Pour qui me prends-tu, pour une groupie néophyte qui fera tout pour plaire, même une pauvre connerie ?

- Chut.

- Chut toi-même. Il est deux heures du matin. Je suis fatiguée. qu'est-ce qui te prend ? T'es dingue ou quoi ? Je voudrais bien le savoir. ª Elle n'aimait pas ses pieds. Ses orteils en tout cas. Elle enroula un doigt autour de son gros orteil qu'elle serra tout en parlant. J'ai les orteils trop longs.

ÍI y a du nouveau, dit-il.

- qu'est-ce qu'il y a de nouveau ?

- La situation.

- Selwyn, pour moi il n'y a rien de nouveau. Je passe NoÎl dans la même vieille maison de campagne et avec la même vieille parenté qui poursuit les mêmes vieilles querelles ennuyeuses. J'adorerais changer de vie. Mais je n'ai pas cette chance.

- Je n'ai pas besoin d'une réponse tout de suite.

- Dommage. Je vais t'en donner une quand même. ª J'ai la cambrure du pied trop plate.

´ Réfléchis d'abord. Les choses se précipitent. Nous avons eu des chances et des malchances. «a se corse.

- Selwyn...

- J'ai quelque chose pour toi, Julia. Sans danger. Excitant. Au cour des choses. Tu vivras des aventures incroyables. En phase avec le monde.

Regarde bien ta maison de campagne pendant que tu y es. Regarde bien tes vieux. Des gens très bien, j'en suis s˚r, malgré tes objections mineures.

- Mes objections mineures !

- Regarde-les, Julia. Chaque homme, chaque femme, a une vie à vivre.

Comment la vit-il ou la vit-elle ? Est-ce qu'ils s'ennuient dans la vie ?

Avec leur conjoint ? Sont-ils fatigués et au bout du rouleau ? Reviennent-ils toujours sur les mêmes vieilles discussions qu'ils ont déjà eues mille fois et perçois-tu vraiment de la passion dans leurs propos ? Deviens comme eux, si tu veux, Julia. Ou choisis d'exploiter tes dons là o˘ tu ne t'ennuieras jamais et ne te sentiras jamais inutile. Tu ne te sentiras jamais coupée du

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I

monde. Tu ne sauras jamais ce que c'est que d'avoir l'impression d'être passée à côté de ta vie.

- qu'est-ce que tu as bu ? Tu es bourré.

- Regarde autour de toi, Julia. C'est tout ce que je te demande pour ce soir. Profites-en pendant que tu es là pour penser à la vie qui est devant toi. Réfléchis à ce que c'est que d'attendre.

- Tu es fou, tu es absolument fou à lier. Pourquoi je prends la peine de te parler ? ª J'ai des pieds de canard boiteux.. J'ai des rotules d'émeu.

´ Tu me parles parce que je t'offre ce que tu ne trouveras pas ailleurs.

Une occasion, Julia, de vivre une vraie vie. Une vie d'action. Digne de ce nom. Réelle. Je t'offre l'occasion de ne pas t'enfoncer lentement dans le g

‚tisme, de vivre intensément. Tu peux refuser, tu peux accepter. Il faut que je le sache. La seule différence entre aujourd'hui et hier, c'est que j'ai maintenant besoin de le savoir vite.

- Pourquoi ? qu'y a-t-il de changé ? qu'est-il arrivé de si important, Selwyn ? ª Dis-moi quelque chose, n'importe quoi.

´ Je ne peux pas te le dire, Julia.

- Ce que tu peux être insupportable ! Si tu ne peux pas me le dire, alors je ne peux rien pour toi.

- Je ne peux pas te le dire si tu restes dans l'expectative.

- Donne-moi un indice alors.

- Un indice ?

- Tu es malin. Je suis s˚re que tu peux le faire sans compromettre ton précieux secret.

- D'accord. Je vais t'en donner un. «a a à voir avec le Père NoÎl. ª

Julia tendit l'oreille au lointain bourdonnement sur la ligne. ´ Julia ?

- quelqu'un lui a enfoncé un crochet dans le dos. C'est ce qu'on dit à la radio. ª

Elle entendit cette fois Norris respirer à l'autre bout de la ligne. Elle attendit. ´ Je ne pensais pas que la nouvelle était déjà connue, finit-il par répondre.

