Vous me préoccupez. Chaque fois qu'un flic tombe, c'est inévitable... tout le monde s'interroge sur son coéquipier.
- Il n'y a pas de preuves contre lui.
- C'est ce qu'il croit. Mais je ne suis pas juge. Dites-moi, vous êtes de l'équipe de jour actuellement, alors ? Je vous vois toujours durant la journée.
- Je suis censé être de jour. Mais nous sommes à court d'effectifs pour l'instant. ª Un fourgon de la morgue essayait de se frayer un chemin à
l'intérieur du barrage, précédé d'une voiture de la police dont les scintillements couleur cerise du gyrophare éclairèrent par saccades le visage des inspecteurs qui s'entretenaient sur le tertre.
´ Vous me l'avez déjà dit. qui vous a confié cette enquête ce soir ?
- Mon officier de service.
- qui est ?
- Gilles Beaubien.
- Pardon ? Il est suspendu.
- Sa suspension a été révoquée ce soir. Il y a tellement de types au lit avec la grippe qu'il rempile. ª Deguire agitait la tête, hochait du menton, était sur la défensive dans chacun de ses propos.
´ Vraiment ? Alors, qu'en penses-tu, Bill ? Tu as entendu ? Beaubien est de retour et personne ne
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m'avait annoncé la bonne nouvelle. Alain, si vous êtes de l'équipe de jour, comment se fait-il que vous étiez de service de nuit la veille de NoÎl, quand le petit Artinian a été tué ?
- Etes-vous en train de mener une enquête sur moi ? ª s'enquit Deguire.
Son regard alla à deux reprises de Cinq-Mars à Mathers.
´ Je vous pose une question, lui dit Cinq-Mars.
- Je n'ai pas de réponse.
- Non, vous n'en avez pas. ª
Deguire devint songeur. Il remua de nouveau la neige avec le bout de sa botte. Il avait les muscles faciaux tendus par une fureur croissante. Ć'était particulier, se rappela-t-il. André et moi, nous n'étions pas de service. Nous avions les meilleurs jours de congé. La veille de NoÎl, NoÎl, la veille du Jour de l'An et le Jour de l'An. C'était la première fois que j'avais tous ces jours-là. Mais je prends mes jours en même temps qu'André.
Nous formons équipe. Il a de l'ancienneté.
- C'est généralement comme ça que ça se passe, fit remarquer Cinq-Mars.
Comment vous êtes-vous retrouvés de service ce soir-là ? ª
Deguire hocha la tête à plusieurs reprises puis se frotta le menton sur l'épaule de son manteau comme s'il essayait de gagner du temps pour réfléchir à la question. Ć'est un mystère. André m'a appelé en fin d'après-midi en me disant qu'il nous avait inscrits au service de garde, pour plus tard. J'étais en colère. Vous avez congé la veille de NoÎl puis, comme ça, subitement, vous n'avez plus congé. Je me suis dit que quelqu'un avait d˚ rendre un service à André et qu'il avait échangé ses jours de congé. ª
Mathers dévisageait son collègue, les yeux si écar-quillés qu'on aurait dit qu'il allait se péter une veine oculaire. Cinq-Mars le poussa du coude et il changea d'attitude, feignant de se désintéresser de la conversation.
Áutrement dit, André Lapierre a la grippe, mais 287
au lieu de rester chez lui alors qu'il a congé et d'en profiter pour se soigner, il va travailler. ª
Deguire réfléchit à ce scénario et acquiesça de la tête pour indiquer que c'était bien ainsi que les choses s'étaient passées. Il ne donna pas d'explication.
Álain, si vous êtes un flic honnête, vous ne rapporterez pas cette conversation à André Lapierre. «a m'est égal qu'il soit votre coéquipier.
Ne lui dites rien de votre enquête de ce soir, sauf ce qu'il pourra lire lui-même dans les journaux du matin. Si vous n'êtes pas un flic réglo, si vous êtes un ripou, allez-y, dites-lui tout ce que vous voudrez. Mais dans ce cas, quand vous lui parlerez, saluez-le de ma part. ª
Alain Deguire s'éloigna de trois mètres puis revint sur ses pas. Il était furieux et lorsqu'il prit la parole, sa m‚choire inférieure ne bougea pas.
Sa colère avait atteint un tel degré d'intensité qu'il avait l'air d'un bélier prêt à foncer sur quelque chose. Ć'est vous les anciens, vous savez, qui nous dites toujours qu'il faut être solidaire de son coéquipier.
- En effet, répondit Cinq-Mars.
- Je suis loyal à Lapierre, c'est mon coéquipier. Mais c'est vous, les vieux, qui raisonnez comme si faire équipe était un foutu mariage. Je ne suis pas marié à lui, bordel, vous savez.
- D'accord. Je tiendrai compte du conseil.
- Allez vous faire foutre.
- Je surveillerais mon langage à votre place, Alain. J'essaierais de me contrôler si j'étais vous. ª
Deguire agita le corps puis la tête d'une brusque secousse pour se soulager du trop-plein de sa colère. Il dirigea l'index vers le visage de Cinq-Mars.
´ J'aurais aussi bien pu être votre coéquipier et Bill celui de Lapierre.
C'est lui que vous seriez alors en train de faire chier, pas moi.
- C'est possible, dit Cinq-Mars d'un ton conciliant.
- Je ne vois pas pourquoi c'est moi qui dois me faire emmerder pour ce connard. ª 288
Cinq-Mars attendit que ce propos se soit évanoui dans l'air avant de demander : ´ Vous traitez mon bon ami Lapierre de connard, Alain ? qu'est devenu votre sens de la loyauté ? ª
Cette fois Deguire marcha droit sur Cinq-Mars et, bien qu'il f˚t plus petit de cinq centimètres, la neige inégale sous leurs pieds les mettait à
égalité. Il vint se placer à quelques centimètres de l'inspecteur et chargea de toute sa fureur le regard qu'il plongea dans ses yeux. Cinq-Mars se rappela qu'il devait à tout prix éviter d'en venir aux mains avec ce type parce que c'est sur lui-même que tout retomberait ensuite. ´ Je suis un coéquipier loyal, déclara-t-il sur un ton de défi, avec aussi, nota Cinq-Mars, une pointe d'amertume. Je n'ai rien dit de blessant pour lui. Ce qui ne veut pas dire que je ne le considère pas comme le plus grand connard de la planète.
- J'en tiendrai compte aussi ª, fit Cinq-Mars. Deguire effectua une rotation des épaules, pivota
sur ses talons et fit une nouvelle rotation des épaules, ne sachant comment lutter contre sa colère. Il agita un doigt à l'adresse de Mathers puis le tendit en direction de Cinq-Mars. ´ Je ne comprends pas, dit-il avec un tremblement qui trahissait sa confusion. Vous êtes un héros pour nous autres, vous savez. Comment se fait-il que vous ayez un "bloke" comme coéquipier ? C'est pas juste que ce que vous avez à transmettre aille à un anglophone.
- Nous sommes tous les deux flics, lui rappela d'une voix calme Mathers, stupéfait d'entendre exprimer aussi franchement ce point de vue.
- Tu ne comprends pas, lança Deguire.
- Sans doute pas, dit ironiquement Mathers.
- «a m'est égal que tu sois un "bloke", affirma Deguire.
- «a ne t'est pas si égal que ça. quoi qu'il en soit, si j'étais toi, je ferais attention avant de traiter quelqu'un de "bloke", Alain. T'es-tu regardé dans un miroir récemment ? ª
Deguire resta quelques instants immobile, le
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regard ailleurs, la respiration difficile. Il essayait de se calmer avant de mettre de nouveau les pieds dans le plat. Lorsqu'il se fut enfin ressaisi, il s'adressa directement à Mathers. Ć'est un de nos héros à
nous, les québécois francophones. C'est tout ce que je dis. Toi, tu es anglophone mais tu l'as comme coéquipier. Moi, pendant ce temps, ça fait six mois que je traîne André Lapierre derrière moi et ce type est une merde, tu sais ça ? Il vit comme une merde. ª II secoua la tête un peu plus. ´ Je m'excuse, ajouta-t-il en adressant un coup d'oil rapide à Cinq-Mars. Oubliez ça, d'accord ? ª II s'en voulait à présent, sachant qu'il s'était mal conduit. Il fit demi-tour pour s'en aller.
Álain, dit Cinq-Mars et il fit un geste du menton en direction de Mathers. C'est un "bloke", mais tu sais quoi ? Lui, il ne traîne pas de grosses casseroles à ma connaissance. Vous devriez y réfléchir. ª II ne le regarda pas, laissant à l'autre le soin d'interpréter ses paroles comme il l'entendrait.
Là-dessus, Deguire pivota lentement sur les talons et descendit lourdement le tertre pour aller reprendre ses fonctions, le pas chargé d'une fureur hostile. Álain ! ª lui cria Cinq-Mars. Il savait qu'il arrivait que l'on craque sous la pression. Ćombien ? ª II indiqua la Lincoln calcinée.
Le jeune homme dut s'arrêter pour réfléchir, s'employer, l'espace de quelques secondes, à réprimer sa colère. ´ Deux, réussit-il à répondre d'un ton redevenu courtois. Kaplonski et sa femme, selon nous. Tous les deux méconnaissables. La baby-sitter dit qu'ils étaient sortis ensemble. qu'ils sont revenus à la maison à l'heure convenue. Ils commençaient à faire marche arrière, puis boum.
- Découvrez o˘ ils sont allés. C'est là qu'on a posé la bombe.
- Oui, monsieur. ª
Bill Mathers et Emile Cinq-Mars retournèrent à leur voiture. Les reporters arrivaient en foule et des équipes de télévision installaient leur matériel. Cinq-290
Mars dut écarter d'un geste de la main les journalistes qui le reconnaissaient.
Ést-ce que ça confirme la culpabilité de Lapierre ? ª demanda Mathers.
Lapierre savait qu'ils avaient embarqué Kaplonski et, à présent, le pauvre diable n'était plus de ce monde. Lapierre s'était présenté au travail la veille de NoÎl alors que rien ne l'y obligeait. Des preuves indirectes ne tiendraient peut-être pas devant un tribunal mais, pour n'importe quel flic averti, elles avaient beaucoup de signification. Mathers était désespéré.
qu'un policier puisse servir de pion aux Hell's Angels ébranlait sa confiance dans l'ordre établi. Il manifesta de l'éton-nement lorsque Cinq-Mars répondit que non. Ćomment ça ? Pour moi, il a fait en sorte d'être de service ce soir-là sans bonne raison. Vous croyez qu'il avait une autre excuse pour prendre cette enquête en main ? «a me paraît suspect.
- Le doute raisonnable, Bill. Un motif de doute raisonnable, j'en ai un là, dans ma poche.
- Je vous écoute. ª Ils se parlaient par-dessus le toit de la voiture.
Će motif pourrait n'être pas étranger à la raison pour laquelle il refuse de nous communiquer les enregistrements. Il est possible qu'il ait enregistré Kaplonski et le Tsar comme il l'a dit. Mais il n'a pas écouté la bande magnétique le lendemain du meurtre ou une fois remis de sa grippe. Il l'avait écoutée au préalable, quand il était malade chez lui.
- Au préalable ? Vous ne voulez pas dire...
- D'une manière ou d'une autre, qu'il soit innocent ou non, il savait qu'on allait liquider Artinian.
- Alors comment peut-il être innocent ? Il n'a rien fait pour empêcher la chose !
- Ce n'est qu'une hypothèse. Réfléchis. On était censé arrêter Kaplonski ce soir-là, et c'est ce que voulait Lapierre. Il pensait que Kaplonski le mènerait tout droit au Tsar - s'il s'agit bien du Russe. Une fois Kaplonski sous la protection d'un avocat, d'un avocat des motards de surcroît, les choses se sont com-
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pliquées. Lapierre a perdu son sang-froid. Comme toi, il n'a pas de patience avec les gens qui plastiquent leurs ennemis. Ce qui ne fait pas de lui un flic honnête. «a fait de lui un flic de merde. Mais il est possible qu'il ait laissé Artinian mourir afin de pouvoir se glorifier d'avoir élucidé l'affaire. Or je l'empalerais volontiers pour ça, et il n'y a pas de b‚ton assez pointu, mais je n'affirmerais pas de manière catégorique pour l'instant qu'il a pris du service ce soir-là afin de pouvoir mener lui-même l'enquête et manipuler les pièces à conviction de manière à mettre les Angels à l'abri des soupçons. Depuis quand s'inquiètent-ils ? Cette question continue de me harceler. ª
Ils montèrent dans la voiture et Cinq-Mars dut klaxonner pour forcer les voitures de la presse à s'écarter. Deux agents en tenue s'approchèrent pour régler la circulation. Il évita le pire de l'embouteillage en roulant sur le trottoir o˘ il se coinça dans une congère d'o˘ des agents durent le dégager en pelletant la neige. Finalement sortis de tout ce cirque, ils s'engagèrent à travers les rues désertes et assoupies dans le silence de la nuit.
Ó˘ va-t-on ? demanda Mathers, plein d'espoir.
- A la maison, confirma Cinq-Mars. Là o˘ nous devrions être depuis belle lurette.
- Il y a encore quelqu'un qui connaît peut-être l'identité du Tsar, qui l'a entendu manigancer le meurtre d'Artinian avec Kaplonski, Jim Coates.
- Lapierre y a peut-être pensé lui aussi. Il le recherche. Il n'y a que toi qui saches o˘ il habite. Restons-en là. Laisse le petit Coates dormir pour l'instant. Nous allons piquer un somme nous-mêmes. Ce n'est pas parce que nous irons le voir ce soir qu'il sera plus en sécurité. quand tu iras, fais gaffe. Sois parano. Moi, personnellement, j'attendrais lundi, de reprendre le travail. Si tu le vois, dis-lui de ne pas se montrer. Dis-lui de se rendre invisible. S'il accepte de te parler, tant mieux. Sinon, ne 292
le bouscule pas. Mets-le en confiance. Ne l'emmène sous aucun prétexte au quartier général. ª
Ils roulèrent pendant un moment en silence en tombant sur des feux rouges tout le long du trajet. Cinq-Mars évitait les voies rapides dans la ville lasse, endormie, au repos. Oublieuse des bombes des motards.
´ Vous savez, dit Mathers alors qu'ils attendaient à un croisement, c'est bizarre. En devenant votre coéquipier, j'étais tout excité à l'idée d'avoir à lutter contre la criminalité du milieu. Le lendemain, je me retrouve sur une affaire de meurtre. Ensuite, sans avoir le temps de me retourner, j'empiétais sur le travail des Carcajous. Et depuis quelque temps, aujourd'hui surtout, j'ai l'impression de travailler pour le ministère de l'Intérieur. Dites-moi, sommes-nous en train de mettre la main sur tous les services de la police et de nous charger de tous les criminels de la ville ? ª
Cinq-Mars gloussa tandis que le feu passait au vert.
´ qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
- Réfléchis un peu, Bill. Tout ça, et nous n'en sommes qu'au début. ª
Gênée par son corps, craignant de se retrouver un jour ballonnée comme sa mère, ne sachant pas à quoi s'attendre à cause de cette rétroversion, de ce śteeplechase arch ª, Julia Murdick se déshabilla et se glissa sous les couvertures du lit de Selwyn Nor-ris pendant que celui-ci s'attardait dans la salle de bains. Sexuellement précoce, elle avait des rapports depuis l'‚ge de treize ans, se prêtant volontiers à des aventures juvéniles, mais elle n'avait jamais été prise par un homme plus ‚gé. Dans la voiture qui les ramenait chez lui, Norris était resté réservé, calme, attentif. Peu habituée à une telle patience, elle s'était résignée à l'éventualité qu'il se révèle un amant
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médiocre, mais elle avait voulu en avoir le cour net, une fois pour toutes.
Elle attendit.
Elle tendit l'oreille au bruit de la brosse à dents, des robinets, de la chasse d'eau. Les jeunes n'étaient pas comme ça. Elle se dit que les adultes devaient être terriblement ennuyeux au lit. Il pénétra dans la lumière tamisée de la chambre et Julia se tourna sur le côté en s'appuyant la tête sur une main. Le luxe de la pièce, la taille du lit, les draps propres lui plaisaient. Elle n'avait jamais fait l'amour dans un aussi grand lit, dans une chambre aussi vaste, avec du jazz en stéréo et le reflet parfait des lumières du centre-ville dans les vitres des fenêtres.
Noms ferma les rideaux. ´ Voilà une fille comme je les aime, dit-il.
- Pas ça ! ª rétorqua-t-elle. Elle martela le matelas de petits coups de poing.
´ quoi ?
- Je trouve le mot fille parfaitement déplacé, surtout dans des rapports entre un homme m˚r et une femme plus jeune. ª
II se pencha et, à travers le duvet, lui pinça le gros orteil jusqu'à ce qu'elle le repousse d'un coup de
pied.
