- Il y a une objection, rétorqua Bantry d'une voix grave, directe. Allez !
qui prend du lait et qui prend du sucre ?
- Nous perdons notre temps avec ce type, murmura Jean-Guy. Il est dingue.
ª
Julia supplia qu'on lui donne une chance, sans se rendre compte que c'était justement ce à quoi Gitteridge était disposé. ´ que voulez-vous dire, monsieur ? quelle objection ? ª
Songeur, Bantry tapota durant quelques instants ses favoris presque dégarnis. Julia espéra qu'il comprenait qu'il passait une audition, que ce n'était plus le moment de jouer les idiots. Les hommes étaient déjà sur le départ et elle se doutait que la patience ne devait pas être leur vertu cardinale.
Úne tasse de thé ª, scanda tranquillement Bantry. Il examinait le plancher. Julia eut envie de hurler. Úne tasse de thé. Une tasse de thé
en hiver. Du thé. Je suis debout depuis l'aube à attendre le premier métro.
ª
Soudain elle comprit. Elle s'avança et prit genti-226
ment son prétendu père dans ses bras et lui caressa doucement le front.
Les deux autres observaient la scène.
´ Du thé, répéta Bantry. Oui.
- Papa, tu as dit à cet homme que tu voyais une objection à ce qu'il juge tes compétences en finance internationale. Pourquoi as-tu dit ça ? ª
II sortit de l'état d'esprit singulier dans lequel il paraissait s'être enfermé. Ć'est ridicule ! s'écria-t-il, avec une telle virulence que Julia sursauta et fit un pas de côté. Je connais toutes les ficelles. J'ai les contacts. Je connais les économies d'échelle, les traquenards de l'arbitrage, les subtilités requises pour négocier les devises et transférer les liquidités. Je sais faire profiter l'argent, l'investir, le transférer et on voudrait me juger ? qui jugera de ma valeur ? ª II apporta lui-même la réponse à sa question en regardant Gitteridge droit dans les yeux. Ún crétin qui croit probablement qu'acheter une automobile est un bon investissement ? ª
II continua de dévisager d'un air hautain l'avocat qui soutint son regard, essayant d'y lire le moindre signe de folie. Comme Bantry ne baissait pas les yeux, Gitteridge fut obligé de parler. ´ Mes associés, mes clients, ont certains intérêts et besoins financiers.
- Oui, oui, fit Bantry.
- D'ordre très particulier et délicat.
- Naturellement.
- Nous aimerions nous assurer que vous pouvez nous être utile.
- Monsieur, vous êtes le bienvenu et je dirais que vous avez droit a une consultation gratuite. ª
Julia dut aller chercher la bouilloire qui sifflait sur la cuisinière.
Bantry était tellement absorbé dans son propos qu'il avait oublié le thé.
´ Pardon ?
- Donnez-moi un problème à résoudre. Je vous trouverai la solution. ª
Gitteridge fit un geste des mains. Će que vous me 227
proposez là n'est pas facile, à br˚le-pourpoint, comme ça...
- Un problème hypothétique, naturellement.
- Eh bien...
- Allez-y, monsieur, je vous écoute. ª
Un sourire éclaira le visage de Gitteridge qui fit un pas de côté. ´
D'accord. Laissez-moi réfléchir. Supposons, à titre d'hypothèse, qu'un client possède, disons, dix millions de dollars et, toujours à titre d'hypothèse, qu'il ne tienne pas à déclarer l'origine de cet argent. Non que l'argent ait été acquis autrement que par des moyens légaux, mais disons que le client en question préfère garder cette information pour lui.
Dans quel pays ces fonds devraient-ils être déposés si le client songe à un dépôt à court terme ? Conseilleriez-vous les Bahamas, les îles CaÔmans ou la Suisse ?
- Aucun de ceux-là.
- Ah bon ? O˘ alors ?
- Ha ! Vous voyez, vous avez posé la mauvaise question, monsieur.
Maintenant, vous me demandez une seconde consultation gratuite. D'accord, c'est votre jour de chance. Je vais être généreux. En Pologne. ª
L'avocat regarda longuement son interlocuteur qui, malgré son accoutrement, semblait soudain l'essence même de la détermination. Én Pologne ?
- Maintenant, vous vous attendez sans doute à ce que je m'explique.
- Ce serait intéressant.
- L'endroit o˘ l'on peut déposer dix millions de dollars n'a aucune importance. Engagez le premier bouffon venu et il pourra fournir un numéro de compte bancaire secret à votre client. Faire parvenir l'argent à l'un ou l'autre des endroits que vous avez mentionnés ne pose pas de problèmes insurmontables, mais c'est néanmoins embarrassant. Il faut généralement transporter l'argent dans un sac. Un million en coupures de vingt dollars pèse deux cent soixante-quinze kilos. «a pose un problème. Vous 228
créez une société off shore avec une raison sociale polonaise et vous ouvrez un compte bancaire, vous faites transiter les fonds à travers une série de comptes fictifs au nom de la totalité des sociétés dont chacune reçoit une somme modeste - disons un demi-million de dollars tous les deux mois - puis vous fermez ces comptes une fois que l'argent a été versé sur le compte polonais et vous le virez - vous le virez - en Pologne à titre d'aide au développement là-bas. Pendant que vous y êtes, vous investissez dans des entreprises polonaises à un degré moindre. Vous perdrez ou vous gagnerez un peu. C'est sans importance. C'est imparable et l'argent a désormais un pays d'origine, aucune banque ne se pose de questions sur de l'argent en provenance du bloc de l'Est et cet argent est désormais non seulement caché et justifiable, mais il est aussi sans odeur, net, propre, impeccable, blanchi, comme disent les criminels. Il y a évidemment des complications, monsieur ! Mais ne vous attendez pas à ce que je vous livre tous mes secrets. Vous avez eu assez de consultations gratuites pour aujourd'hui. ª
Un silence se fit dans la pièce tandis que tous les yeux, sauf ceux de Julia, fixaient intensément Cari Bantry. Elle jaugea la réaction de Gitteridge. Il ne manifesta rien, bien que son silence trahît le respect. Ét les risques ? demanda-t-il enfin.
- Si c'est la sécurité qui intéresse avant tout votre client, que diriez-
vous de la Banque royale du Canada ? De dépôts à terme ? Si votre client tient à un capital à risque limité tout en profitant de gains réguliers exceptionnels qui puissent compenser à coup s˚r des pertes occasionnelles, dites-lui d'investir là o˘ j'ai été employé.
- Papa, dit calmement Julia, tu veux du thé ? ª Elle lui en tendit une tasse.
Úne tasse de thé, dit Bantry, soudain soumis et de nouveau léthargique.
Une tasse de thé. Une tasse de thé par une journée d'hiver. ª II parlait en s'adres-229
sant à la tasse qu'il tenait à la main sans la porter à ses lèvres. ´
Pourquoi me suis-je levé si tôt ?
- Papa, l'encouragea Julia. Bois. ª
II but une gorgée de son thé sans songer à en offrir à ses visiteurs, sur lesquels il ne leva pas les yeux lorsque Julia les raccompagna dans la pièce de devant.
Śi vous êtes intéressés par ses services, mon père discutera lui-même avec vous les termes d'un contrat. Il nous faudra une avance pour l'habiller correctement, pour le rendre présentable. Il peut installer un bureau ici même, mais nous aurons besoin de téléphones et de lignes supplémentaires, d'un ordinateur, d'un modem, d'un fax, d'une imprimante et de tout le saint-frusquin. Il ne tient pas de dossiers, vous avez pu juger par vous-mêmes qu'il ne fera jamais un témoin fiable devant les tribunaux, vous n'avez donc rien à craindre de ce côté. ª
Jean-Guy l'interrompit. ´ qui dit qu'on a besoin de ce type ?
- Vous, par votre présence ici. Et en envoyant votre avocat. ª Leur petite mise en scène avait si bien marché. Elle espéra que son allégresse, sa joie n'étaient pas trop visibles.
Ńous vous contacterons, mademoiselle Bantry ª, lui dit Gitteridge. Il avait ouvert le placard dans lequel se trouvait son pardessus. Ńous avons vos coordonnées.
- Parfait. ª
Les deux hommes ramassèrent leur attirail et sortirent dans le couloir.
Julia les congédia d'un simple signe de tête, ferma la porte et fila vers la cuisine pour fêter ça. Elle arriva presque en courant à la porte de la cuisine au chambranle de laquelle elle dut se retenir pour freiner son élan. Le Banquier posa un doigt éloquent sur ses lèvres. Il lui signifia d'un regard pressant d'être prudente. Ce geste la fit taire avant qu'elle ne puisse parler. D'un léger hochement de tête, il lui signifia ensuite d'avancer. Elle se pencha pour voir l'endroit qu'il lui indiquait et aperçut
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ce qui lui parut être un appareil d'écoute coincé sous le rebord du vieux meuble de cuisine.
Les Bantry se redressèrent et la fille donna une accolade bourrue à son père. ´ Je pense qu'ils vont t'engager, papa. Tu as été bon, mon petit papa. Je savais que tu y arriverais ! Il faudrait qu'ils soient complètement idiots pour ne pas t'engager.
- «a serait bien, ma chérie. Tu as envie d'une tasse de thé ?
- Oui, papa. Oui ! Je veux bien ! ª
I
Mardi, 13 janvier
Au nord du Mont-Royal, dans le riche quartier en grande partie francophone d'Outremont, Emile Cinq-Mars attendait en compagnie de Bill Mathers dans une voiture banalisée, à six numéros de celle de Walter Kaplonski.
On accédait à sa maison, située en hauteur à distance du trottoir, étroite et semi-détachée, par un raide escalier en ciment étage sur deux niveaux.
Bien qu'elle aurait eu besoin d'être rafraîchie et, tout particulièrement, d'un coup de peinture, l'élégance des trois étages en moellon et en brique, les fenêtres à petits carreaux et l'acajou patiné désignaient clairement le domicile d'un nanti.
´ Belle baraque, fit Mathers.
- Le crime paie. ª Ce jour-là, ils parlaient anglais, comme pour adopter la langue de leur proie.
´ Le crime me donne du travail ª, commenta Mathers.
Cinq-Mars, qui avait bien précisé que lui seul choisirait le moment opportun pour effectuer la descente, avait posté au coin de la rue, dans une voiture de patrouille, un agent en tenue et l'inspecteur Alain Deguire, le coéquipier orphelin d'André Lapierre. Mathers se tassa dans un craquement sur le siège de la voiture et prit le risque d'exprimer ses pensées à
haute voix. Śes enfants sont à l'école. Sa femme est sortie - retrouver un amant, si elle a un brin de jugeote. Nous savons qu'il est chez lui.
qu'il est seul. Moi je dis que c'est le moment.
- O˘ est son avocat ?
- qu'est-ce que ça peut faire ? Kaplonski va être muet comme une carpe et va l'appeler. Il ne se sentira tranquille que lorsqu'il lui aura parlé.
- Il peut toujours essayer, objecta Cinq-Mars. Il n'est pas facile de ne rien dire. ª
Le soleil qui tapait sur le pare-brise les réchauffait.
Le téléphone portable sonna. Cinq-Mars le récupéra et prononça son nom sans rien ajouter. Il éteignit l'appareil et sourit à Mathers. ÍI y a un Dieu, Bill !, déclara-t-il avec un étonnement moqueur. L'avocat de Kaplonski vient de partir pour le tribunal. Gitteridge a un procès - devant juge et jury. Il se peut qu'il ne soit pas joignable d'ici plusieurs heures. ª
Mathers gloussa en hochant la tête et se redressa sur son siège. Émile, Kaplonski a droit à la présence de son avocat. Vous le savez. ª
Cet argument suscita à peine un haussement d'épaules de la part de Cinq-Mars qui appela sur l'émetteur-récepteur pour dire à Deguire de venir les retrouver. Lui et Mathers descendirent de voiture et s'engagèrent dans la rue d'un pas de fl‚neurs, prenant leur temps.
Śi ma mémoire est bonne, on l'a pincé pour vol de voiture et recel, fit remarquer Cinq-Mars. C'est ce dont je crois me souvenir. Maintenant, je l'arrête pour meurtre. C'est une autre paire de manches. Il n'a jamais pris d'avocat pour ça.
- Vous coupez les cheveux en quatre.
- C'est dommage pour lui que son avocat soit au tribunal. Gitteridge aurait pu nous aider à démêler cette histoire de cheveux en quatre, nous donner quelques indications. A moins que tu ne te proposes pour lui servir de conseil juridique ?
- Emile, il ne nous dira rien.
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- Au poste ? Jamais. Kaplonski tient trop à sa peau. Mais le quartier général est loin. qui sait ? On arrivera peut-être à bavarder en route. Un petit discours bien humain, Bill. Il paraît que cela a des effets bénéfiques sur le psychisme. ª
Cinq-Mars s'arrêta au pied de l'escalier et leva les yeux. Le terrain valait cher et était en pente. Des enfants, en glissant sur les fesses, avaient creusé des sillons dans la neige jusqu'au trottoir nu.
´ Vous voulez que je vous dise franchement, Emile ? Nous ne pourrons pas étayer l'accusation de meurtre. Celle de complicité peut-être. On pourra à
la rigueur l'embarquer comme témoin oculaire. Mais pour homicide ? Jamais.
- Je doute moi-même qu'il ait commis le meurtre - mais est-ce que je suis obligé de le lui dire ? Suis mon regard, Bill.
- Une fois n'étant pas coutume, j'aimerais ne pas être mis devant le fait accompli. ª
Cinq-Mars se fendit d'un grand sourire. Ć'est simple comme bonjour, Bill.
Lapierre a caressé Kaplonski dans le sens du poil, il l'a bichonné. Moi, je n'ai pas l'intention de lui passer de la pommade. Je préfère le voir éprouver des démangeaisons. Je veux qu'il ressente un besoin irrésistible de se gratter. ª
La voiture de patrouille freina au pied de l'escalier de la propriété de Kaplonski en montant à demi sur le trottoir et en évitant de justesse une bouche d'incendie. Deguire et l'agent en tenue sautèrent de leur véhicule et, dans la lumière matinale, ils gravirent tous les quatre sans se presser la première volée de marches tandis que les éclats rouge cerise du gyrophare se reflétaient sur les briques. Deguire paraissait irrité. Le rival acharné de son coéquipier l'avait choisi pour cette corvée et cela semblait le rendre soucieux. Il avait le front plus obtus et plus bas que d'habitude. Il paraissait perdu dans de sombres pensées. Au premier palier, Cinq-Mars leur fit signe, à lui et à l'agent en tenue, de contourner la 234
maison par l'arrière à travers la neige tandis que lui et Mathers continuaient par l'escalier.
´ Pourquoi donc Deguire est-il ici ? demanda tranquillement Mathers.
