiez la chose vous-même.
Si vous voulez, rapportez ce que vous trouverez à Cinq-Mars, vous savez qu'il n'est pas pourri. Si vous pouviez nous aider, ce serait parfait.
Sinon, je comprends. ª
Mathers nota l'information sur une feuille de son calepin, la déchira et la tendit à Lajeunesse. Celui-ci regarda le numéro d'immatriculation.
´ Voilà enfin du travail de police ª, lui dit Mathers.
Lajeunesse acquiesça. ´ Merci. ª
A l'extérieur, Mathers contourna les flaques d'eau jusqu'à sa voiture. Du travail l'attendait cet après-midi-là. Du travail de police. Il avait des truands à pourchasser, des suspects à appréhender, des victimes à
interroger. Il allait s'y mettre, mais sans enthousiasme. Ce jour-là, le travail qu'il aimait passait à la trappe. Des forces étaient à l'ouvre qui lui foutaient les jetons. Il savait désormais pourquoi Cinq-Mars était si mystérieux, d'une circonspection aussi infernale : celui-ci savait que l'ennemi était partout.
L'ennemi s'activait au-dehors et, ainsi qu'il avait essayé de le faire comprendre à son nouveau coéquipier, était tapi à l'intérieur.
15
Jeudi, 20 janvier, après minuit
Tandis que la nuit descendait sur la neige fondante de ses p‚turages, Emile Cinq-Mars fut dévoré par une sorte de fébrilité, par une impatience d'agir.
Il resta calme cependant, somnola par intermittence et alla voir les chevaux. Lorsque Sandra monta se coucher, il lui souhaita bonne nuit, l'embrassa et se coupa une tranche de tarte à la citrouille pour la route.
Il lui fallait rouler dans les rues de la ville durant la nuit. Comment e˚t-il pu donner la chasse à ses proies nocturnes en plein jour ? Se lever au petit matin devenait une vertu discutable lorsque c'était à cette heure que les criminels allaient se coucher. Le moment était venu d'agir quand ils agissaient, d'être réveillé et sur place à l'heure o˘ ils se déchaînaient.
Il lui fallait désormais devenir un flic semblable à André Lapierre.
Il y avait des flaques d'eau partout. Les carrefours étaient de véritables lacs. Les essuie-glaces parvenaient tant bien que mal à nettoyer les éclaboussures projetées par les autres voitures. Cinq-Mars conduisait, préoccupé, concentré.
Une fois en ville, il se dirigea vers le centre dont les néons se reflétaient sur les rues noires et trempées. Il s'engagea dans la rue Jeanne-Mance puis
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dans l'avenue du Parc, sur le versant oriental du Mont-Royal. A sa gauche, la croix illuminée qui domine la ville était comme suspendue en plein ciel dans l'obscurité. Parvenu au sommet de la montagne, il se gara dans le parc de stationnement de la corniche la plus à l'est, seul parmi les amoureux qui s'étreignaient à qui mieux mieux sur les sièges baquets de leur voiture.
De là on pouvait gravir un sentier qui menait à la croix, ce qui ne devait rien avoir d'agréable sous la pluie et sur le sol rendu glissant par le dégel. De toute façon, il était préférable de voir la croix de loin, lorsqu'elle n'offrait pas le triste spectacle d'un fouillis de poutrelles métalliques et d'ampoules électriques. La montagne avait toujours représenté l'‚me de la ville et toutes les forces spirituelles de chaque époque s'y étaient identifiées. Les Iroquois en avaient cultivé le versant sud. Un jour que le fondateur de la première colonie européenne - qui portait le nom prédestiné de De Maisonneuve - priait pour que les inondations s'arrêtent, il avait prédit que la population serait sauvée si l'on érigeait une croix sur le point le plus élevé de la montagne. De Maisonneuve avait pris une croix sur ses épaules et l'avait traînée là-haut, ce qui n'avait pas d˚ être une mince affaire à travers la forêt dense. Les eaux s'étaient obligeamment retirées. Ayant une idée bizarre de ce qui constituait la cime la plus élevée, il s'était rabattu sur un simple promontoire, mais les voux faits en temps de crise sont généralement exaucés, même Cinq-Mars le savait.
La croix moderne ne se dressait pas elle non plus sur le plus haut sommet mais sur un emplacement qui lui permettait de mieux être vue de l'est de la ville, c'est-à-dire des quartiers catholiques. Elle tournait le dos au brassage des affaires du centre-ville et aux quartiers anglophones, à
l'ouest, préférant projeter la lumière de ses ampoules électriques sur les anciennes ouailles de l'Eglise.
La montagne attirait et divisait, elle exerçait un 396
magnétisme et symbolisait une ségrégation. D'un côté, adossée à une pente abrupte, l'université anglophone de McGill. De l'autre côté, sur un versant moins escarpé, l'université de Montréal, francophone. Sur l'une de ses pentes, s'étendait le quartier cossu de Westmount, en majorité anglophone, tandis que sur l'autre versant il y avait le quartier d'Outremont, également aisé, mais francophone. C'était aussi sur la montagne que se trouvaient les trois grands cimetières de la ville, catholique, protestant et juif, un peu comme si l'altitude devait raccourcir le trajet vers le ciel et rapprocher ceux qui le visitaient du domaine de leurs chers disparus.
Emile Cinq-Mars se sentait pour l'heure plus près du domaine de ces derniers. Le vent se mit à souffler en rafales tandis que les essuie-glaces battaient la mesure du temps. Il eut une envie folle de fumer une cigarette et aurait sans doute craqué si on lui en avait offert une. Devant lui, les feux de l'est de la ville s'étendaient dans la blancheur hivernale, à perte de vue, jusqu'aux raffineries et à l'extrémité de l'île. Il percevait le rythme lancinant de la ville, le crépitement régulier et comme au ralenti de la pluie, la cadence du temps. La montagne sur laquelle il se trouvait était vieille et, même si n'en subsistait que le culot d'un volcan qui s'érodait depuis des millénaires, elle avait attiré sur ses pentes des générations d'hommes qui se reconnaissaient en elle, elle avait donné
naissance à une ville. A son sommet, silencieux dans sa voiture, Cinq-Mars se repaissait de la montagne bien-aimée depuis laquelle il avait eu une première vue de Montréal. Il ressemblait à la montagne. Il était le fond irréductible. La partie inusable. Le roc qui avait subsisté après que la couche de lave eut été arrachée. Il serait le dernier, le tout dernier à
s'éroder. Lui aussi il était toujours là.
Devant lui s'étendait la ville dans le froid et la nuit.
Il remit son moteur en marche et se dirigea vers le bas de la montagne.
Tout en roulant vers l'est, il reporta ses pensées sur André Lapierre et commença
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bientôt à tourner autour du domicile de son collègue, rétrécissant à chaque tour le diamètre du circuit. Il lui manquait des éléments. Pour surmonter cette lacune, il égrènerait quelques mensonges, agiterait quelques menaces, il verrait bien ce qui marcherait le mieux.
Lorsqu'il fut prêt, il gara son break Taurus et remonta à pied une rue du sud de la ville, près des magnifiques travées vo˚tées du pont Jacques-Cartier. Il sonna et consulta sa montre : 1 h 02. Il sonna de nouveau, longtemps.
Si Lapierre était ripou, ce n'était pas cela qui le faisait vivre dans le luxe. S'il était intègre, il aurait mérité de bons points pour son abnégation. Il habitait un quartier ouvrier et pauvre, o˘ il était d'ailleurs possible qu'il ait appris à frayer avec les voyous. Le sud du centre-ville était constitué d'une population marginale. Un repris de justice en liberté sur parole pour un week-end pouvait frapper à une fenêtre et vendre ce qu'il avait fauché dans les beaux quartiers, traverser la ruelle pour acheter ce dont il avait besoin pour se défoncer, choisir son poison, puis filer jusqu'au coin de la rue pour négocier une planque o˘
vivre dans son paradis artificiel. Le problème était que l'on risquait de mauvaises rencontres dans ce quartier car c'était le territoire de la Rock Machine.