Ćomment appelles-tu ça ? demanda-t-elle d'un
ton de récrimination. Des préliminaires ? - Au moins, tu as de la suite dans les idées. ª La lampe de chevet resta allumée pendant qu'il se déshabillait. Elle admira le torse solide et ferme, la taille fine. Il n'était pas particulièrement musclé, mais il était vigoureux, et elle trouva du charme à ses pectoraux légèrement vieillissants. A peine une petite touffe de poils blancs sur la poitrine. Son pénis se dressa et Julia, qui appréciait le spectacle, poussa un petit cri lorsqu'il plongea sous les couvertures depuis le pied du lit en la tirant sous lui par les mollets, puis par les cuisses et les hanches. Elle aurait volontiers fait la pudibonde mais la nouveauté de la chose, l'imprévu, la longue attente lui firent émettre des
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gloussements qui l'embarrassèrent, et, lorsqu'il refit surface, ne sachant que faire, elle le bourra de coups. Óhh, Julia. Tu es si... Tu es si...
- quoi ?
- Physique.
- Ah bon ?
- Belle aussi.
- Ah, nous y voilà ! Les hommes essaient de séduire les femmes avec des compliments ! ª
II la fit taire en l'embrassant, comme par surprise. Il avait de belles lèvres. Douces. Savantes. Les siennes étaient gercées, ce qui l'ennuya. Il passa la langue aux commissures de sa bouche. Elle s'entendit soupirer et s'abandonna à cette sensation. Cela faisait si longtemps, son dernier petit ami ne l'avait pas accompagnée à Montréal et jamais ça n'avait été aussi lent, aussi... méthodique. Elle bougea pour le prendre dans ses bras et, ce faisant, son corps se colla contre le sien et elle devint alors affamée, avide d'être l'objet d'une telle attention, d'une présence, de sexe, du retour du désir, et ce fut plus fort que ce à quoi elle s'était attendue ou que ce qu'elle avait escompté. En enroulant ses jambes autour de lui et le serrant dans ses bras, elle se sentit en sécurité, elle était de nouveau à
l'abri. La folie du monde, la dan-gerosité de leur mission commune et le risque de leur entreprise devinrent un facteur d'excitation, tous les instants périlleux, toutes les heures de tension se fondirent, son corps oscilla dans un mouvement de va-et-vient contre le sien et tout ce qu'ils avaient accompli pour ce travail prit finalement sens d'une manière complètement folle, dingue, farfelue, absurde.
Elle tendit la main vers son sexe, le toucha et le caressa de manière consciencieuse, investigatrice. Elle se sentit maladroite, stupide et inexpérimentée, en fin de compte, lorsqu'il se déplaça pour la prendre dans une position qui ne la fît pas souffrir. Elle s'entendit de nouveau soupirer, émettre des sons incompréhensibles, comme pour ne pas perdre 295
contact avec elle-même, elle sentit de vives pointes de plaisir et elle lui parla, lui tint des propos absurdes dans un langage qui le fit rire, mais elle le désirait de tout son être à présent, elle avait envie de lui sous des formes qu'elle n'aurait pas imaginées, anxieuse de trouver une satisfaction à des désirs dont elle ignorait l'existence en elle, et elle lui fut reconnaissante de ce brusque déferlement d'émotions et de plaisir.
Il sut ne pas la pénétrer mais se plaça sur elle, son corps sur le sien.
Trouvant son rythme, Julia accompagna les mouvements de Norris dans la nuit paisible tout en éprouvant un tel sentiment de sécurité, au cour même de la vie de plus en plus dangereuse qu'elle menait désormais, que l'afflux de sensations qui la traversaient la projeta brusquement en avant d'elle-même, elle eut le souffle coupé et se sentit déchirée. Avec des cris et un grand frisson de tous les membres, elle se donna alors furieusement et joyeusement à lui, et tout, elle le comprit, toute cette histoire dans laquelle elle était embarquée en valait la peine, surtout le danger, surtout l'angoisse. Elle s'abandonna à cette tempête et à cette paix, tellement proche de Norris que leurs peaux semblèrent se confondre, et elle sut que tout irait bien, que rien ne lui arriverait.
Il se montra plein d'égards, la fit doucement changer de position et elle se mit sur lui pour lui faire plaisir. ´ D'accord, mon vieux, murmura-t-elle. Tu vas écoper maintenant ! Tu n'as pas idée à quel point j'en avais besoin. Je commençais à être nerveuse, Selwyn. Je commençais à douter de moi, de toi. J'étais inquiète. Tu le savais ? C'est pour ça que je suis ici ? Certaines nuits, j'avais envie de hurler dans mon sommeil.
- Pauvre petite.
- J'avais l'impression que ces micros chez moi me faisaient la conversation. Certains soirs, j'avais envie de parler. De babiller. J'avais envie qu'ils
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viennent me chercher. Je rêvais que les Angels me torturaient. Ils sont vraiment diaboliques, ils sont vraiment ignobles. Ne me regarde pas comme ça. Je vais bien. Bien, tu entends. Mais tu vas désormais subir les conséquences du stress que tu m'as fait vivre.
- Alors j'ai gagné, l'entendit-elle dire à mi-voix.
- qu'est-ce que tu dis ?
- que j'ai gagné. Nous avions parié. Nous avions parié que j'obtiendrais plus d'informations de toi ce soir que tu m'en arracherais même s'il n'y avait que toi qui posais des questions. Tu t'es livrée à moi de la tête aux pieds, ma petite. J'ai gagné. ª
II était fortiche, elle devait l'admettre. Mais c'était parfait. Sa vie à
elle dépendait de la compétence avec laquelle il opérait.
Elle flaira sa poitrine, le caressa. ´ Jouis de ta victoire, Champion, lui concéda-t-elle. Parce que tu vas payer. Et ça va pas être triste. ª
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Samedi, 15 janvier
Pour être eux-mêmes, Julia et le Banquier avaient d˚ passer outre leur entraînement exigeant. Une promenade dans le parc du Mont-Royal et dans la montagne par un après-midi froid, ensoleillé et sans vent se révélait chargée d'emb˚ches. Ils avaient eu envie d'oublier pendant quelques heures qu'ils étaient lui, le banquier des motards et elle, sa garde-malade, mais ce n'était pas facile.
Ils faisaient donc l'école buissonnière cet après-midi-là pour échapper un peu à leur vie clandestine. Leur dépendance mutuelle préoccupait quelque peu Julia. Alors qu'elle aurait bien aimé avoir un peu de temps pour mieux connaître Selwyn Noms, s'habituer à sa présence, apprendre à lui faire confiance, on l'avait accouplée avec Arthur Davidson - alias Cari Bantry -
alias le Banquier dont elle ne savait presque rien. Cette lacune l'irritait. En effet, Arthur était devenu un symbole de sa propre sottise, le rappel constant de l'empressement qu'elle mettait à risquer sa vie sans justification logique. Jusqu'à quel point pourrait-elle compter sur lui en situation de crise ? Bantry s'était même demandé à haute voix, en sa présence, jusqu'à quel point elle tiendrait sous la pression - mais lui ?
Pourquoi Noms et lui s'inquiétaient-ils de la femme alors qu'ils faisaient une
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confiance aveugle à l'homme ? Pourquoi doutaient-ils de la plus jeune et non du plus ‚gé ? Arthur avait bien traversé les premières épreuves, comme elle, mais pourrait-elle s'en remettre à lui si les choses tournaient mal ?
Elle avait décidé de l'emmener en promenade sur la montagne, là o˘ Noms le lui avait présenté, d'o˘ ils pourraient, tout en observant la ville perfide à leurs pieds, découvrir ce qui allait sortir de leur tête-à-tête.
Tout en marchant lentement sous le soleil, ils tentèrent d'arracher leurs masques pour se parler en amis, en collègues. quiconque les e˚t épiés ne les aurait pas pris pour des amoureux car ils s'écartaient vivement s'il leur arrivait par mégarde de se toucher. Lorsqu'elle écoutait Arthur, Julia tendait le cou et rejetait la tête en arrière, analysant davantage les propos de son compagnon qu'elle ne les recueillait précieusement pour s'en repaître comme l'e˚t fait une amoureuse. Arthur, qui gardait la plupart du temps les mains dans les poches en marchant, était un homme renfermé, mal à
l'aise en compagnie, qui protégeait jalousement sa propre personne et ses secrets. Il avait cependant un beau sourire et l'on voyait qu'il avait de l'attachement pour sa compagne, un attachement amical, voire paternel.
quiconque les aurait observés attentivement n'aurait pas vu en eux un père et sa fille en promenade. Ils étaient de type physique radicalement différent. Julia était grande, large d'épaules, et avait tendance à prendre du poids si elle ne se surveillait pas. Elle avait le corps en forme de sablier. Arthur était plus petit d'une bonne tête. Il se tenait penché, les épaules vo˚tées, et était raisonnablement mince pour son ‚ge. Il avait une silhouette en forme de poire, plutôt féminine. Il était obligé d'aller à
petits pas rapides pour suivre les longues enjambées de Julia. Sa calvitie accentuait une inclinaison au sommet du cr‚ne qui tranchait brutalement avec son front plat qui allait s'élargissant vers le haut. Elle avait le nez retroussé, dégoulinant, et les narines
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enflammées, à peine visibles. Elle avait une belle peau, dans toute la fraîcheur de son ‚ge et de son sexe. Sur celle d'Arthur des traces d'acné
vieilles de trente ans étaient visibles le long de la m‚choire et, sous une lumière vive, on pouvait y voir des capillaires. A la différence des sourcils minces de Julia, ceux d'Arthur, qui faisaient deux traits sombres au-dessus de ses petits yeux, étaient fournis, seul trait naturel marquant de son visage, à l'exception de sa cicatrice, précise, carrée et qui, elle, n'avait carrément rien de naturel.
´ qu'est-ce qui vous est arrivé à la joue ? ª demanda étourdiment Julia.
Elle avait préparé une liste de questions et celle-là lui avait échappé
avant qu'elle ne puisse se censurer. Le morceau de chair plus claire qu'il avait en dessous de l'oil droit l'intriguait depuis leur première rencontre, tel un symbole d'expérience ou, peut-être, d'erreur.
Úne balle ª, répondit-il d'un ton brusque. Ces deux mots se dissipèrent dans l'air limpide pour se cristalliser sur la neige. En dessous d'eux, des gens qui faisaient du toboggan poussèrent un mugissement et glissèrent.
Julia et Arthur empruntèrent un sentier en pente qui allait en se rétrécissant depuis une grande clairière.
´ Dans la figure ? ª demanda-t-elle d'une voix qui trahissait la consternation, l'inquiétude.
Le Banquier eut la courtoisie de ne pas se moquer d'elle pour avoir formulé
l'évidence. Á bout portant. C'était une arme de petit calibre, heureusement, sinon je ne serais pas ici aujourd'hui.
- Heureusement, dit Julia en mettant une touche d'ironie dans sa réplique.
- C'aurait pu être pire.
- Est-ce que c'aurait pu être mieux ? Je veux dire, que s'est-il passé ? ª
Un sentier, qui montait vers le sommet entre les arbres, restait ouvert en hiver, la neige étant tassée par les bottes de ski et de marche. Il fallait une certaine agilité pour en faire l'ascension dans ses par-1
ties les plus abruptes et les plus glacées. Ils pressèrent le pas et, après une déclivité, s'engagèrent dans la montée. Arthur tendit la main à Julia pour l'aider.
´ Julia... commença le Banquier qui s'interrompit aussitôt. J'ai du mal à
vous appeler par ce nom. «a ne vous ennuie pas que je m'en tienne à
Heather ? «a me met mal à l'aise. Je préfère ne pas prendre de mauvaises habitudes.
- Je sais ce que vous voulez dire. Je me sens toute bête quand je dis Arthur. Vous serez toujours Cari pour moi. Papa. Tenons-nous-en à ces noms.
ª
Ils continuèrent de marcher. Ć'est à juste titre que j'en suis venu à
occuper le poste du Banquier, Heather. J'étais gérant d'une agence bancaire autrefois et on nous a braqués. Au cours de ma carrière comme caissier, responsable du crédit et gérant, les succursales o˘ je travaillais ont été
volées quatre fois.
- C'est à ce moment-là que vous avez reçu cette balle ?
- Je ne travaillais pas pour Selwyn, si c'est ça qui vous inquiète. C'est lui au contraire qui est venu à mon secours. Il m'a redonné go˚t à la vie.
Après avoir été braqué trois fois, je me fichais un peu de toutes les procédures de sécurité - une erreur que je ne referai jamais. Le jour en question, un braqueur a foncé dans mon bureau pour m'empêcher d'actionner le système d'alarme. Ses copains ont vidé les caisses en agitant des armes et en hurlant des menaces. Vous avez nécessairement la trouille quand on vous brandit un pistolet sous le nez, mais j'étais très calme. J'ai examiné
le type devant moi et j'ai noté mentalement les détails qui pourraient aider à l'identifier ultérieurement. A chaque braquage j'améliorais mes facultés de mémorisation. Cette fois-là, une échauffourée a éclaté avec une caissière. Elle était mignonne et l'un des voyous s'était permis des attouchements lubriques sur elle. Elle hurlait et elle a aussitôt fait une crise de nerfs - qui aurait pu l'en
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bl‚mer ? Elle s'est jetée bec et ongles sur le voleur. Il s'est affolé et a tiré sur elle. J'ignore si c'était délibéré ou si le coup est parti accidentellement. Je sais en revanche qu'il a tiré sur elle sans sommation.
Il ne lui a pas laissé de chance.
- Mon Dieu. ª
Arthur prit une profonde inspiration. Elle vit qu'il était encore affecté
par les émotions de cette journée. ´ La banque était remplie de gens qui hurlaient tandis que les voleurs criaient comme des déments. J'ai bondi. Je n'y étais pour rien, c'était involontaire, j'ai simplement bondi de mon fauteuil. Le type qui était dans mon bureau a compris qu'il était en train de se rendre coupable d'autre chose que d'un vol de banque. La situation était à son paroxysme. Nous étions tous les deux figés sur place. Il savait que je l'avais bien détaillé. Il a lentement levé son arme vers moi. J'ai essayé de parlementer, de le raisonner. Il m'a traité de tous les noms, tranquillement, comme si tout cela était de ma faute, puis cette espèce d'ordure m'a tiré en pleine figure. ª
Ils avaient atteint une trouée dans la formation rocheuse de la montagne qui exigeait que l'on s'agrippe bien et que l'on assure patiemment le pied.
Julia passa devant et tendit une main à son coéquipier. Arthur choisit un trajet légèrement différent pour enjamber la brèche, ce qui le laissa momentanément bras et jambes écartelés, dépendant de la main de Julia pour garder son équilibre avant d'être en mesure de transférer son poids d'un pied sur l'autre et de sauter de l'autre côté. Ils continuèrent ensuite à
gravir côte à côte un tronçon plus large de la piste, leurs bottes s'enfonçant dans la neige recouverte d'une cro˚te durcie. En bas, indifférentes à leur équipée, les voitures montaient et descendaient l'avenue du Parc à toute vitesse.
´ La caissière est-elle morte ? ª
Arthur s'humecta les lèvres dans le froid sec. Élle est paraplégique.
- C'est terrible. ª Elle ne savait pas quoi dire et se sentait curieusement penaude. Ét qu'est-il advenu des voleurs ? ª
II hocha la tête. Ćelui qui avait tiré sur moi a été tué dans un braquage quatre mois plus tard. Je l'ai identifié gr‚ce à la photo de son casier judiciaire à la morgue. Ce qui a été un plaisir. Le tour de l'autre tireur viendra un de ces jours. Je n'aurai jamais la satisfaction de le savoir car je ne sais pas du tout à quoi il ressemble. Mais des paumés comme lui s'en sortent rarement indemnes.
- La pauvre fille. ª
Arthur marchait la tête baissée, sombre. ´ Tout cela parce qu'elle travaillait dans une banque pour un salaire modeste. Tout cela parce qu'elle a eu peur quand un homme armé l'a molestée. A cause de cela, elle ne marchera plus jamais. ª
Sa voix était chargée d'une colère qui impressionna Julia. Elle n'avait encore jamais vu une telle passion chez son collègue. Il avait toujours été
placide - énergique à certains moments et concentré dans ce qu'il faisait, mais il était dans l'ensemble d'humeur égale et sans complication. Álors, papa, c'est comme ça que vous avez choisi de vous engager dans la lutte contre le crime ? ª
II esquissa un petit sourire tandis qu'ils contournaient chacun de son côté
un gros rocher. Leurs pistes divergentes se rejoignirent de nouveau. Arthur prit la jeune femme par le coude et marcha de cette manière près d'elle.
Áutant vous dire que j'ai été dans un sale état pendant un certain temps.
Voir une jeune caissière se faire descendre, voir un pistolet pointé sur mon visage, croire à cet instant que ma dernière heure était venue, recevoir moi-même une balle, apprendre plus tard que ma caissière resterait infirme pour la vie - je ne m'en suis jamais totalement remis.
Nerveusement, j'étais une épave. J'étais dans une rage folle, irrationnelle. ª
II regardait fixement devant lui à présent, comme s'il revivait sa fureur passée. ´ Bref, j'ai fait une
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dépression nerveuse, j'ai changé de vie, j'ai divorcé, je me suis mis à
boire, tout le tremblement.
- Différent mais non sans rapport avec le véritable Cari Bantry, commenta Julia.
- Ce n'est pas un pur hasard, évidemment, dit le Banquier d'une voix déterminée. Selwyn nous a choisis avec discernement. ª Cette question la travaillait. Comment avait-elle été choisie ? que savait Arthur à ce sujet ? ´ Je me souviens de l'époque o˘ Hagop prenait des informations sur vous.