- Pour aucune raison particulière.
- Vous voudriez que je croie ça ? ª Cinq-Mars opina du menton. Ć'est un test.
- Vous nous testez tous, n'est-ce pas, Emile ? ª Cinq-Mars retira son revolver de son étui, le mit
dans sa poche et sonna de sa main libre. Á l'est d'Aldgate, recommanda-t-il.
- L'est, l'ouest, le nord, le sud, moi ça m'est égal. qui sait de quoi vous parlez ? ª II fut toutefois assez avisé pour sortir son arme et mettre en évidence l'insigne d'inspecteur qu'il portait à la ceinture.
´ Je voulais te demander, Bill. Vous avez des projets pour ce week-end, ta femme et toi ? ª
Mathers haussa les épaules. Ńon. Pourquoi ?
- Venez dîner à la campagne samedi soir. ª
La porte du vestibule s'ouvrit à l'intérieur de la maison. ´ Vous plaisantez.
- Pourquoi est-ce que je plaisanterais ? Nos femmes pourraient faire connaissance. J'aimerais te montrer la ferme. ª
Kaplonski, enveloppé dans une robe de chambre et fumant le cigare, leur ouvrit. Il retira d'un geste sec le cigare de sa bouche afin de donner plus d'efficacité à son sourire méprisant. ´ qu'est-ce que c'est que ça ? ª
Cinq-Mars ne fit pas attention à lui et s'adressa à son coéquipier : ´
qu'est-ce que tu en dis ? ª
Mathers bredouilla. Ćertainement. Merci. Avec plaisir.
- Vers dix-neuf heures, ça te va ?
- Parfait. ª II ne comprenait absolument pas que son coéquipier ait choisi ce moment pour lui adresser cette invitation.
Cinq-Mars, se retournant, demanda : ´ Monsieur Walter Kaplonski ?
- Tête de noud, vous me connaissez.
235
JL
- Police.
- Je sais qui vous êtes, espèce de torche-cul. Vous avez un mandat ?
- Monsieur, je vous mets en état d'arrestation pour le meurtre de Hagop Artinian. ª
Kaplonski fut ébranlé. Il blêmit. ´ Puis-je entrer ?
- Pourquoi faire ?
- Pour que vous puissiez vous changer, monsieur. Autrement, nous serons obligés de vous emmener au poste dans cette tenue. ª
Kaplonski jeta un coup d'oil sur ses jambes nues sous sa robe de chambre. Éspèce de bite molle, fit-il d'une voix furieuse en relevant les yeux.
- Merci de l'invitation. ª Les deux policiers le suivirent à l'intérieur et ils n'avaient pas fait trois mètres que Kaplonski avait déjà la main sur un téléphone. Cinq-Mars s'avança et appuya sur le commutateur pour interdire la communication. ´ Pas de coups de fil.
- Eh, dites donc ! J'ai le droit de parler à mon avocat !
- Bien s˚r. ª Cinq-Mars lui enleva le combiné. ´ Votre avocat est au tribunal, je ne fais que vous économiser de la salive. Vous téléphonerez du poste.
- Connard, marmonna Kaplonski.
- Otez ce cigare de votre bouche, monsieur. ª Kaplonski explosa et laissa entendre à Cinq-Mars
qu'il e˚t préféré avoir des relations charnelles avec des truies et des chèvres.
´ Je n'en doute pas, mais chaque chose en son temps. Pour l'instant, ôtez ce fichu cigare de votre bouche. ª
Kaplonski adressa un regard assassin à Mathers qui, le pistolet au côté, bien en évidence, se contenta d'un grand sourire. Aspirant une dernière bouffée avec un air méprisant, le prisonnier écrasa le cigare dans un cendrier sur la table du téléphone et reporta un oil furibond sur Cinq-Mars.
Ć'est hors de question. ª
236
Malgré l'interdit ainsi énoncé à l'encontre du cigare, Kaplonski parut partagé sur le parti à prendre. Il pesa soigneusement les possibilités qui s'offraient à lui et choisit de souffler sa fumée loin du visage de l'inspecteur.
Ó˘ sont vos vêtements ? demanda Mathers.
- Allez vous faire voir.
- O˘ sont-ils ? ª Fourrant son insigne d'inspecteur sous le nez de Kaplonski, il lui en colla l'extrémité sur les narines en appuyant.
Én haut.
- Alors allons-y. ª
En montant, Mathers essuya son insigne sur l'épaule de la robe de chambre de Kaplonski.
Le coup frappé à sa porte résonna comme une détonation de revolver dans la tête d'Okinder Boyle, étendu en boule sur un lit défait. ´ qui est là ?
Mais qu'est-ce que vous voulez ? ª
Une voix de femme jeune répondit : ´ Je cherche M. Boyle.
- «a peut attendre ? Je ne suis pas encore levé.
- C'est important. Il faut que je parle à M. Boyle. ª
Le seul fait de balancer les deux pieds du matelas sur le plancher lui fit tourner la tête comme un gyroscope déréglé. Hébété, il réussit à grand-peine à se mettre debout et à nouer le cordon de sa robe de chambre. Étes-vous huissier, passez-vous pour le loyer, pour une facture impayée, travaillez-vous pour un ministère quelconque ? ª
Le silence l'intrigua, comme si la visiteuse avait besoin de quelques instants pour réfléchir à sa réponse. ´ Rien de tout cela. Il faut que je vous parle de toute urgence, monsieur Boyle. Je ne suis pas à cinq minutes près. ª
Urgent. Le besoin qu'elle avait de lui parler était passé d'important à
urgent. Boyle s'habilla à la h‚te et s'efforça de discipliner ses mèches rebelles du
237
matin. Il s'apprêtait à ouvrir à sa visiteuse lorsqu'il songea qu'il serait peut-être prudent de se brosser les dents et de se gargariser avec un rince-bouche, ne serait-ce que pour huiler sa langue desséchée par une misérable gueule de bois.
Il vérifia une nouvelle fois son apparence dans le miroir. La vie est dure, puis on meurt. Il était l'artisan de sa propre infortune. Il n'arrivait tout simplement pas à trouver de bons sujets de reportage durant la journée. Les gens intéressants sortaient la nuit et il fréquentait les endroits o˘ ils se tenaient. Il comprenait pourquoi tant de ses collègues plus ‚gés au journal étaient des ivrognes. Il était bien décidé à ne pas suivre leur exemple, convaincu de n'avoir rien du véritable alcoolique.
Enfin prêt, il ouvrit la porte toute grande.
Devant lui, se tenait une jeune femme blonde, vêtue avec recherche, séduisante et sérieuse, aux traits délicats, avec une grande bouche et de petits yeux verts.
´ Monsieur Boyle ? Okinder Boyle, le journaliste ?
- L'ombre de lui-même. ª II s'appuya au chambranle pour se soutenir.
´ Je m'appelle Heather Bantry.
- qui?
- Vous avez écrit un article sur mon père, Cari Bantry. Vous disiez qu'il vivait dans un tunnel.
- J'ai écrit un reportage sur Cari Bantry...
- Le Banquier, comme vous l'avez appelé.
- En effet.
- J'ai lu votre article il y a quinze jours. Un ami me l'a envoyé. Ma mère et moi vivons maintenant à Seattle, mais j'étudie à Vancouver. Comme je devais venir à Montréal avec l'équipe de débats de l'université, j'ai attendu jusqu'à présent pour vous contacter.
- Je sais qui est Heather Bantry, lui dit Okinder Boyle.
- Je vous demande pardon ?
- Je l'ai rencontrée. Je connais la fille de Cari Bantry.
238
- Monsieur Boyle, je regrette. Je suis Heather Bantry. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je suis la fille unique de Cari Bantry. ª
II laissa son oil accusateur le fixer encore quelques instants et jugea que l'inflexibilité de son regard l'obligeait à être poli. Éntrez une minute.
Nous en parlerons à l'intérieur. ª
La nuit avait été agitée, ce qui se voyait au désordre de la pièce. Boyle retira un slip du fauteuil qu'il offrit à sa visiteuse, ramassa des vêtements sur le bureau et par terre. Il jeta en tas sur le lit une partie des objets qui traînaient et choisit de ne pas faire attention au reste.
´ Monsieur Boyle...
- Appelez-moi Okinder.
- ... mon père ne vit pas dans un tunnel.
- C'est effectivement peu fréquent, mais cependant...
- Pourquoi avez-vous écrit cette pure conne-rie ? ª
II était temps de s'asseoir et d'être attentif. La jeune femme ne dissimulait plus sa fureur et elle était manifestement prête à en découdre.
´ Je dois vous dire que j'ai eu une dure nuit. Vous m'avez pris par surprise. ª II lui sourit benoîtement de son air le plus contrit.
´ Je m'en fous. ª Elle était assise droite comme une épingle sur son fauteuil de bureau pivotant. ´ Vous avez mis ma famille dans une situation embarrassante et lui avez fait du mal. Nous avons souffert de la maladie de mon père puis vous vous amenez et vous l'exploitez. Vous enjolivez ce qu'il a vécu. Vous prenez une parcelle de vérité et vous en concoctez des mensonges ridicules. Mais pour qui vous prenez-vous ?
- Attendez. Une minute. Je ne sais pas qui vous êtes vous-même ?
- Je m'appelle Heather Bantry.
- Je connais Heather Bantry. Je l'ai rencontrée ! ª En deux temps trois mouvements, la jeune femme
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bondit sur ses pieds et se mit à fouiller dans les poches de son manteau.
Elle en tira un portefeuille et étala sur le bureau diverses pièces d'identité, plusieurs accompagnées d'une photo.
ÍI n'y a qu'une Heather Bantry dont le père s'appelle Cari et était banquier dans cette ville, et c'est moi. Je ne sais pas ce que vous essayez de fabriquer mais laissez-moi vous dire que, s'il y a un moyen de vous poursuivre en justice, je le ferai. Vous n'allez pas vous en tirer avec ces conneries. ª
Elle se dirigea vers la porte, tenant toujours à la main ses pièces d'identité.
Árrêtez ª, lui dit-il d'un ton pressant.
Elle ouvrit la porte.
´ Heather ! ª cria-t-il. Elle marqua un temps d'arrêt et se retourna, une main sur la porte. ´ Hé, écoutez, je suis confus. Si j'ai commis une erreur, c'était par ignorance. Je vous en prie. Restez une minute. Aidez-moi à y comprendre quelque chose. ª La jeune femme n'hésita qu'un bref instant avant de revenir dans la pièce d'un pas méfiant.
Elle remit ses papiers dans son portefeuille. ´ Pourquoi avez-vous écrit que mon père vivait dans un tunnel ? ª
Boyle était impressionné par sa colère froide. Il ne percevait aucune ruse dans son attitude. ´ Dites-moi, mademoiselle Bantry - Heather - comment m'avez-vous trouvé ?
- J'ai essayé de vous joindre à votre journal. On m'a dit que vous étiez rarement à votre bureau et qu'on ne donnait pas les adresses personnelles.
Je me suis renseignée un peu partout et personne n'a pu m'aider. J'ai alors appris que vous travailliez pour un autre journal, pour ce torchon alternatif ? Là, on n'a eu aucun scrupule à me renier votre adresse. ª
Une meilleure histoire, jugea Boyle, que celle de la première Heather Bantry, qui s'était contentée d'y aller au pif et de se laisser guider par des inconnus rencontrés dans la rue. ´ Heather, qu'est-ce qui vous 240
permet de penser que votre père ne vit pas dans un tunnel ? quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
- Hier. Je viens le voir de temps à autre. Il habite en dehors de la ville. Il est dans une maison de retraite sur la rive sud. ª
II se cala sur son siège pour digérer la nouvelle. Il allait avoir besoin d'aide, de conseils. Si sa visiteuse s'avérait être celle qu'elle prétendait, il avait peut-être commis une grave faute de déontologie. Il devrait faire amende honorable et risquait de se retrouver publiquement en situation délicate. Mais un autre souci retenait pour l'heure son attention. Si on l'avait leurré, la question était de savoir pourquoi. qui avait prétendu être le Cari Bantry vivant dans un tunnel ? Et pourquoi ?
qui était cette femme qui s'était fait passer pour Heather Bantry ?
´ qui paie pour cette maison de retraite ?
- Son ancien employeur, la banque pour laquelle il travaillait. ª
II y avait là une contradiction, car les banquiers qu'il avait consultés pour vérifier la première histoire n'avaient pas fait état d'une telle aide apportée à Cari Bantry. Pourtant, ni la conviction de sa visiteuse ni son identité ne pouvaient être aisément exclues.
´ Mademoiselle Bantry, avez-vous des coordonnées o˘ l'on puisse vous joindre ? ª
Elle en avait. Elle était descendue tout près, à Westmount. La première Heather Bantry avait trouvé un prétexte pour ne pas laisser d'adresse. Elle avait promis de donner de ses nouvelles mais ne l'avait pas fait.
Śi ce que vous dites est vrai, on m'a leurré. Je publierai mes excuses dans le journal, je me laisserai lapider, je sauterai du pont Jacques-Cartier, à votre guise. quant à me poursuivre, eh bien... Regardez autour de vous. Il n'y a pas grand-chose à attendre de ce côté. Pour ce qui est de poursuivre le journal, cela signifie se battre avec des avocats qui gagnent de tels procès tous les jours. Si vous pouvez 241
me laisser un peu de temps, me donner un peu de latitude, je vous ferai signe. ª
Adoucie, la jeune femme griffonna ses coordonnées à Vancouver et à
Montréal, et lui donna l'adresse de son père. Après l'avoir reconduite sur le palier, Okinder Boyle rentra dans l'espace confiné et lugubre de sa chambre. ´ Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? murmura-t-il à
voix haute. qu'est-ce que c'est, bon Dieu, que cette histoire ? ª
Kaplonski réapparut dans l'escalier, habillé, menottes aux mains et l'air sombre. L'agent en tenue le guidait par le coude et Mathers venait derrière. Lorsque celui-ci arriva sur la dernière marche, Cinq-Mars se dirigea d'un pas nonchalant vers la porte d'entrée, les mains dans les poches, faisant sautiller sa petite monnaie. Il écarta le rideau en dentelle pour jeter un coup d'oil dehors. quelques badauds, attirés par la voiture de patrouille, s'étaient attroupés. Se retournant, l'inspecteur regarda son prisonnier.
Éspèce d'ordure, dit Kaplonski.
- Surveillez vos propos, le prévint Cinq-Mars. Tout se passera mieux pour vous si je suis de bon poil. Je pourrais autrement ne pas vous faire de faveurs.
- quoi ?
- Il y a du monde dans la rue. Je parie que vos voisins vous considèrent comme un homme respectable. H y a probablement des jeunes filles du quartier qui gardent vos enfants. Or nous pouvons vous faire descendre ces escaliers menottes aux mains, monsieur Kaplonski, détruire leurs illusions à votre sujet, ou protéger votre image publique. ª
Kaplonski regarda Cinq-Mars. Ćomment ?