Comme dans la plupart des villes insulaires, o˘ les terres sont rares, les maisons y étaient entassées les unes sur les autres. L'été, les ruelles grouillaient de vie. L'hiver, on aurait dit que tout le monde avait disparu. Les logements étaient exigus. Les nouveaux immeubles étaient construits de bric et de broc et les anciens étaient délabrés. En été, on entendait son voisin ronfler ou regarder le film de minuit à la télé. En hiver, on se barricadait en essayant de ne pas devenir fou dans les espaces confinés. La neige s'accumulait sur les perrons. Les rues descendaient en pente jusqu'au port et l'air résonnait à toute heure du vacarme de la circulation automobile sur le pont au-dessus du Saint-Laurent.
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Le déclic de l'ouverture automatique se fit enfin entendre et l'on fit monter Cinq-Mars.
Il gravit l'escalier sans que ses caoutchoucs fassent de bruit sur le bois.
Lapierre l'attendait en sous-vêtements. Il ne parut pas particulièrement surpris d'être dérangé au milieu de la nuit, si ce n'est par l'identité de son visiteur.
Émile ? ª II avait les cheveux ébouriffés et les yeux gênés par la faible lumière du vestibule. ´ Mais qu'est-ce qui t'amène ?
- Il faut qu'on parle, André. ª
Lapierre fit entrer Cinq-Mars qui longea un petit couloir jusqu'au living qu'une jeune femme traversa, nu-pieds et vêtue d'une robe de chambre flottante, en direction du réfrigérateur. Cinq-Mars adressa à son collègue un regard de désapprobation mesuré.
Śaint Emile, ne me fais pas la morale. ª
II avait raison. La présence de cette femme ne le regardait pas, bien qu'on e˚t pu la prendre pour une tapineuse. Lapierre ne payait probablement pas, autre à-côté du métier, comme de faire réparer son auto par des voleurs de voitures tout en protestant que cela faisait partie dudit métier, qu'il devait fréquenter les désespérés et ce qu'il appelait les filles perdues parce que c'était justement ce qu'ils étaient à chaque fois qu'il les embarquait. Il fallait qu'il profite des avantages de la profession, raison pour laquelle la tapineuse qui était chez lui avait dix-sept ans. S'il n'avait pas fait l'objet d'une suspension, elle en aurait peut-être eu douze.
Ést-ce que je peux enfin allumer une lumière ?
- Laisse, lui dit Lapierre. Je ne veux pas d'un éclairage trop vif. ª
La lampe sur pied émit un faible rayon. Même ainsi, la jeune femme, qui revenait avec une bière, se protégea les yeux d'une main. Lorsqu'elle leva le bras, le large ceinturon de sa robe de chambre se dénoua, laissant voir de petits seins et le triangle pubien. Jeune et déjà usée, jugea Cinq-Mars.
Il ne
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put résister à l'envie de jeter un oil sur ses bras pour voir s'ils portaient des marques.
´ Tu travailles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Emile ? Tu veux une bière ? ª
Cinq-Mars n'aurait su dire s'il était officiellement au travail ou non mais il en conclut que les deux questions étaient sans rapport. ´ Je veux bien, merci. ª
Lapierre déboucha deux bouteilles de saint-ambroise, rapporta des verres de la kitchenette et s'assit en face de lui. Éxcuse-moi, Emile - tu veux un verre ?
- Ce n'est pas la peine, André.
- qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai fait le point sur ta situation.
- Ah oui ? Elle est lubrique, Emile.
- Tu pourrais faire quelque chose pour nous. «a ne ferait pas mauvais effet si je pouvais rapporter que tu nous as donné un coup de main, même avec le cul en écharpe. ª II aurait souhaité qu'il enfile un pantalon, qu'il ne reste pas assis là en slip. Il n'avait vraiment aucune éducation.
Lapierre étendit largement les bras, l'air de signifier qu'il était prêt à
accueillir toute suggestion positive : Ć'est tout ce que je demande, Emile. Un marché donnant donnant.
- Il y a à peu près quatre mois, André, tu as mené l'enquête sur un meurtre prémédité. Un banquier des Hell's Angels a sauté sur une bombe dans un 4x4. Tu te souviens ?
- Turgeon ? Non. Un anglophone.
- Turner.
- C'est ça.
- C'est toi qui étais responsable de l'enquête. ª Lapierre haussa les épaules, prit une gorgée de
bière. Ún attentat des motards, Emile. Les Carca-jous m'ont raflé
l'affaire.
- C'est ce qu'ils font toujours. Ils étaient sur les lieux et je me trouvais avec eux. Mais c'est toi qui
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étais responsable de l'enquête jusqu'à ce qu'ils la prennent en main.
- J'ai eu l'insigne privilège de superviser les dég‚ts. Un bordel pas possible. Des lambeaux de corps de tous côtés. Nous avons d˚ les décoller au grattoir de la façade des immeubles. Au grattoir, Emile. Avec des couteaux à mastic. Ces maudits Car-cajous sont prêts à tout pour un indice.
- La façon dont ce corps a sauté... était-ce à ce point exceptionnel ? ª
Lapierre haussa de nouveau les épaules. ´ quand quelqu'un est plastiqué, il est plastiqué. Mais, si, je dois dire que je n'avais jamais vu quelqu'un se faire liquider comme ça auparavant. La charge était placée sous lui.
- Intéressant, commenta Cinq-Mars d'un air songeur.
- Comment ça ?
- Les Carcajous sont arrivés à la conclusion logique. A savoir que la Rock Machine a éliminé un type travaillant pour les Hell's Angels.
- Ils ne sont pas bêtes, Emile.
- J'avais fait la même supposition. Mais il y a du nouveau. Il se pourrait que l'attentat n'ait été commis que pour simuler un attentat des motards.
Il n'est pas impossible qu'une tierce partie soit mêlée à l'affaire, qui aurait pu imiter la manière de procéder de la Rock Machine.
- En voilà une nouvelle, Emile.
- Je ne peux pas dire grand-chose. Ce que je voudrais, c'est que tu fasses appel à ta mémoire. Repense à l'attentat. Note toute divergence de méthode entre un attentat normal de la Rock Machine et celui-là. Commence par les parties démembrées du corps de la victime.
- Emile, c'est une idée originale. A qui penses-tu ?
- Je br˚le mais je n'en suis pas encore là. Je te tiendrai au courant.
- Allons, Emile, je suis en train de moisir ici.
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- Je n'y suis pas encore. Balaie le plancher pour moi maintenant, je passerai la serpillière pour toi ultérieurement. Je n'oublie pas que tu ne m'as pas fait encore entendre une très grande partie de l'enregistrement.
- Je ne crois pas entraver l'enquête.
- C'est un manque de politesse. ª Cinq-Mars se leva, alla à la fenêtre derrière Lapierre et regarda la rue endormie. ´ «a ne fait pas non plus beaucoup avancer tes affaires.
- Tout est question d'opportunité. Je veux voir comment les choses évoluent.
- Tu connais des types à la S˚reté du québec, n'est-ce pas ? Tu as participé à pas mal d'enquêtes avec les Carcajous depuis le temps.
- On s'entend bien, eux et moi. ª II but une gorgée de bière.
´ Je parie que tu pourrais aller les voir pour leur demander le dossier Turner. Si une jolie fille chez eux sait que tu es suspendu, baratine-la.
Si ça se se trouve, la S˚reté du québec se fout comme d'une guigne de cette histoire. Jette un oil sur le dossier. Regarde ce que tu peux y dénicher.
- Là tu commences à en demander beaucoup, Emile.
- Je me fais du mauvais sang pour ta retraite, André. Je n'en dors pas de la nuit. Pourquoi un pot d'échappement neuf devrait-il ruiner ta vie ?
C'était en partie pour le boulot, comme tu l'as dit. Il y a des flics qui sont prêts à vivre dans la boue. C'est une vérité de base. Dis donc, pendant que j'y suis, si tu me montrais ta salle d'enregistrement, André ?
Je suis vraiment curieux de voir ça.
- Tu me le demandes ou tu me l'ordonnes ?
- Tu acceptes ou tu refuses ?
- Tu es ici pour ça en réalité, n'est-ce pas ? ª Lapierre ressemblait à un boxeur battu, assis sur
son tabouret dans son coin, humilié, découragé, étourdi, trop las pour remonter son short, trop abattu pour se lever.
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Ńe crois pas ça. Je suis très sérieux au sujet de l'enquête sur Turner.
Allez, viens. Je parie que tu as montré tes gadgets à cette tapineuse.
- Je ne paie pas, Emile.