- Hagop ?
- Le Père NoÎl. Le jeune gars assassiné la veille de Noèl.
- C'est Hagop qui m'a dénichée ?
- Selwyn lui avait donné les coordonnées. C'est le mot qu'il emploie quand il cherche quelqu'un qui corresponde à ses critères. Vous deviez être dégourdie. Séduisante, mais pas au point de tourner la tête de Hagop. Je ne dis pas cela par muflerie, à propos, mais vous savez ce que je veux dire.
- Ah oui ? quelles étaient exactement les exigences physiques ?
- Il ne voulait pas de quelqu'un qui fasse trop d'effet. Il fallait qu'on vous remarque, qu'on vous apprécie, mais vous ne deviez pas être le centre de l'attention. ª
Julia décida que ce portrait, malgré ses réserves, était, tout compte fait, flatteur. ´ quoi d'autre ?
- Vous deviez être brillante. Aimer la lecture, être bilingue, français et anglais.
- quoi encore ?
- Un peu seule. Supérieure à vos pairs sur le plan intellectuel et par votre narcissisme.
- quoi !
- Vous deviez être étrangère à la ville, ne pas vivre chez vos parents, idéalement habiter seule. Ne pas avoir de liens sentimentaux.
- Diable. C'est tout ? Taille ? Couleur des cheveux ? Origine ethnique ?
Résultats des tests contre le sida ?
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- On ne m'a pas donné tous les détails. ª Arthur eut un petit rire. Ć'était l'affaire de Hagop.
- Alors on vous a recruté vous aussi - comme moi. Selwyn Norris vous a invité au restaurant, vous a app‚té lentement ?
- Le jour o˘ je l'ai connu, j'étais en train de boire dans un bar de la Main. Il est entré et s'est dirigé tout droit vers ma table. Devinez ce qu'il a dit.
- Aucune idée.
- "Buvez tout votre so˚l, Arthur Davidson. «a va être votre dernière cuite avant longtemps. Vous avez traversé une période sombre, vous en avez pris plein la gueule. Le temps est venu de vous tenir dans la lumière."
- Vous lui avez foutu un coup de genou dans les couilles ? demanda Julia.
Moi, c'est ce que j'aurais fait.
- J'étais trop bourré. Mais il avait réussi à capter mon attention.
J'étais rond comme une barrique et il a fait un tel cinéma que je l'ai pris pour mon ange gardien. C'a été ma première pensée. Puis, je lui ai dit :
"Vous êtes qui, vous, tête de noud ?"
- C'est marrant. Je lui ai dit à peu près la même chose la première fois que nous nous sommes rencontrés. qu'est-ce qu'il a répondu ?
- "Les salopards qui vous ont abattu comme un chien et qui ont mis votre caissière dans un fauteuil roulant pour la vie travaillaient pour quelqu'un. Je cherche les coupables mais j'ai besoin de votre aide, Arthur Davidson. Desso˚lez-vous maintenant afin d'être un homme digne de ce nom plus tard." ª
Ils marchèrent jusqu'à la corniche de la montagne o˘ un poste d'observation servait de garde-fou devant le précipice. Un traîneau, qui dérapait sur la neige, s'éloignait, avec à son bord des touristes hivernaux qui s'embrassaient dans le froid sur cette haute piste au-dessus de la ville, et l'haleine du cheval faisait de gros nuages de buée. Le cocher fit doucement claquer sa langue et le fouetta avec ses rênes pour qu'il garde le train. A l'haleine des deux marcheurs
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dans l'air glacé on pouvait voir que leur ascension les avait essoufflés.
´ Pourquoi faites-vous ça, papa ?
- Pourquoi ? Tout ce que je fais désormais, je le fais pour venger ma caissière. C'est un travail qui a du sens. La paperasserie n'en avait plus.
Signer des formulaires de prêt était devenu absurde. Je fais ce travail parce que le simple petit banquier dépressif que je suis est un bagarreur dans l'‚me. Je le fais parce que, comme vous, je ne peux plus m'en passer.
ª
Ils examinèrent la ville à leurs pieds, les cheminées fumantes dans leur torpeur hivernale tels de somnolents vieillards blottis les uns contre les autres dans leur club privé et rejetant des bouffées de leur cigare. La ville procurait une illusion de paix, de contentement, que l'altitude et le soleil contribuaient admirablement à entretenir. Ce fut peut-être l'haleine blanche des cheminées dans le paysage hivernal qui rappela à Julia qu'elle se tenait sur un volcan éteint, que la hauteur depuis laquelle elle contemplait la ville était le produit d'une roche en fusion crachée depuis les entrailles de la terre. Elle battit des pieds pour les tenir chauds, comme si elle passait un contrat avec le sol gelé.
´ Heather ?
- Humm ?
- Et vous, pourquoi le faites-vous ? ª
Cette simple question lui fit comprendre que des intentions identiques aux siennes animaient Arthur ce jour-là. Elle avait fini par le percer à jour, par pénétrer en lui, par découvrir si elle pourrait lui confier sa vie. Il voulait savoir si elle serait à la hauteur lorsque les choses tourneraient mal ou surmonterait les épreuves pour lui. A l'instar de la caissière, réagirait-elle de manière irrationnelle au mauvais moment ? Ou, lorsque les jeux seraient faits, se distinguerait-elle, serait-elle brillante ?
Elle n'avait pas d'histoire analogue à raconter. Elle n'avait pas d'anecdotes lui permettant d'identifier
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avec précision le moment o˘ elle s'était orientée vers ce travail. Elle n'avait pas non plus de réponse toute prête, car avait-elle sérieusement réfléchi à la chose ? N'était-elle pas simplement une marionnette dont Selwyn tirait les ficelles, heureuse de se laisser manipuler, de suivre le mouvement ? Comment convaincre Arthur de son engagement ? Maintenant qu'elle posait les questions pertinentes, comment se convaincre elle-même ?
Sentant son dilemme, Arthur l'encouragea gentiment. Én faisant cela, vous mettez en péril votre année à l'Université, votre carrière, votre avenir, votre...
- Ma vie ? rétorqua-t-elle. Ouais, bon, je tiens à la vie, je tiens à
d'autres choses... ª Elle laissa sa phrase en suspens.
´ quelles autres choses ? ª
Elle s'accorda un temps de réflexion. La ville était tellement énorme à ses pieds. Lorsque Selwyn l'avait emmenée patiner, il avait arrêté la voiture à
ce point de vue pour lui expliquer l'état du monde. Elle avait réagi favorablement, elle s'était prêtée au jeu avec plaisir, tout en essayant de faire en sorte que Selwyn n'en sache pas trop à son sujet. Mais il avait vu clair en elle. Il l'avait située.
Il y avait aussi cette histoire de rétroversion de l'utérus, ce śteeplechase arch ª. Elle pensait auparavant que la douleur qu'elle ressentait en faisant l'amour disparaîtrait ou quelle trouverait un remède.
Puis elle avait découvert qu'elle devrait s'en accommoder. Selwyn lui avait révélé qu'elle pourrait encore prendre un amant à condition de se résoudre à certains compromis, de sorte que ça ne lui paraissait plus désormais aussi important que la semaine précédente ou même que la veille au soir.
Etre incapable d'avoir des enfants comme les autres femmes allait aussi de pair avec cette anomalie dont l'annonce gisait encore au fond d'elle comme une mauvaise nouvelle chronique, mais ce n'était pas non plus la fin du monde.
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´ Mes parents sont des produits des années soixante, commença-t-elle. Ils ont divorcé, naturellement. J'ai été élevée par ma mère. J'ai eu entre quatre et six beaux-pères. Leur nombre dépend de ceux que je suis censée prendre en compte et de ceux qui étaient, selon les mots de ma mère,
"simplement de passage". ª
Après un moment de silence, Arthur insinua : Álors Selwyn est une figure paternelle pour vous, quelque chose comme ça ?
- Oh, trêve de conneries ! ª
Elle avait une manière d'employer des expressions vulgaires qui faisait sourire les hommes. Selwyn, par exemple, et Arthur à présent, dont un large sourire éclaira le visage.
´ Mes parents ont acheté une ferme, à l'époque o˘ ils étaient encore ensemble. Ils avaient vaguement l'idée de former une communauté hippie et de vivre de la terre, une idée qui n'a, si vous me passez le jeu de mots, jamais décollé. Heureusement pour eux, ils seraient morts de faim. quoi qu'il en soit, nous possédons encore la ferme mais nous l'utilisons comme résidence secondaire. Ce qui était supposé être un potager sert de parking pour des voitures allemandes. On peut faire des longueurs de piscine dans les écuries. Vous voyez le tableau. On a ajouté des b‚timents et on en a agrandi d'autres, il fallait rester au rythme du taux de divorces, loger les nouveaux gosses de tel mariage et les enfants plus ‚gés de tel autre mariage. Je n'ai ni frère ni sour, mais des demi-frères, des demi-sours.
Combien, allez savoir. ª
Elle soupira, ne sachant pas si tout cela voulait dire quelque chose pour lui, dépitée de son incapacité à formuler ce qui la motivait. Će qui me fait peur, reprit-elle, ce ne sont pas les Hell's Angels. Ce qui m'effraie, c'est de vieillir en allant à l'encontre de soi-même, en opposition à soi.
Ce qui m'effraie, c'est d'entrer dans la vie avec un catalogue d'idéaux et de les voir mis en pièces l'un après l'autre. De souiller tout ce à quoi on tenait. C'est ça qui m'effraie le plus.
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Renoncer à ses convictions et, totalement, de manière insensée, fouler aux pieds ce à quoi on croit pour le reste de la vie ici-bas. C'est ça qui m'effraie le plus. ª
Elle tourna les yeux vers Arthur. L'intensité de son regard le fit s'immobiliser et la regarder en retour. ´ Je ne ferai pas cela. Je ne vivrai pas comme cela. Je vais défendre ce à quoi je crois et si ça signifie assumer des actes qui me mettent au pied du mur - qui ne me laissent pas de portes de sortie - très bien, parfait, c'est ce que je veux. Je ne veux pas d'échappatoires. J'ai vu ce que donnaient les exu-toires. Je sais ce qu'ils ont fait aux gens que j'aime, à ma mère, à mon père et même à mes beaux-pères. Ce sont de braves gens mais que font-ils ?
Je ne veux pas d'échappatoire, Arthur. Ce que je veux, c'est le moyen de vivre une vie qui ait du sens pour moi. Pour moi. Et ce travail que nous faisons ensemble en a. ª
Elle le laissa la serrer contre lui. quiconque les aurait épiés n'aurait su que penser de ce couple étrange qui s'enlaçait au sommet de la montagne au-dessus de la ville glacée.
Ce soir-là, Bill Mathers se réjouit, en pénétrant dans l'écurie, de sentir un courant d'air chaud, même si, une fois que ses yeux se furent habitués à
la lumière jaun‚tre, il fut pénétré par l'humidité. Il huma la poussière et la paille, se remémora des souvenirs de balades à la campagne dans son enfance et tendit l'oreille à la respiration des animaux. Les ampoules nues suspendues au plafond qui éclairaient les écuries, espacées de cinq mètres, créaient des ombres mouvantes en se balançant au bout de leur fil. Les chevaux piaffaient doucement dans leurs boxes. En passant d'un pas tranquille à leur hauteur, Cinq-Mars avait une parole apaisante pour chacun. Il ouvrit une barrière et prit un licou en cuir et en acier suspendu à un crochet en entrant dans le box.
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II l'ajusta à une petite jument grise qu'il conduisit à l'extérieur et attacha à des montants croisés.
´ Knell's Bells, dit Cinq-Mars en guise de présentation. Elle commence à
être un peu ankylosée à son ‚ge, n'est-ce pas, ma vieille ? ª II s'agenouilla devant la jument et lui frotta les genoux avec un Uniment. Il s'activa d'une main ferme et douce sur le cheval docile au traitement.
´ qui est l'autre invité, Emile ? ª demanda Mathers d'un ton significatif.
Il était resté un box plus loin, le cheval devant lui, un bras appuyé sur une solive.
´ Raymond Rieser, un vieil ami.
- Je sais. Vous nous avez présentés l'un à l'autre, vous vous souvenez ?
Pourquoi l'avez-vous invité ? ª
Cinq-Mars frictionnait maintenant la jambe du cheval. ´ Raymond a peut-être quelque chose pour nous. C'est pour cette raison en partie. C'est aussi un test.
- Pour tester qui ?
- Allez, on te rentre pour la nuit ª, dit Cinq-Mars à la jument sans tenir compte de la question de son coéquipier. Il détacha Knell's Bells et la reconduisit dans le box en la faisant tourner vers l'avant. ´ Voilà une chose de faite. ª II sortit du box, ferma la large porte et remit le licou à son crochet. Áh, fit-il lorsque la porte extérieure s'ouvrit. Raymond.
ª
L'homme qui les rejoignit était grand, robuste, le teint rubicond, et avait le visage orné d'une moustache excentrique. Il portait les cheveux longs, ramenés en queue de cheval. Pour parler, il ôta de sa bouche une pipe éteinte. ´ Tu devrais avoir honte, mon grand, d'inviter des amis à dîner et de leur faire pelleter du crottin avant de passer à table. Tu es un monstre, Cinq-Mars. ª II avait la voix tonitruante.
´ Travailler met en appétit, Ray. Je ne voudrais pas laisser dans mon assiette une seule bouchée du bon repas de Sandra.
- «a m'étonnerait. Comme ça, inspecteur, poursuivit en se tournant vers Mathers le personnage
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bourru tout en tirant sur ses bretelles et en suçant sa pipe, vous êtes le coéquipier de l'unique et incomparable Cinq-Mars. Vous arrivez à survivre ?
ª
Mathers se fendit d'un grand sourire forcé. ´ Je m'en sors, merci. C'est une expérience. ª
Ils s'écartèrent lorsque Cinq-Mars sortit un autre cheval de son box. Ils le regardèrent enfouir des cachets dans le cour d'une pomme coupée en deux et administrer son remède à la bête.
´ Vous voyez ça ? demanda Rieser. Il est du genre sournois. Plein d'astuces.
- Faites-vous de l'équitation, Raymond ? demanda Mathers.
- Dans le temps. Dieu merci, cette époque est révolue.
- Ray était dans la police montée, expliqua Cinq-Mars. Dans les renseignements. ª Naguère, la police montée canadienne assumait à la fois des t‚ches de police et de renseignement au niveau national, un peu comme la CIA et le FBI confondus. quelques années auparavant, les fonctions de renseignement avaient été confiées à une nouvelle administration civile, émule de la CIA, ce qui avait mis au rancart les anciens espions de la police montée. ´ Messieurs, annonça Cinq-Mars en reposant le sabot du cheval par terre et en le reconduisant dans son box, un petit mot avant d'aller retrouver la compagnie de nos charmantes compagnes et de boire à
leur santé. ª
C'est alors seulement que Bill Mathers se rendit compte qu'Emile Cinq-Mars avait déjà bu à la santé du beau sexe, car il avait tout d'abord attribué
l'attitude communicative de son hôte à un réflexe d'hospitalité. Il le vit tituber légèrement lorsqu'il s'assit sur un tabouret en faisant signe à ses compagnons de prendre place autour de lui.
Ńous avons un problème, Ray. ª
Rieser refusa un banc et retourna un grand seau en bois en guise de siège.
Il fit signe de la tête à Cinq-Mars qu'il pouvait continuer en esquissant en l'air un signal avec sa pipe. Mathers s'accroupit et, se balan-311
çant sur la plante des pieds, prit une paille sur le sol de l'écurie et la fit jouer entre ses doigts.
Ćomme vous le savez, j'ai accès à des informations de source inconnue. On m'a laissé entendre ces jours-ci que je devais mes succès aux bonnes gr‚ces de la CIA. Je te le demande, Raymond, pourquoi un agent de la CIA s'intéresserait-il au travail de la police de la Communauté urbaine de Montréal ? A la criminalité locale, qui est en dehors de sa juridiction ? A moins que tu éclaires ma lanterne, moi, je ne vois pas. ª
Rieser plissa le front puis hocha la tête. ´ qu'en dit notre jeune ami ?
demanda-t-il.
- Je suis à court d'hypothèses ª, avoua Mathers. Rieser referma la main sur sa pipe et marqua un
temps de réflexion. Á vrai dire, Emile, c'est impossible. Plausible ? Pas le moins du monde. La CIA, pour attraper quoi ? Des cambrioleurs ? Des petits dealers ? Des voleurs de voitures ? C'est absurde. ª
Cinq-Mars se gratta vigoureusement derrière l'oreille. Ét encore ?
- Là, tu vois, je suis dépassé. Prenons les choses autrement. Supposons que la CIA soit mêlée à ça. La question qui se pose alors est : de quelle manière et pourquoi ? De quelle manière ? D'après mon expérience, il existe trois possibilités. Primo, un solitaire, un agent qui agit à titre individuel, pour des raisons personnelles. Difficile de voir pourquoi, mais retiens-le. Dans le deuxième scénario, la CIA mène une opération dans laquelle tu es impliqué d'une manière ou d'une autre. Troisième hypothèse, la CIA ne mène pas d'opération avouée mais a autorisé un agent à agir à
titre individuel et à exécuter une certaine mission avec tous les moyens nécessaires. ª
Les policiers attendirent dans l'écurie traversée par les courants d'air o˘
les chevaux s'ébrouaient doucement et remuaient dans leurs boxes. L'ancien agent de la police montée était plongé dans ses pensées.