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Comme je te l'ai dit, les choses se sont précipitées. Je sais - ça ne t'avance pas beaucoup, Chafouine. Mais tu es intelligente, tu es avisée, tu es capable de penser par toi-même. C'est pour ça que tu es importante pour moi. Les groupies m'agacent. Je ne suis le gourou de personne. J'ai besoin de gens qui ont la tête sur les épaules, de gens qui s'engagent. Je ne peux pas te donner de détails. Tout ce que je peux te dire, c'est que tu pourras te retirer n'importe quand si tu le veux. Tu n'auras qu'à faire un grand bond en arrière. Mais d'abord, fais-en un tout petit en avant. Fais-le.

Puis tu décideras. Penses-y, Julia. Tu me promets ça, au moins ? ª

Elle regretta à ce moment de ne pas tenir le cou de Selwyn dans ses mains au lieu du téléphone pour pouvoir l'étrangler. ´ Penser à quoi, Selwyn ?

Penser à une idée vague dont j'ignore tout ? Penser à être une vaillante chasseresse qui pourchasse tous les criminels de la planète ? Excuse-moi, mais dire que ça ne m'avance pas beaucoup est un euphémisme idiot. Donne-moi de quoi réfléchir, Selwyn.

- Le Père NoÎl a été assassiné. Un jeune homme de ton ‚ge. Demande-toi si tu veux oui ou non que ses assassins restent en liberté.

- Allô ! Allô ! La Terre au cadet de l'Espace Selwyn Norris ! «a ne me concerne absolument pas !

- Au contraire.

- Comment ça ? Explique-moi seulement ça et on arrivera peut-être à

quelque chose.

- Si tu travailles avec moi là-dessus, Chafouine, les assassins du gosse seront appréhendés. Sinon ils s'en sortiront indemnes. C'est aussi simple que ça. La justice dans cette affaire est entre tes mains.

- Ce que tu peux être irritant ! Tu n'as pas idée !

- La vérité est rarement commode, Chafouine.

- Oh, va te faire foutre ! Tu ne peux pas engager un débat philosophique alors qu'il n'y a que toi qui sais de quoi nous discutons. ª

Norris gloussa doucement.

´ qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?

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- Toi. T'es impayable.

- Je suis heureuse que ça t'amuse.

- Réfléchis, Julia.

- Ouais ouais.

- Penses-y.

- Bonne nuit, Selwyn.

- Bonne nuit, Chafouine. Si tu cherches une résolution du Nouvel An...

- Bonne nuit, Selwyn. ª

Julia resta assise sur le canapé dans le silence poignant de la maison de campagne. Elle éteignit la lampe. Elle était complètement éveillée à

présent, mais inerte, à peine capable de bouger. Elle aurait volontiers administré la fessée à Selwyn. Elle se laissa glisser au bas du canapé sur le plancher et s'y assit dans l'obscurité ambiante, l'oreille tendue et se demandant ce qu'il fallait en penser. Ce qui l'horripilait le plus, c'était de ne pas avoir d'arguments à lui opposer. Le bon sens lui disait de fuir ce type. Et pourtant elle n'avait aucune raison de le faire. Il lui tenait des propos alléchants. Elle n'avait pas besoin de regarder autour d'elle : il était évident depuis des années que ses parents, ses beaux-parents et ses autres aînés vivaient sur leur lancée sans enthousiasme, avec peu d'aspirations, dépourvus de toute passion pour leurs idéaux de naguère. La ferme était censée être un lieu de vie alternatif ; au lieu de cela, c'était un hymne à la grande capitulation, à l'abandon des perspectives d'avenir et des valeurs. Elle savait ce que c'était que cette glissade.

Elle en avait été témoin, elle la redoutait, elle l'avait toujours redoutée, et Selwyn Norris, elle le savait, jouait sur ses peurs les plus intimes.

Ce qu'elle détestait, et qu'elle redoutait, c'était qu'elle se voyait très bien céder à ses instances. Elle en avait envie. Elle préférait l'inconnu au connu. L'aventure à la banalité. Le risque à la prudence. qu'il aille au diable ! Il savait la manipuler.