- Fais gaffe, André. Sois prudent. Ne fais pas passer ta fierté virile avant ta fierté de flic. «a ne marchera devant aucune commission disciplinaire. ª
Lapierre resta quelques instants la tête baissée puis réussit à se lever.
Il paraissait particulièrement grand dans cet appartement aux plafonds bas.
Cinq-Mars le suivit dans la chambre o˘ la fille, étendue nue, buvait une bière à même la bouteille en feuilletant un magazine de mode. Il faisait une chaleur tropicale dans l'appartement. Sa robe de chambre était en boule à ses pieds et elle ne fit rien pour se couvrir. Elle leva les yeux, se demandant s'il y avait quelque chose la concernant et si elle aurait le choix.
Íci ª, indiqua Lapierre. Il rangeait des affaires à l'intérieur d'un grand placard dans lequel on pouvait entrer. Y pénétrant, Cinq-Mars tira le cordon du plafonnier. Une extrémité du placard était réservée aux vêtements
- costumes, pantalons, chemises sur des cintres, tas de linge sale par terre dans un coin - tandis que l'autre avait été transformée en atelier miniature. Lapierre faisait ses propres réparations. Les boîtiers évidés de vieux magnétophones portables, posés en vrac sur une étagère, attendaient leurs pièces détachées. Lapierre avait rangé des magnétophones, des écouteurs et une série de vieux micros sur les étagères. Cela rappela à
Cinq-Mars le bon vieux temps o˘ l'on avait le droit de mettre n'importe qui n'importe o˘ sur écoute. Il resta quelques instants dans le placard à
siroter sa bière.
Álors ? lui demanda l'homme-girafe en sous-vêtements lorsqu'il ressortit.
- Détends-toi, André. Je voulais voir si tu avais l'équipement dernier cri. Dans ce cas, j'aurais voulu connaître le nom de ton sponsor.
- Je suis un bricoleur, Emile. C'est un passe-403
temps, d'accord ? Rien de plus. Un passe-temps qui me procure un avantage.
- Tu les reconstruis ?
- Je refais les vieux afin de les faire fonctionner avec des piles de montre.
- Tu es un génie. Je ne savais pas. Fais-moi signe pour ce dossier Turner.
- Je le ferai.
- Vas-y mollo désormais.
- OK. Hé, dis donc, ce type, Coates, il est réapparu ?
- Introuvable. «a t'inquiète ? ª
Lapierre fit la grimace. ÍI est peut-être dans le pétrin. J'espère qu'il va refaire surface un de ces jours.
- Ce serait bien.
- Je t'en remercie, Emile. Je réfléchis.
- Hé, mon pote, faut pas t'inquiéter pour moi. Je pourrais faire suspendre un autre flic, mais je ne le dénoncerai pas. ª
Sur cette ultime pique, Cinq-Mars s'en alla et marcha jusqu'à sa voiture, convaincu d'avoir levé un lièvre. Il avait cessé de pleuvoir. Un plan n'avait de sens que s'il remplissait des fonctions diverses. De cette façon, personne n'y voyait un plan, il n'avait rien en apparence d'un stratagème. En fournissant à Lapierre une information susceptible d'éveiller sa curiosité, il augmentait la valeur qu'il pouvait avoir aux yeux des Hell's Angels - s'il était ´ leur ª flic. Les Angels voudraient savoir ce que l'éminent Cinq-Mars manigançait, o˘ pouvait conduire la piste, quel mystérieux tiers était passé à l'attaque en se faisant passer pour la Rock Machine. Si Lapierre leur transmettait effectivement des nouvelles de ce genre - et s'il était le flic désigné pour un plastiquage -
cette diversion pourrait lui sauver la vie. Cinq-Mars espérait aussi que la nouvelle, en s'insinuant chez les Hell's Angels, le protégerait s'il était lui-même la cible visée. Les Angels préféreraient peut-être lui laisser la 404
vie sauve s'ils apprenaient qu'il était en train de découvrir le pot aux rosés.
L'annonce de l'existence d'un tiers, inconnu et meurtrier, exciterait la meute. Il ne leur viendrait jamais à l'esprit qu'une étudiante - ou la CIA
- soit impliquée, de sorte que le mensonge qu'il avait fait à Lapierre pourrait éventuellement servir à réduire la pression de ce côté. Avec un peu de chance, la nouvelle, si elle parvenait aux oreilles de sa source via les Angels, pourrait inciter cet individu à établir entre eux un dialogue plus équitable. Cet homme - surtout s'il était de la CIA - voudrait savoir quels atouts Cinq-Mars avait dans sa manche. Ou encore il pourrait se servir d'un contact - Ray Rieser, peut-être - pour s'en enquérir.
Si l'information passait par les Hell's Angels, était recueillie par la taupe que Steeplechase Arch avait infiltrée à l'intérieur du gang, puis lui revenait par l'intermédiaire du même Steeplechase Arch, cela accuserait Lapierre, puisque Cinq-Mars n'avait confié la chose à personne d'autre. Il espérait de tout son cour que cette fuite calculée résoudrait la question de la culpabilité de Lapierre en faveur de celui-ci.
Il monta dans sa voiture et mit le moteur en marche. Il respira de soulagement. Pas de bombe. Il resta assis derrière le volant sans démarrer, assailli de soupçons et de doutes. Il fallait qu'il repense à certaines conversations qu'il avait eues dans le passé avec André pour les recouper avec ce qu'il avait glané dans son atelier. André lui avait dit un jour que son matériel était portable, ce dont Cinq-Mars avait trouvé confirmation dans le placard. Pas d'équipement à longue portée, pas d'antenne sur le toit de la maison, pas de c‚bles conduisant à l'extérieur, pas de prises téléphoniques. Mais André ne lui avait-il pas dit aussi avoir enregistré le garage Sampson depuis son domicile o˘ il était retenu par la grippe ? Il ne semblait pas avoir l'équipement requis pour cela et, en tout cas, cela contredisait son affirmation anté-405
rieure selon laquelle tout son matériel était portable. A l'époque, cette contradiction n'avait pas échappé à Cinq-Mars qui l'avait tenue pour importante. Il aimait les contradictions, c'étaient les fissures dans le béton à travers lesquelles son esprit voyageait. A l'époque, il n'avait pas pu traiter l'information, il n'en savait pas assez, ses soupçons étaient encore embryonnaires. Mais la situation évoluait. Il possédait une pièce de plus du puzzle et il lui restait à trouver o˘ elle allait exactement.
Il embraya. Pas de bombe. Il s'engagea dans la rue. Pas d'explosion. Si cela ne tenait qu'à lui, il ne passerait jamais plus la marche arrière.
Il prit la direction du centre-ville. Ils regretta de ne pas connaître d'agent en tenue de la ronde de nuit en qui il aurait pu avoir confiance.
quelqu'un qui aurait voulu bien attendre dehors qu'une jeune femme sorte de chez Lapierre, qui aurait bien voulu la suivre jusque chez elle pour découvrir o˘ elle habitait. quelqu'un qui n'aurait pas l'impression d'être un faux jeton parce qu'il espionnerait aussi de ce fait un autre flic. Tout en poursuivant ces réflexions, il se demanda o˘ en était Okinder Boyle, s'il prendrait plaisir à espionner des flics, s'il aimerait faire connaissance avec la fille, gagner sa confiance, voire écrire un article sur elle. Il ne serait pas le premier civil entraîné dans cette enquête.
Les choses ne s'annoncent pas sous un bon jour, se dit le sergent-détective Emile Cinq-Mars pour se prémunir contre trop d'optimisme. L'avenir risque de s'assombrir.
Il continua à rouler sans pouvoir discerner le contour sombre de la montagne, mais la faible lueur de la croix, dans les nuages, lui permit d'en repérer l'emplacement, de s'orienter, de se souvenir une fois de plus que c'était lui, Cinq-Mars, qui était près du centre et que tout dans cette histoire dépendait désormais de lui.
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Ils arrivèrent au milieu de la nuit. Ils n'apportaient pas de nourriture.
Huit Hell's Angels s'entassèrent dans le studio et vinrent se placer sur deux rangs de chaque côté du lit. Julia Murdick se dressa sur son séant et se protégea les yeux contre la lumière du plafonnier. Ils ne parlèrent pas.
Ils se tenaient autour du lit tel un chour grec muet, vieilli, décrépit et obstinément sous-humain, et elle eut peur. Elle avait faim, était seule et finalement défaite. Ils ne portaient pas les pantalons à la mode et les chemises sport dont lui avait parlé Selwyn. Ils avaient leur véritable tenue, leur tenue de motards.