´ Le monde change. L'espionnage est moins à la 312
mode. Les ennemis sont devenus amis et les amis concurrents. Par conséquent, nous avons des agents qui ont du temps à perdre et qui cherchent la bagarre pour se rendre utiles. Or c'est de cette manière que la CIA pourrait se trouver mêlée à ça. Reste à savoir pourquoi. ª
Un cheval piaffa légèrement, en cadence, dans son box, ce qui fit hennir les autres. quatre d'entre eux suspendirent la tête à l'extérieur du leur comme s'ils écoutaient la conversation qui se déroulait entre les hommes pour essayer d'en saisir le sens.
´ Pourquoi se mêler de la criminalité locale ? Parce que le crime a une dimension de plus en plus internationale et que la CIA se considère plus apte que le FBI à le déraciner. Ses agents sont en mesure d'opérer derrière les lignes ennemies, de contourner la loi. Il est de notoriété publique que d'anciens agents du KGB se sont reconvertis dans le racket à Moscou. La CIA croit peut-être qu'il est de son rôle de défendre le pays contre ses ennemis d'hier, affublés maintenant de tenues capitalistes. On a aussi appris des choses troublantes. L'ancien KGB a été réorganisé et renforcé
sous un nouveau nom, le FSB. Il est possible que le FSB cherche à
s'autofinancer. Il se peut qu'il ait constitué une filiale pour remplir ses caisses. Ce qui veut dire que le FSB pourrait agir à la fois comme agence de renseignements et gang criminel, ce qui donne froid dans le dos. ª
Rieser se tut pour réfléchir et tirer sur sa pipe. Mathers profita de la pause pour demander : ´ Raymond, pourquoi ici ? Au Canada. Pourquoi pas à
Moscou ou à New York ? ª
Le visiteur indiqua d'un hochement de tête qu'il appréciait la question à
sa juste valeur. Će pourrait être l'aspect le plus simple de l'affaire, Bill, du moins en théorie. A l'intérieur des Etats-Unis, la CIA empiéterait sur le territoire du FBI. Ce qui est une opération clandestine à l'étranger devient violation des droits constitutionnels sur le sol américain. Je n'ai pas la naÔveté de penser que la CIA n'opère pas à
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domicile, mais ses agents ont plus de liberté, plus de champ d'action, plus de capacité de fonctionner efficacement à l'étranger. En pays étranger, la loi ne pèse pas plus lourd que la météo. ª II marqua une pause pour débourrer sa pipe. ÍI y a autre chose. Il faut aussi penser que les gangs russes - et d'après quelque chose que tu as dit tout à l'heure, Emile, je crois comprendre qu'ils sont mêlés à ça - il faut aussi penser qu'il se pourrait que ces gangs aiment mieux opérer à partir d'une base américaine, hors du Canada, à l'abri des enquêtes du FBI. Leur seule présence ici pourrait inciter la CIA à entrer en scène. Celle-ci ne respecte pas davantage les frontières que les gangs. ª
Ils soupesèrent ces questions dans la calme pénombre. Etirant ses membres ankylosés, Cinq-Mars se leva. Íntéressant. Tu as une autre question, Bill, avant que nous retournions à la maison ? ª
Mathers réfléchissait aux propos de Rieser. ´ Vous avez dit qu'un agent pouvait être impliqué là-dedans de trois manières. «a vous ennuierait d'indiquer un ordre de priorité ?
- Un ordre de priorité ! que voilà du beau jargon bureaucratique. Vous voulez dire, quelle est mon intuition ? D'accord. Je dirai ceci - que si la CIA n'est pas en l'occurrence à la poursuite des gangs russes, c'est que vous avez affaire à un solitaire. Si la CIA a quelque chose à voir avec l'activité des gangs, l'agent travaille de manière autonome. Ce n'est pas un projet commandité par la CIA, ce qui veut dire qu'il pourrait s'agir d'une opération secrète pour les espions eux-mêmes. Seuls quelques hauts fonctionnaires sont vraisemblablement au courant. Mais quelques-uns seulement. Ce qui permet de penser que ton agent est un homme expérimenté
et qui a du métier pour avoir mérité qu'on lui confie cette mission. ª
Rieser se leva à son tour.
Cinq-Mars examina durant quelques instants la poussière sur le sol de l'écurie. Il alla chercher un balai et balaya une partie du plancher. ´ Tu as
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d'autres perles, Ray, avant qu'on retourne à l'intérieur ? ª
L'ancien agent de la police montée frappa sa pipe dans sa paume comme pour tamiser des indices éventuellement abandonnés dans les cendres. Ćeci seulement. Si la CIA est dans le coup, elle va mener cette opération sérieusement. Elle ne tolérera probablement pas que deux gentlemen flics comme vous viennent bouleverser ses plans. La CIA a du pouvoir. Elle a des moyens financiers. Vous luttez peut-être contre les voyous mais si vous lui marchez sur les pieds, vous risquez de vous retrouver aussi du mauvais côté
des bons. Vous êtes courageux. Il n'est pas s˚r que ce soit suffisant.
L'heure de la plus extrême prudence a peut-être sonné. Ne soyez pas vigilants, soyez sacrement vigilants. ª
Cinq-Mars soupira fortement. ´ D'accord, écoutez. Nous retournons à la maison. Plus un mot là-dessus. Vous êtes chargés, vous deux, d'animer la soirée. Maintenant si nous abandonnions la compagnie des chevaux et allions rejoindre nos congénères, qu'en dites-vous ? ª
Raymond Rieser sortit le premier et Bill Mathers en profita pour toucher le coude de son coéquipier. Á-t-il passé le test ? ª demanda-t-il à voix basse.
Cinq-Mars répondit d'une voix dure, tranchante. ´ Le salaud - lui - même, mon vieil ami - il m'a trahi. ª
12
Lundi, 17 janvier
Le sergent-détective, prudent jusqu'à l'excès lorsqu'il s'agissait de protéger une source, avait donné rendez-vous à Okinder Boyle dans un petit café de la rue Saint-Paul dans le Vieux Montréal. Suffisamment proche du quartier général pour être d'accès facile, ce lieu de rendez-vous en était assez éloigné pour réduire le risque d'être repéré par des flics en quête de leur dose de caféine matinale. Cinq-Mars, qui avait pris place dans un box, au fond, et ne quittait pas la porte des yeux, buvait tasse sur tasse de café en attendant l'arrivée du journaliste.
L'inspecteur jeta un coup d'oil au Journal de Montréal pour s'assurer qu'il n'y avait rien de nouveau pour lui sur la mort de Kaplonski. Une autre photo sinistre de la Lincoln éviscérée s'étalait sur la première page.
Satisfait, il s'adonna de nouveau au réconfort que lui procurait le café
tout en résistant consciencieusement à des p‚tisseries aux cerises dont le glaçage luisait sur le comptoir.
Cinq-Mars se plaisait en ville, il aimait le va-et-vient des employés de bureau agglutinés autour de leur café et leurs croissants, le murmure des conversations, le rituel des salutations et des doléances quotidiennes. Les habitudes des autres lui procuraient du plaisir, un sentiment de permanence,
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tout comme les rites de Sandra à l'écurie instauraient un rythme évocateur de la continuité de la vie. Il n'était pas lui-même épris de routine. Il avait beau aimer les chevaux, il n'avait pas envie de s'en occuper au quotidien, un défaut dont il avait eu la révélation un été qu'il étudiait l'élevage. A cette époque, lorsqu'il était jeune, fort et énergique, les dures corvées de la ferme lui étaient indifférentes. Elles lui avaient appris qu'il avait l'esprit vagabond, que les t‚ches répétitives le plongeaient bientôt dans des ruminations dont l'objet avait peu de rapport avec l'instant. Il avait espéré que sa formation d'éleveur déboucherait sur celle de vétérinaire, mais les places étaient rares dans les deux universités o˘ il avait voulu s'inscrire : son anglais était alors médiocre et ses notes en science plus qu'insuffisantes.
Ce qu'il aimait dans le travail avec les vaches et les chevaux, en collaboration étroite avec les vétérinaires, c'était de tenter de résoudre le caractère énig-matique de la maladie chez l'animal. Un jour, il avait découvert que l'eau d'un puits qui alimentait une certaine écurie était contaminée après avoir été lui-même atteint de symptômes analogues à ceux des animaux. Le vétérinaire de service, se rendant compte que le premier choix de carrière du jeune homme avait été contrarié, lui avait conseillé
de devenir détective. Cette remarque, faite à demi en plaisantant, avait été lourde de conséquences. Cinq-Mars n'avait pas envie de nettoyer des écuries toute sa vie. Les services gouvernementaux concernés par la protection des animaux engageaient un très petit nombre de diplômés et ces emplois lui avaient de toute façon toujours paru mortellement ennuyeux. Il aimait en revanche aller au fond des choses. Les approfondir mobilisait son attention. Il préférait faire un travail franchement intéressant. Si un boulot parvenait à l'intriguer pendant un certain laps de temps, il était prêt à supporter tous les moments d'ennui qui finissaient par s'y attacher.
Le jeune Cinq-Mars était peu intéressé par l'app‚t du gain.
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Comprendre autrui était sa passion bien qu'il f˚t lui-même distant.
Pourquoi ne pas devenir policier ? A la longue, inspecteur ? Avec l'avidité
insatiable propre à la jeunesse, Cinq-Mars s'était dit qu'il pourrait effectivement faire un bon flic.
quelques jours après qu'on eut évoqué cette idée devant lui, il se mit à
songer au métier de policier comme le sien, comme sa vocation. Il écarta d'emblée le projet de l'exercer dans une petite ville, même si la campagne et les villages constituaient tout son héritage. Dans un tel univers, on le reconnaîtrait et on le repérerait à dix lieues à la ronde, on lui ferait endosser un uniforme toute sa carrière, situation antinomique à celle d'inspecteur émérite. Il lisait les enquêtes de Sherlock Holmes. Montréal était réputée, voire légendaire, pour sa criminalité - c'est là qu'il irait. A un endroit o˘ il n'était jamais allé. Montréal deviendrait son Londres. Il serait flic de grande agglomération, un flic de Montréal, et un jour il serait promu au rang d'inspecteur. Il était venu en ville à bord d'un pick-up d'emprunt, émerveillé à la vue de l'arrondi de la montagne, de l'Oratoire qui étincelait à son sommet sous le soleil comme une couronne inclinée sur le côté, puis de l'éclat des gratte-ciel dont le spectacle se dressait sur la vaste plaine d'origine glaciaire. Il avait traversé le pont Champlain et observé sous l'autoroute aérienne les quartiers pauvres dont la fière abjection lui avait paru comme un signe d'acquiescement du destin.
Il avait senti dans toutes les fibres de son être que son avenir était là.
En quelques minutes d'entretien, Cinq-Mars avait bien fait comprendre à
l'officier recruteur qu'il n'était pas question que l'on rejette sa candidature.
Et on ne l'avait pas rejetée.
Ce qui confondait Cinq-Mars, le déprimait parfois, c'était le manque de fierté professionnelle de ses collègues. Il se tenait au courant des derniers développements du métier, assistait à des colloques et à des séminaires, cultivait à tout hasard des contacts personnels avec des policiers de juridictions, de villes et de pays divers, en se disant qu'il aurait peut-être besoin un jour de leurs services ou de leurs compétences - comme avec Raymond Rieser le week-end précédent. Il avait durant toutes ces années assisté à d'innombrables conférences, dont une lui était restée sur l'estomac. Un universitaire qui étudiait le comportement et le caractère des policiers de plusieurs villes en était venu à la conclusion que les flics et les voyous se ressemblaient plus qu'on ne le pensait. Ils étaient les uns et les autres des phalènes attirées par la flamme du crime. Ils n'aimaient rien tant que l'excitation produite par le danger, que la jouissance que le risque leur procurait. Ils éprouvaient les uns et les autres le besoin d'être au cour des choses, d'être détenteurs d'informations exclusives. Ils détestaient être de simples spectateurs. Les deux groupes se soumettaient mal à la routine. Ils étaient agressifs. Ils aimaient les armes. Ils étaient moralisateurs. Ils se considéraient comme des marginaux. A l'instar des truands, les flics se voyaient comme des inadaptés sociaux. Ils avaient les uns et les autres l'esprit tribal, ils étaient attirés par les codes et les rituels. Le conférencier avait laissé entendre que gendarmes et voleurs étaient les deux faces d'une même réalité. Les policiers, gr‚ce à leur éducation, par un hasard extraordinaire ou à cause des circonstances, avaient davantage tendance à respecter la loi qu'à la transgresser, c'était tout. Certains flics seraient sans doute devenus des voyous s'ils n'avaient pas été au service de la loi. Le conférencier avait poursuivi en expliquant pourquoi les policiers devaient se méfier les uns des autres. Leurs collègues étaient des criminels en puissance. Cette conférence avait laissé à Cinq-Mars le sentiment que le conférencier tenait la tribu des criminels comme la plus courageuse des deux, alors que la plus faible, qui n'avait pas assez de cran pour commettre des crimes et redoutait davantage la prison, portait l'insigne. A la suite de cette conférence, qui l'avait rendu 319
furieux, Cinq-Mars s'était félicité d'en être venu à exercer le métier de policier sous d'autres auspices que ses collègues. Il n'avait rien du personnage décrit par le conférencier, il n'était pas l'alter ego masqué
des voyous. Il détestait effectivement la routine et aimait être bien informé, mais n'avait jamais eu à choisir entre dévaliser les banques et capturer les auteurs de ces vols. Il s'était aperçu à la longue que les policiers venaient souvent du même quartier et du même univers que les voyous qu'ils pourchassaient. A partir de propos à b‚tons rompus dans les vestiaires, il était arrivé à la conclusion qu'un bon pourcentage de ses collègues avaient flirté avec la délinquance dans leur enfance. Ils s'étaient fait prendre, avaient eu peur ou avaient viré leur cuti gr‚ce à
de solides liens familiaux. Ceux d'entre eux qui avaient été des joueurs de hockey incapables de devenir professionnels racontaient davantage des souvenirs de bagarre sur la glace que de buts marqués. Cinq-Mars estimait que certains flics étaient efficaces parce qu'ils pensaient comme les voyous et l'inquiétude d'échouer dans son métier, parce qu'il était indemne de cette tare nécessaire, s'était progressivement substituée à sa colère.
Ayant surmonté la perte de confiance en lui-même qui en avait momentanément résulté, il était sorti de cette crise avec une conscience plus élevée de sa place au sein du service. Il avait découvert qu'il pouvait apprendre par lui-même à penser comme les voyous en entretenant avec eux des relations d'empathie et, plus important encore, en laissant sa foi catholique reprendre le dessus en lui. S'il était créé par Dieu et m˚ par un destin divin, alors il était impossible que ce que recelait sa nature profonde n'ait pas une valeur propre, quoique indéfinissable. Il avait fini avec le temps par croire que son intégrité lui imposait d'être la conscience du service, de rappeler à ses collègues combien est mince la frontière qui sépare la politesse de la grossièreté, la discipline du désordre, la justice de la vengeance. De même,
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son rôle était de leur rappeler que c'était contre les délinquants qu'ils devaient lutter pour forcer ceux-ci à s'amender ou pour les incarcérer, et qu'ils n'étaient pas censés être à eux-mêmes leurs pires ennemis. En fin de compte, ayant renoncé à toute prétention d'appartenir à la confrérie des hommes en bleu, il se considérait à part.
Cinq-Mars buvait son café en ruminant de la sorte lorsque Okinder Boyle franchit la porte avec une fougue et une ardeur matinales qui amusèrent son aîné. Le journaliste commanda un chocolatine, un croissant chaud rempli de chocolat fondant. Cinq-Mars redouta la tentation qui allait lui être mise sous le nez.
´ «a va ?
- Bien, Emile, merci. Et vous, le monde ne vous en fait pas trop voir ?
- Je n'ai pas à me plaindre.
- Sans blague. A votre ‚ge, c'est dur à imaginer.
- Rappelez-vous, Okinder, lequel de nous deux porte une arme.
- J'oubliais. Le fait est que j'espère être aussi bien conservé que vous à
quatre-vingt-dix - holà, je m'excuse, ne tirez pas -, à cinquante-cinq ans.
- Cinquante-six, mais c'est pareil. ª
Le chocolatine de Boyle arriva et le jeune journaliste y mordit lascivement. Il ferma les yeux, mastiqua et reposa la p‚tisserie dans l'assiette. Cinq-Mars regarda avec attention une infime quantité de chocolat dégouliner entre ses lèvres. Ínspecteur, j'en ai long à
raconter. Soyez bien attentif, d'accord ? J'ai eu un sacré week-end.
- Je suis tout ouÔe ª, promit Cinq-Mars en lorgnant sur le chocolat.
Boyle lui rappela son équipée dans le tunnel la veille de NoÎl et sa conversation avec le Banquier. Il lui parla de la visite que lui avait faite Heather, la fille de Cari Bantry, qui tenait à s'assurer que l'article sur son père serait bien publié.