Jeudi, 28 décembre

Durant les vacances de NoÎl, un enfant du nom de Daniel marchait en direction de la patinoire de son quartier pour une partie de hockey entre équipes improvisées. Ses patins étaient suspendus à son épaule. Il tenait son b‚ton de hockey avec lequel il poussait une rondelle en caoutchouc. Agé

de onze ans, il aimait plus que tout le football mais, l'hiver, il devait se contenter de pousser des rondelles en caoutchouc sur le trottoir. Celle-ci s'enfonçait parfois dans une congère et il se servait alors du b‚ton pour la dégager. Pour lui, un b‚ton de hockey n'était bon qu'à ça. Le hockey n'était pas son sport et Daniel n'était généralement pas à l'aise sur une patinoire. Mais les autres enfants, sachant qu'il était bon joueur de football, ne le taquinaient pas beaucoup là-dessus.

La rue du quartier est de la ville dans laquelle il marchait était délabrée, surpeuplée, presque entièrement bordée de maisons à un étage auxquelles on accédait par un escalier extérieur et occupées par des familles nombreuses. Il était huit heures et ceux qui partaient au travail essayaient de faire démarrer leur voiture dans le froid. L'un d'eux, un homme de petite taille, était exceptionnellement bien vêtu pour le quartier. Il avait passé la nuit chez une petite amie.

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Daniel ne savait pas et, l'e˚t-il su que cela lui aurait été indifférent, que l'homme qui lui renvoya sa rondelle était un médecin qui faisait des consultations privées pour les Hell's Angels. On était en guerre et il avait du pain sur la planche. Daniel se prit au jeu, esquissa une feinte du pied et marqua un goal entre les jambes de l'inconnu. Celui-ci se mit à

rire, fouilla dans ses poches à la recherche de ses clés et monta dans une Camry.

La rondelle avait dévié dans une congère et Daniel était en train de retourner la neige pour la récupérer. Il ignorait o˘ la rondelle était allée après être passée entre les jambes de l'homme. Il crut la voir et enfonça son b‚ton plus profondément, mais la congère était verglacée et il eut du mal à l'en déloger. Il fouilla sous le verglas pour atteindre l'objet noir puis glissa dessous la palette de son b‚ton qu'il souleva de toutes ses forces. Le verglas céda, la rondelle partit en l'air et alla rebondir sur le capot de la voiture.

Le médecin ne trouva pas ça drôle. Il ouvrit la portière de sa voiture, posa un pied sur la chaussée et s'extirpa à demi du véhicule. Il prévint l'enfant de faire attention. Daniel s'excusa. Il escalada la congère, en redescendit de l'autre côté, et aperçut sa rondelle dans la rue. L'inconnu était en train de lui expliquer qu'il aurait pu cabosser sa voiture et qu'il avait de la chance que ça ne se soit pas produit. Daniel, manouvrant la rondelle avec son b‚ton, s'avança à la hauteur de la voiture et de son propriétaire. Celui-ci ne mit pas le contact. Il ne referma pas sa portière. La voiture explosa au moment même o˘ Daniel passait près de lui et ils furent tous les deux tués sur le coup.

Les Carcajous déclarèrent que l'explosion avait été déclenchée à distance, que la Rock Machine avait éliminé un sympathisant des Hell's Angels, que l'assassin aurait pu attendre que l'enfant ait quitté les parages ou que la voiture s'éloigne, mais qu'il n'en avait eu cure.

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Le même jour, gr‚ce à l'indignation immédiate et profonde du public, les Carcajous se virent allouer le budget qu'ils demandaient. Jamais dans l'histoire de la police canadienne une agence ne s'était vue aussi bien dotée par le Trésor public. Cette manne s'accompagnait d'un ordre de mission clair : briser les gangs de motards.

Les Carcajous se félicitèrent de ce qu'au moins les voyous avaient perdu leur attrait et que l'opinion publique se retournait contre eux. Le peuple allait exiger que justice soit faite, n'est-ce pas ?

Un porte-parole officieux des Hell's Angels déclara que son gang n'aurait jamais fait une chose pareille, qu'aucun de leurs membres n'aurait tué un enfant innocent. qu'ils n'étaient pas des brutes. Ceux de la Rock Machine, ajouta-t-il, étaient trop stupides pour qu'on les croie, trop stupides, précisa-t-il, pour mériter de vivre.