- Deguire, ordonna Cinq-Mars. Vous et votre collègue en uniforme, éloignez la voiture de patrouille. Tout droit. A deux coins de rue. Pas de sirène, pas de gyrophare. Attendez-nous là. ª
242
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Deguire hésita, son front massif barré d'une ride soucieuse, puis s'en alla avec l'agent en tenue.
Ńous allons laisser à cet attroupement le temps de se disperser, expliqua Cinq-Mars. Je vous retirerai les menottes avant de partir. Vous êtes sans doute trop gros pour vous enfuir.
- que voulez-vous de moi ? demanda Walter Kaplonski, visiblement impatient.
- que vous vous teniez tranquille et vous taisiez. J'ai mal à la tête. Ne me compliquez pas les choses. ª
Le prisonnier, qui n'arrivait toujours pas à croire à sa bonne fortune, resta bien droit, au garde-à-vous, les mains menottées devant lui. Au bout de cinq minutes, Mathers jeta un oil à la fenêtre et indiqua d'un signe de tête que les curieux s'étaient dispersés. Cinq-Mars défit les menottes et Kaplonski se frotta les poignets.
Ńous allons maintenant sortir, lui annonça Cinq-Mars. Mettez votre manteau. Fouille d'abord les poches, Bill. ª
Mathers sortit le premier en regardant à droite et à gauche. Après avoir fait signe que la voie était libre, il s'engagea devant et Cinq-Mars ouvrit la porte à son captif. Ils descendirent les marches et allèrent en tandem sur le trottoir en direction de la voiture.
´ Pourquoi faites-vous ça pour moi ?
- «a me regarde, monsieur Kaplonski. Je vais vous dire quelque chose. Je pense que vous ne vous doutez pas de ce que je suis réellement en train de faire pour vous. ª
Ils continuèrent à marcher.
´ que voulez-vous dire par là ? demanda Kaplonski.
- Je fais mon boulot. Aujourd'hui, mon boulot, c'est de vous arrêter. Mais quand vos amis apprendront sous quel motif d'inculpation, je ne donnerai pas cher de votre peau. ª
Ils parvinrent à la voiture et Kaplonski se glissa à l'arrière. Cinq-Mars contourna le véhicule et surprit les deux autres en montant lui aussi à
l'arrière.
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Mathers, désarçonné, s'installa au volant et mit le contact. ´ Tout droit ?
demanda-t-il. On prend Deguire en passant ? ª Cette arrestation s'était accompagnée d'assez de bizarreries qu'il ne tenait plus rien pour acquis, surtout pas ce qui paraissait aller de soi.
Áppelle-le d'abord sur la radio. Dis-lui de nous suivre quand nous passerons à sa hauteur. Dis-lui d'ouvrir l'oil. Dis-lui de noter par écrit tout ce qu'il voit. Si Kaplonski reçoit une balle dans la tête, dis-lui de noter tous les détails.
- quoi ? demanda Kaplonski.
- Si Kaplonski se fait buter, dis-lui d'écrire tout ce qu'il voit. C'est pour votre propre protection, assura Cinq-Mars à son passager. Je ne parie pas sur vos chances de faire de vieux os. Si on vous descend, je ne tiens pas à ce qu'on dise que j'y étais pour quelque chose. C'est pour cette raison que vous n'avez pas de menottes. Au cas o˘ vous seriez obligé
de fuir. ª
Mathers obéit aux instructions et démarra. ´ Je n'ai rien à vous dire, déclara Kaplonski.
- Alors que je viens de vous rendre un grand service ?
- Nous n'avions rien convenu.
- «a, je vous l'accorde, Kaplonski. Au moins vous ne me dites pas que je pue de la bouche et vous ne me traitez pas de tous ces noms d'oiseaux. Si je suis poli avec vous, je crois que vous le serez avec moi. N'est-ce pas naturel, monsieur ?
- Bien s˚r. Pourquoi pas ? ª
Cinq-Mars esquissa un sourire qui éveilla la curiosité de son prisonnier.
´ Pourquoi souriez-vous ? ª
Cinq-Mars continua à sourire. La voiture de Deguire suivait le train derrière la leur. Ils s'arrêtèrent à un feu rouge. On entrait dans la zone commerçante du quartier. Il y avait une banque et une pharmacie sur deux des coins et de petites épiceries concurrentes sur les deux autres. ´ Vers l'ouest, Bill.
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Prends la voie rapide. J'étais en train de m'interroger, ajouta Cinq-Mars à
l'adresse de Kaplonski.
- Sur quoi ?
- Sur ce que vous savez. ª
Kaplonski sourit à son tour. ´ Je ne sais rien.
- Peut-être aimeriez-vous formuler ça autrement, monsieur. Réfléchissez. ª
Kaplonski confirma son affirmation. ´ Je ne sais rien de particulier, c'est tout.
- Comment se fait-il que vous ayez droit à un avocat de la Mafia ? ª
II branla la tête à gauche et à droite. Sa respiration était rauque, comme si l'inquiétude lui irritait la trachée. Ć'est mon avocat, c'est tout.
- Vous êtes quelqu'un d'important ? ª Kaplonski hocha la tête. ´ Je ne vous parle pas.
- Bien s˚r, convint Cinq-Mars. Personne ne dit le contraire. Hé, Bill, astu entendu Kaplonski me parler ?
- Je regrette. ª Mathers se tapota une oreille. ´ Je suis sourdingue.
- Vous voyez ? Vous ne me parlez pas et je vous crois. Espérons que vos amis vous croiront. «a, c'est une autre paire de manches, mais je suis ici et je vous crois. ª
Kaplonski demeura silencieux tout en regardant Cinq-Mars, espérant que celui-ci continuerait.
´ que diriez-vous si nous passions un marché, vous et moi ? ª
Le prisonnier hocha la tête. ´ Pas question.
- Vous ne savez pas encore de quoi il s'agit. C'est simple. Je parlerai, vous écouterez. qu'en dites-vous ? Vous refusez de me parler ? Parfait. Ne me parlez pas. Je vous demande seulement de bien ouvrir vos oreilles d'ici à ce qu'on arrive au quartier général. Vous y voyez une objection ? ª
Kaplonski hocha la tête mais porta d'abord la main à sa bouche pour tousser.
´ Bien. Voici comment je vois les choses. Vous dirigez un trafic de voitures volées. Non, attendez. Je ne
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voudrais pas vous offenser, monsieur. On a découvert des voitures volées dans votre garage, monsieur. qu'en dites-vous ? C'est honnête. Je ne vous accuse de rien, je me contente d'exposer les faits tels qu'ils sont connus.
D'accord, comme ça, en un clin d'oil, vous dégottez un brillant avocat des Hell's Angels pour assurer votre défense. Mais pourquoi ? Je ne peux que m'interroger. Comment se fait-il que la Mafia s'intéresse à vous ? Vous n'êtes pas italien. Vous n'êtes pas membre des Angels, n'est-ce pas ? Je ne vois pas de tatouages. Vous ne roulez pas en Har-ley. Peut-être contribuez-vous à leurs entreprises, peut-être êtes-vous un rouage de leur engrenage, qui sait ? Ce que je sais, c'est que je m'intéresse davantage à vos fréquentations que vous. ª
Kaplonski se tourna pour lui faire face mais Cinq-Mars regardait déjà
ailleurs.
Íls vont maintenant vous défendre contre une accusation de vol de voiture qualifié. Il se pourrait même qu'ils vous soutiennent si vous étiez inculpé
de meurtre. Mais la question demeure - pourquoi donc ? Vous savez s˚rement quelque chose. Ils ne vous protègent pas pour vos beaux yeux. Ils se fichent comme de leur première chemise que vous tombiez pour homicide volontaire. que savez-vous, monsieur ? Pourquoi vous accorde-t-on une telle importance ? ª
Kaplonski avait reporté son attention sur l'animation de la rue.
´ J'espère seulement que vous n'en savez pas trop ª, ajouta Cinq-Mars.
Kaplonski ne réagissant pas, Mathers posa la question à sa place. ´ que voulez-vous dire, Emile ?
- C'est comme ça, Bill. S'il en sait trop, ils vont lui faire la peau.
C'est le sort qu'ils réservent à tous ceux qui touchent de trop près à
leurs affaires. Si j'étais vous, Kaplonski, j'aurais peur qu'ils me donnent un avocat pour s'assurer de mon silence. A la moindre tentation de se mettre à table
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- babang ! A votre place, le matin, je ferais démarrer ma voiture par quelqu'un d'autre.
- Vous êtes en train de dire, l'interrompit Mathers, que la Mafia et les Angels feront comme s'ils étaient de son côté, qu'ils mettront leur avocat à contribution pour donner le change, pour que celui-ci les renseigne, mais qu'ils ne se casseront vraiment pas pour lui. Ils pourraient même être ravis de voir M. Kaplonski se faire hacher menu.
- Tu n'as peut-être pas tort sur ce point, Bill. Tu es peut-être sur la bonne piste. Il s'entêtera à faire des manières, à refuser de parler à
quiconque, convaincu d'avoir ce grand avocat, puis soudain
- woush ! - terminé. En un clin d'oil, il se retrouvera Gros-Jean comme devant.
- Arrêtez votre numéro, vous deux, dit Kaplonski.
- quoi ?
- Vous pensez m'avoir à l'usure ? Ne me faites pas rire. On dirait des boy-scouts. Des petites Guides. Vous devriez porter leurs uniformes.
- Là, je ne comprends pas, monsieur Kaplonski. quelque chose m'échappe.
qu'est-ce que c'est que ces sarcasmes ? Nous sommes là en train de deviser agréablement, en train d'examiner la situation telle qu'elle nous apparaît, et vous vous mettez à lancer des piques. Monsieur, je pense que vous avez un sérieux problème. Je crois que vous êtes incorrigible. Vous savez, poursuivit l'inspecteur d'un ton méditatif, c'est dommage pour ces flics qui faisaient réparer leur voiture à l'oil dans votre garage.
- C'est tout naturel. Je ne vois rien de mal là-dedans. Moi, j'aime rendre service aux fonctionnaires. ª
Cinq-Mars gloussa en conséquence. ´ Tu entends ça, Bill ? Un philanthrope.
Une bonne ‚me. J'ai été surpris que le nom de Lapierre figure sur cette liste, pas toi, Bill ? «a m'a déçu. J'avais toujours pensé que c'était un flic honnête. Lorsqu'il vous a interrogé, monsieur, il s'est sans doute souvenu des services
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que vous lui aviez rendus dans le passé. Votre avocat devait compter là-dessus. ª
Kaplonski regardait fixement devant lui.
Cinq-Mars fit de la tête un geste brusque vers l'arrière. ´ Le type dans la voiture derrière nous était son coéquipier. Croyez-vous qu'il soit ripou lui aussi ? ª
Kaplonski demeura indifférent.
Óuais, je l'ignore moi aussi. Je mettrais ma main au feu que Lapierre et lui n'ont pas de secrets l'un pour l'autre. qui sait ce qu'il lui raconte ?
«a vous préoccupe ?
- Rien à foutre.
- Moi non plus. Ce serait intéressant à savoir cependant, vous ne trouvez pas ? S'il dit à des gens pas comme il faut que nous nous sommes entretenus sur le siège arrière d'une voiture, que nous avions l'air de bien nous entendre, qu'est-ce que les gens pas comme il faut en penseront, à votre avis ? ª
Le prisonnier se retourna pour regarder la voiture de patrouille avant de reporter son attention sur Cinq-Mars. ´ De quoi parlez-vous ? Vous m'arrêtez. C'est tout. Je ne vous ai pas parlé. Je n'ai rien dit.
- Ce serait vrai si ce n'était deux ou trois petites choses, Walter. «a ne vous ennuie pas que je vous appelle Walter, n'est-ce pas ? Vous pouvez m'appeler Emile. Vous m'avez beaucoup parlé ce matin, le type qui est derrière nous n'en doute pas une seconde. En plus, j'ai décidé que vous ne méritiez pas que je vous arrête.
- quoi ?
- Comme le disait tout à l'heure mon coéquipier, je n'ai pas assez de preuves pour vous coller une accusation de meurtre. Même si c'était vous qui étiez costumé en père NoÎl... ª
Kaplonski se tourna vivement pour lui faire face.
´... Ah, vous ne saviez pas que je le savais ? Maintenant vous le savez.
Même si je sais pertinemment que vous étiez mêlé à tout cela, que vous avez loué les costumes de Père NoÎl, que vous les avez payés 248
quand vous n'avez pas pu les rapporter, que vous êtes entré dans le meublé
avant moi, même si je sais tout cela, je vais vous laisser partir.
- De quoi parle-t-il ? demanda Kaplonski à Mathers.
- Pour moi c'est assez clair, répondit celui-ci.
- Monsieur, c'est simple, expliqua Cinq-Mars. Ouvrez bien vos oreilles.
C'est important. Vous devez espérer trois choses. Vous devez espérer qu'aucun des deux flics derrière nous ne soit un ripou. Je ne parierais pas trop là-dessus. Et s'ils sont au-dessus de tout soupçon, vous devez espérer qu'ils n'iront pas raconter partout au poste ce qui s'est passé
aujourd'hui, parce qu'un flic corrompu pourrait interpréter la chose dans le mauvais sens. Troisièmement, quoi que vous sachiez au sujet des Angels, vous avez intérêt à espérer que ce ne soit pas trop important. Si ça l'est et qu'on les mette au courant de cette conversation amicale, je vous souhaite bonne chance, Walter, parce que vous allez en avoir besoin.
Maintenant, monsieur, vous pouvez disposer. Arrête-toi, Bill.
- Attendez.
- Je regrette, Walter. Je suis pris ailleurs et j'ai des gens à voir.
Descendez de ma voiture. Et laissez-moi, monsieur, vous adresser une mise en garde. Ne traitez plus jamais mon collègue de con. Moi seul suis autorisé à l'appeler ainsi. A propos, pourquoi pensez-vous que les durs vous ont mis en scène dans ce costume de Père NoÎl ? Pourquoi, à votre avis, avez-vous loué les costumes de Père NoÎl sous votre propre nom ?
C'est vraiment trop bête. D'une bêtise incroyable. Ce qui me fait penser qu'ils vous ont piégé sur toute la ligne. Y avez-vous réfléchi ? J'y réfléchirais à votre place. Avez-vous pensé à tout, Kaplonski ? Ou n'êtes-
vous qu'un homme d'action ? Pour quelle raison, à votre avis, vous a-t-on fait signer le registre avec Hagop Artinian à l'entrée du port, accolant ainsi vos deux noms à l'heure de sa mort ? Vous ignoriez que je le savais ?