Ét j'ai reçu il y a quelques jours la visite d'une 321
autre jeune femme qui prétend elle aussi être Hea-ther Bantry, qui me met en rapport avec son père, lequel est le vrai Cari Bantry. Il vit dans une maison de retraite de la rive sud, merci bien, et pas à l'intérieur d'un tunnel.
- Attendez. Il y a deux Cari et deux Heather ?
- Exactement. Sauf que l'une des associations père-fille est réelle et que l'autre est un coup monté par la CIA.
- Vous allez décidément un peu vite en affaire, Okinder. Ne me dites pas que vous en avez la preuve ? ª
Boyle essuyait les miettes qu'il avait aux doigts et souriait malicieusement. ´ D'accord. C'est de la pure spéculation. Mais voici des faits concrets. Un groupe d'hommes est posté à l'entrée d'un tunnel pour me diriger vers quelqu'un qu'on appelle le Banquier, sauf que celui-ci n'est pas ce qu'il prétend être et que les autres ne sont habituellement pas à
cet endroit. J'ai vérifié. La police des chemins de fer inspecte le tunnel toutes les nuits. Personne ne peut y faire de feu et y vivre. Il se trouve seulement que la police des chemins de fer prend quelques jours de congé
aux alentours de NoÎl. Ces acteurs ont donc investi le tunnel après que l'on m'a mis sur cette piste. Ils étaient très convaincants. N'importe qui serait tombé dans le piège. ª Boyle s'humecta les lèvres puis avala une gorgée d'eau de vaisselle. ´ Voilà maintenant que je découvre qu'il y a une authentique Heather et un authentique Cari Bantry. Je vais donc voir Cari sur la rive sud o˘ il mène sa petite vie dans une maison de retraite pour g
‚teux. Il est assez en forme. Il me dit, ce que sa fille confirme, que c'est son ancien employeur, la banque, qui paie la maison de retraite.
- Et la banque paie vraiment ?
- J'avais vérifié auprès de la banque pour écrire mon premier article. A la banque, on ignorait tout de ses allées et venues. On lui apportait un soutien financier minime. Leur compagnie d'assurances lui envoyait des chèques que sa femme détournait apparemment à son profit.
Cette partie de l'histoire est confirmée. J'ai revérifié auprès de la banque ce week-end. Ils n'étaient pas particulièrement enchantés d'avoir de mes nouvelles mais c'est comme ça. Selon deux cadres de la banque, ils ne lui paient pas de maison de retraite. Pourquoi le nieraient-ils ? Cette information, si elle était vraie, serait bonne pour leur image. J'ai de nouveau téléphoné à la maison de retraite. Ils ignorent qui paie la note.
Ils reçoivent des virements mensuels.
- Intéressant.
- N'est-ce pas ?
- Vous n'avez rien sur la CIA, pas encore.
- Samedi, je suis allé rendre visite à Cari Bantry à la maison de retraite. Le même jour - ce soir-là, samedi soir - j'ai reçu la visite de la première Heather, de la fausse, qui voulait savoir ce que j'étais allé
faire là-bas, ce que je savais au juste, ce que j'avais l'intention d'écrire. La fausse Heather sait que je suis allé voir le vrai Cari. Elle doit reconnaître qu'elle n'est pas Heather Bantry, qu'elle n'a pas le choix, mais qu'elle ne dira pas son vrai nom. Elle me prévient que si je publie la chose, elle mourra, que je serai responsable de sa mort et -
écoutez bien - que ses assassins seront les mêmes charmantes personnes qui ont brisé le cou de Hagop Artinian.
- Whoussh ! s'exclama Cinq-Mars.
- Elle entreprend alors de jouer sa dernière carte. Si je ne la crois pas, dit-elle, je peux appeler le célèbre inspecteur Emile Cinq-Mars et il me convaincra de ne rien publier.
- Elle a dit ça ? ª II hocha la tête. ´ «a n'a toujours pas de rapport avec la CIA.
- Hé, c'est déjà arrivé. Je ne trouve pas ça tellement tiré par les cheveux. La nana a essayé de me faire croire qu'elle était de la police.
Elle ne l'a pas dit carrément mais elle l'a laissé entendre. Il faut bien qu'elle se réclame de quelque chose, n'est-ce pas ? Elle ne peut tout de même pas l‚cher comme
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ça qu'elle est manipulée par la CIA. J'ai une autre nouvelle, Emile - j'ai vu le type.
- quel type ?
- Le type de la CIA.
- quel type de la CIA ? qui - quand ? - o˘ ? - comment le savez-vous ? ª
Cinq-Mars n'e˚t su dire ce qu'il avait envie d'apprendre d'abord.
´ Vendredi soir, avant ma petite virée à la maison de retraite, après avoir appris la vérité au sujet de la seconde Heather, j'ai rencontré la première, la fausse, dans un bar. En réalité, je l'ai vue entrer dans un bar o˘ j'étais assis et regarder à la ronde. Je l'ai suivie. Elle a fait la même chose dans un autre bar. Après celui-ci, elle est entrée dans un troisième o˘ elle a rencontré le type, plus ‚gé qu'elle. Un mec bien habillé. Ils se tenaient les mains, se disaient des mots doux et se regardaient dans les yeux, ce genre de choses. Je suis donc allé les saluer.
- Vous n'avez pas fait ça.
- Je ne suis pas timide. J'ai demandé à la fausse Heather - quand elle est venue chez moi le lendemain soir - qui était ce type. Elle essaie de le faire passer pour son beau-père. Je la provoque là-dessus. Depuis quand des étudiantes tiennent-elles les mains de leur beau-père au-dessus d'une table de restaurant et leur font-elles les yeux doux ? Là encore, elle ne donne aucune explication. C'est le type, Emile. C'est lui.
- que pouvez-vous me dire à son sujet ?
- Dans la quarantaine. Elégant. Un costard qui en met plein la vue. Beau pour un costume. que voulez-vous que je vous dise ?
- La marque de sa voiture ? quel est le numéro de téléphone de la fausse Heather Bantry ? Non ! Vous avez un numéro de téléphone ? ª Le journaliste but une gorgée de café. ´ Je l'ai essayé ce matin. Elle a répondu. J'ai raccroché. Vendredi soir, après leur avoir parlé, je les ai suivis à leur sortie du bar. Ils ont pénétré dans un immeuble dans lequel je les ai perdus, alors je suis retourné dans les bars faire ce pour 324
quoi j'étais là depuis le début. Boire et draguer. qu'est-ce que je vois ?
Ils ressortant tous les deux d'un autre immeuble. Enfin, qui passe d'un immeuble à l'autre sinon quelqu'un qui ne veut pas être suivi et pense éventuellement l'être ? Ils sont montés dans une voiture et ont disparu avant que je puisse les rattraper. Tout ce que j'ai vu c'est que la voiture était verte.
- Dommage.
- Mais samedi soir, après que la nana est partie de chez moi, je suis vite descendu pour jeter un oil en bas. Je n'ai pas pu relever le numéro d'immatriculation. Il faisait nuit et la lumière qui l'éclairé était éteinte. Mais la voiture était une Infiniti q45. Il n'y en a pas beaucoup en ville. ª
Cinq-Mars était ravi. Ókinder Boyle. Bon travail !
- Appelez-moi Steeplechase B. Tenez, voici le numéro de téléphone. ª
Le journaliste déchira une petite feuille de son calepin et le tendit pardessus la table au sergent-détective Emile Cinq-Mars qui, comme si le numéro était écrit à l'encre invisible et pouvait disparaître d'un instant à l'autre, le confia à sa mémoire avant de fourrer le papier dans sa poche.
Silencieux pendant tout ce temps, il réussit enfin à dire : ´ Merci, Okinder. ª II s'éclaircit la gorge. Śamedi soir, sans doute juste après que la jeune femme est partie de chez vous, j'ai reçu un appel de l'homme à
la q45. Il m'a arraché à un dîner. Je ne sais pas qui c'est. Nous avons été
en contact mais je ne le connais pas. Il a réussi à me convaincre de vous supplier de ne rien publier.
- Je me considérerai moi-même comme convaincu. Ce que je veux, c'est le gros morceau, le reportage du siècle.
- Un jour vous l'aurez. ª Cinq-Mars mit ses coudes sur la table et se frotta les mains. Ćomment étaient les p‚tisseries ? ª
Boyle se mit à rire. Állez, Emile. B‚frez-vous. Vivez un peu pour changer.
325
- «a viendra peut-être, annonça l'inspecteur. Il se peut que j'aie bientôt quelque chose à fêter. ª Lui et son nouvel ami échangèrent un grand sourire.
L'inspecteur Bill Mathers, en route vers le dernier domicile du mécanicien, se fraya un chemin dans les rues étroites, embouteillées. Avisant un facteur qui venait dans sa direction sur le trottoir, il renonça à sonner chez Coates et attendit que le postier choisisse la bonne clé et entre dans l'immeuble. Celui-ci tint la porte au fl‚neur qui le suivit dans le cagibi réservé aux boîtes aux lettres. Il se défit de son sac qu'il posa par terre et commença à trier le courrier.
ÍI y a quelque chose pour Jim Coates ? demanda Mathers au bout de quelques instants.
- Les règlements, monsieur. Vous devez vous servir de votre clé. Je ne peux pas remettre de courrier à quelqu'un dont je ne reconnais pas le visage. ª
Mathers exhiba son insigne.
Ć'est du pareil au même, lui dit le facteur.
- Je ne veux pas nécessairement son courrier. Je veux savoir s'il en reçoit. ª
Le facteur regarda dans la boîte aux lettres de Coates. ÍI y a une carte postale et une lettre.
- De qui ? ª
Le facteur sortit le courrier. ´ La carte vient du Brésil.
- De qui ?
- Comment voulez-vous que je le sache ? La signature est illisible.
Ecoutez, je ne suis pas censé faire ça.
- Tous les facteurs lisent les cartes postales. Il n'y a pas un seul facteur dans toute l'histoire des postes qui ait laissé sa marque dans ce métier sans les lire. ª
Le postier était plus ‚gé que Mathers, dans la quarantaine, rendu svelte par son métier. Il avait les tempes grisonnantes sous sa casquette. Il jeta un autre coup d'oil sur la carte. Ć'est rien. Lisez-la. ª
quelqu'un qui était en voyage au Brésil regrettait 326
que Jim Coates n'y soit pas. Mathers essaya de déchiffrer l'écriture et crut d'abord lire ´ Moi ª, mais en comparant les lettres de ce mot à celles des autres, il arriva à la conclusion que le gribouillis signifiait peut-
être ´ Mom ª, abréviation de maman en anglais.
Ét la lettre ? De qui est-elle ?
- L'expéditeur n'a pas mis son adresse.
- Le cachet postal ? ª
Le postier vérifia. Élle a été postée ici.
- Merci de votre aide. ª
II monta jusqu'au troisième étage par l'escalier et frappa à la porte de Jim Coates. Des pas se rapprochèrent, le jeune ouvrit la porte sans retirer la chaîne et il jeta un oil endormi dans l'entreb‚illement.
´ Bonjour, Jim. Comment ça va ?
- C'est vous. ª II défit la chaîne et le laissa entrer.
Ćontent de me voir ? ª Mathers l'avait manifestement tiré du lit. Il portait un Jean dont la fermeture Eclair n'était pas fermée et le tee-shirt noir dans lequel il avait sans doute dormi. Il haussa les épaules et referma son pantalon. ´ Vous devriez, lui dit le policier sur un ton de reproche.
- Comment ça ?
- Vous ne savez pas ? ª
Le jeune homme eut un nouveau haussement d'épaules. ´ Je suis au courant pour Kaplonski ª, reconnut-il.
Mathers fit quelques pas plus avant dans l'appartement pour prendre la mesure des choses. Én effet - Kaplonski. Réduit en miettes. Il ne reste pas grand-chose de lui. Vous imaginez, hein ? Vous allez pour garer votre voiture. Vous passez la marche arrière - boum ! Et hop, au paradis ! Tout à
coup, vous êtes là en train de sonner à la grille ornée de pierres précieuses en vous demandant pourquoi personne ne répond. ª
Le jeune mettait un peu d'ordre dans sa chevelure hirsute, frottait ses yeux ensommeillés.
Ć'était quelque chose ce garage o˘ tu travaillais, 327
Jim. Un de tes collègues de travail se fait casser le cou, on lui plante un crochet de boucher dans le cour, ton ex-patron se retrouve le cul sur un baril de dynamite. On se demande qui sera la prochaine victime. ª Mathers interrompit son examen de l'appartement, qui n'avait rien de remarquable si ce n'est l'absence du téléphone, et fit de nouveau face au jeune homme.
´ Heureusement que j'en suis parti.
- Je ne te le fais pas dire, Jim. Tu as du café ? ª Le jeune homme fut surpris par cette requête. Il
dut s'éclaircir les idées avant de répondre. Óuais, je pense qu'il en reste.
- Je sais que je te dérange. Mais j'ai l'estomac vide et nous avons deux ou trois choses à démêler. J'ai comme l'impression qu'un café ne te ferait pas de mal non plus. Je tiens à ce que tu sois bien réveillé. ª
Mathers le suivit dans la kitchenette et examina les objets qui s'y trouvaient. Pas de téléphone, un évier rempli de vaisselle sale. Lorsque Coates ouvrit la porte du réfrigérateur pour y prendre la crème, Mathers vit qu'il avait de la nourriture.
´ Tu travailles, Jim ?
- Ouais, j'ai un boulot.
- Parfait ! Comme mécanicien ?
- Non, dans une boîte de pneus. Je répare les crevaisons, je pose les pneus neufs, des trucs comme ça. C'est un bon job. Sur les voitures.
J'acquiers de l'expérience et le salaire est bon, ça va.
- J'en suis heureux pour toi. Tu dois être raisonnablement bien caché dans un garage comme celui-là ?ª
Coates, qui était en train de compter les mesures de café, le regarda. ´
Personne ne me cherche, déclara-t-il comme si cela allait de soi.
- Non ? Tu as enfin le téléphone ?
- Non, mais il ne s'agit pas non plus d'être stu-pide.
- Je suis content que tu gardes un profil bas, Jim.
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C'est important. Je ne veux pas t'effrayer mais le bruit court que certaines personnes aimeraient bien savoir o˘ tu es passé. ª
Coates parut se réveiller aussi sec. ´ Pourquoi ? Je ne sais rien. ª
Mathers fit une grimace compliquée et aspira l'air entre ses dents. ´ Tout est là, Jim. Dans cette façon de voir qui est périmée. C'est vrai, si tu ne savais rien, personne ne se soucierait de ton existence. Mais il y a des gens qui s'en soucient. Peut-être même ceux qui ont fait ce qu'ils ont fait à ce pauvre Hagop. Le vieux Kaplonski ne leur a pas résisté non plus, n'est-ce pas ? Il se considérait sans doute comme un ami de la famille.
Alors ce que je pense, c'est que tu sais quelque chose et que tu sais ce que c'est mais que tu ne nous le dis pas, ou alors que tu sais quelque chose et que tu n'as pas encore compris ce que c'était. D'une manière ou d'une autre, tu sais quelque chose, Jim. Tout tend à le prouver. ª
Le jeune homme, qui était en train de verser de l'eau à l'arrière de la cafetière électrique, ne parut pas disposé à formuler de nouvelles dénégations. Il était un peu p‚lot.
´ J'ai reçu un coup de fil de mon coéquipier hier soir. Il voulait me voir de bonne heure ce matin. Alors je n'ai pas arrêté de la matinée. Ce café va s˚rement me faire du bien. Tu te souviens de lui, Jim ? Mon coéquipier ? Il t'a un peu bousculé au garage. Il voulait me voir aux aurores pour me parler de toi. Il y a deux ou trois choses qui le tracassent. Ta sécurité, pour commencer. Il y a aussi autre chose qui l'inquiète, Jim.
- qu'est-ce que c'est ? ª Coates était en train de laver les tasses.
Ńous savons que Hagop Artinian préparait quelque chose. Mon coéquipier m'a demandé : "Comment Kaplonski s'en est-il aperçu ?" Je lui ai répondu que je n'en avais pas la moindre idée. Alors il m'a dit : "Nous savons qu'Artinian a probablement parlé à quelqu'un d'autre de ce qu'il faisait."
C'est
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vrai, c'est ce qu'il a dit. Mon coéquipier - tu te souviens de lui, Jim ?
- Bien s˚r, ouais, Cinq-Mars. J'ai sa carte. Il paraît que c'est un type célèbre.
- En effet, il l'est. C'est un flic super. quoi qu'il en soit, il me pose ces questions et il est entêté, tu sais ? C'est brutal, comme ça, si tôt le matin. Mais il n'a pas tout à fait tort. Si Hagop a dit une fois à
quelqu'un ce qu'il faisait, peut-être s'est-il confié deux fois ? C'était peut-être un problème chronique chez lui, un trait de caractère, que de trop parler. Donc, se demandait mon coéquipier, comment se fait-il que Jim Coates soit devenu ami avec Kaplonski, comme ça, d'un seul coup ?
- Je n'étais pas ami avec lui.