´ Je vous en prie, gémit-elle d'une voix à peine audible. Non. ª
Elle n'avait pas mangé depuis le déjeuner sur le bateau.
On l'y avait laissée dans la pénombre, des heures durant. Une faible lumière filtrait à l'endroit o˘ les tuyaux sortaient des cloisons et du plafond. Assez pour lui permettre de voir un rat s'approcher d'elle et la renifler. Elle était restée là toute la nuit, sans pouvoir s'asseoir et, au matin, le capitaine était venu la voir. En larmes, elle lui avait demandé : Ón va me tuer ?ª ; et il avait agité son index dans sa direction comme pour indiquer qu'elle l'avait cherché, puis il lui avait promis : ´ Pas tuer vous sur mon bateau ª, sans qu'elle puisse savoir s'il s'agissait là
d'une bonne nouvelle ou d'une sentence de mort. Le capitaine semblait mécontent de toute cette histoire. Il l'avait conduite aux latrines mais on était revenu peu après lui remettre ses menottes.
Ce soir-là, le capitaine l'avait déménagée dans une cabine o˘ on l'avait enfermée à double tour mais sans la ligoter et o˘ elle avait pu boire de l'eau. Le lendemain, après qu'elle eut promis de ne pas faire d'esclandre, on lui avait fait franchir les grilles du port dans une BMW et on l'avait conduite par l'autoroute jusqu'à un centre fortifié des Hell's Angels en pleine campagne, dans une région appelée les Cantons de l'Est.
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On lui avait donné un studio.
On ne l'avait pas nourrie le lendemain non plus et on était à présent au milieu de la nuit.
L'homme qu'elle connaissait sous le nom de Jean-Guy entra et se tint en retrait du lit, à l'écart des autres, comme s'il devait respecter un protocole, un rite quelconque. Il n'était pas en tenue de motard comme les autres. Il était toujours sur son trente et un. Il portait un costume beige et une chemise couleur saumon. Elle coula un regard en direction des autres qui l'examinaient d'un air inexpressif, ventripotents, faisant tinter leurs chaînes lorsqu'ils se déplaçaient d'un pied sur l'autre ; certains étaient armés d'un couteau. Ils portaient des bagues et des médaillons autour du cou. Leurs blousons étaient ornés d'ossements et ils étaient tatoués. Ils avaient des cheveux longs et hirsutes, la barbe broussailleuse. Ils la regardaient d'un oil humide d'ivrogne, puaient le gin et avaient les aisselles mal lavées. Jean-Guy croisa les mains comme un directeur de salon funéraire en beige, toujours debout à l'écart. Il semblait attendre.
A mi-voix, Julia supplia : ´ Je vous en prie, non ª.
C'est alors qu'il entra, le Tsar. Impeccablement vêtu, comme s'il donnait sa pratique au même tailleur que Jean-Guy, sauf qu'il ne portait pas de veston. Elle remarqua sa chemise blanche amidonnée et son pantalon bien repassé, sa cravate noire ouverte au col. Et, comme lorsqu'elle l'avait rencontré pour la première fois sur le bateau, elle fut frappée par la dureté de ses yeux, par ses lèvres charnues. Elle remarqua aussi cette fois qu'il avait les pommettes saillantes et que, sous cette lumière, ses oreilles paraissaient plus longues que la normale. C'était peut-être les oreilles qui faisaient que sa tête paraissait difforme, bizarre. Elle jugea qu'il devait approcher de la cinquantaine. Il prit une chaise dans le petit coin-repas et Julia craignit qu'il ne la lui assène sur la tête. Elle tressaillit et se tassa au fond du lit. Faisant pivoter la chaise, il s'assit au pied du
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lit en appuyant les avant-bras et les coudes sur le dossier formé de barreaux en bois.
Elle voulait voir ses yeux pour y déceler une trace d'humanité.
Ón vous appelle la fille du Banquier. Ce doit être plaisanterie. ª
Elle se déplaça légèrement sous les couvertures pour essayer de ramener son corps sous elle. Elle était tout habillée. Élle n'était que fille de banquier ª, dit-elle sur le ton d'une citation romanesque. Elle avait la voix tremblante. Elle entendit les hommes obèses respirer comme si le fait de rester debout était une épreuve pour certains d'entre eux.
Ón m'avait dit que vous aviez sens de l'humour.
- qui ça ? Je n'ai personne qui... ª Elle essayait d'être courageuse.
´ Taisez-vous. Cette fois, on ne fait pas conversation. ª
Julia se figea sur le lit, le cour battant la chamade dans sa poitrine.
Elle résista à l'envie de demander gr‚ce. Cet homme de haute taille paraissait capable de la casser en deux si l'idée lui en prenait.
´ Vous avez rendu service à nous, Heather Bantry, dit-il. Argent que votre père a transféré est bon argent. C'est très beau argent, oui ? Argent propre. Vous m'impressionnez. Police n'a pas pouvoir de transférer argent comme ça. ª
Elle se couvrit la bouche avec ses mains, sa respiration était difficile.
´ Les derniers jours être durs pour vous. Nous avons besoin de savoir une chose. Est-elle molle comme guimauve ? Ou est-elle assez dure ? Ce que nous faisons à vous n'est pas si mal. Mais nous vous faisons pire que police ferait, pire que prison des femmes. Vous survivre nous. C'est bien. «a me montre que vous n'êtes pas guimauve. Comment êtes-vous devenue forte, Heather Bantry ? ª
Elle était presque sans voix. ´ Je ne suis pas forte ª, protesta-t-elle.
Selwyn lui avait enseigné à ne pas l'être, que la force était suspecte.
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Śavez-vous qui est dans cette pièce, Heather Bantry ? demanda le Tsar depuis sa chaise. Vous êtes ici avec les hommes célèbres appelés l'Elite des Ordures. Vous savez pourquoi ils s'appellent comme ça ? ª
Elle fit signe que non.
Ćes hommes célèbres, ils passent aux informations télévisées. Vous devriez les connaître. Ils peuvent pour vous être amis. Chacun a fait son nom en tuant un salopard pour notre business. A quoi pensez-vous, Heather Bantry ? ª
Elle ne trouvait plus sa voix, était incapable de respirer, avait la tête vide.
Ón a dit à moi vous avoir langue pour parler, oui ? Je veux entendre ce que vous dites. Vous sentez-vous honorée, fille de banquier, d'être avec ces hommes célèbres ? ª
Julia réussit à émettre un petit son rauque. Elle essaya de nouveau. Óui.
- Vous ne devriez pas dormir tout habillée. Enlevez-moi ces vêtements. ª
La peur submergea toute notion de pudeur. Elle se dévêtit, tout étourdie et sans presque s'en rendre compte, comme coupée d'elle-même, chaque bouton étant une épreuve.
´ J'aime femme qui se déshabille lentement ª, dit le Tsar et les autres éclatèrent de rire.
Les Angels étaient aux... anges.
´ Mais je vous le dis, je n'ai pas toute la nuit.
- Je vous en prie, supplia Julia.
- Fermez-la. Allez. Vite. Nous avoir vu corps avant. ª
Elle se dévêtit alors plus rapidement, comme si sa peur se greffait sur la t‚che qui requérait à présent son attention. Elle était embarrassée sur le lit, elle avait la tête qui tournait et la terreur s'était glissée en elle d'une manière qui provoquait l'affolement, qui la mettait à distance d'elle-même, loin de tout ce qui pourrait arriver. Lorsqu'elle eut enlevé
ses vête-
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I ments, elle les tira sur elle pour couvrir sa nudité | qu'elle dissimula derrière ses genoux. 1 Un motard lui arracha les vêtements.
Il les fouilla pour vérifier une fois de plus s'il n'y avait pas d'écouteur.
Le Tsar se leva et posa son regard sur elle. Il lui parut d'une taille exceptionnelle lorsqu'elle leva les yeux vers lui, mince et musclé, ce qui changeait un peu des gros ventrus qui se trouvaient dans la pièce, et depuis l'endroit o˘ elle était, elle vit clairement la cicatrice qui courait sous sa m‚choire. Il souleva de nouveau sa chaise pour, cette fois, l'écarter davantage du lit, et il se retourna pour la regarder. Tous ses mouvements, pensa-t-elle, étaient agiles, maîtrisés. ´ Vous à nous avez rendu bon service. Nous vouloir vous être récompensée, Heather Bantry. Est-ce que c'est bonne nouvelle pour vous ? ª
Elle dut se concentrer pour acquiescer d'un signe de tête. Son pouls battait à un rythme fou.