Vous savez
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quoi, passez-moi un coup de fil si vous trouvez quelque chose d'important à
dire ou, qui sait, si vous avez soudainement l'impression que vous méritiez que je vous arrête. En attendant, Walter, fichez le camp. ª
Ces paroles cinglantes furent prononcées avec le sourire et Cinq-Mars, descendant de voiture avec Kaplonski, s'étira en arrière, les mains sur les reins et b‚illa. Il tapota le prisonnier libéré sur l'épaule et monta sur le siège avant. ´ Démarre, dit-il en français à Mathers. Vite. ª
Le jeune inspecteur partit sur les chapeaux de roues. Les occupants de la voiture de patrouille qui venait derrière les suivirent avant de comprendre que le prisonnier avait été remis en liberté et ne s'éloignèrent de leur côté que lorsque Cinq-Mars les eut appelés sur la radio pour leur en donner l'ordre.
Étonnant, dit Mathers.
- Dieu bénisse Walter Kaplonski.
- Alors vous croyez que Deguire est un ripou ?
- Je n'en ai pas la moindre idée, reconnut l'aîné des deux inspecteurs. On verra bien. ª
Arrivé en retard à son rendez-vous nocturne, Cinq-Mars était perplexe. Le restaurant était quelconque, aux limites du bouge, vivement éclairé et, à
dix-neuf heures, presque désert. Des bouteilles réfléchissaient la lumière sur le comptoir surmonté d'un miroir. Il y avait sous des cloches transparentes d'épais g‚teaux au fromage recouverts d'un glaçage aux framboises, des préparations sans saveur pour lesquelles il avait un petit faible. Lorsque la serveuse s'approcha de leur table, il commanda seulement un café, se tapotant le ventre tandis que Lapierre partait d'un petit rire complice.
Álors, André, commença Cinq-Mars, bien que ce f˚t son interlocuteur qui avait organisé ce rendez-vous, comment se passent tes vacances ?
- Tu es tordant. ª Deux minces sparadraps recou-250
vraient des coupures qu'il s'était faites en se rasant à la pomme d'Adam, qu'il avait particulièrement protubérante. Il était p‚le, comme si sa haute taille était un handicap dans l'épreuve et que son cour e˚t du mal à pomper le sang jusqu'à ses extrémités. Cinq-Mars préféra ne pas penser à ce qui arriverait à Lapierre s'il tombait vraiment malade. Il avait épaissi à la taille mais n'avait plus ailleurs que la peau et les os. S'il perdait encore du poids, il serait squelettique.
´ Tu aurais d˚ payer tes réparations, André.
- Emile, tu es vraiment un saint. quand tu mourras, on b‚tira en ton honneur un mausolée aussi grand que l'Oratoire Saint-Joseph. Les pénitents grimperont les marches à genoux pour jeter un coup d'oil sur ton cour. ª II alluma une cigarette.
Éxact. Durant la semaine de bizutage, des étudiants le voleront et le cacheront dans leur dortoir. quoi de neuf à part ça ? On ne peut pas échapper au monde du crime, André. C'est pour cette raison que je paie mes réparations de voiture. Pour prendre un peu de distance avec la canaille.
- Ce n'est pas ce que tu crois ª, dit tranquillement Lapierre. Il avait le regard absent et Cinq-Mars remarqua pour la première fois que sa paupière inférieure droite tremblait légèrement. Il se demanda si des tics se développaient aussi chez lui lorsque les nuits étaient longues et qu'il avait mal aux os.
Ón dirait. De quoi s'agit-il, André ?
- Emile, tu passes tes journées assis sur ta chaise. Des indics te téléphonent. Tu procèdes à des arrestations. Nous autres, nous devons travailler pour gagner notre vie. ª II tira une longue et profonde bouffée de sa cigarette.
´ Je ne me la suis pas toujours coulé aussi douce, lui rétorqua Cinq-Mars.
- En effet. Tu te remuais le cul, tout comme moi. Tu étais un flic honnête. Je t'admirais. Tu veux que je te dise quelque chose ? Je suis un flic aussi honnête que toi, plus peut-être. ª Lorsqu'il ne portait pas 251
de veston, les os de ses épaules pointaient sous sa chemise.
´ Tu l'étais, jusqu'à ce que l'on te répare ta voiture gratuitement.
- «a fait de moi un ripou ? ª
Cinq-Mars haussa un sourcil, comme pour laisser entendre qu'il n'était pas prêt à aller jusque-là. Ún flic stupide. ª
Lapierre asséna un violent coup de jointures sur la table. ´ Je travaille pour mes arrestations. Je ne reste pas assis sur mon cul pendant que les assassins viennent cogner à ma porte pour me supplier de les arrêter. Les criminels que je connais essaient de m'échapper, ils se cachent. Sauf que toi, tout te sourit. Moi, je travaille dans les bas-fonds. Je bois dans les bars, j'emmène mes copines dans des hôtels de passe. Tu es déjà entré dans un de ces endroits ? Je n'ai jamais effectué une arrestation en allant à la messe, Emile. Je vis là o˘ se tiennent les criminels. Je vais à la même église qu'eux. Je les fréquente, je m'encanaille. Le boulot, c'est ça. ª
Cinq-Mars opina du menton pour montrer qu'il appréciait la position de son collègue à sa juste valeur. ´ Voilà une philosophie qui peut excuser plusieurs péchés, André.
-- II ne s'agit pas de péchés, Emile ª, le corrigea Lapierre. Il avait la m
‚choire tremblante et s'efforçait de refréner la passion qui couvait sous sa réaction. ÍI s'agit de crimes, et pour moi cela signifie la Criminelle. que je fasse réparer ma voiture dans un garage fréquenté
parfois par des assassins ne nuit pas à mes chances d'en arrêter.
- Es-tu en train de me dire que...
- Je suis en train de te dire ce qu'il en est.
- Tu as donc fait réparer ta voiture gratuitement...
- ... afin de pouvoir évoluer dans certains milieux. Afin d'être vu au garage. Afin que l'on ne me prenne pas pour un cure ton de flic comme toi.
J'ai besoin de tuyaux. De renseignements. J'ai besoin de 252
croiser les gens capables de me fournir les uns et les autres. ª
Cinq-Mars porta sa tasse fumante à ses lèvres. Ć'est un bon argument, André. Si j'étais toi, je le ressortirais devant la commission disciplinaire. «a pourrait marcher.
- Je sais que je ne peux pas te convaincre, Emile. On se ressemble, toi et moi, en ce sens-là. On ne nous en raconte plus. Tu es comme moi, seuls les faits t'intéressent.
- Tes affaires ne s'arrangent pas, André ª, lui rappela Cinq-Mars.
Lapierre comprit. Ćéline, qui travaille au traitement des données. Je ne savais pas qu'elle était mêlée à ça, Emile. Tu ne me crois pas, mais je le dis quand même. Bien s˚r que je l'ai baisée, je suis un homme, pas un prêtre. Je l'ai baisée et j'ai pris mon pied en plus. Tremblay me dit que c'est elle qui codait les entrées informatiques, que c'est elle qui a effacé les fichiers des voitures volées. C'était elle. Ce n'était pas moi.
Je ne sais rien de toute cette histoire. Rien, Emile.
- Ton enquête sur l'affaire Artinian a été b‚clée.
- J'avais la grippe !
- C'est ce que tu dis. Mais tu ne t'es pas fait porter malade. Tu étais de garde la veille de NoÎl. Tu n'étais donc pas si malade que ça ?
- Tabarouette ! Je commençais à avoir la grippe. Maudit c‚lisse ! Tu sais ce que c'est, Emile. Tu es de garde un jour férié, tu crois passer une nuit pépère. Pourquoi s'entre-tuerait-on la veille de NoÎl, tabar-nouche ? Il vaut mieux être malade quand on est de service et garder ses jours de congé
pour quand on est en bonne santé. Ne me dis pas que tu n'as jamais fait ça.
Tu es un saint mais ne me dis pas que tu es ridicule. Je me suis dit que je m'en tirerais cette nuit-là et que comme ça je ne risquais rien pour le Jour de l'An. Si j'avais téléphoné pour me faire porter malade, j'étais bon pour être de service au Jour de l'An et tu sais quelle corvée de merde c'est. De toute
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façon, Emile, je n'ai pas d'enfants. Je rendais service à un flic père de famille, tabamak ! ª
Lorsqu'ils juraient en anglais, ils employaient des termes à connotations sexuelles ou organiques pour donner libre cours à leur colère. Si Cinq-Mars voulait vraiment l‚cher un juron, il choisissait l'anglais. Les francophones juraient en blasphémant, en rabaissant les objets liturgiques ou les saints sacrements. D'o˘ leur tabernacle phonétiquement agrémenté en tabamak auquel ils ajoutent quelque fioriture, ou encore leur emploi du mot calice, prononcé c‚lisse et qu'ils traitent de maudit. Cinq-Mars se dit que Lapierre devait être en veine de blasphèmes car il employait un vocabulaire religieux dont il savait qu'il l'irritait. Inconsciemment ou délibérément, il essayait de le blesser. ´ Par la suite, tu es resté sur l'affaire. Tu ne t'es pas fait porter p‚le à ce moment-là non plus.
- Je voulais cette enquête, Emile ! J'attendais que la grippe se passe, c'est tout. Je ne voulais pas renoncer à cette enquête.
- Pourquoi ? C'était une enquête comme une autre. ª
Lapierre ne semblait pas avoir de réponse toute prête. Il appuya la naissance de son poignet sur la table, le coude dressé, et regarda fixement la salière. ´ quand j'ai vu le message sur cet écriteau, Cinq-M, je n'ai rien dit, mais j'ai bien pensé que ça te concernait. Cinq-Mars. S'il se passait quelque chose, tu comprends, qui te rabatte un peu le caquet, je ne voulais pas rater ça. C'est tout.
- Hé ben. Merci. ª
Lapierre agita la main d'un geste de dérision. ´ Je ne suis pas un saint.
Ai-je jamais prétendu l'être ? Je suis en compétition avec toi et j'en ai assez de vivre dans ton ombre. Je n'étais pas comme ça autrefois. ª
Cinq-Mars continua de l'observer en silence.
Ćes derniers temps, c'est devenu moins facile. Il y a tellement d'homicides causés par des plastiquages. La Rock Machine fait sauter quelqu'un des
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Hell's Angels. Nous savons que ce sont les gangs, nous savons que c'est un règlement de comptes, est-ce qu'on attrape l'auteur du crime ? Non. Il arrive qu'un connard tout au bas de l'échelle fasse défection et que nous découvrions qui a fait quoi à qui, mais ces affaires ne vont jamais devant les tribunaux. La moitié du temps, ces nullités ne vivent pas assez longtemps pour ça. Si elles survivent, ce sont les Car-cajous qui mènent l'enquête. Je suis sur une affaire qui semble sans rapport avec les gangs, pas particulièrement, pas à première vue, eh bien, cette enquête je la veux, Emile. Je ne veux pas laisser passer l'occasion. Je ne vais pas y renoncer pour une grippe.
- Je comprends ça, André, dit Cinq-Mars d'un ton conciliant.
- Certaines personnes pensent que je suis m˚r pour la retraite. Je ne suis peut-être plus de première jeunesse mais j'ai le feu sacré, Emile.
- Mon coéquipier m'a dit que tu avais interrogé la petite amie d'Artinian.
«a prouve que tu n'as pas chômé. As-tu réussi à lui arracher quelque chose ? ª
Lapierre réfléchit à la question tout en buvant son café et en fumant. Il finit par reconnaître qu'il n'avait pas appris grand-chose. Élle a confirmé ce que nous savions sur lui.
- Tu as quelque chose pour moi, André ? Je sais que tu es en compétition avec moi, mais c'est ta carrière qui est en jeu. Si tu as trouvé quoi que ce soit au cours de ton enquête, n'importe quoi, file-le-moi. S'il en sort quelque chose, j'irai à ton audition devant la commission disciplinaire. Je lui ferai savoir que tu nous as aidés. ª
Le sergent-détective André Lapierre pesa la chose. Il se plongea dans une profonde réflexion, les pouces appuyés fortement sur les tempes, comme pour extraire de leurs lobes mentaux les souvenirs qu'il avait gardés de l'enquête. Cinq-Mars douta que ce qu'il avait à dire f˚t aussi profondément enfoui que le suggérait ce geste. ÍI y a une chose, dit Lapierre.
- Oui?
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- Ce n'est peut-être rien, tu sais ce que c'est. Il y avait au garage un employé du nom de Jim Coates. ª Cinq-Mars sortit son calepin et Lapierre lui épela le nom.
Ét alors ?
- Il a disparu.
- qu'est-ce que tu veux dire ?
- Peu après le meurtre, il a disparu. Il a quitté son domicile. Il a coupé
sa ligne téléphonique, tout le bataclan. Comme je le disais, c'est peut-
être rien. Mais on ne sait jamais.
- D'accord. Je t'en remercie. S'il refait surface, je te le ferai savoir.
C'est tout ? ª
Lapierre fit tourner sa tasse dans sa soucoupe.
Ándré, c'est toi qui as sollicité cette rencontre. Je pense que tu ne m'as pas dit ce que tu étais venu me dire. ª
Lapierre le lui concéda. Écoute, Emile. Nous avons longtemps été
collègues. Nous le serons de nouveau. Je vais démonter l'accusation qu'on porte contre moi. Je ne vais pas rester assis ici à essayer de te convaincre que je suis un enfant de chour. Je suis allé plus d'une fois au garage pour faire réparer mes vieilles caisses. J'ai exploité la situation pour des raisons personnelles. Mais moi, je l'ai aussi exploitée pour des raisons professionnelles. «a aussi je peux le prouver.
- Comment ?
- Tu as pris un micro dans le bureau de Kaplonski. Tu as bien demandé
un rapport là-dessus ?
- Oui.
- C'était du vieux matériel. ª II était p‚le et semblait fatigué tout à
coup, comme s'il était au bout du rouleau.
Ćomment le sais-tu ?
- Parce qu'il est à moi. Lors de l'une de mes visites au garage pour des réparations, je l'avais planqué là. Je l'avais fixé au-dessous d'une table avec de la colle adhésive. La paperasse se rapportant à ce 256
micro est cachée mais elle remonte à seize ans. C'est moi qui avais demandé
ce micro. quant aux chefs d'accusation concernés, ce sont les délits commerciaux d'un délinquant. Sauf que celui-ci est mort depuis dix ans. ª
Cinq-Mars, interloqué, parut soudain occuper plus de place de son côté de la table lorsqu'il se redressa pour regarder Lapierre droit dans les yeux.
Ć'est ton micro ? Dans ce cas, je veux les bandes magnétiques.
- Je pensais que tu dirais ça. ª II esquissa un p‚le sourire.