- Cinq-Mars, mon coéquipier, me dit des choses du genre : "Ce garçon a été
chargé de garder le garage, tout seul ? C'est une grosse responsabilité
quand il s'agit d'un garage qui trafique dans l'illégalité. Pourquoi avait-on confiance en lui ? Et si on ne lui faisait pas confiance, pourquoi ne l'a-t-on pas éliminé à ce moment-là ?" Ce sont de bonnes questions et je n'ai pas les réponses. On dirait que tu étais dans les bonnes gr‚ces de Kaplonski. ª
Le jeune homme se contenta pour toute réaction de le regarder dans les yeux.
Mathers soutint son regard. Ś'il ne te faisait pas confiance, peut-être te mettait-il à l'épreuve. qu'en penses-tu ? Te laisser seul dans le garage pour affronter les flics - était-ce un test ? Ou peut-être était-ce une manière de te mettre le fil à la patte.
- Je ne comprends pas, dit Coates. qu'est-ce que vous dites ?
- Autre chose. Tu n'as pas donné de préavis de départ à Kaplonski, n'est-ce pas ? Tu es parti comme ça. Dis-moi, Jim, que fait ta mère au Brésil ?
- qu'est-ce que ça peut vous faire ? Elle est en voyage de noces.
- C'est bien. Je veux dire, c'est bien qu'elle voyage. Un type bien ?
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- Il lui convient, je pense. C'est par lui que j'ai eu mon boulot.
- Il va falloir que nous lui disions deux mots quand elle reviendra.
- qu'est-ce que vous voulez dire ? Pourquoi ? ª Son timbre de voix avait quelque chose d'hystérique.
´ Je t'accompagnerai si tu veux. Nous devrons lui expliquer qu'il se peut que des personnes soient à ta recherche et qu'elle ne doit donner ton adresse ou ton lieu de travail à personne. ª
Le jeune homme était affolé à présent. ´ qui me recherche ? Mais enfin...
pourquoi ? qu'est-ce que j'ai fait ? Je ne sais rien.
- Jim, écoute-moi. Nous devons assurer ta protection sérieusement. Tu sais ce que ça signifie. Tu peux te planquer durant quelque temps, mais complètement, avec une nouvelle identité peut-être, une maison s˚re. «a fait des frais, Jim. Pour les frais, il me faut une autorisation. Pour l'obtenir, je veux des informations que je puisse exploiter immédiatement afin de pouvoir prendre ta défense auprès de mes supérieurs hiérarchiques.
- Je ne sais rien ! ª explosa Coates. Au même moment, la cafetière se mit à gargouiller puis à siffler. Le café était prêt.
´ Personne ne te juge. Peut-être qu'à ta place, à ton ‚ge, j'aurais fait pareil. C'est à Hagop Artinian qu'on fait confiance, c'est à lui qu'on offre les meilleurs boulots, des congés supplémentaires. Il est comme cul et chemise avec le patron. C'est alors que tu découvres - parce qu'il te le dit - qu'il est aussi sur cet autre truc et...
- Je ne l'ai pas balancé...
- Bien s˚r que oui, évidemment que tu l'as balancé, ce n'est pas tellement difficile à comprendre. Tu as dit à Kaplonski que son petit chouchou était en réalité un espion...
- Oh merde !
- Tu es dedans jusqu'au cou, n'est-ce pas, Jim ? Je crois que le café est prêt.
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- Putain !
- Je sais. Sers le café. Commence par là, Jim. Maîtrise-toi. Ensuite nous irons dans l'autre pièce et tu me raconteras tout.
- Je ne sais rien.
- C'est ce qu'on appelle de la dénégation, Jim. C'est ce qu'on appelle prendre ses désirs pour des réalités. Tu voudrais ne rien savoir mais tu connais l'identité du Russe, n'est-ce pas ? Nous l'appelons le Tsar. Tu savais qu'il avait tué Hagop ? Eh oui. A mains nues.
- Oh, et puis merde.
- Du calme, Jim. Détends-toi. Nous allons nous occuper de ça. Parle-moi de lui. Ce doit être quelqu'un de puissant. Je veux dire physiquement.
Est-ce qu'il est grand, Jim ?
- C'est un géant d'une taille incroyable.
- «a paraît normal vu la façon dont il a cassé le cou à Hagop. Tu sais, entre les Hell's Angels, qui ont fait sauter Kaplonski, ce géant russe d'une taille anormale et son gang, et la Mafia, qui est probablement dans le coup elle aussi, c'est s˚r que tu as déconné et que tu t'es acoquiné
avec des gens qu'il ne fallait pas. quel ‚ge a-t-il, Jim, cet homme que nous appelons le Tsar, à peu près ? ª
Son haussement d'épaules parut venir de l'incompréhension de la jeunesse qui met tout le monde dans le même sac au-delà d'un certain ‚ge. ´
quarante, cinquante.
- Soixante ?
- Non. Il a beaucoup de cheveux, c'est un brun.
- Pas chauve. Pas grisonnant. Sa taille ?
- Un mètre quatre-vingt-quinze peut-être.
- Mince, gras, moyen ?
- Il n'a pas de ventre, il est en forme. Il porte toujours un costume.
Dehors, il porte une cape. ª
Le Tsar. Voilà ce qui s'appelait une information. Au mois de septembre précédent, alors que Cinq-Mars se trouvait avec l'équipe de surveillance des Carca-332
jous, le Russe portait une cape même par temps chaud. ÍI est bel homme, laid ? ª
Autre haussement d'épaules. Mathers obtint finalement son café et refusa la crème et le sucre d'un geste de la main. ÍI a l'air dur, vous savez. Il a quelque chose d'effrayant. Il ressemble à un Russe, à un de ces joueurs de hockey. On dirait qu'il ne sait pas ce que c'est que sourire.
- Il a des signes particuliers, des cicatrices ?
- Ouais. Une grosse. Elle part de derrière l'oreille, dit Coates en traçant la ligne sous sa m‚choire, et va jusqu'au-devant du menton.
- Peut-être le résultat d'une opération chirurgicale, supputa Mathers. On passe par là pour opérer l'artère principale et ça laisse ce genre de cicatrice.
- Il n'a pas l'air d'avoir d'ennuis cardiaques.
- On ne sait jamais. Il n'y a rien comme une opération cardiaque pour mettre un homme en forme. Il fume ? Il mange une nourriture grasse ?
- Je ne me rappelle pas l'avoir vu fumer. Non, en effet ! Un jour il est arrivé et a dit à Kaplonski d'écraser son cigare.
- On y est, tu vois ? Il est obsédé par sa santé parce qu'il a subi une opération cardiaque. Tu vois ce que l'on peut découvrir pour peu qu'on y applique son esprit ? Maintenant Jim, tu vas me dire quelque chose. As-tu donné Hagop à Kaplonski ? ª
Coates resta silencieux, les yeux fixés sur sa tasse.
ÍI faut que nous ayons quelque chose, Jim, pour te protéger. Si les choses tournent mal, nous voulons être de ton côté. Si Hagop t'a confié
quoi que ce soit, tu dois nous le dire. Dis-nous ce que tu as raconté à
Kaplonski. ª
II ne semblait pas disposé à parler.
´ Je ne te raconterai pas d'histoires. Dénoncer Hagop n'était pas bien.
Mais je vois bien maintenant ce qui s'est passé, je ne te juge pas. Dis-moi ce que Hagop t'a dit, ça arrangera les choses.
- qu'est-ce qui peut arranger les choses ? ª demanda Coates d'un ton amer.
Il but une gorgée de
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café, la main et la lèvre tremblantes. ´ Hagop est mort. ª
Cinq-Mars avait conseillé à son coéquipier de se faire un allié du jeune homme, quoi qu'il arrive. De l'obliger à se mettre à table mais de le traiter en ami co˚te que co˚te.
Će n'est pas toi qui l'as tué, Jim, lui rappela Mathers d'une voix douce.
Nous le savons l'un et l'autre. Nous ne pouvons pas ressusciter Hagop mais nous pouvons éliminer ses assassins. ª
Coates avait la larme à l'oil. Il baissa la tête. Lorsqu'il reprit la parole, il hésita, cherchant ses mots, les prononçant du bout des lèvres. ´
J'ai dit à Kaplonski... que Hagop était un informateur. ª
Mathers fut patient. Il l'encouragea en douceur à parler. Ćomment le savais-tu, Jim ?
- Il me l'a dit. Comme vous tout à l'heure. Il s'est confié à moi. Une fois que je l'avais traité de lèche-cul il m'a dit qu'il espionnait Kaplonski. ª
II s'essuya les yeux avec le revers d'une main et essaya de boire une gorgée de café, les lèvres tremblotantes.
´ Pour qui, Jim ?
- Pour les flics. Un flic haut placé, a-t-il dit. ª Mathers descendit du tabouret o˘ il était assis et
alla se placer près du jeune homme. ÍI a dit ça ?
- Ouais.
- Il n'a mentionné personne d'autre ?
- Pas cette fois-là.
- Mais une autre fois ?
- Il a dit qu'il avait toute la CIA derrière lui. Je n'ai pas cru ces balivernes. ª
Mathers respira profondément à plusieurs reprises. ´ Tu en as parlé à
Kaplonski ?
- De la CIA ? Non. J'aurais eu l'air d'un idiot. Du reste, oui.
- quand ta mère revient-elle, Jim ? ª
II s'essuya le nez et les yeux sur son poignet. ´ Jeudi.
- D'accord, écoute-moi. Nous allons devoir lui parler. Nous nous arrangerons pour ne pas te mettre dans une situation embarrassante. Mais commence à faire tes valises. On sait o˘ tu habites. Tu as reçu du courrier. Nous devons arrêter ça. Plus de courrier, Jim. Il ne faut plus que l'on puisse connaître tes allées et venues. D'accord ? Tu as fait ce qu'il fallait, Jim. Ne parle pas à ton propriétaire ou des idioties du genre. Laisse-moi m'occuper de cet aspect des choses. Ne dis à personne que tu pars. Fais tes valises.
- Il a un tatouage, déclara Coates de but en blanc.
- quoi ?
- Je ne l'ai jamais vu. Il portait toujours un costume. C'est Hagop qui me l'a dit. Il m'a dit qu'il avait un tatouage en forme d'étoile sur la poitrine. Hagop disait que ça signifiait que c'était un des parrains de la fédération des gangs russes, une histoire à dormir debout. Toutes les histoires qu'il racontait. La CIA. Les gangs russes. Je le prenais pour un dingue. Je n'y croyais pas.
- Maintenant tu y crois ? ª
II haussa les épaules. ÍI parlait trop et il est mort. Voilà toute la vérité. ª
Mathers avala d'une gorgée le reste de son café, donna une autre tape dans le dos du jeune homme et s'en alla. Cinq-Mars avait raison. Coates avait trahi Hagop Artinian. C'était pour cette raison qu'il avait pris la fuite, parce qu'il était complice du meurtre. Cela l'avait effrayé autant que toutes les craintes vaines qu'il avait pu entretenir pour sa vie. Même à
présent, il ne se doutait pas du danger auquel il s'était exposé - il n'en avait qu'un très vague soupçon.
La Lexus vint se ranger le long du trottoir et Julia Murdick descendit du tabouret sur lequel elle était assise au bistrot, laissa tomber des pièces de monnaie sur son addition et sortit. Elle monta sur le luxueux siège avant.
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´ Tout marche comme il faut ? s'enquit Gitteridge.
- Papa pense que oui.
- L'argent a été transféré ?
- Un jeu d'enfant. Papa est de mauvaise humeur. Il a envie d'un vrai défi.
ª
Gitteridge la regarda.
´ qu'est-ce qu'il y a ? demanda Julia.
- Faisons un retrait, ordonna-t-il. Pour voir si ça marche.
- Cet argent travaille, précisa-t-elle. Il va rapporter.
- Allons voir.
- D'accord, acquiesça-t-elle. Allons-y. ª
La voiture démarra sur les chapeaux de roues.
Le rendez-vous était à onze heures pile et le sergent-détective Emile Cinq-Mars arriva à la toute dernière minute. Rémi Tremblay avait fait sortir tout le monde de son bureau, sa secrétaire prenait les appels, et dès que Cinq-Mars entra, elle ferma la porte derrière lui d'un geste qui avait quelque chose de définitif, comme si l'un des deux hommes seulement allait ressortir du bureau vivant.
´ Bonjour, Emile.
- qu'est-ce que j'apprends au sujet de Beau-bien ? ª demanda Cinq-Mars d'une voix colérique. Il avait les m‚choires serrées et une lueur éloquente dans le regard.
ÍI a été blanchi.
- Tu déconnes.
- Répète ça, tu veux ?
- Son nom figure sur cette maudite liste ! ª Pour Cinq-Mars, il n'était pas impossible que deux gradés, Gilles Beaubien et André Lapierre, soient à
l'origine des fuites. Il aurait préféré les savoir suspendus tous les deux.
Si l'un d'eux revenait, il ne fallait surtout pas que ce soit le plus haut en grade, le plus susceptible de causer des dég‚ts.
Émile, le patron a étudié l'affaire personnellement. ª Le seul homme que Tremblay appelait le
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patron était Gervais, le directeur de la police. ÍI a accepté
l'explication de Beaubien selon laquelle un agent en tenue était chargé de faire réparer sa voiture. L'agent en question s'était proposé, c'était un lèche-cul. Il l'a fait réparer et lui a dit qu'il avait effectué la réparation lui-même. Gratuitement. Beaubien s'est fait taper sur les doigts. Un agent en uniforme n'est pas un domestique. Mais c'est comme ça.
C'est tout. ª
Cinq-Mars posa une main sur sa nuque et secoua doucement la tête. Les choses ne tournaient jamais comme il fallait. ´ Tu sais que je respecte Gervais.
- Il a énormément de respect pour toi, lui aussi, Emile. Il est avec toi.
Il est fier de toi. Malheureusement, même le patron n'est pas un saint.
- qu'est-ce qu'il faut entendre par là ? ª
Raide et guindé derrière son bureau, Tremblay avait pris un ton autoritaire, avec les intonations de l'expérience, comme s'il initiait Cinq-Mars à la cuisine politicienne du service. ´ Le directeur Gervais n'a pas très envie de se retrouver avec un capitaine qui a des ennuis avec la loi. «a t'étonne ? Comme il ne veut plus entendre parler de cette histoire, il a accéléré les choses. Une enquête a eu lieu, on a puni Beaubien et l'affaire est classée, comme par enchantement.
- C'est scandaleux, déclara Cinq-Mars d'une voix calme, posée.
- Vraiment ? qu'as-tu l'intention de faire, enquêter sur le patron parce qu'il collabore avec les Hell's Angels ? ª Tremblay, peu porté au sarcasme, s'y abandonnait cette fois avec une certaine lourdeur. Émile, tu ne vois donc pas que son travail est en grande partie un boulot de relations publiques, essentiellement d'image, que son objectif prioritaire en l'occurrence concerne la confiance du public et le bon moral du service.
- C'est drôle, moi je croyais que son objectif prioritaire était de créer une force de police de premier ordre.
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- Emile, expliqua Tremblay, c'est son objectif prioritaire. quand il ne réussit pas à appliquer tes normes élevées - les siennes - cet objectif est compromis et cela a des répercussions sur la confiance du public. Nous n'obtiendrons rien sans la confiance du public.
- Une augmentation budgétaire, tu veux dire. ª Tremblay concéda la chose d'un geste des mains.
Ńous vivons une époque de restrictions. Il faut éviter que le service soit victime de coupes budgétaires. Le premier soutien du service vient de la confiance du public. Tu dois quand même comprendre ça.
- Alors pour que l'argent continue de couler, on redonne son job à un gaffeur incompétent, à un crétin, à un administrateur corrompu qui entretenait des liens connus avec Kaplonski et éventuellement avec d'autres, à un officier qui est virtuellement un informateur et un traître.
Dis-moi... est-ce encore lui qui dirige notre enquête ?
- Non.
- Pourquoi ? On l'a rétabli dans ses fonctions. qui lui a retiré
l'affaire ?
- Le directeur Gervais, reconnut Tremblay.
- Pour quels motifs ? ª insista Cinq-Mars qui était curieux d'en savoir davantage.
Tremblay hésita, prenant le temps de donner à ses paroles la tournure la plus diplomatique possible tout en se retranchant, ainsi que le devinait Cinq-Mars, derrière le protocole hiérarchique. ´ Le capitaine Gilles Beaubien s'est vu relever de ses responsabilités dans toute enquête en cours concernant le crime organisé au motif qu'il peut éventuellement y avoir conflit d'intérêts. Il s'est vu confier d'autres t‚ches.
- quelles t‚ches ?
- Le calendrier des tours de garde, la rotation des vacances, les statistiques. ª
Les deux hommes, des amis de longue date, des collègues qui en avaient vu d'autres, qui s'étaient engagés tout jeunes dans les guerres de rues, qui 338
avaient survécu, connu des succès et progressé ensemble, se regardèrent dans les yeux. Tremblay signifiait à Cinq-Mars qu'il ne devait plus poser de questions et ne pas compliquer les choses. Son regard disait éloquemment que toute autre question serait accueillie par un silence glacial ou par une fin de non-recevoir en bonne et due forme. Cinq-Mars se tut tout en adressant des yeux un remerciement à l'ami avec lequel il avait trop longtemps été en froid. Ils restèrent l'un et l'autre silencieux comme s'ils répondaient à quelque consigne secrète. Ils confirmèrent par un serrement de mains leur intention de s'engager dans la bataille à venir, sans paroles, sans faire confiance à quiconque, mais ensemble, solidaires.