Ńous utilisons votre père pour nous, oui ? Il est homme de talent. Or il semble - continua-t-il avec un haussement d'épaules - que vous devez vous-même rester attachée à votre père. J'ai parlé à lui. C'est un cas désespéré. Pas tourner rond dans sa tête. qui peut le remettre droit ?
Vous, on dirait. Vous aussi, fille de banquier, vous avez talent. C'est bien. Nous aimons ça. Vous rendez votre père personne normale. ª
Exactement ce qu'avait dit Selwyn. Áucun problème. Je travaillerai pour vous. «a ne pose pas de problème.
- Oui, non, dit le Tsar. Nous demandons à quelqu'un qui travaille pour nous de vivre selon normes élevées, oui ? Vous comprenez ? ª
Julia fit signe que oui.
Ńous vous demandons initiation, Heather Bantry. Comme ça, nous savons que vous êtes une avec nous. ª
Elle acquiesça de nouveau, mais elle ne comprenait pas.
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´ Bien. qu'est-ce que je devrais vous faire ? Je pourrais vous donner à
Elite des Ordures ? ª
Elle ne put s'empêcher de gémir.
´ Je suis d'accord. C'est dur pour vous. Vous pourriez ne pas survivre. Ces hommes ne sont pas gentils. Vous voulons vous vivante à la fin. Nous voulons vous être heureuse avec nous. Nous voulons aussi vous avoir peur de nous, cela être s˚r. Vous avez peur, fille de banquier ?
- Oui.
- Bien. Mais pas assez. Vous m'écoutez bien ?
- Oui. ª
Elle ne savait plus ce qu'elle répondait.
´ Prenez-la. Amenez-la-moi. Je veux son attention. ª
Les motards la saisirent et elle poussa des cris saccadés suivis de petits halètements lorsqu'on la souleva du lit et que les hommes la prirent dans leurs bras comme si elle n'était qu'un fétu de paille. On lui tira les cheveux en arrière et on la fit se pencher en avant tandis que d'autres lui retenaient les bras et les jambes, et on la présenta au Tsar assis sur la chaise, les bras et les jambes écartés au-dessus du sol, en l'air, le visage en bas, les membres tordus à se rompre, immobilisés à présent et maintenus tendus.
Ils apportèrent son corps à l'homme assis sur la chaise.
Il porta la main entre ses jambes et tira sur ses poils pubiens.
Ensuite on la tira vers l'arrière. Elle sentait l'haleine du Tsar tellement ses lèvres étaient près d'elle, sous elle. ´ Maintenant, vous m'écoutez bien, fille de banquier ? Je ne vous fais pas mal. Nous voulons vous être heureuse ici. Nous vos amis maintenant. Nous vous protégeons. Probablement vous épouser un de nos garçons. D'abord vous devez nous craindre, fille de banquier, vous devez comprendre nous pouvoir vous mettre en pièces, de manière très douloureuse, vous envoyer à la mort très lentement, avec beaucoup de cris et de sang. Allez contre nous, 412
fille de banquier, et je veille moi-même que nous vous arrachons les bras un par un et faisons boire votre propre sang. Vous pouvez imaginer ça, Heather Ban-try ? Imaginez. Voir vous-même boire du sang qui coule de votre bras que nous coupons. Vous devenez folle, Heather Bantry, des choses que nous vous faisons, je vois ça d'ici, vous devenez folle avant de mourir, puis vous mourez, et de mort sans pitié. Certains de ces hommes, ici, ils préfèrent la tronçonneuse, c'est leur façon préférée. Ces hommes, ils sont vraiment des anges de l'enfer, Heather Bantry, ils font leur travail avec passion. Ils vous déchiquettent si lentement, ils déchirent votre corps si lentement, Heather, que vous mourrez d'abord des choses démentes qu'ils font. Vous comprendre moi ? ª
L'éclat de sa voix la heurta avec l'impact d'un coup de poing et elle s'effondra intérieurement, toute tremblante, se sentant vidée, creuse, comme si son être intime s'était envolé, comme si elle n'était plus que peau et peur, et cette terreur dans ses os suspendus au-dessus du sol.
Elle haletait.
´ Tenez-la ª, commanda le Tsar qui se leva de sa chaise. On frappait à la porte.
Les Angels accentuèrent leur prise sur son corps et lui tirèrent la tête vers le haut et en arrière, lui étirant tellement le cou qu'elle regardait le plafond. Ils lui écartèrent les membres de manière encore plus obscène tandis qu'elle vacillait, le ventre en bas comme un plongeur en chute libre. Des chuchotements lui parvinrent du couloir, qui lui firent peur eux aussi. Chaque son la secouait et elle n'arrivait pas à reprendre le contrôle d'elle-même.
Le Tsar revint. Il rassit place sur sa chaise, le sommet de son cr‚ne juste sous son visage.
A mi-hauteur au-dessus du sol, elle se tortillait dans les bras de huit voyous.
´ L‚chez-la ª, ordonna le Russe.
Les motards qui la tenaient la jetèrent sur le dos dans le lit.
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Le plafond défila sous ses yeux.
Elle rebondit sur le matelas.
Le Tsar, qui s'était levé, fit quelques pas.
´ Mettez-vous sous draps si vous peur d'être nue ª dit-il.
Elle interpréta ses paroles comme un ordre et obtempéra.
´ Heather Bantry, pas de mal arriver à vous. Pas de mal aussi à votre père.
Mais vous travaillez avec nous maintenant, votre vie passée est terminée.
Vous être riche. Vous être heureuse. Jamais vous faire défaut à nous. Vous comprenez ça ? ª
Elle acquiesça.
´ Bien. Nous avons problèmes. Police essaie d'infiltrer notre organisation.
«a être intolérable, pas permis. ª
II retira sa cravate et commença à déboutonner sa chemise. Elle crut qu'il allait la violer, et les autres aussi, et elle eut un mouvement de répulsion qui lui donna envie de vomir. Elle eut envie de lui dire : Je ne m'appelle pas Heather Bantry ! Je ne suis pas qui je suis ! Laissez-moi partir ! Son corps se contor-sionna et se raidit involontairement tandis que le Tsar exhibait sa poitrine.
´ Voici l'Etoile à Huit Branches, Heather Bantry. Est emblème de mon organisation. ª Des volutes d'encre rouge et noire. Huit pointes aiguÎs partaient du centre de l'étoile tatouée sur son sein gauche. Sa poitrine était divisée jusqu'au milieu par une cicatrice chirurgicale. Ńous travaillons maintenant avec des organisations du monde entier, avec les Angels en Amérique et dans pays Scandinaves, en France, en Allemagne et en Hollande. ª Son accent avait disparu. Il parlait un anglais parfait. Ńous avons des organisations sours partout dans le monde. Ceci est l'Etoile à
Huit Branches, Heather, symbole de la Fraternité russe, de notre puissance et de notre unité, ainsi que de l'union à venir de toutes nos Familles et de toutes nos Fraternités. Vous porterez un tatouage comme celui-ci. Sans tous les
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détails - vous n'êtes avec nous qu'en passant - mais l'Etoile vous protégera. Aucun Hell's Angel ne vous fera de mal tant que vous porterez l'Etoile. La moitié de l'univers vous craindra. Vous la porterez sous le sein, Heather Bantry. Je vais faire le nécessaire pour qu'on vous tatoue ce soir. Vous comprenez ?
- Oui.
- Acceptez-vous ? ª Selwyn ? Óui.
- C'est la première partie de votre contribution. La seconde est celle-ci.
quiconque entre dans l'organisation désormais, quiconque nous approche, doit faire une chose qu'aucun flic ne ferait jamais. Ferez-vous ce que nous vous demanderons ? ª
Elle regarda tout autour de la pièce et fit signe que oui.
´ Vous acceptez d'être initiée ? ª
Elle acquiesça.
´ Bien. Un flic nous a causé des ennuis. Il faut l'éliminer. Jean-Guy lui prépare actuellement un petit cadeau. Jean-Guy est un maître. Il va vous apprendre à installer l'appareil, à le déclencher. «a ne doit pas être très difficile. Ce flic sera liquidé et c'est vous qui vous en chargerez.