Ń'essaie pas de jouer au plus fin avec moi, André. Je veux les bandes. ª
Cinq-Mars avait la respiration saccadée.
Śerais-tu devenu inspecteur à la Criminelle ?
- Rends-les.
- Je les garde...
- C'est ce qu'on va voir ! ª Bien qu'il parl‚t à voix basse, l'intonation de Cinq-Mars trahissait la fureur et il tambourinait légèrement sur la table. Il attira l'attention de la serveuse qui alla chercher la cafetière et vint vers eux. Lapierre attendit qu'elle les ait servis avant de reprendre :
´ Premièrement, comme elles sont illégales, je n'ai pas l'intention de les exhiber pour l'instant. Toutes les preuves concernant l'origine de ces bandes sont supprimées. Je préfère me laisser guider par ces informations sans que personne sache jamais o˘ la piste commence.
- N'importe quoi. Ce n'est pas de ça que nous parlons.
- Deuxièmement, il se pourrait que j'aie besoin des originaux pour me blanchir. Ils prouvent que je travaillais. Le service ne me réintégrera que s'il peut jeter ça en p‚ture à la presse. Les enregistrements m'y aideront.
En fin de compte, c'est mon micro, Emile. Je ne donne rien, c'est mon micro et ce sont par conséquent mes enregistrements. Je ne te les remets pas.
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- As-tu peur à ce point que j'opère une arrestation ? qu'y a-t-il sur les bandes magnétiques, André ?
- Je suis en train de les réécouter.
- Tu fais l'objet d'une suspension ! Tu n'as rien d'autre à faire !
Combien de temps est-ce que ça peut durer ? ª
Lapierre sourit, apparemment content de lui-même. ´ Tu sais ce que c'est.
On passe en revue des détails secondaires, on s'interroge sur la signification de telle ou telle conversation, des broutilles de ce genre.
«a prend du temps, Emile.
- Mais o˘ diable veux-tu en venir ? ª Lapierre eut un sourire méprisant. Ć'est peut-être la question de l'heure. Certains d'entre nous se la sont posée à ton sujet.
- qu'est-ce qu'il faut entendre par là ?
- Tu as livré mon nom aux journaux. Je le sais. Je ne peux pas te faire confiance pour les enregistrements alors que c'est tout ce qui me reste.
- que contiennent-ils ?
- Pas grand-chose. Je n'ai pas de gros poisson. quelques types vont au garage Sampson et le hasard veut que je les y suive. J'appuie sur la touche enregistrement. Je fais de temps à autre un saut au garage, comme ça, à
tout hasard. J'enregistre pour voir ce qui en sort. La plupart du temps, je fais chou blanc. Ce n'est pas comme si j'enregistrais vingt-quatre heures par jour.
- La plupart du temps ?
- Oh, j'ai quelque chose, Emile. J'ai quelque chose de bien. ª Lapierre app‚ta Cinq-Mars en tirant lentement une cassette de la poche intérieure de sa pelisse
Éspèce de salopard.
- Tu n'as plus beaucoup d'amis, Emile. Si je savais ce que tu as derrière la tête, je pourrais peut-être te faire confiance en tout. D'ici là, je conserve la bande originale. ª
Cinq-Mars fut inflexible. Il tendit un doigt devant lui. ´ Donne-moi une bonne raison. Une seule.
Jusqu'à présent, tu m'incites plutôt à être partisan de ta suspension. ª
Lapierre fit glisser la copie de l'enregistrement vers Cinq-Mars. Il esquissa le geste de quitter la table. ÍI se peut qu'il y ait quelque chose de compromettant
; pour moi sur l'ensemble de la cassette, Emile. qui sait ? Tu ne semblés pas comprendre comment travaillent les vrais flics. Tu as oublié. Tu as vécu si longtemps dans ta tour d'ivoire que tu as peur de te salir les genoux. Moi, je me les salis depuis si longtemps que je ne sais plus marcher. Mes genoux prouvent que je suis un flic. Par ailleurs - ha ! - qui fait
| encore confiance à quiconque, Emile ?
- qu'est-ce que tu me donnes là ?
- C'était deux ou trois jours avant NoÎl. «a n'allait pas trop fort. Comme j'étais chez moi, j'ai mis
; mes systèmes d'écoute en marche. La plupart étaient silencieux. J'ai capté une conversation sur l'un d'eux, alors j'ai mis l'enregistrement en marche et je suis allé me coucher. J'étais malade, Emile. Je couvais une grippe mais je ne le savais pas encore. Je me sentais seulement faible.
quelques jours plus tard, je découvre que la victime du meurtre sur lequel j'enquête travaille au garage Sampson. Puis j'y pense, est-ce que ce n'est pas l'endroit que j'ai mis sur écoute ? ª
Cinq-Mars porta les mains à sa tête en un geste d'étonnement authentique.
Il ne savait pas trop s'il devait se réjouir ou être furieux. ´ Tu as gardé
ça pour toi jusqu'à maintenant ?
- Ma mine d'or, Emile. Tu as la tienne. Celle-ci est la mienne. Ecoute bien, je vais faire annuler ma suspension. Je serai bientôt de retour dans le service. Je suis en train d'étudier l'enregistrement. S'il se révèle plus riche que ce que j'ai maintenant - et ne te fais pas d'illusions, c'est du sérieux - nous pourrons peut-être faire un échange.
- C'est de la rétention de pièces à conviction, André, le prévint Cinq-Mars.
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- Mal acquises, Emile. Ce qui veut dire que ce ne sont pas du tout des pièces à conviction.
- André... Allons donc, il ne s'agit pas de faire un échange.
- Tu ne penses pas ? ª II se leva et mit de l'ordre dans sa pelisse et son écharpe. ´ Je veux retrouver mes fonctions. Aide-moi. Je te donne Kaplonski. Je l'ai ménagé durant l'interrogatoire parce que ce n'est pas le Numéro Un. L'enregistrement te le prouvera. J'y ai été mollo avec lui parce que c'est ma stratégie. C'est le seul qui puisse nous conduire au Numéro Un. Ecoute la cassette. Avec elle, tu tiendras Kaplonski pour préméditation et complicité. Elle devrait t'être utile. Je te demande seulement de ne pas me mettre de b‚tons dans les roues. Aide-moi à revenir dans le service, ensuite tu pourras peut-être écouter l'enregistrement entier.
- Il contient donc autre chose.
- Bonne nuit, Emile. Rentre bien. Un jour, il faudra que tu me dises pourquoi tu vis si loin dans ta campagne. Je suis même surpris que tu viennes en ville ces jours-ci, tout doit être si blanc et si pur là-bas. ª
Cinq-Mars demeura sur son siège et regarda Lapierre s'en aller. Il avait la cassette, il savait que l'enregistrement intégral contenait encore plus d'informations - le rendez-vous n'avait pas été inutile. Il allait devoir attendre un peu pour écouter la cassette, mais tout permettait de croire que Lapierre lui donnait Kaplonski. Lapierre était peut-être au courant de la comédie qu'il avait jouée à Kaplonski le matin même. quoi qu'il en soit, il lui fallait s'interroger sur ce qui avait suscité chez Lapierre ces nouvelles dispositions. Un indice qu'il croyait aussi avoir recueilli durant leur entretien le mettait au désespoir. Il allait devoir vérifier cela.
Il était temps de rentrer. Il écouterait la cassette en route. Il hésita.
Le cadeau de Lapierre servirait peut-être à élucider l'affaire, mais il sentait qu'il pouvait s'agir aussi bien d'un piège que d'une révélation. Il se méfiait profondément d'André Lapierre et, s'il ne se trompait pas, son collègue était empêtré dans des ennuis plus graves qu'une simple affaire de pots-de-vin. Il lui était toutefois reconnaissant d'une chose. Impatient d'écouter la bande, il n'avait pas le temps d'ingurgiter ure épaisse tranche de g‚teau au fromage. Il faudrait qu'il n'oublie pas ultérieurement de remercier Lapierre - pour cela et pour lui avoir fait don de la cassette.
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10
Vendredi, 14 janvier
Cinq-Mars réveilla son coéquipier après minuit en l'appelant pour lui dire qu'il arrivait. A mi-chemin de chez lui, après avoir écouté la cassette pour la première fois, il mit le gyrophare en marche, fit demi-tour à un croisement dangereux et revint vers la ville pour se rendre chez Mathers, en appuyant à fond sur l'accélérateur.
Avec du thé et des scones, ils se blottirent tous les deux autour du magnétophone dans le salon de Mathers. Le mobilier était composé d'un mélange de neuf acheté en solde et de vieilleries héritées des parents ou trouvées aux puces. La bibliothèque était faite de briques montées sur des planches mais la chaîne stéréo était de première qualité. Le poste de télévision était posé sur un cageot mais c'était un bon appareil. Cinq-Mars aurait juré que le canapé et les fauteuils venaient de la femme de Mathers, Donna. Ils étaient un tantinet tape-à-1'oil, et il ne prêtait pas à son coéquipier un go˚t pour les couleurs voyantes.
´ Pourquoi travaillez-vous à une heure pareille ? demanda Mathers.
- J'ai reçu un coup de fil de Lapierre. Il voulait qu'on se voie. ª Chez Mathers, Cinq-Mars était moins cassant avec le jeune homme. Celui-ci lui semblait soudainement étrange. Cela était peut-être d˚ au fait 262
de le voir en tenue sport, en Jean et sans cravate. Il essaya de s'asseoir dans un fauteuil mais s'aperçut qu'il était plus à son aise par terre, près de son hôte.
Mathers glissa la cassette dans le magnétophone.
Les voix étaient audibles et étonnamment distinctes malgré la qualité
médiocre du son. Les policiers reconnurent facilement la voix grasse de Kaplonski. L'autre voix leur était inconnue, c'était celle d'un étranger dont la plupart des mots, mais pas tous, étaient entachés d'un accent.
Cinq-Mars l'aurait volontiers identifiée à celle du capitaine russe mais il n'en était pas s˚r.
Au début de l'enregistrement, on entendait un bruit de pas. Une respiration pénible occupait l'espace auriculaire près du micro et on percevait un petit bruit périphérique au-dessus du léger parasi-tage de la cassette.
Cinq-Mars en déduisit que la conversation s'était déroulée la nuit ou durant un week-end, après que le personnel eut libéré les lieux. Le premier mot sur la bande était prononcé par l'étranger. Il disait : Ártinian. ª
Én effet, monsieur, répondait Kaplonski. Hagop Artinian. ª II était tout près du micro. Son agitation rendait sa respiration audible. ´ Je regrette pour cette bêtise.
- Non. C'est bien. Connaître problème est mieux que pas connaître. Nous devons trouver bon moyen ª, rétorquait la voix inconnue.
Ćette voix, c'est celle du Russe ? ª demanda Cinq-Mars. Il arrêta la bande quelques instants.
Áucun doute là-dessus, confirma Mathers. Vous vous rappelez quand vous cuisiniez le capitaine Yakushev et que vous lui avez reproché de changer d'accent au milieu de la conversation... ?
- Oui et alors ?
- La première fois qu'il a prononcé le nom du gosse - Artinian - son accent a changé. Il était presque britannique.
- qui est-ce qui se balade en imitant des accents ?
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Vendredi, 14 janvier
Cinq-Mars réveilla son coéquipier après minuit en l'appelant pour lui dire qu'il arrivait. A mi-chemin de chez lui, après avoir écouté la cassette pour la première fois, il mit le gyrophare en marche, fit demi-tour à un croisement dangereux et revint vers la ville pour se rendre chez Mathers, en appuyant à fond sur
l'accélérateur.
Avec du thé et des scones, ils se blottirent tous les deux autour du magnétophone dans le salon de Mathers. Le mobilier était composé d'un mélange de neuf acheté en solde et de vieilleries héritées des parents ou trouvées aux puces. La bibliothèque était faite de briques montées sur des planches mais la chaîne stéréo était de première qualité. Le poste de télévision était posé sur un cageot mais c'était un bon appareil. Cinq-Mars aurait juré que le canapé et les fauteuils venaient de la femme de Mathers, Donna. Ils étaient un tantinet tape-à-1'oil, et il ne prêtait pas à son coéquipier un go˚t pour les couleurs voyantes. ´ Pourquoi travaillez-vous à
une heure pareille ? demanda Mathers.
- J'ai reçu un coup de fil de Lapierre. Il voulait qu'on se voie. ª Chez Mathers, Cinq-Mars était moins cassant avec le jeune homme. Celui-ci lui semblait soudainement étrange. Cela était peut-être d˚ au fait 262
de le voir en tenue sport, en Jean et sans cravate. Il essaya de s'asseoir dans un fauteuil mais s'aperçut qu'il était plus à son aise par terre, près de son hôte.
Mathers glissa la cassette dans le magnétophone.
Les voix étaient audibles et étonnamment distinctes malgré la qualité
médiocre du son. Les policiers reconnurent facilement la voix grasse de Kaplonski. L'autre voix leur était inconnue, c'était celle d'un étranger dont la plupart des mots, mais pas tous, étaient entachés d'un accent.
Cinq-Mars l'aurait volontiers identifiée à celle du capitaine russe mais il n'en était pas s˚r.
Au début de l'enregistrement, on entendait un bruit de pas. Une respiration pénible occupait l'espace auriculaire près du micro et on percevait un petit bruit périphérique au-dessus du léger parasi-tage de la cassette.
Cinq-Mars en déduisit que la conversation s'était déroulée la nuit ou durant un week-end, après que le personnel eut libéré les lieux. Le premier mot sur la bande était prononcé par l'étranger. Il disait : Ártinian. ª
Én effet, monsieur, répondait Kaplonski. Hagop Artinian. ª II était tout près du micro. Son agitation rendait sa respiration audible. ´ Je regrette pour cette bêtise.
- Non. C'est bien. Connaître problème est mieux que pas connaître. Nous devons trouver bon moyen ª, rétorquait la voix inconnue.
Ćette voix, c'est celle du Russe ? ª demanda Cinq-Mars. Il arrêta la bande quelques instants.
Áucun doute là-dessus, confirma Mathers. Vous vous rappelez quand vous cuisiniez le capitaine Yakushev et que vous lui avez reproché de changer d'accent au milieu de la conversation... ?
- Oui et alors ?
- La première fois qu'il a prononcé le nom du gosse - Artinian - son accent a changé. Il était presque britannique.
- qui est-ce qui se balade en imitant des accents ?
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- quelqu'un qu'on aurait du mal à coincer à la barre des témoins avec rien d'autre qu'une cassette. ª
Cinq-Mars remit le magnétophone en marche.
Kaplonski s'accordait avec son interlocuteur, mais il était de plus en plus clair qu'il ne percevait pas bien les intentions de celui-ci.
´ Tu entends ça ? ª Cinq-Mars exposa complètement son avis. ´ Kaplonski marche avec ce type quoi qu'il dise. Il ne le contredit pas une seule fois.