Beaubien avait été rétabli dans ses fonctions mais pas lavé de tout soupçon.
Ce qui l'autorisait, pensa Cinq-Mars en sortant du bureau de son collègue, à continuer impunément et, plus grave encore, sans obstacles.
Julia Murdick était montée dans de belles voitures depuis quelques semaines
- dans l'Infiniti de Nor-ris, une fois dans une Cadillac appartenant au motard en costume beige, et à présent dans la Lexus en leasing de Gitteridge. ÍI n'y a que les idiots pour acheter des voitures ª, lui avait-il expliqué.
Elle ferma les yeux et appuya sa tête sur le cuir chaud. Elle s'était chauffé les fesses sur un si grand nombre de sièges de voitures durant l'hiver qu'elle se demanda si elle accepterait encore de monter dans un véhicule de qualité inférieure. Ils roulèrent dans la circulation fluide.
Lorsqu'ils furent arrivés à destination, Gitteridge prit son temps pour trouver une place de stationnement s˚r, qui laissait à d'autres véhicules de la marge pour manouvrer. Ils descendirent finalement de la voiture à
deux rues de la banque et Gitteridge se retourna par deux fois pour 339
la regarder comme s'il avait peur qu'on lui vole ses enjoliveurs.
´ Vous êtes une pub ambulante. Vous devriez faire de la télé.
- Vous ne comprenez pas. ª Elle aurait d˚ en convenir mais elle n'en fit rien. Il jeta un nouveau coup d'oil derrière son épaule mais ils venaient de tourner à l'angle d'une rue. Áujourd'hui, ça va être un grand jour pour nous, n'est-ce pas, Heather ?
- Il y a quelque chose qui vous inquiète, lui dit-elle.
- Vous êtes étudiante. que connaissez-vous du monde réel ?
- J'apprends vite.
- J'y compte bien. Vous savez quoi ? Vous marchez bizarrement. ª
Elle se déplaçait par bonds à ses côtés en balançant la tête de haut en bas. Elle se maîtrisa rapidement, se rendant compte que sa démarche était particulièrement exagérée, ce qui était d˚ à l'anxiété, à la peur. Elle trouvait que les choses se passaient plutôt bien avec Gitteridge mais la bavure du week-end la tracassait encore. La vraie Heather Bantry s'était manifestée et elle avait d˚ aller chez Okinder Boyle pour les sortir du pétrin, elle et Norris. Elle en voulait à celui-ci de cette bévue, mais lorsqu'il lui avait expliqué que la vraie Heather habitait désormais Seattle, elle avait compris que son apparition soudaine était tout à fait imprévisible. Personne ne pouvait deviner que l'université McGill organiserait un festival national de débats ou, en l'occurrence, que Heather Bantry ferait partie d'une équipe. Il n'empêche. Certaines erreurs pouvaient s'avérer drôlement dangereuses. ÍI y a un terme pour ça, dit-elle à Gitteridge. Pas pour ma démarche, pour ce qui la rend comme ça.
- quel est ce terme ? ª
Elle s'arrêta pour s'expliquer, en se penchant en avant, les yeux baissés sur ses jambes. ´ Vous voyez, mes tibias ne sont pas droits, ils sont de travers, ou
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on le dirait, mais le problème ne vient pas d'eux. Le problème vient de mes pieds, de ce qu'on appelle une pronation, ils sont tournés vers l'intérieur, ce qui fait que les genoux le sont aussi. J'ai les jambes incurvées, si vous voulez savoir. J'ai des rotules d'émeu. Elles sont en retrait mais, à cause de la pronation et des problèmes afférents, les muscles de la face externe des cuisses travaillent plus que les muscles de la face interne, ils sont par conséquent plus développés et à cause de cela ils ont tendance à désaxer la rotule. Tout l'appareil du genou s'en trouve bancal et se débrouille comme il peut gr‚ce aux ligaments qui compensent et moi, dans mon subconscient, j'essaie d'inculquer à mes tibias, mes articulations et mes muscles une morale du partage du travail. Il n'y a rien à faire. Dans l'ensemble, je suis mal fichue. Le rêve pour un kiné. ª
Gitteridge ne pouvait rien vérifier de ce que disait Julia car elle était en pantalon. Elle leva les yeux, s'apercevant soudain qu'elle radotait, consciente aussi à cet instant d'avoir une peur de tous les diables.
Ćomment appelez-vous ça, le terme que vous employez ? demanda Gitteridge d'un ton inquisiteur et d'une voix froide tout en l'examinant d'un oil sceptique.
- Aucune importance. quelque chose qui ne va pas ? Tout va bien, monsieur Gitteridge ? Vous avez l'air effrayé. Comme si on venait de vous voler votre Lexus.
- Vous avez intérêt à ce que tout se déroule comme prévu.
- Alors, venez, dit Julia d'un ton pressant. Allons régler ça. ª
Gitteridge parla tandis qu'ils marchaient. ´ L'année a été dure. Les guerres de territoire. Les motards s'entre-tuent. On ne sait jamais qui sera le prochain sur la liste. En septembre, le banquier des motards a été
réduit en bouillie par une bombe. Depuis, les petits gars n'ont pas été
trop heureux
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avec leur gestion financière. Jusqu'à ce que votre père entre en scène. Ils doivent montrer à certaines personnes qu'ils savent gérer l'argent, le transférer, prouver qu'ils maîtrisent bien les choses. Votre père est bien tombé, et au moment opportun. C'est bizarre comment les choses se sont arrangées. Vous devriez comprendre, Heather. Tant que les Angels s'entendront bien avec leurs nouveaux associés, vous serez en sécurité. On veillera aussi sur votre père. ª
Julia marchait et se disait intérieurement à tue-tête : Nouveaux associés !
Nouveaux associés ! Il doit parler des Russes ! Selwyn l'avait dit ! ´
Merci du conseil, monsieur Gitteridge. Il pourra m'être utile. Pour les jours o˘ je ne sais pas o˘ je mets les pieds.
- Comportez-vous en conséquence, Heather. Ne quittez pas le bateau. C'est important pour vous, pour votre père, pour moi. Je préfère ne pas penser à
ce qui vous arriverait si vous nous faisiez faux bond. ª
Julia afficha la docilité qui convenait. ´ Je ne quitte pas le bateau, déclara-t-elle avec conviction.
- Dites-moi.
- quoi ?
- quel est le terme qui désigne ce que vous avez à la jambe ?
- Pourquoi voulez-vous le savoir ?
- Je suis curieux.
- Je ne vous le dis pas. C'est trop humiliant. Je ne le dis à personne. ª
Ils débouchèrent finalement dans la rue Peel complètement embouteillée et attendirent que le feu passe au vert. Après avoir traversé la rue, ils pénétrèrent dans une succursale de la Banque impériale de commerce du Canada.
´ quelle opération voulez-vous que j'effectue ? lui demanda-t-elle.
- Vérifiez le solde créditeur et faites un retrait à titre de test. Je ne tiens pas à ce que ce soit moi qui finisse en prison. Je resterai derrière vous et je surveillerai.
- Ce compte-ci n'est que l'un des sept.
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- Vous avez mieux à faire aujourd'hui ? Vous j avez d'autres projets ? ª
Elle hocha la tête. Elle espéra le dérider un peu. Ést-ce que j'aurai droit au moins à une invitation au restaurant pour ça ?
- Au McDo.
- Pas question. Nous mangeons dans un grand ; restaurant ou je ne marche pas. ª
Gitteridge lui saisit le poignet et le serra fort. ´ quand finirez-vous par comprendre que vous ne '. devez jamais me dire quoi faire ?
- Bien. ª Elle secoua le bras pour se dégager et il la l‚cha, ne voulant pas d'esclandre dans la banque. ´ Retournez voir les Angels ou je ne sais qui, lui murmura-t-elle violemment à voix basse, et dites-leur que vous n'avez pas pu retirer l'argent parce que vous avez préféré me tabasser dans une banque plutôt que d'obéir à leurs ordres. ª Elle haussa un sour-
; cil. ´ Pensez-vous qu'ils comprendront ?
- Très drôle. qu'avons-nous à faire ? demanda-t-il.
- Nous pouvons demander une sortie informatique du relevé bancaire de la société. Voir si de l'argent a été transféré d'Europe aujourd'hui. Nous montrons nos papiers. Nous faisons un retrait. Ce compte est à nos deux noms. ª
La caissière, une quinquagénaire habillée de couleurs voyantes, lourdement maquillée, satisfit facilement à leurs requêtes et remit deux mille dollars à Julia en échange du chèque que celle-ci tira sur le compte. Ils ressortirent de la banque.
´ Vous n'allez pas me dire maintenant qu'on n'en a pas assez pour déjeuner ? ª
Gitteridge se dérida finalement. Će n'est pas notre argent. Ne l'oubliez pas.
- Je ne suis pas si stupide. ª
Le téléphone portable de Gitteridge gazouilla. ´ Restez en ligne. ª II trouva un renfoncement à l'abri du vent dans l'immeuble et causa un bon moment. Lorsqu'il eut fini, il fit signe à Julia d'appro-343
cher. Il lui prit le poignet comme la fois précédente mais cette fois il le lui tordit.
´ Vous me faites mal ! ª Hors d'elle-même, elle regarda tout autour. Les passants ne firent pas attention à elle.
Il resserra sa poigne.
Elle crut que son poignet allait se casser, que la peau allait se déchirer.
´ Je vous en prie. Arrêtez.
- Dites-moi.
- quoi ? quoi ? Je vous en prie ! Monsieur Gitte-ridge !
- Dites-moi le terme pour ce que vous avez aux jambes. Allez. Dites-le-moi ou je ne vous l‚cherai pas. Je vais vous faire mal. ª
Un fou la retenait et sa peur gagnait à présent du terrain. Elle ignorait que Gitteridge se droguait. ´ qu'est-ce que c'est que cette obsession que vous avez ? «a s'appelle un genou varus, d'accord ? Je vous en prie, ne le répétez pas.
- Genou varus. ª II la l‚cha.
Elle frotta son poignet br˚lant.
´ Vous avez de la chance, lui annonça-t-il calmement. Nous sommes invités à
déjeuner et ailleurs qu'au McDo.
- O˘?
- Au port. Nous déjeunons à bord d'un bateau. Souriez, ma belle. Vous êtes l'invitée d'honneur. ª
Ils retournèrent à la Lexus. Lorsqu'il lui ouvrit la portière, elle était presque aveuglée par les larmes. Elle se glissa à l'intérieur. Son poignet la faisait souffrir. Gitteridge se mit au volant et démarra. ´ Vous êtes très bonne, Heather, lui dit-il. Vous et votre père avez passé nos tests haut la main.
- Pourquoi m'avez-vous serré le poignet si fort ? ª
Gitteridge gloussa légèrement. ´ Parce que vous ne m'aviez pas tout dit. ª
II était en train de jeter un oil dans son rétroviseur latéral pour s'engager dans la
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Il
circulation. ´ Vous devez toujours tout me dire. Ne rien garder pour vous.
Compris ?
- Oui, monsieur ª, répondit-elle dans un filet de voix.
Il regardait de nouveau de son côté en hochant la tête. ´ quoi ?
- Vous êtes très convaincante. ª Convaincante ?
Il se faufila dans la circulation et ils se dirigèrent vers le port.
Le chef des Hell's Angels, qui faisait l'une de ses rares visites en ville, commanda une autre bière et coupa un morceau de son steak. Il agitait sa fourchette devant lui en parlant. quand il ne parlait pas, il mangeait ou buvait. Petit Willie était en train de s'empiffrer et ses compagnons gardaient leurs distances.
Petit Willie était attifé comme d'habitude d'une chemise sport qui pendait sur un pantalon au pli indéfroissable. Il avait appris à s'habiller à Vegas et désormais ne portait presque jamais sa tenue de motard. Il ne le faisait que pour effrayer la galerie ou pour prouver qu'il n'était qu'une brute comme les autres qui cherchait à s'amuser.
Il rota avec ferveur, ce qui le fit rire lui-même, et ordonna à son garde du corps de se déplacer afin qu'il puisse s'extraire du box. Deux motards l'accompagnèrent aux toilettes. L'un d'eux jeta d'abord un oil dans la pièce puis l'autre monta la garde à la porte. Le restaurant s'était régulièrement vidé depuis l'arrivée des motards - malgré leurs vêtements conventionnels, ils avaient une attitude, un air, qui effrayaient les gens
- et seuls des clients assis à deux ou trois tables avaient été au bout de leur repas. Personne ne s'approcha des toilettes pendant que Petit Willie y était.
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Il avait impeccablement choisi son moment. Pendant qu'il pissait, une Jeep Cherokee fonça à toute allure dans la belle devanture du restaurant, renversant les chaises sur son passage et obligeant le tout-venant à
chercher un abri. Le conducteur du véhicule avait sauté avant l'impact et était à présent en fuite.
´ Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? gueula Petit Willie qui sortit d'un bond des toilettes, la braguette ouverte.
- Un camion ! hurla l'un des gardes du corps qui revenait en courant dans le couloir. Il est passé à travers la vitrine !
- Entrez ici ! ª ordonna Petit Willie.
Les trois hommes s'enfermèrent à double tour dans les toilettes des hommes.
Les autres convives de leur table firent de même dans celles des femmes.
Plus tard, la police frappa à la porte.
Ést-ce que ça va exploser ? s'enquit d'abord Petit Willie avant d'ouvrir.
- Non, lui répondit un agent en tenue, il est arrivé quelque chose dans la collision. Ils n'ont pas pu activer le détonateur. ª
Petit Willie et ses amis sortirent alors des W.-C. Ils examinèrent les ruines du restaurant. Les photographes prirent des photos et un journaliste osa demander une déclaration à Petit Willie. ´ Les encu-lés, dit-il à la presse. Ils devraient faire gaffe. Ils auraient pu blesser quelqu'un.
- N'était-ce pas là justement leur but ? ª demanda le journaliste.
Petit Willie n'apprécia pas le ton de la question. Il tendit le bras et saisit la pelisse du journaliste qu'il attira vers lui à portée de sa propre haleine. Éspèce d'enculé, lui dit-il. Ils auraient pu tuer un habitant de la ville, c'est ça que je voulais dire. ª
quelques témoins trouvèrent la remarque courageuse, comme si elle était le fait de quelque Robin des Bois moderne. Ils ne comprirent pas que Petit Willie ne songeait qu'à ses propres intérêts. Tuer des 346
habitants de la ville était mauvais pour les affaires des motards. Cela mettait les Carcajous sur les dents - ils l'avaient déjà appris à leurs dépens.
Epuisé par le stress et la tension, Bill Mathers interrogea le gérant coréen d'une station-service qui avait été pillée et dans laquelle on avait volé en un tour de main les cigarettes et les boissons gazeuses alors qu'elle était fermée. Le pompiste, qui traitait les cambrioleurs de l‚ches, hocha la tête et répéta le mot jusqu'à ce que Mathers consente à le prononcer lui aussi. Cet accord venant du cour satisfit le Coréen. Ils le répétèrent tel un mantra, l‚ches, tandis que le Coréen se fendait d'un grand sourire. Óui, insista-t-il avec force courbettes, l‚ches, l‚ches. ª
Mathers fut sauvé par son bip. Il téléphona au standard du service qui lui apprit qu'Estelle Myers, l'ex-petite amie de Hagop Artinian qu'il avait interrogée précédemment, avait laissé un message pour lui.
Lorsqu'il eut fini de rédiger le rapport sur le cambriolage, Mathers se rendit directement chez la jeune femme dans le quartier étudiant. On le fit aussitôt monter.
´ Hé, inspecteur ! Il y avait longtemps !
- Estelle. «a fait plaisir de vous revoir. ª
II ferma la porte derrière lui. Lorsqu'il se retourna, elle avait sauté
dans son lit o˘ elle était en train de rebondir. Elle portait un vieux Jean, un débardeur peu ajusté et elle lui parut délicieuse à croquer. Il sentit une bonne part de son cour tressauter, comme mue par un ressort, quitter son corps et retomber près d'elle dans le lit.
Elle avait ramené ses chevilles sous elle et ne se balançait plus que très légèrement à présent. ´ Vous savez quoi ?
- quoi ?
- D'une manière un peu coincée, vous êtes pas mal pour un flic.
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- Merci du compliment, Estelle. Je l'emporterai dans ma tombe. Alors qu'est-ce qu'il y a ?
- J'ai des amis qui ont un petit problemo. Vous pourriez peut-être les aider ? ª Elle fit un nouveau bond sur le lit et pivota vivement sur ellemême de manière à se retrouver à genoux, en train de taper des mains d'une manière étrange, les doigts écartés et les paumes seules se touchant. ´
Plus ! J'ai une information pour vous, monsieur le policier ! ª Lorsqu'elle eut fini son imitation d'une enfant qui applaudit, elle mit ses mains sur les hanches dans une posture presque irrésistible, les seins et le pubis sous les yeux de Mathers.
´ Vous marchandez cette information ? Si vous savez quelque chose, Estelle... ª
Elle balança les jambes de sorte qu'elle se retrouva de nouveau assise sur le lit, ses orteils nus touchant à peine le sol. Mathers commençait à se demander si elle était défoncée ou quelque chose comme ça.