Compris ? ª
Elle fit signe que oui.
´ Vous acceptez ? ª
Elle fit signe que oui.
´ Dites-le !
- Oui, dit Julia Murdick.
- Tuerez-vous le flic à nous ? ª II reprenait son faux accent.
Óui. Dites-le !
- Oui, répondit-elle plus fort.
- Dites-moi ce que vous faites, fille de banquier. Dites à moi ! ª
La voix de Julia était faible mais bien audible dans la pièce silencieuse.
´ Je tuerai un flic pour vous, dit-elle.
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- Vous le faire sauter avec bombe ? Vous l'explo-ser en petits morceaux ?
- Je le ferai sauter avec une bombe. Je le ferai exploser en petits morceaux.
- Vous l'écrabouillerez ?
- Je l'écrabouillerai.
- C'est bon. Je veux que vous soyez des nôtres, Heather. Je ne suis pas d'ici mais je respecte les coutumes de tous les pays. Chez moi, là d'o˘ je viens, o˘ j'ai reçu mon entraînement, nous ne faisons pas sauter les gens avec des bombes, nous nous contentons de les tuer. Mais ici, c'est une coutume des Angels. Nous respectons leurs coutumes, oui ?
- Oui. ª
D'un geste de la tête, il signifia aux autres de sortir, i j . ´ Fermez porte ! cria-t-il lorsque le dernier motard, Jean-Guy, sortit.
- Oh non, oh non, gémit-elle.
- De quoi avez-vous peur, Heather ? Il n'est pas possible que vous soyez vierge.
- «a me fait mal. Je ne peux pas. Jai quelque chose qui ne va pas. Je ne peux pas avoir de rapports sexuels. Je ne veux pas être enceinte. Je ne peux pas avoir d'enfants. Mon corps n'est pas normal, je vous en prie, vous me déchirerez, je vous en prie, je suis sérieuse. Je ferai tout ce que vous voudrez mais pas
f f\ ª
Ses propres paroles la terrifièrent. Elle venait de dire à cet homme dangereux qu'elle ferait tout ce qu'il voudrait. Elle se sentit défaite, complètement abattue. Perdue.
Il s'approcha du lit et se pencha au-dessus d elle. Il l'embrassa. Elle reçut son baiser en adaptant mécaniquement ses lèvres aux siennes. Il plaça sa bouche au-dessus de son oreille. Émbrasse Etoile, murmura-t-il. C'est ton unique espoir. Embrasse l'Etoile à Huit Branches, Heather. ª II écarta sa chemise pour exhiber de nouveau sa poitrine. Elle approcha ses lèvres du centre de l'Etoile et
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l'embrassa. Útilise langue, Heather. ª Elle obtempéra. Ć'est bon. ª II baissa sa fermeture Eclair, sortit son sexe et se masturba. Il mit sa main sur la nuque de Julia et dit : ´ Prends-moi. ª Elle lui fit une fellation tandis qu'il plaçait ses mains sur ses oreilles et forçait son visage à des va-et-vient si violents qu'elle crut qu'il allait lui arracher les oreilles. Il éja-cula et elle avala, s˚re d'être infectée par une maladie contagieuse, d'avoir le sang contaminé par un poison qui se répandait en elle, d'être consumée par un germe mortel. Il s'écarta brusquement, boutonna sa chemise sur l'Etoile et se dirigea vers la porte. Il remit la chaise à sa place contre le mur et récupéra sa cravate. ´ Je t'aime bien, fille de banquier. Heureusement pour toi. C'est eux ou moi. A toi de choisir. ª II lui adressa un sourire bref en partant, puis éteignit et ferma la porte.
Julia resta dans le noir, étendue sur le dos, un genou relevé, immobile sous le choc.
La porte s'ouvrit et elle haleta de nouveau, se tassa le nouveau au fond du lit, craignant la mort, puis l'appelant de ses voux, vite.
On alluma.
Un homme entra, poussant un chariot de nourri-ire.
Un ensemble impressionnant de sandwichs et un [;hoix de jus de fruits dans de petits récipients, le tout disposé sur le chariot, un objet délicat en argent.
L'homme s'en alla.
Elle regarda fixement la nourriture.
Elle était libre de manger.
Mais la nourriture ne lui disait rien.
On allait lui tatouer le sein. La mutiler. Ensuite elle aérait un homme, un flic.
Pourquoi ai-je fait ça, le sucer, qu'est-ce que j'ai fait là?
Elle avait encore quelque chose de pire à accomplir. Elle l'avait dit. Elle l'avait répété.
// va m'obliger à tuer quelqu'un. Oh mon Dieu, oh mon Dieu !
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Emile Cinq-Mars, qui attendait Okinder Boyle dans sa voiture, ferma les yeux pour les reposer. Il avait téléphoné au journaliste sur son portable, lui disant qu'il voulait le voir dans une demi-heure. A l'autre bout de la ligne, il y avait eu un court silence. ´ Plus tôt, si voulez, avait répondu Boyle.
- Disons dans dix minutes. Dans la rue. En bas de chez vous. ª
C'était l'heure. Cinq-Mars espérait que le jeune homme n'arriverait pas avant le fin du concerto pour piano que l'on passait à la radio, un souhait qui fut brutalement déçu par un coup sec frappé à sa vitre. Il éteignit la musique et le journaliste fit le tour de la voiture pour y monter de l'autre côté.
´ Vous travaillez de nuit, Emile ?
- Je suppose que c'est le milieu de la journée pour vous.
- J'allais me coucher. Je suis content que vous ayez appelé. quoi de neuf ?
- Comment faites-vous pour ne pas dormir ?
- Aucun problème. ª Boyle était toujours disponible. ´ qu'est-ce qu'il vous faut ?
- Il me faut quelqu'un qui ne soit pas de la police pour espionner un flic.
- Vous savez quoi ? Je suis partant.
- Je vous en sais gré, Okinder. Il y a actuellement une fille chez lui. Je veux que vous entriez en contact avec elle. Soyez terriblement prudent. Je ne sais pas si elle l'aime ou si elle n'a qu'un mépris sans bornes pour lui. A vous de le découvrir. Vous pouvez peut-être approcher la fille comme journaliste mais ne révélez pas votre identité. Vous êtes déjà à l'origine de la suspension de ce type...
- quel type ?
- Le sergent-détective André Lapierre.
- Ah.
- Soyez sur vos gardes.
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- Entendu. Je serai prudent. Emile, il faut que je vous parle de Garo Boghossian.
- L'oncle de Hagop. Votre patron. qu'y a-t-il ? ª Une petite pluie frappa le pare-brise - une brève
ondée.
´ Je l'ai tenu au courant. Il veut savoir o˘ en est l'enquête. Je l'ai toujours tenu informé, mais lui, il n'a pas été très bavard sur ses propres activités.
- Lesquelles ?
- Il vient tout juste de m'appeler. Il passe apparemment la plupart de ses nuits à rouler dans les rues de Montréal. ª
La sympathie que l'inspecteur éprouvait pour le jeune homme déclinait à
cette heure tardive. ÍI fait une dépression nerveuse ?
- Pas du tout. Il recherche apparemment une Infiniti q45 verte. ª
Cinq-Mars tapota le volant deux ou trois fois. Ć'est insupportable. Il y a trop de civils mêlés à cette histoire, à commencer par la fausse Heather Bantry.
- Et moi, tant qu'à faire. Je n'ai pas été un poids mort, n'est-ce pas ? ª
Cinq-Mars dut le lui concéder. Il était désormais habitué à ne pas avoir le dernier mot avec ce jeune homme.
ÍI en a trouvé une, Emile.
- Une q45 ? Okinder, elles sont démodées.
- Il le sait. Il a suivi des q45 dans ses loisirs. Il file les conducteurs de leur travail à leur domicile, ou de leur bar préféré jusque chez eux, tout ça. Il s'informe sur eux, conclut qu'ils sont inoffensifs puis continue. Mais ce soir, il est tombé sur une q45 qui a l'air intéressante.
Nous devrions aller le voir. Il habite tout près. ª
Cinq-Mars pesa la nouvelle et choisit finalement de se laisser fléchir. ÍI est préférable de prendre deux voitures. Ensuite, vous pourrez quitter l'oncle Garo pour aller chez Lapierre.