L'autre a de l'autorité. Kaplonski le craint comme la peste. ª
´ // faut trouver quelque chose... le garçon, à qui il parle ?
- Oui ª, acquiesçait Kaplonski.
Ils entendirent l'étranger suggérer que l'on amène le garçon à bord du bateau. Ńous parler à lui en tête à tête. Là il nous dira ce qu'il a à
nous dire. ª
Kaplonski soulevait la question du dispositif de sécurité portuaire.
Ć'est un problème. Nous en avons un autre, oui ? Vous dites que garçon peut-être se méfier ?
- Il m'a l'air inquiet.
- J'y réfléchis. ª
On concocte un plan compliqué, alambiqué. On informera le garçon que l'on a besoin de lui pour transporter de la drogue. On lui dira o˘ et quand retrouver Kaplonski et d'autres, désignés par l'homme à la voix russe. Ils se rendront de là jusqu'au bateau. Tout paraîtra normal. Une fois à bord, il en ira autrement pour le garçon. On l'habillera en Père NoÎl et on l'emmènera dans une cabine o˘ on lui branchera un fil électrique sur les parties génitales. Dans cette cabine, dans l'obscurité, il livrera le nom de son contact. ´ Pas être difficile.
- Oui ª, acquiesce Kaplonski. Il ne paraît guère enthousiaste.
Ńous éliminons Artinian, reprend l'inconnu. Pas être difficile. On le fait bientôt. ª Transporté hors du bateau, le défunt sera déposé dans une voiture.
´ Vous entendez ? L'accent a changé ª, nota Mathers.
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´ Le service de sécurité à l'entrée du port risque d'inspecter le coffre, fait remarquer Kaplonski. C'est ce qu'ils font, ces crétins. Plus de la moitié des fois, quand je m'en vais, ils inspectent mon coffre. ª
II n'a pas le courage de s'opposer au projet. Au lieu de cela, il évoque des obstacles pour essayer de changer le cours des choses. A son corps défendant, il collabore à l'opération.
L'étranger explique que le gosse sera costumé en Père NoÎl et assis sur le siège arrière de la voiture. ´ Lui éliminé sans saigner. ª
´ Pas d'armes ni de couteaux, interpréta Cinq-Mars. La strangulation.
Remarque, on ne dit rien du crochet de boucher.
- Personne ne se méfiera d'un Père NoÎl la veille de NoÎl ª, ajouta Mathers.
´ Dans voiture falloir grand sac avec cartons vides à l'intérieur. Dans voiture nous cachons garçon derrière gros sac. Vous en avoir besoin plus tard.
- Moi ? ª demande Kaplonski.
On transportera le défunt chez lui. Bien avant sa mort, on lui dira que le rendez-vous pour le transport de drogue aura lieu là. Mais on lui donnera rendez-vous à une heure beaucoup plus tardive que celle o˘ il reviendra en réalité chez lui sous la forme d'un cadavre.
´ Je ne sais pas comment le monter jusque chez lui sans que personne voie rien ª, dit Kaplonski, qui essaie encore de faire avorter le projet en recourant à la logique.
Én effet. Vous ne savez pas comment. ª
ÍI ne parle pas de faire le ménage de l'appartement ª, commenta Cinq-Mars.
´ Vous, Kaplonski, vous entrez à l'intérieur. Vous vous costumez, vous aussi, en Père NoÎl. Vous allez à la chambre du petit con, chez lui, là o˘
il habite. Nous lui prendre ses clés. Vous partez par l'arrière. Peut-être police interroge vous, vous ne dire rien. Comme ça, je saurai pouvoir compter sur vous. Si besoin, nous vous trouverons bon avocat. Pas d'inquiétude, monsieur
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Kaplonski, mon bon ami, police n'aura rien sur vous, rien. ª
Ńon, sauf que le Père NoÎl décédé travaillait pour l'homme qui quitte les lieux - par la porte arrière - dans un costume de Père NoÎl identique et sans ses cadeaux, dit Cinq-Mars d'un ton railleur. Explique-moi ça, Soldat.
- Ils voulaient que Kaplonski soit arrêté ?
- Ils n'avaient pas prévu que nous viendrions tout seuls, toi et moi, sur les lieux. Ils pensaient que je suivrais la procédure normale. Ils ont placé Kaplonski sur la scène du crime avec son employé défunt. Il y a autre chose à ce sujet plus loin et le type n'est pas très convaincant. Mais ils se fichaient définitivement que Kaplonski marche ou non. ª
´ Pourquoi faut-il que je sois là ? Je ne comprends pas. Je le ferai, ne le prenez, pas mal, mais ce n'est pas dans mes cordes. Pourquoi faut-il que j'aille là-bas ? Vous n'avez qu'à téléphoner aux flics. ª
´ Bonne question, commenta Mathers.
- Ecoute la réponse, lui signifia Cinq-Mars. C'est préférable. ª
´ Vous aviez un espion dans votre établissement. Vous lui donnez travail, vous faites ami avec lui, d'accord ? Vous lui donnez des informations, des noms. Vous donnez à espion un moyen de voir le travail de nos frères. Vous lui donnez des contacts. Vous être responsable, monsieur Kaplonski.
Maintenant, aujourd'hui vous me le présentez. C'est bien mais ça fait beaucoup de dég‚ts. Mon ami, vous faites ce que je vous demande. Nous voulons savoir, êtes-vous un homme fiable ? Nous voulons le savoir. Etes-vous un homme fiable, monsieur Kaplonski ?
- Oui, je le suis. ª
Cinq-Mars gloussa. Éspèce d'idiot, dit-il sur un ton de réprimande en s'adressant au magnétophone. Tu ne te rends même pas compte qu'on est en train
de t'entuber. ª
´ Vous allez à l'appartement o˘ est le garçon mort. Vous arranger vous pour que son contact vous suive,
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le garçon lui dira de venir. Comme ça, nous saurons que c'est bien son contact. Comme ça, contact se dévoile lui-même. Ils attendent le Père NoÎl.
Nous leur donnons un Père NoÎl vivant, bien en vie, à l'extérieur de la maison. A l'intérieur, Père NoÎl est mort. Ils sauront pourquoi il est mort. Nous leur disons que nous avons découvert votre espion. C'est comme ça que nous faisons avec espions. C'est comme ça, monsieur Kaplonski. «a permettra eux de juger sur pièces. ª
Écoute ça, Bill. Le premier signe d'initiative de la part de Kaplonski. ª
´ Je ne sais pas comment c'est là d'o˘ vous venez. Ici, les flics sont différents. Par ici, ils n'apprécient pas les menaces. ª
ÍI ne lui envoie pas dire. ª
Un poing, ou peut-être un livre, fait un bruit sourd sur une table. Éux apprendre ! Si eux pas craindre mes menaces, eux craindre mes actes ! ª
Óui, monsieur ª, dit Kaplonski, battant aussitôt en retraite.
ÍI n'avait jamais appelé quelqu'un "monsieur" auparavant, commenta Cinq-Mars avec mépris. Il donne du "monsieur" à ce tueur ! ª
La partie de la bande qu'André Lapierre avait choisi de lui remettre était arrivée à sa fin. Bill Mathers et Emile Cinq-Mars, assis vo˚tés sur le sol dans la lueur nocturne de l'appartement, firent le point.
Ć'est Lapierre qui vous a donné ça ? s'étonna Mathers. Je suppose que je ne devrais pas être surpris. J'avais cru voir en lui un flic pas trop respectueux de la loi.
- Je suis dans l'embarras. On a tué le gosse et ceux qui l'ont tué
voulaient nous donner Kaplonski. C'est du moins mon impression. L'ennui est que nous n'avons pas embarqué Kaplonski ce soir-là parce que nous ne surveillions pas la porte arrière.
- Lorsque nous l'avons embarqué, il était sous la protection d'un avocat de la Mafia. ª
Cinq-Mars le lui concéda avec réticence. Śauf 267
que ce n'est pas pour meurtre que nous l'avions alors arrêté. Ce qui m'ennuie, c'est que je me demande si ce ne serait pas maintenant qu'ils sont en train de nous donner Kaplonski. Ils ont peut-être trouvé le bon moyen. ª
Mathers se frotta les mains et remua nerveusement. Će que vous dites, c'est que si Lapierre est ripou, la Mafia ou les Hell's Angels sont en train de nous donner Kaplonski. Ils avaient l'intention de le faire le soir o˘ Artinian a été buté mais nous avons bouleversé leurs plans. Ils le font donc maintenant.
- C'est une possibilité. que trouves-tu à redire à cette idée, Bill ? O˘
cloche-t-elle ? ª
Mathers prit tout son temps pour répondre. Ńous ignorons ce que sait Kaplonski - l'identité de l'homme sur l'enregistrement. Voilà une information que j'aimerais connaître. Si la Mafia ou les Hell's Angels nous donnent Kaplonski, ils sont aussi en train de nous livrer le seul homme que nous connaissions qui sache aussi qui est cet inconnu - son visage, son nom probablement. Pourquoi feraient-ils cela ? ª
Cinq-Mars dut se lever pour s'asseoir sur un fauteuil afin de ne pas s'ankyloser. Il se mit péniblement debout, s'étira et se replia sur lui-même au fond du canapé. ´ Je me suis posé la question. J'en reviens toujours au même point. Comment et pourquoi prendraient-ils le risque de nous donner Kaplonski alors que nous savons des choses à leur sujet ? Et la réponse que j'obtiens va toujours dans le même sens. S'ils nous donnent Kaplonski pour le meurtre et lui collent leur avocat pour qu'il soit content et se taise, c'est qu'ils sont en position de nous le reprendre. ª
Mathers sifflota lorsque le fond de la pensée de son coéquipier lui apparut. Ćomment nous le reprendraient-ils ? ª
D'un seul mouvement des deux bras, Emile Cinq-Mars ramena ses mains l'une contre l'autre, les leva et les écarta de nouveau. ´ Boum ! fit-il tranquillement. Nous pensons tenir notre assassin. Puis nous 268
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le perdons dans l'explosion d'une bombe. Techniquement, le dossier pourrait demeurer ouvert, mais nous savons tous les deux que l'affaire est bel et bien kaputt. Sans jeu de mots.
- Tuer un homme. Nous donner un suspect probable. Tuer celui-ci.
Logiquement, ça se tient, mais les motards n'ont pas l'habitude de se donner tant de mal, non ?
- La situation est particulière. Le gosse assassiné était un informateur.
Le tuer, c'est à peu près pour eux comme de buter un flic. Pour eux, c'en était un. Ils se sont doutés que nous prendrions cette affaire à cour.
Aussi effacent-ils leurs traces. Par-dessus le marché, ça leur règle un autre problème, celui que leur pose Kaplonski et ce qu'il sait. Ils ont plus d'une raison de se défaire de lui, ce qu'ils cherchent c'est à en avoir le maximum pour leur argent. Ils pensent peut-être pouvoir l'utiliser pour nous distraire d'eux. Une autre chose à prendre en compte, c'est que ce ne sont pas les voyous locaux qui mènent le bal. «a pourrait être le type sur l'enregistrement. Nous savons déjà par la façon dont Artinian est mort que nous avons affaire à un cerveau d'une autre envergure, entraîné.
Je pense savoir comment l'appeler. En septembre dernier, les Angels ont monté un petit spectacle. Ils essayaient sans doute d'impressionner quelqu'un qui pouvait leur être utile. Les Carcajous avaient trouvé un nom à l'homme pour lequel les Angels se mettaient ainsi en frais - le Tsar. Je te parie que c'est le type de l'enregistrement. ª
Mathers, à genoux, commença à rembobiner la cassette. ´ Pensez-vous que le gosse a donné son contact ? ª
Pour la première fois depuis son arrivée, Cinq-Mars sourit. ÍI n'était pas bête, Bill. C'était un dur. Il l'a dénoncé, ou alors il avait subi un entraînement intensif. Lorsqu'on l'a torturé pour qu'il donne un nom, il a donné le mien.
- D'o˘ l'écriteau. Joyeux NoÎl, Cinq-M.
- Ils étaient drôlement fiers d'eux-mêmes. Hagop 269
leur avait donné un nom crédible, sans doute de manière tout aussi crédible. Pour eux, ça se tenait. Je suis le type aux contacts mystérieux, tout le monde le sait. Ils ont d˚ être bien emmerdés en entendant mon nom.
Hagop a ainsi mis fin à la torture, il s'est épargné des souffrances accrues. J'aurais aimé le connaître. Il était courageux. Je suis prêt à
parier qu'il a refusé de livrer le nom de son vrai contact. ª
Mathers arrêta la cassette, en fit repasser une partie qu'il écouta, puis continua à la rembobiner. Il revint un peu en arrière et baissa le son. Ćomme ça, vous êtes convaincu que Lapierre est ripou ?
- Il n'est peut-être pas très net. Bill, quand tu as aidé Jim Coates à se mettre au vert, tu as bien fait ce qu'il fallait ? Lapierre le recherche.
Il n'a toujours pas réussi à le retrouver.
- Emile ª, l'interrompit Mathers. Accroupi près du magnétophone, il semblait passablement agité. Écoutez ça. ª II fit passer un extrait de la cassette et haussa le son jusqu'à ce que sa femme, pensant à leur enfant qui dormait ne passe la tête par la porte battante de la cuisine, un doigt sur les lèvres. Mathers s'affaira pour trouver les deux paires d'écouteurs.
Lorsque Cinq-Mars mit les siens, Mathers éclata de rire - son supérieur hiérarchique avait l'air de venir d'une autre planète et de n'être pas du tout dans son élément. Il fit repasser l'extrait de la cassette.
Ils retirèrent leurs écouteurs. Će parasitage. On dirait un mouvement de balayage.
- Je trouve aussi.
- Jim Coates ?
- C'est possible.
- Lapierre ne s'était aperçu de rien. Il n'est pas si bon détective que ça. ª
Mathers hésita quelques secondes, le temps d'assimiler le compliment. ÍI a le reste de l'enregistrement. Il aurait pu à partir de cela découvrir que Coates était là, qu'il connaît l'étranger. Ou encore, s'il 270
est ripou, on a pu lui dire que Coates était au courant. ª
Cinq-Mars se leva et s'étira en hauteur. ´ Lapierre me préoccupe. Je sais qu'il peut m'arriver de mal juger un homme.
- Dans ce cas, jugez sur pièces. Rien d'autre.
- Plusieurs hypothèses sont alors possibles. Il se peut qu'il tienne à
garder le reste de l'enregistrement pour se protéger. Il se peut qu'il ait dissimulé l'existence de cet enregistrement par opportunisme, pour effectuer une arrestation spectaculaire. Il se peut qu'il nous donne Kaplonski parce que c'est ce qu'il faut faire. Il se peut qu'il recherche Jim Coates parce que celui-ci connaît l'identité de l'assassin. Toutes ces hypothèses sont parfaitement plausibles.