Éstelle... vous devez à la mémoire de Hagop de dire ce que vous savez. ª
Cette évocation de ce qui motivait l'enquête refréna son exhibition pubère.
Elle tortilla le buste comme pour essayer par ce frétillement de se dégager des responsabilités. ´ Je vous le dirai. Oui. Oui. Je ne fais pas de marchandage. Mais il y a ces amis à moi, si vous pouviez faire quelque chose pour eux, moi ça me semble tout naturel que vous leur donniez un petit coup de main. Je ne vois pas ce qui vous irrite comme ça. C'est pas réglo ? ª
Mathers avait envie de se pencher vers elle. Le tronc rigide de ses principes pliait tel un roseau sous le vent au gré des mouvements de la jeune femme. ´ qu'est-ce qu'ils ont fait, vos amis ?
- D'accord. Ils avaient organisé une petite fête. Rien d'excessif. Une soirée d'étudiants normale et, oui, un peu bruyante. C'est vraiment leur seul crime. Alors ! Les voisins se sont plaints. Les flics se sont présentés à la porte, bla-bla-bla, il y a des types qui ont peut-être tenu des propos déplacés, et tout à
coup, on les embarque pour drogue, pour simple possession de drogue en plus. Enfin, je veux bien tout ce qu'on voudra, mais de la marijuana et du haschich ? Personne n'a été arrêté pour avoir fumé ces trucs-là depuis le Mayflower, les hippies ou ce qu'on voudra.
- Etes-vous sous l'effet de l'une ou l'autre des drogues sus-nommées actuellement ?
- Nnnnooon, je suis seulement heureuse de vous voir, c'est tout. ª
Son charme était vraiment irrésistible et il ne savait pas trop ce qui l'inquiétait. qu'est-ce que ça lui co˚terait d'avoir une petite aventure avec une fille comme ça ? Les voix contraires de sa conscience, tels des anges, le lui reprochèrent comme de bien entendu. C'était surnaturel. Il saurait peut-être dissimuler sa culpabilité à Donna, quoique rien ne f˚t moins s˚r, mais il ne réussirait plus jamais à regarder Cinq-Mars dans les yeux. Rien à faire. Pas cette fois. Probablement jamais - un constat qui l'attrista.
Il était un enfant de chour, il devait le reconnaître. Il aimait être polisson, c'était là son grand secret. Flirter était polisson. Encore un peu, il redevenait enfant de chour, c'était sa façon d'être, la raison pour laquelle il était flic.
Éstelle. Alors ?
- Vous pouvez aider mes amis ?
- Mais oui, pourquoi pas ? Maintenant, dites-moi ce qu'il y a de nouveau.
- Vraiment ! Vous pouvez ? Vous êtes sérieux ! ª Cette fois, elle fit un bond sur le lit, d'abord du derrière sur les genoux, puis sur les pieds, sa tête touchant presque le plafond. Elle atterrit de nouveau sur le derrière et rebondit à plusieurs reprises.
´ qu'est-ce que vous avez fumé ?
- Rien ! Je suis juste heureuse ! On n'a pas le droit d'être heureux ?
- Vous avez quelque chose pour moi ? ª
II espéra dans son for intérieur qu'elle allait 349
s'insurger contre cette question et lui proposer quelque chose de trop indécent pour qu'il soit possible d'y résister.
´ Vendredi soir dernier ! ª dit-elle et il comprit alors la raison de son euphorie. Elle était dans un état second à cause de ce qu'elle savait, à
cause de l'information, de la nouvelle qu'elle détenait. ´ Je marchais dans la rue - dans la mienne. J'approchais d'une voiture à l'arrêt dont le moteur tournait. C'est pas grand-chose, mais vous savez, je suis une femme, et les femmes se font violer dans le quartier étudiant, alors, vous savez, je fais gaffe. Il y a un type dans la voiture, tout baigne, mais en arrivant tout près de la voiture je remarque ce machin avec le nom sur l'arrière de la voiture.
- Ouais. Et alors ?
- q45 ! C'était une Infiniti q45 ! C'est à ce moment-là que je me suis rappelé ! ª
Mathers devint aussitôt attentif. ´ que vous êtes-vous rappelé ?
- Vous m'aviez demandé de vous appeler si je me souvenais de quelque chose d'important. Si je me rappelais de quelque chose de singulier ou d'anormal.
- Oui, en effet. ª
Elle fit un nouveau bond. Úne fois, j'ai vu Hagop, debout de l'autre côté
de la rue dans laquelle je me trouvais, parler à un homme très bien habillé. Cet homme est monté dans une Infiniti q45 verte et est parti.
quelque temps après, quelqu'un a demandé à Hagop qui était le type à la belle bagnole. Hagop a répondu que c'était son oncle. Il ne savait pas que j'entendais tout. Pourquoi mentait-il ? Hagop ne mentait jamais. Je connais son seul oncle et ce n'était pas ce type et il ne roule pas dans ce genre de voiture. ª
Mathers enregistrait chaque mot. Ét cette q45 que vous avez vue l'autre soir...
- Elle était verte ! Elle était verte verte verte ! Alors qu'est-ce que je fais ? Je vois le numéro
350
d'immatriculation et je le mémorise, et je continue à marcher en me le répétant jusqu'à ce que je l'aie bien en tête, inspecteur, voici... tenez.
ª
Elle tira un morceau de papier de la poche avant, fort serrée, de son Jean.
Bill Mathers n'en revenait pas. Éstelle. «a alors. Merci.
- Vous voulez sans doute connaître le nom de mes amis. ª
Après que Mathers les eut d˚ment notés, Estelle le raccompagna à la porte et, au moment o˘ il allait sortir, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui donna un baiser sur la joue, légèrement à gauche de la bouche. Il hésita. Elle lui donna un autre bécot et sourit. ´ Vous êtes mignon, dit-elle.
- Ouais et vous me compliquez les choses.
- C'est seulement une idée que vous vous faites, inspecteur. ª
II acquiesça de la tête, lui adressa un léger au revoir de la main, la remercia de nouveau et s'engagea dans l'escalier. Il eut l'impression qu'il venait de fuir comme jamais dans sa vie. Il l'avait échappé de justesse.
Son cour battait la chamade. Son émoi au moins n'aurait pas été stérile -
il détenait peut-être le numéro de la plaque d'immatriculation de la source mystérieuse de Cinq-Mars. Plutôt que de le lui remettre, Mathers décida de remonter lui-même jusqu'au propriétaire de la voiture.
Dans l'intimité de la cabine du cargo russe, Julia Murdick fut sur des charbons ardents durant tout le déjeuner. La peur la tenaillait. Gitteridge l'avait présentée à un Russe de haute taille, brun, soigné, élégamment vêtu, aux yeux durs comme du silex et qui estropiait les mots en parlant.
Il s'était longuement attardé sur l'intelligence de Cari Bantry et n'avait cessé d'examiner Julia avec un sourire narquois. Il avait de grandes lèvres sensuelles. Durant le repas, un marin entra dans la cabine et lui chuchota 351
quelque chose à l'oreille. Le Russe le congédia de main puis expliqua à ses invités : Ún policier. Une nuisance. Une mouche. Nous allons nous débarrasser de cette irritation. C'est ce que nous faisons, nous. ª II continua d'agiter la main en l'air comme s'il époussetait un manteau de cheminée.
Ils échangèrent un regard, Gitteridge et elle.
Le Russe tendit le bras par-dessus la table et lui caressa la joue avec son pouce. ´ Peut-être vous aimer visiter le bateau, Heather, proposa-t-il.
Vous intéressée ? ª
Elle acquiesça, choisissant d'aller à tout hasard dans le sens de la politesse, de la complaisance.
´ Venez. ª
II fut convenu que Gitteridge resterait derrière.
Le Russe lui fit voir la passerelle de commandement o˘ elle rencontra le capitaine, un homme minuscule, maussade, fermé, puis il l'emmena dans les cales dont le volume était impressionnant, l'espace glacial et menaçant.
Les parois, les plafonds et les planchers étaient en acier. La peinture s'écaillait et était décolorée. Le Russe, qui n'avait pas dit son nom, la conduisit à travers l'immense salle des machines et la fit monter au sein du complexe réseau de tuyaux et de circuits hydrauliques.
Lorsqu'ils redescendirent, deux Hell s Angels interceptèrent leur visite guidée. Ils la saisirent par les bras et le Russe dit : ´ Venez, par là ª, tout en l'entraînant vers un espace plus sombre. Ils lui firent passer une porte que le Russe tint ouverte. A l'intérieur, elle se retourna. Les hommes entrèrent et la porte en acier se referma dans un claquement dont l'écho résonna brutalement dans son cerveau. Elle se sentit devenir claustrophobe. La pièce était minuscule, pleine de tuyaux et de valves. Les motards, qui étaient énormes, lui adressèrent un regard méprisant tandis que le grand Russe souriait.
Elle soutint son regard, craignant qu'on ne la viole. Pire. D'être démasquée.
´ La police, elle m'appelle le Tsar. J'ai accepté ce nom. Il est bien, oui ? Vous pouvez m'appeler par ce nom. ª
II prit une main de Julia dans l'une des siennes. Un motard lui plaqua une main sur un sein et serra. Elle cria et résista. Le Tsar passa sa main libre sur un ensemble de tuyaux plus petits et en choisit un qui était froid. Il lui tint les poignets sur le tuyau et lui dit de les garder ainsi. Elle obéit. Le Russe retira sa main, inutile à présent, et lui tourna le dos.
´ Maintenant, Heather Bantry, nous voir. A votre sujet nous voir.
- qu'est-ce qui ne va pas ? qu'est-ce que j'ai fait ?
- Vous pas parler. ª
Une menotte se referma sèchement sur l'un de ses poignets. Le Russe tira son autre main sous le tuyau, la tint en place et lui passa l'autre menotte. Elle était attachée au tuyau. Il éteignit le plafonnier.
Elle était seule dans le noir avec les trois hommes.
´ Maintenant nous voir à votre sujet ª, répéta le Russe et elle se prépara à hurler.
Elle les entendait respirer.
Le Russe, debout derrière elle, respirait en passant légèrement les doigts le long de son dos. Il se rapprocha. Il lui caressa lentement un côté du visage et de la gorge, d'un toucher qui ressemblait à celui d'une lame. Un motard tendit la main et lui tira les cheveux. Elle cria. Les trois hommes eurent un petit rire. Ć'est rien, dit le Tsar d'un ton réprobateur. C'est seulement commencement pour vous. ª Puis il ouvrit la porte, il y eut un éclat de lumière et ils la laissèrent seule dans l'obscurité.
Ses jambes se dérobaient sous elle. Elle se heurta la tête à la paroi, suspendue au tuyau, incapable de rester debout, suppliant déjà le ciel de ne pas la laisser mourir si tôt d'une mort si horrible. qui pouvait désormais la sauver ? Selwyn ? Selwyn !
13
Mardi, 18 janvier
Avec un grand b‚illement, le sergent-détective Emile Cinq-Mars s'appuya au dossier de son fauteuil pivotant et s'étira les bras et les épaules avant de se frotter les yeux pour en chasser la fatigue. Complètement épuisé, il devait encore poireauter au bureau avant de se risquer sur le long trajet jusque chez lui. Il était arrivé avant sept heures ce matin-là - il était à
présent minuit passé - et il s'accorda le droit extravagant de se pencher sur son bureau, la tête dans le creux du coude et de fermer les yeux. Oh, sommeil bienfaisant !
Il estimait qu'ils progressaient sur plusieurs fronts. Il avait un numéro de téléphone de la fausse Heather Bantry gr‚ce auquel on avait pu dénicher son adresse. Elle n'avait pas été chez elle de la journée, ce qui était inquiétant. Il espéra qu'elle n'avait pas été effrayée par l'agent posté en faction à l'extérieur de son immeuble. Cinq-Mars avait choisi de ne rien bousculer sans avoir d'abord tenté d'évaluer l'ensemble des circonstances la concernant. L'appartement de Hagop Artinian avait été placé sur écoute, croyait-il, il se pouvait donc que celui de la fausse Heather Bantry le soit aussi. Une intrusion policière risquait de compromettre une situation délicate.
Bill Mathers s'était ramené avec un numéro de 354
plaque d'immatriculation de la q45 mais elle ne correspondait à aucun dossier informatique. Elle était bidon. L'imprimante avait sorti un faux nom et une adresse inexistante. L'hypothèse d'une implication de la CIA devenait de moins en moins fantaisiste à chaque heure qui passait. Etant donné les fuites dans le dispositif de sécurité du service, Cinq-Mars avait écarté l'idée de lancer un avis de recherche de la voiture, de crainte que sa source n'en apprenne la diffusion avant n'importe quel agent en tenue.
Il ne tenait pas à ce que sa source se terre encore davantage. Il allait devoir s'organiser pour rassembler quelques bons flics qui sauraient garder les yeux ouverts.
Il avait passé un savon à Mathers, ce qui était bien dommage. Le pauvre, il était tout content de rapporter qu'il tenait le numéro de plaque minéralogique et Cinq-Mars l'avait reçu avec enthousiasme. Se procurer ce numéro avait été du vrai travail de police. Mais Mathers avait ensuite tout g‚ché. Il avait contrôlé le numéro sur des fréquences normales et, pire encore, sur celle de la police. Il n'avait vraiment rien compris - les fréquences normales n'étaient pas s˚res. Cela aurait pu faire rater une superbe occasion.
Et pourtant, la tête sur son bureau, dans la salle vide de la brigade, l'inspecteur sentait qu'ils se rapprochaient de sa source.
Pour le reste, ils étaient encore loin du but. Le Russe de Jim Coates - le prétendu Tsar - était inconnu, il pouvait se trouver n'importe o˘ sur la planète. André Lapierre était sous le coup de sa suspension. Gilles Beaubien, souffrant de voir ses responsabilités réduites, était de plus en plus tatillon. Tremblay diligentait une enquête sur les femmes du secrétariat. On était en train de tendre un filet - en pleine mer, dans le noir, mais un filet.
Cinq-Mars avait davantage de liberté. Ils devaient compter pour quelque chose, Mathers et lui.
L'attente se révélait interminable. Max Gitteridge avait téléphoné. Une fusillade dans un bar l'avait
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arraché à la responsabilité de la boîte de nuit qu'il possédait vers les petits soins à donner à un client en garde à vue. Il voulait s'entretenir avec Cinq-Mars au sujet de cette fusillade mais il n'avait aucune raison d'agir ainsi et Cinq-Mars en avait déduit qu'il cherchait un prétexte pour lui parler en tête à tête. Mais pourquoi ? Il était coincé au bureau à
attendre son arrivée.
Un autre café. Il n'aurait pas d˚. Il était à bout de nerfs. Il avait en outre une longue route à parcourir et l'autoroute serait fluide. Il devait peut-être remplir sa Thermos, se requinquer pour le parcours. Dormir plus tard dans un état de confusion mentale due à la caféine peut-être, mais dormir vivant.
Il alla jusqu'au percolateur et ce n'est qu'en y arrivant qu'il se souvint qu'il en avait bu le fond avec le dépôt lors de son dernier voyage. Il prépara une nouvelle cafetière, retourna dans son bureau et entendit les pas de Gitteridge dans la salle de la brigade. Il n'avait que faire de lui.
Le système voulait qu'un accusé ait droit aux services d'un avocat et à une défense dans les règles, mais Cinq-Mars n'était nullement tenu d'admirer les avocats de la défense. Certains procureurs étaient des escrocs, il le comprenait. Mais certains avocats de la défense, un petit nombre, pataugeaient dans la merde jusqu'au cou. Alliés dans le crime avec leurs clients, ils exaspéraient Cinq-Mars. Il y avait peu de chance qu'ils soient jamais poursuivis. En revanche, à Montréal, un certain nombre d'avocats qui défendaient les voyous avaient découvert que leur espérance de vie était en rapide déclin. L'un d'eux avait sauté dans sa voiture, un autre avait été
abattu dans son bureau, un autre encore avait disparu sans laisser de traces. A sa manière contournée, avec, à l'occasion, un certain sens de la discrimination, il arrivait que justice soit faite.
Cinq-Mars reconnut le pas de Gitteridge au martèlement saccadé de ses talons. Il se leva pour le regarder se faufiler autour des bureaux de la brigade
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en direction du sien sans se rendre compte que l'inspecteur l'observait par-dessus la cloison de séparation. Il agitait la tête dans tous les sens, aux aguets. Cinq-Mars trouva curieux qu'il ait moins l'air d'un homme soucieux de découvrir des informations qu'inquiet de savoir qui pouvait le tenir éventuellement dans sa ligne de mire.
´ 'Soir, Max, dit abruptement Cinq-Mars, et le petit homme sauta en l'air de trente centimètres.
- Bonsoir, Emile, dit Gitteridge sans dissimuler sa frayeur et son irritation. Je parie que vous aimez effrayer les petites vieilles dans la rue. ª II resta à l'entrée du bureau de l'inspecteur, entre les cloisons de séparation. La plupart des membres de la petite équipe d'inspecteurs qui travaillaient de nuit étaient dehors dans les rues. Seule une machine à
écrire solitaire cliquetait quelque part.