- Je n'ai pas de voiture. ª
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Cinq-Mars lui adressa un regard agacé.
´ Je n'en ai pas les moyens, se justifia Boyle.
- Vous savez conduire au moins ? D'accord, prenez la mienne. Après la visite à l'oncle Garo, vous me ramènerez au quartier général. J'emprunterai une voiture de patrouille. Nous allons d'abord aller le voir.
- Passez-moi votre téléphone. Je vais le prévenir. ª Ils y furent en moins de quatre minutes, déclinèrent leur identité dans l'interphone et prirent l'ascenseur jusqu'au quatorzième étage d'une tour du centre-ville. Ils furent accueillis dans le couloir par un homme à la chevelure rebelle, très excité. Éntrez entrez entrez ª, insista-t-il, et les deux hommes pénétrèrent dans l'appartement.
´ Vous êtes Cinq-Mars. Je suis heureux que ce soit vous qui enquêtiez sur la mort de mon neveu.
- Ce n'est pas moi. Pas officiellement. ª L'inspecteur examina l'appartement et aima ce qu'il y vit, une pléthore de livres, une patine intellectuelle. Les gadgets électroniques étaient réduits au strict minimum et, bien que l'appartement f˚t confortable, on n'y sentait pas un attachement excessif aux biens matériels. C'était le foyer d'un célibataire qui s'y retirait pour se livrer à la réflexion et à la recherche, ce que Cinq-Mars apprécia, tout en regrettant que les intellectuels aspirent parfois à devenir des hommes d'action. Śi je comprends bien, vous filez des voitures de luxe.
- Dans toute la ville, inspecteur. Sur la rive sud, dans l'ouest de l'île, jusqu'à Hudson. Jusque dans le nord. Des pistes qui ne menaient nulle part, toutes. Mais j'ai tenu bon.
- Et ce soir ?
- Ce soir... puis-je vous offrir quelque chose ? Un café ? ª
Un stimulant n'était pas de refus. ´ J'en prendrais bien une tasse, merci.
Okinder aussi.
- Je vais faire du travail clandestin, annonça fièrement celui-ci.
- Okinder, objecta Cinq-Mars, la première règle 420
à observer quand on est clandestin, c'est de ne pas le crier sur les toits.
ª
Boghossian hocha la tête en guise d'assentiment. ´ Je suis moi-même obligé
de lui botter le cul.
- Crétins que vous êtes ª, résuma Boyle.
Ils s'étaient dirigés vers la cuisine, reliée visuellement au living et au coin salle à manger par un passage dans un mur. Boghossian le traversa, fit du café, ; puis réapparut.
Će soir, j'ai suivi une q verte du centre-ville jusque dans l'est.
- Vous avez relevé son numéro d'immatriculation ?
- Oui. ª Le rédacteur en chef fouilla dans son portefeuille. Il en tira un morceau de papier journal qu'il tendit à Cinq-Mars.
Će n'est pas le numéro d'immatriculation que nous cherchions, déclara-t-il.
- Vous connaissez son numéro d'immatriculation ? ª Boghossian exprima sa consternation avec un tel accent de stupéfaction que les verres à vin tintèrent légèrement.
Ńous le connaissons depuis quelque temps déjà. Nous n'arrivions pas à
retrouver sa trace. Notre proie jouit du privilège de pouvoir se procurer ses plaques d'immatriculation sous de fausses identités. ª
Boghossian demeura quelques instants songeur. ÍI lui est donc possible de changer de plaque de temps à autre ? ª
Cinq-Mars tapota l'os dur derrière son oreille. Će n'est pas impossible, répondit-il, laissant entendre par là que c'était très peu probable.
qu'est-ce qui a éveillé votre intérêt pour cette voiture ?
- Un, la voiture roulait dans l'est de la ville. Je regrette, mais une voiture comme celle-là se voit rarement dans ces quartiers. Deux, le conducteur s'est garé dans la rue - moi aussi, un peu plus bas. Il est risqué de garer une voiture comme celle-là à cet endroit. Trois, j'ai suivi le type à pied.
- Un homme.
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- Seul. Bien habillé. Je ne me suis pas approché davantage.
- Continuez.
- Il a marché au moins cinq cents mètres. Cinq cents. Il est entré dans un immeuble et j'ai attendu dehors. J'espérais voir une lumière s'allumer afin de découvrir dans quel appartement il était. Aucune lumière ne s'est allumée. ª
Garo Boghossian semblait particulièrement ravi de son rapport. Il avait les bras croisés et son regard allait de l'un de ses invités à l'autre, rayonnant. Ć'est tout ? ª lui demanda Cinq-Mars. Les traits de Boghossian s'affaissèrent. Il s'aperçut alors que, dans son excitation, il avait oublié l'essentiel. Će n'est pas ça. Je suis revenu à ma voiture pour rentrer chez moi. Je suis passé juste à côté de l'endroit o˘ il avait garé
la sienne - et elle n'était plus là. L'Infiniti était partie ! Je regrette, mais comment une chose pareille est-elle possible ? qui se gare à cinq cents mètres de sa destination, entre dans un immeuble par une porte mais ne ressort pas par cette porte, n'allume aucune lumière dans aucun appartement, retourne à sa voiture par un autre chemin et s'en va ? qui fait ça ? Vous voyez quelqu'un de normal faire une chose pareille ? ª
Cette histoire avait effectivement quelque chose d'intrigant.
Ńous ne connaissons pas la voiture, lui rappela Cinq-Mars. Nous ne connaissons que le numéro d'une plaque d'immatriculation qui peut être ou ne pas être authentique.
- Je vous ai dit que je l'avais suivi depuis le centre-ville. J'ai repéré
la voiture alors qu'elle sortait d'un parking souterrain de la rue de la Montagne. Pas d'un parking public, mais de celui d'un immeuble de la rue de la Montagne. Je sais lequel. Ou il y habite, ou il y connaît des amis. Il y a toutes les chances pour qu'il y revienne. ª
A la vue du visage avide des civils devant lui, Cinq-Mars dut sourire. ´
Monsieur Boghossian...
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- Je vous en prie, appelez-moi Garo.
- Garo. Vous pouvez m'appeler Emile. Parlez-moi de cette plaque d'immatriculation. Tout est mouillé dehors. La nuit, on voit difficilement quand les rues sont luisantes et que l'eau éclabousse les pare-brise. Vous n'avez pas eu de mal à lire la
laque ? Vous auriez pu vous tromper, non ? Avez-ous une bonne vue ? ª
Cinq-Mars était à la recherche d'un indice bien récis.
On voyait mal, c'est s˚r. Je n'ai pas voulu trop me rapprocher. Vous avez raison pour les reflets luisants de l'eau.
- Je pense que ce qu'Emile demande... ª Boyle était sur le point de formuler une hypothèse.
Ńon, Okinder. Ne lui souffle rien. ª
Le journaliste, docilement, se tut.
Écoutez, reprit d'un ton irrité Boghossian qui craignait que l'on mette son témoignage en doute, à un certain moment, je n'ai pas eu le choix. Nous avons d˚ tous les deux nous arrêter au même feu rouge dans la rue Sherbrooke. Je me suis retrouvé juste derrière lui. J'ai alors bien regardé
sa plaque.
- Vous avez alors relevé le numéro ?
- Oui.
- C'est à ce moment-là qu'il vous a eu.
- Pardon ?
- C'est à ce moment-là qu'il a su qu'il était suivi. Un homme comme ça remarque le conducteur de la voiture qui le suit. C'est pour cette raison qu'il est parti à pied, pour vous semer.
- Zut alors.
- Comme ça, vous avez vu la plaque d'immatriculation, évidemment.
- En plein dans mes phares. Heureusement, parce que sa plaque n'était pas éclairée. ª
Cinq-Mars coula un regard en direction de Boyle, sachant déjà qu'il trouverait le jeune homme tout souriant. Ils savaient tous les deux que les q45 étaient rares à Montréal, que la voiture n'avait pas 423
eu de succès. Sur combien de ces voitures les ampoules de la plaque d'immatriculation étaient-elles grillées ou délibérément éteintes ?
Eventuellement une seule. Lorsque Boyle n'avait pas réussi à lire le numéro d'immatriculation de la voiture garée dans sa rue, il avait mis la chose sur le défaut d'éclairage de la plaque.