- Mais aucune ne vous satisfait ? ª Cinq-Mars regarda Mathers. ´ Je ne sais pas
encore au juste. Il se peut qu'il dissimule l'existence des bandes magnétiques parce qu'elles sont compromettantes pour ses amis. Mais pourquoi dans ce cas a-t-il fait ces enregistrements ? Il se peut qu'il révèle maintenant l'existence de l'enregistrement parce que les Angels se servent de lui pour nous balancer Kaplonski. Si c'est un ripou, il se peut qu'il recherche Jim Coates pour se débarrasser de lui à cause de ce qu'il sait. Si c'est un flic minable qui cherche uniquement son propre intérêt, il veut peut-être retrouver Coates pour découvrir ce qu'il sait et utiliser l'information pour boucler l'enquête lui-même. ª
Mathers s'étendit sur le côté par terre et s'appuya sur un coude. ´ Deux choses plaident en faveur d'André. Il a réalisé l'enregistrement. Ce n'est peut-être là qu'une supposition, mais elle est fondée. Je ne vois pas pourquoi il l'aurait fait s'il est des leurs. Et cet enregistrement nous donne la voix du tueur. Sa voix est transformée mais nous ne connaîtrions pas son existence autrement.
- Il a aussi pu réaliser cet enregistrement pour une raison que nous ignorons, suggéra Cinq-Mars.
271
Les Angels, par exemple, surveillaient Kaplonski, et Lapierre faisait leur travail de mise sur écoutes.
- C'est un peu tiré par les cheveux, dit Mathers.
- Je te l'accorde. Le Tsar, si c'est lui l'assassin, est peut-être déjà
loin à l'heure qu'il est. Il peut aussi bien être rentré en Russie. On est peut-être en train de nous lancer sur une fausse piste.
- Alors que faisons-nous à partir de là ? ª Tendant les bras derrière lui, Mathers appuya sur une touche et rembobina entièrement la bande pendant que Cinq-Mars arpentait la petite pièce en contournant des jouets d'enfant.
´ Pour ce qui est de Lapierre, nous gardons l'oil ouvert et nous attendons.
Pour ce qui est de Jim Coates, nous allons aller lui dire deux mots. Pour ce qui est de Kaplonski, nous l'arrêtons.
- Maintenant ?
- quelque chose me dit que le plus vite sera le mieux. Je ne parierais pas trop sur son espérance de vie. Je regrette maintenant de ne pas l'avoir fait parler.
- Comment ça ?
- Si on le liquide, je ne saurai pas si c'est parce que Deguire a pensé
que nous avons conclu un marché dans la voiture et l'a rapporté à André, ou si André l'a balancé conformément au plan tordu du gang. Peut-être le balancent-ils uniquement parce que j'étais sur le point de l'alpaguer. Je ne serai pas avancé d'un pouce. ª
Mathers retira la cassette du magnétophone et se releva péniblement. Il tendit l'enregistrement à son coéquipier puis l'aida à enfiler sa pelisse.
Éspérons que ces salauds n'ont pas pensé eux aussi à tout ça. S'ils nous ont laissé entrer en possession de l'enregistrement pour nous brouiller les pistes, ça ne va pas être de la tarte. ª
Cinq-Mars hocha la tête. ´ Tout cela est glauque. On n'est pas près d'en voir le fond. Je préfère ne pas penser à ce que ça cache, jusqu'o˘ ça va. ª
Mathers essaya de le dérider un peu. Ćeci de la T
part d'un détective qui ne croit pas aux thèses conspirationnistes ? Vous me décevez, Emile. On dirait que vous êtes prêt à changer votre fusil d'épaule. ª
Le regard que lui adressa Cinq-Mars le surprit. Il fut frappé par la lassitude qu'il y lisait. Cinq-Mars lui parut soudain plus vieux, plus fragile. ´ Tu es un bon inspecteur, mon pote. Je suis étonné que tu n'aies pas encore compris ma position là-dessus à l'heure qu'il est.
- J'ai peut-être compris, avoua Mathers.
- Oui ? Je t'écoute. ª
Mathers prit une profonde inspiration avant de répondre. Il était intimidé.
´ Je pense que le dédain que vous affichez en public pour les thèses conspirationnistes est une parade, une stratégie. Je pense que vous cherchez à mettre la main sur les conspirateurs, que vous voulez démanteler le crime organisé. Je crois que vous faites seulement semblant de penser le contraire. ª
Cinq-Mars lui répondit avec un regard las, non dénué de respect. Ć'est en partie ça, Bill. Je suis épaté par ta perspicacité. A vrai dire, je suis terrifié par les alliances qui se nouent ces temps-ci. ª
Mathers crut comprendre que son coéquipier acceptait de lui laisser pénétrer le fond de sa pensée comme il ne l'en avait jamais autorisé
auparavant. Émile, puis-je vous rejoindre en bas ? Le temps de me changer et de dire un mot à Donna.
- Inutile de te justifier. Prends ton temps. Je connais ça. ª
A minuit passé, dans la rue que l'on appelle à Montréal la ´ Main ª, pour Main Street, Julia Mur-dick entra dans quatre bars dans lesquels elle regarda à la ronde. Cette rue, qui porte officiellement le nom de boulevard Saint-Laurent, à cause du fleuve, marque la séparation de l'est et de l'ouest de la ville. A partir de cette rue, les adresses des rues 273
transversales commencent au numéro un dans les deux sens. Toutes les rues qui croisent la Main sont désignées est ou ouest. L'est de Montréal est en majorité francophone, l'ouest surtout anglophone, alors que la Main ellemême attire un pot-pourri ethnique. La Main, qui a été de tout temps le centre du milieu, dure et mal famée, est le lieu d'élection des petits truands, le terrain o˘ les gangs ont toujours d˚ se faire les dents avant d'étendre leur territoire. Elle continue d'attirer les prostituées et les fauchés, les drogués et les artistes, les mendiants et les voleurs, les paumés ambitieux de toute nature ainsi que toute la foule des branchés qui s'empilent derrière eux. La nuit, ses bars et ses cafés-restaurants palpitent au rythme d'une nouvelle génération.
Dans le quatrième bar dans lequel elle pénétra, Julia capta l'oil de Norris, fit le tour des lieux et vérifia dans les toilettes pour s'assurer qu'elle ne connaissait personne. Elle alla retrouver Norris à sa table. Il était une heure du matin mais l'endroit était bondé. Montréal est une ville de la nuit et la Main la rue des noctambules.
´ Hé, Chafouine, comment ça va ?
- «a fait du bien de sortir.
- Comme dans le bon vieux temps.
- Le bon vieux temps, Selwyn ? Le bon vieux temps a pris fin il y a dix jours. C'est pas ce qu'on appelle le bon vieux temps. Dix jours, c'est tout récent. ª
II lui versa un verre de vin. ´ Pour moi, c'est une éternité.
- Parle-moi de cette éternité. ª
Norris se mit à rire. ´ J'ai une meilleure idée. C'est toi qui vas m'en parler. ª
Elle passa la main dans ses cheveux. Úne autre séance de travail ? On n'a pas droit à un peu de répit ? Tu m'as invitée à sortir sous de faux prétextes, Selwyn.
- Ne me casse pas les pieds, Julia. C'est mieux qu'un e-mail, non ?
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- Oh, lance-moi un os, Selwyn ! Demande-moi de me rouler par terre, de faire la belle, de supplier. ª
L'état de consternation dans lequel elle se trouvait le fit rire. ´ Parle.
Vas-y. qu'est-ce qui t'intéresse, Julia ? ª
Ce salopard n'avait pas tort. Le monde avait changé. Elle céda avec le sourire. ´ Toi d'abord. quel est l'état de la planète, Selwyn ? Est-ce que les présidents t'appellent toujours pour te consulter ?
- Seulement "le". ª Elle ne sut comment interpréter son large sourire.
´ quel est ton... ª Elle hésita, essayant de formuler une question à
laquelle il puisse répondre. Il était toujours opposé, tantôt avec gentillesse, tantôt catégoriquement, à toute tentative de lui forcer la main. ´ que fais-tu, Selwyn ? A côté de tes activités ? Je veux dire, officiellement ? Si quelqu'un se pointait à ta porte et disait : "Nous travaillons pour l'Etat, monsieur ? quel est votre métier ?" que répondrais-tu ?
- Je ne répondrais pas.
- Mais si on insistait ?
- Je demanderais à voir mon avocat.
- Sans plus.
- Sans plus ? Je leur fermerais la porte au nez.
- Allons donc, tu sais ce que je veux dire. quelle activité déclares-tu exercer quand on te le demande ? On doit bien te poser cette question de temps en temps ?
- Tout dépend qui la pose. Dis donc, tu ne veux pas manger quelque chose ?
Pour rompre un peu ton régime d'étudiante ? ª La serveuse était venue prendre leur commande. Julia jeta un coup d'oil rapide sur la carte et choisit une salade Waldorf tandis que Norris optait pour un croque-monsieur.
Śelwyn ? demanda-t-elle lorsque la serveuse s'éloigna.
- Je donne des réponses différentes, selon les gens. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes, évidemment. Officiellement, je suis rattaché à la section
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des Affaires publiques au Consulat général, ici, à
Montréal.
- Le Consulat général ?
- Exact.
- De quel pays ?
- C'est bien, Chafouine. Ne laisse jamais de questions sans réponse. Ne l
‚che jamais tant qu'on n'a pas craché le morceau.
- Arrête tes bêtises, Selwyn. Réponds à la question.
- Les Etats-Unis d'Amérique.
- Ah. ª
Norris, qui prenait plaisir à cette petite conversation, se mit à rire malgré lui de bon cour. Il aimait la compagnie de cette jeune femme séduisante, cérébrale. ´ que veux-tu dire par là ?
- Par quoi ?
- Par ton ah ?
- Je ne te le dis pas.
- Non?
- C'est moi ici qui pose les questions, monsieur Norris, et c'est vous qui répondez.
- Tu crois ça ? Tu veux que je te dise, je vais te faire un pari d'ami. A la fin de la nuit, j'en saurai plus sur ton compte que tout ce que tu pourras essayer de me soutirer sur moi-même, même en m'interrogeant.
- Tope-là ! Tu n'obtiendras rien de moi ! Rien ! ª rétorqua-t-elle vivement sur un ton railleur. Elle était déjà prise par le rel‚chement de la tension, la joie d'être dehors et le plaisir d'être à table en compagnie de quelqu'un qui partageait son repas, par la sensation, ce soir-là au moins, de voir du monde. Álors. Selwyn Norris, des Affaires publiques.
qu'est-ce que c'est que cette histoire ? «a sonne comme un truc bidon. «a sonne comme une couverture fabriquée de toutes pièces pour des opérations clandestines. «a sonne, Grand Chef ! «a fait Ding ! Ding, Ding ! qu'est-ce que c'est exactement que ce job aux Affaires publiques ? ª
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II riait aux larmes, ce qui plut à Julia. On aurait dit qu'il se délectait de chacune de ses paroles. ´ Julia, ce sont de bonnes questions que tu poses là. Dès que nous serons sortis de cette histoire, une fois ton éducation terminée, nous réfléchirons sérieusement aux meilleures perspectives de carrière qui s'offrent à toi.
- Dans quel domaine ?
- quelles sont tes préférences ?
- C'est pas une réponse, Selwyn. Réponds à mes questions et cesse de tourner autour du pot. Avec qui crois-tu jouer ici, avec une simple dilettante ?
- A la tienne ! ª dit Norris en levant son verre vers elle. Il en but une gorgée, la regarda et détourna quelques instants les yeux pour examiner la pièce, remarqua quelque chose qui n'allait pas et dit à Julia : Ńe regarde pas, tu as été repérée. Ne re-gar-de pas. ª
II lui fallut toute sa maîtrise d'elle-même pour ne pas tourner la tête.
´ qui ? Un Hell's Angel ? Tu essaies de faire dériver la conversation ? «a ne marchera pas, cher associé. Pas avec moi.
- Il vient par ici. Garde ton calme, Julia. On va régler ça.
- Salut, vous autres ! ª dit une voix qu'elle n'identifia pas. Elle leva lentement la tête et reconnut le journaliste, Okinder Boyle. ´ Heather, n'est-ce pas ? Heather Bantry ?
- Oui, monsieur Boyle. Ah, ça va ?
- «a va. ª Boyle fit un geste nerveux de la main en jetant de rapides coups d'oil tour à tour vers Julia et vers son compagnon de table. ´ Je faisais un petit tour, comme ça, vous savez, et je vous ai vue, j'ai cru vous reconnaître... l'autre jour, j'étais si malade que je n'étais pas trop s˚r... et oui, c'est bien vous. Je m'étonnais de ne plus avoir de vos nouvelles. Comment va votre père ?
- Papa ! Il se porte comme un charme. Merci. Vous l'avez sorti du tunnel.
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- Ah bon ?
- Sa situation s'est nettement améliorée. ª Selwyn Norris répondait avec un petit sourire aux
regards que lui adressait Boyle, mais sans manifester la moindre envie de se présenter. Si son élève maîtrisait cette situation comme il fallait, elle supporterait ce léger embêtement et lui laisserait faire les politesses lui-même.
´ Voilà une bonne nouvelle. Je devrais peut-être continuer à suivre cette affaire. L'article a soulevé beaucoup d'intérêt. Ecoutez, donnez-moi vos coordonnées et je verrai ce que je peux faire. ª
Julia était consciente d'être observée, d'être pour la première fois exposée en pleine action sous le regard de Selwyn. ´ Bien s˚r. Ce serait parfait ! Oh ! ª Elle se frappa le front. ´ quel est mon nouveau numéro de téléphone déjà ? Je ne m'appelle jamais moi-même. ª Elle regarda Norris.
C'était à lui de dire qu'il ne connaissait pas son numéro de téléphone, d'en inventer un ou de donner le bon au journaliste. C'était à lui de jouer. Elle avait eu l'intelligence de s'en remettre à son mentor, plus expérimenté, et celui-ci fut impressionné comme il se doit.
´ Vous avez un stylo ? demanda Norris
- Tenez. ª Le journaliste sortit un petit carnet et un stylo et attendit, immobile, que Norris reprenne la parole. Celui-ci, assis, adressa un regard à Julia puis prit sa main dans la sienne, affectueusement, de manière possessive, tout souriant de la voir aussi abasourdie. Il donna son numéro de téléphone à Boyle et Julia constata que c'était le bon. ´ D'accord.
Merci. Ecoutez, je vous laisse, tous les deux. J'ai été heureux de vous revoir, Heather. Je vous appellerai.
- Je vous en prie. Merci pour cet article sur papa. Il était parfait.