´ Très bien, conclut Cinq-Mars. Garo, je vais vous demander de surveiller l'immeuble de la rue de la Montagne jusqu'à ce que j'envoie quelqu'un vous remplacer. De quelle marque est votre voiture ?
- Un break Subaru bleu moucheté.
- Moucheté ?
- De taches de rouille.
- D'accord. On vous relèvera dans deux ou trois heures. Je vais laisser mon coéquipier dormir un peu. En attendant, je conduis Okinder à un autre poste de surveillance. Je le veux en faction avant l'aube. Après cela, je reviendrai et ferai le nécessaire pour qu'on vous remplace. Vous avez un téléphone portable ?
- Oui.
- Echangeons nos numéros. Il m'importe peu que la voiture soit dans le parking de l'immeuble maintenant. Ce que j'attends de vous, c'est que vous le signaliez si elle arrive, que vous la suiviez si possible si elle s'en va. De toute manière, appelez-moi sur le portable. Je regrette pour votre neveu, Garo. Je suis profondément navré des souffrances que sa famille a endurées. En général, ça ne m'enchante pas de voir des civils jouer aux gendarmes et aux voleurs mais, dans ce cas, vous avez servi la mémoire de votre neveu. Vous lui avez rendu hommage.
- Merci, monsieur.
- On y va, intervint Boyle.
- Non non non non ! Pas si vite ! Gardons la tête froide et exécutons correctement nos t‚ches. Garo, vous croyez qu'il est possible d'avoir ce café dans une Thermos ?
- Tout à fait possible, si vous me le demandez.
- Je vous le demande. ª
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Cinq-Mars installa Garo Boghossian en haut de la rue en pente dans laquelle se trouvait l'immeuble qu'ils mettaient sous surveillance, lui enjoignant de s'asseoir à l'arrière de la voiture, du côté opposé au siège du conducteur. De cette façon, la voiture paraîtrait vide si l'on scrutait la rue depuis la fenêtre d'un étage. Et du rez-de-chaussée, Boghossian aurait l'air d'un passager attendant des amis.
Au quartier général, Cinq-Mars, laissant la sienne, prit une voiture de service banalisée tandis que Boyle le suivait dans la Taurus. Il choisit un parc de stationnement du même côté de la rue que l'immeuble de Lapierre. La pente douce offrait un bon axe de vision. Cinq-Mars demeura avec Boyle quelques instants pour lui expliquer ce qu'il espérait tirer de la fille.
Il lui dit qu'il comprendrait s'il voulait se retirer tout de suite. Le jeune homme pesa le pour et le contre, l'air sombre. Il accepta finalement à contrecour de continuer.
Ćomment savez-vous qu'elle va sortir ? demanda-t-il.
- Je suis entré dans le placard de la chambre de Lapierre. Peu importe pourquoi ou comment. Il n'y avait pas de vêtements de la fille. Elle garde une robe de chambre chez lui, sans doute une brosse à dents, mais elle doit avoir un endroit à elle o˘ elle laisse ses affaires.
- Vous devriez songer à devenir détective quand vous serez grand, Emile. ª
Cinq-Mars lui laissa la Thermos. ÍI y a une ruelle en haut de la rue.
Allez-y sans vous faire remarquer si vous avez envie de pisser.
- La voix de l'expérience ª, rétorqua Boyle d'un ton moqueur.
L'espace de quelques instants, Cinq-Mars attacha une signification à ces paroles et regretta qu'il doive en être ainsi.
16
Jeudi, 20 janvier, avant l'aube
Emile Cinq-Mars revint en un rien de temps dans le centre-ville et, en route, téléphona à son coéquipier pour le réveiller. Állez, debout, Bill.
Selle ton cheval. On a du pain sur la planche.
- quelle heure est-il ? ª demanda la voix endormie. Il avait d˚ tourner les yeux vers sa table de chevet. ÍI n'est même pas cinq heures.
- Tu es réveillé ?
- Plus ou moins.
- Appelle Alain Deguire. Retrouvez-moi chez Ben's tous les deux. Un petit déjeuner au smoked méat, Bill. «a te donnera des poils sur la poitrine et de la boue dans les artères.
- quand exactement ?
- Le plus vite possible. Le temps presse. ª Cinq-Mars coupa brutalement la communication
comme pour souligner la chose et fonça dans les rues, qui étaient relativement calmes, faisant la course avec les taxis qui répondaient à des appels radio. Ben's était un restaurant du centre-ville ouvert toute la nuit. L'endroit, qui n'avait pas changé depuis les années cinquante, était comme toujours violemment éclairé et Cinq-Mars choisit le Coin des Poètes.
Tout autour de la salle, qui était vaste, étaient suspendues des photos de célébrités qui étaient passées
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par Montréal. Jack Lemmon et Walter Matthau. Cole Porter et Sophia Loren.
Des vedettes de cinéma, des chanteurs, des comédiens, de l'époque du vaudeville jusqu'à aujourd'hui, une galerie de personnalités qui avaient laissé leur signature et des messages flatteurs aux propriétaires de chez Ben's. Frank Sinatra. Bob Hope. Dans un renfoncement, on avait réservé un espace aux poètes de la ville, de sorte que la bouille des scribouilleurs du cru était accrochée au milieu des stars de Hollywood. De là, Cinq-Mars voyait bien la rue à travers les vitrines. Il commanda des oufs, du pain grillé et un jus d'orange. Il marchait depuis trop longtemps au café et à
la tarte à la citrouille.
L'inspecteur Mathers s'amena avec la tête de quelqu'un qu'on aurait attrapé
au lasso et traîné dans les rues. Il déboucha avec fracas dans la lumière vive de la salle en plissant les yeux, perplexe. Cinq-Mars commençait à
craindre qu'un serveur ne le reconduise à la porte tel un indésirable lorsque Alain Deguire, entrant à son tour, heurta son collègue par-derrière. Il était en train de déboutonner son pardessus et de remettre de l'ordre dans sa chemise en même temps. Les deux jeunes étourdis repérèrent Cinq-Mars et s'approchèrent d'un pas incertain.
Ásseyez-vous, leur conseilla-t-il. Mangez. La (journée risque d'être intéressante. ª
Deguire parut soulagé de pouvoir manger et boire Pavant de repartir à toute vitesse tandis que Mathers n'avait toujours pas digéré qu'on l'ait tiré du lit si tôt. Ils se mirent un bon petit déjeuner dans la panse, Cinq-Mars buvant force cafés et les observant.
Álain, commença-t-il, c'est vous qui étiez chargé de l'enquête sur l'explosion qui a tué Kaplonski.
- Pendant un certain temps. Les Carcajous ont pris le relais.
- Avant qu'ils le fassent, c'est vous qui étiez sur l'affaire. Avez-vous découvert chez qui Kaplonski était allé ce soir-là ?
- Il était au Cercle universitaire, près de McGill.
- Depuis quand Kaplonski est-il universitaire ?
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La bombe avait-elle été posée à l'intérieur ou à l'extérieur de la voiture ?
- A l'intérieur. «a semble être la nouvelle méthode des motards.
- Des deux gangs ?
- Ah non, rectifia de lui-même Deguire. La bombe à l'intérieur de la voiture indique un plastiquage des Hell's Angels. ª
Mathers se réveilla suffisamment pour poser une question. ´ que se passe-t-il, Emile ? ª
Son aîné ne fit pas attention à lui. ´ qui allait-il voir au Cercle universitaire ? Ou seriez-vous en train de me dire qu'il avait un diplôme ?
- Sa femme et lui dînaient avec son avocat.
- Gitteridge ?
- En effet.
- Vous avez vérifié au Cercle ?
- J'y suis allé moi-même pendant que je menais encore l'enquête, avant que les Carcajous ne m'évincent.
- Parfait. Savez-vous ce que le Cercle universitaire a de particulier pour nous ? demanda Cinq-Mars.
- Non. quoi ?
- Il n'y a pas de parking intérieur. Il n'y en a pas dans tout le quartier. Il faut se garer dans la rue ou dans un petit parc de stationnement qui est généralement plein. Les tueurs le savaient. Est-ce que Gitteridge et Kaplonski sont partis ensemble ?
- Le personnel dit que non. Le portier a vu Gitteridge serrer la main de Kaplonski et embrasser Mme Kaplonski sur la joue. Il est parti après, cinq ou dix minutes plus tard, personne ne sait au juste.