- Merci. Au revoir. ª
II se fondit dans la cohue. Íntéressant, jugea Norris d'un ton appréciateur.
- Je m'en suis bien tirée ?
- Superbe. Pas étonnant que cette opération se 278
passe bien. Mais je savais que... que tu avais la tête sur les épaules, Julia. Tu es allée dans d'autres bars avant de venir ici ?
- Oui. J'en ai fait cinq pour la forme avant d'atteindre la Main. Des bons.
- C'est dans un de ces bars qu'il t'a repérée. Ensuite il t'a suivie. Ici, c'est au-dessus de ses moyens.
- Ce n'est pas si cher que ça. Il était peut-être déjà ici.
- Boyle n'a pas un rond. Tu as vu sa chambre.
- qu'est-ce que je fais s'il appelle ? Pourquoi lui as-tu donné mon vrai numéro ? ª
On leur apporta leurs plats et Julia se rendit subitement compte qu'elle était affamée. Elle avait mangé à dix-neuf heures mais il y avait six heures de cela. Manger tard était dans les mours à Montréal.
ÍI a quelque chose derrière la tête, dit Norris d'un ton songeur. Il voulait ton numéro de téléphone, c'est pour ça qu'il est passé. Il n'en a pas eu l'idée comme ça, subitement, comme il a voulu le faire croire.
qu'est-ce qu'il veut ? Toi ? Sortir avec toi ? La matière d'un article ?
Autre chose ? S'il furète du côté de Cari Bantry, nous avons intérêt à
faire gaffe.
- Tout ça, c'est bien beau, Selwyn, mais j'aimerais savoir ce que tu fais aux Affaires publiques. ª
Norris se mit à rire. ´ Rien de grave. Je suis analyste politique. Je suis ici pour étudier les risques d'une éventuelle séparation du québec avec le reste du Canada, pour voir quelles en seraient les répercussions pour les Etats-Unis.
- D'accord, dit-elle calmement. Je veux bien te croire. Mais dis-moi, est-ce vraiment ce que tu fais et est-ce que cette histoire avec moi est extérieure à tes activités principales ? Ou est-ce que ce que nous faisons ensemble est central pour toi, ainsi que cette histoire d'analyse politique dont tu t'occupes ? ª
Norris opina de la tête sans trancher. ´ Y a-t-il une troisième solution ?
- Je te pose la question. ª
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Norris se pencha au-dessus de la table. Écoute, Julia. Il faut que tu saches quelque chose. Retiens bien ce nom. Emile Cinq-Mars.
- Emile Cinq-Mars, répéta Julia à voix haute.
- Le sergent-détective Emile Cinq-Mars. ª Elle lui répéta de nouveau le nom.
Śi quelqu'un te coince et pour une raison ou une " autre veut connaître le nom de ton contact, donne ce nom.
- Pourquoi lui ?
- C'est un inspecteur connu. On te croira. Lui, il ne risque rien parce que c'est quelqu'un d'important. Les Angels ne peuvent pas se permettre de s'en prendre à un flic aussi médiatique. Déjà que les Car-cajous ont carte blanche depuis que ce pauvre petit garçon a été tué lors d'un plastiquage.
Imagine ce qui se produirait si on tuait un flic. Un pas de trop et c'est la guerre ouverte. Donne ce nom - sergent-détective Emile Cinq-Mars - et tu verras, tes ennemis te ficheront la paix. Ils ne lui feront pas d'histoires.
- Ou le tien, ajouta Julia.
- Mentionner son nom te donnera prise sur eux. Le mien n'agira pas.
- Ne te sacrifie pas, en d'autres mots.
- Non, acquiesça Norris, faisant ainsi monter les enjeux de leur collaboration, car il n'avait jamais auparavant reconnu que celle-ci impliquait un tel risque, ne te sacrifie pas. ª
Puis-je te faire confiance, Selwyn ? se demanda Julia tout en plantant sa fourchette dans sa salade. De qui te méfies-tu ? De toi ou de moi ? Puis-je te faire confiance ?
´ Je pensais à quelque chose, dit Selwyn.
- Je t'écoute.
- Je ne voulais pas aborder cette question plus tôt. Je ne voudrais pas influencer tes décisions. Il est important que tu agisses toujours de ton plein gré.
- Allez, accouche, Selwyn ª, dit-elle en français. Comme la plupart des Montréalais, elle avait pris l'habitude d'employer des locutions d'une langue
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pour se faire bien comprendre dans l'autre. Ó˘ veux-tu en venir ?
- Ton appartement est sur écoute, tu en as sans doute assez d'être toujours sur tes gardes. ª
Julia fut prise de son fou rire bien particulier. ´ «a ne facilite pas la masturbation ! Pas question que je me donne en spectacle à ces gangsters !
Eh non ! Ne va pas me dire que ma pudeur est suspecte ! Je ne me masturberai pas pour leurs appareils d'écoute. quand je suis vraiment excitée sexuellement, je prends un bain.
- Arrête, arrête, Julia, tu délires. Je ne peux parler de ces choses avec la liberté de ta génération.
- Tu te défiles !
- Je me demandais, que dirais-tu de me raccompagner chez moi ce soir ? ª
Elle tenait un morceau de noix entre ses doigts. Áh... et que je dorme sur le canapé ?
- Ce n'est pas ce que j'avais en tête. ª
Elle mordilla la noix. ´ Mais enfin... Tu es sérieux ? Tu es au courant pour ce truc, ce steeplechase arch, et... Tu as vraiment envie ?
- Oui. Très. Oublie cette histoire d'arch, de rétroversion. Il y a mille autres manières de se donner du plaisir.
- Enseigne-les-moi ª, l‚cha-t-elle sans réfléchir. Ils se regardèrent en silence quelques instants.
´ Finis ta salade, Julia, lui conseilla Norris. Et ton vin.
- Il le faut ? Pourquoi ne pas partir tout de suite ? ª
Des voitures de patrouille, des camions d'incendie et des ambulances, dont les gyrophares éclairaient la brique et le verre des maisons endormies, avaient précédé les inspecteurs devant le domicile de Kaplonski. Un barrage de police avait bouclé le quartier et Bill Mathers exhiba son insigne pour être admis à passer, mais ils ne purent pas rouler très loin 281
au milieu de l'encombrement des véhicules de secours. Emile Cinq-Mars se gara et ils firent à pied le reste du chemin.
Ils trouvèrent ce qu'ils s'attendaient à trouver.
Le toit d'une Lincoln Town Car, une luxueuse voiture, avait été arraché par l'explosion, le coffre et le capot soulevés et tordus, le siège du conducteur soufflé. Les restes de la voiture étaient calcinés et on les avait arrosés d'eau. Une couche de givre recouvrait à présent les débris.
Depuis le poste d'observation privilégié qui était le sien, Cinq-Mars remarqua que le volant avait disparu, soit qu'il se f˚t volatilisé dans l'explosion, soit qu'on l'e˚t scié pour extraire le conducteur de la voiture. La seule question qui se posait désormais au sujet des victimes était celle de leur nombre.
Íls ne font pas de prisonniers ª, se contenta de dire Cinq-Mars.
Mathers parut réfléchir aux paroles de son coéquipier. Émile, ils vous ont envoyé un message, accroché au cou de Hagop. «a ne vous inquiète pas ?
ª II tordit ses mains gantées tandis que son haleine faisait de la buée dans l'air froid. ´ Je sais qu'il faut avoir du cour au ventre pour être flic mais parfois, la nuit, quand je regarde ma fille dormir, vous savez quoi ? Je pense que j'aimerais bien la voir grandir. Je veux qu'elle ait un père. Ces types, comme vous disiez, bon Dieu, ils ne font pas les choses à
moitié. ª Cinq-Mars, qui avait observé son coéquipier pendant qu'il parlait, comprit ce qui motivait ses paroles. Il n'ignorait pas que la bravade fait partie intégrante de la personnalité d'un officier de police mais ne l'avait jamais admis. Il appréciait davantage une réaction au danger raisonnée comme celle de Mathers. Les devoirs du policier et ceux de mari et de père n'étaient pas incompatibles. ´ Personnellement, dit Cinq-Mars, s'ils doivent me plastiquer, je préférerais qu'ils en fassent trop plutôt que pas assez. ª
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Mathers esquissa un sourire crispé dans le froid. ´ quel optimisme ! Emile.
- Nous sommes pratiquement intouchables, Bill, tu ne le sais pas ?
- Redites-moi ça ? ª
Ils se frayaient un chemin au milieu des tuyaux d'incendie et des attroupements de voisins immédiats qui avaient été arrachés à leur lit ou avaient percé le cordon établi par la police en escaladant les clôtures des jardins. Cinq-Mars ne semblait pas particulièrement pressé d'enquêter sur l'attentat. Peut-être, subodora Mathers, voulait-il n'être vu que par quelques-uns de ses collègues.
´ Les gangs s'en tiennent là pour l'instant. Un pas de plus et les Carcajous leur tomberont dessus. quelqu'un a tué ce petit garçon, Daniel.
Un gang de motards, sans doute. Depuis, les Carcajous les ont obligés à se découvrir. Ils ont les effectifs maintenant, un budget, ils sont en train de faire passer une loi qui leur permettra de saisir les capitaux, planqués ou affichés. Ils enquêtent jour et nuit sur les motards, ils harcèlent leurs amis. Mais tout cela demeure civilisé. Un peu trop. Maintenant, ajoute une campagne parce que des policiers ont été tués ou que l'on tue un flic comme moi, et ça sera une autre paire de manches. Les Carcajous seront tous sur les dents pendant quelque temps, et nous aussi. On perdra certains procès devant les tribunaux parce que les preuves à charge auront été
trafiquées, mais on en gagnera d'autres et, ce qui est plus important, les opérations des gangs seront démantelées, leurs sympathisants démasqués.
Certains de ces voyous mourront. quelques-uns d'entre nous aussi, peut-
être, mais là n'est pas la question. Avant que les Carcajous emploient vraiment les grands moyens, il faut que les motards franchissent ce pas.
que les Carcajous se déchaînent pendant six mois, disons, et ils désorganiseront complètement les opérations des motards. Or tuer un flic, voilà un pas à ne pas franchir. Mais tu sais, s'ils ont vraiment envie de se rendre la vie
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impossible, ils n'ont qu'à tuer un flic comme moi, un fleuron de la police, un héros local. Je suis protégé, Bill. Toi aussi, maintenant que tu es mon coéquipier. Je ne dis pas qu'il ne faut pas être prudent. Ton nom est écrit sur ta boîte aux lettres. Je crois que tu devrais l'enlever dès que tu rentreras chez toi. Habitue-toi à prendre de petites précautions de ce genre pour ta sécurité. Mais il ne nous arrivera rien, sache-le. ª
Mathers acquiesça d'un hochement de tête. Il ne s'était pas attendu à une telle réponse de la part de son supérieur hiérarchique. Il avait seulement voulu le contredire, lui faire remarquer que l'un ou l'autre des gangs de motards avait tué un enfant. Cela aussi était un grand pas de franchi dans l'escalade, mais il comprit. que, pour combattre l'ennemi, on devait toujours afficher des forces supérieures aux siennes et que la seule chose qui limitait celles-ci était la compréhension que certaines choses ne se produiraient pas. Pour avoir tué un enfant, les gangs de motards sentaient à présent la pression s'accentuer sur eux. Un pas de plus et ils la sentiraient beaucoup
plus.
Mathers s'arrêta pour regarder Cinq-Mars saluer quelqu'un de la main et l'inspecteur Alain Deguire sortit de la cohue des badauds. Cinq-Mars avait pris position sur le tertre enneigé de la pelouse d'un voisin d'o˘ il avait une bonne vue.
Śergent ª, lui dit Deguire en guise de salutation. Il avait son air sombre habituel, comme si tout lui était énigmatique, comme si ce qui avait creusé le sillon qui lui barrait le front l'avait perturbé de manière permanente.
Álain, vous faites de longues journées. qui mène l'enquête ?
- Moi. ª
Cinq-Mars regarda plus attentivement le jeune homme qui haussa les épaules pour signifier que ce n'était pas la mer à boire.
Ón est terriblement à court d'effectifs. J'ai d˚
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I
combler le vide créé par la suspension de Lapierre. Il n'est pas nécessaire d'avoir une boule de cristal pour voir que c'est un attentat des motards.
Les Car-cajous vont s'en charger. Je suis venu uniquement parce qu'il est tard. Demain, ils prendront le relais. ª Cinq-Mars apprécia sa modestie. ´
J'aimerais que vous me disiez quelque chose, Alain. C'est important.
- Oui, monsieur ?
- Avez-vous parlé à quelqu'un de ma rencontre avec Kaplonski ce matin ?
- Non, monsieur.
- Vous répondez très vite, lui dit Cinq-Mars sur un ton de reproche.
Réfléchissez bien. Cela m'est égal que vous en ayez parlé ou non, je veux seulement la vérité et rien que la vérité. Avez-vous parlé de ça avec quelqu'un ce matin ?
- Je n'ai pas besoin d'y réfléchir, répondit Deguire avec irritation.
Ecoutez, avec la façon dont les choses se passent depuis quelque temps, je ne parle plus à personne de quoi que ce soit.
- Pas même à Lapierre ?
- que voulez-vous de moi, sergent ?
- La vérité. Pourquoi est-ce une marchandise si rare de nos jours ? ª
Deguire se tourna pour suivre des yeux avec Cinq-Mars la confusion des gyrophares et l'agitation du train-train officiel. L'explosion d'une bombe mobilisait une impressionnante quantité de gens.
Ńous nous parlons tous les jours, Lapierre et moi, reconnut Deguire. Je lui ai parlé cet après-midi. Nous faisons équipe ensemble. Je ne lui ai donné aucun détail. Je n'en avais pas. Je lui ai dit que vous aviez embarqué Kaplonski puis que vous l'aviez rel‚ché.
- C'est ce que vous lui avez dit ?
- Oui, monsieur. quand vous m'avez demandé si j'avais parlé à quelqu'un, je n'ai pas inclus mon coéquipier dans la question. Evidemment que je lui parle.
- Vous avez dit à Lapierre que nous avions
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embarqué Kaplonski et - quoi ? douze heures ?
- non, seize heures plus tard, Kaplonski est mort et vous êtes chargé de l'enquête. ª
Deguire donna des petits coups de pied dans la neige avec l'une de ses bottes. Les trois hommes avaient les mains dans les poches et leur haleine était visible dans l'air nocturne.
´ Je suis un flic réglo, dit calmement Deguire. Vous en avez après moi pour une raison ou une autre, allez-y. Je suis un flic honnête. ª
Cinq-Mars regarda les deux jeunes inspecteurs et hocha la tête comme s'il avait du mal à se prononcer là-dessus. Śi vous voulez connaître le fond de ma pensée, Alain, vous êtes sur la bonne voie.