A mesure que les jours passaient, les Carcajous découvrirent à leur grande stupéfaction que ce n'était pas d'eux mais des Hell's Angels que l'homme de la rue, dans sa fureur et dans sa douleur, espérait vengeance.

Vendredi, 29 décembre

Ils roulaient dans les quartiers pauvres qui s'étendent au sud-ouest du centre-ville. Les rues rétrécies par l'hiver étaient bordées de voitures enfouies sous la neige comme dans des igloos. Les maisons contiguÎs en brique rouge s'entassaient les unes contre les autres, sans le moindre intervalle entre elles. C'étaient des immeubles d'habitation d'un ou deux étages, aux escaliers extérieurs incurvés, faits de rampes en fer forgé et de marches en bois usé qui donnaient droit sur les trottoirs. Certains passages permettant d'y accéder depuis la rue avaient été aplanis par le piétinement des bottes, d'autres avaient été pelletés. Les perrons, que le temps et la pourriture du bois avaient fait jouer et sur lesquels s'entassaient des monticules de neige, penchaient dans tous les sens. Les fenêtres étaient fermées hermétiquement par un revêtement en plastique et de vieux journaux pour bloquer les courants d'air. La neige s'affaissait de la bordure des toits à la manière de mèches blanches tombant sur le front d'un vieillard. Les arbres, dénudés, aux branches supérieures entrelacées avec les fils électriques, se dressaient hors des congères telles de noueuses sentinelles. Sur la façade de certaines maisons, on avait suspendu, comme pour se défendre des longues

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nuits d'hiver par une note de gaieté, des lumières de NoÎl en forme de carrés, de cercles ou d'étoiles, éteintes pour l'heure. Les gens qui attendaient le bus ou marchaient d'un pas lourd dans la neige avaient l'air gelés, serraient les épaules et enfonçaient la tête dans leur col comme s'ils n'avaient pas de cou, le visage dissimulé par des écharpes comme des bandits.

´ Redis-moi son nom. ª Cinq-Mars avait laissé le volant à Bill Mathers.

Pour lui, conduire une voiture et penser étaient la même chose, sauf quand les routes étaient aussi dangereuses.

´ Vous n'avez pas la mémoire des noms, lui fit remarquer Mathers.

- J'ai celle des noms francophones.

- Hagop Artinian. Ce n'est pas si difficile que ça. ª Mathers vira pour s'engager dans une rue secondaire non déneigée. Ć'est ce garage-là ?

- Sans doute ª, dit Cinq-Mars.

Une enseigne décolorée au-dessus d'une large porte de garage à ras du trottoir annonçait que les lieux abritaient le garage Sampson, spécialiste en carrosserie et en voitures étrangères.

Ón surveille d'abord ou on entre ?

- Gare-toi. Pas de précipitation. ª

Ce qui intéressait Cinq-Mars, c'était l'aspect inoffensif du garage. Il s'agissait selon toute apparence d'un commerce licite, bien que la publicité en f˚t fort discrète. Pas d'offres spéciales de pare-chocs ou de pneus, une enseigne sans éclairage néon. Il eut une brève pensée pour le petit garçon qui avait été tué la veille. Au quartier général, tout le monde était à la fois indigné et attristé par l'événement. Mais ce n'étaient pas la fureur ou la douleur qui allaient gagner la guerre.

Mathers jetait de temps à autre de rapides coups d'oil en direction de l'inspecteur.

Á quoi penses-tu, Bill ?

- A rien. Aucune importance.

- Allez. Crache.

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- Je me demandais ce que nous faisions ici. ª Cinq-Mars vit qu'il était nerveux. Il ne se rongeait

pas les ongles mais n'arrêtait pas de les porter à ses lèvres comme s'il en avait envie. ´ Tu veux dire que ce n'est pas nos oignons.

- quelque chose comme ça.

- «a ne t'intéresse pas ?

- Comme vous l'avez dit, ce n'est pas nos oignons. ª

Cinq-Mars ne parut pas avoir envie de s'expliquer. Aucun signe de vie n'était visible dans le garage. Une minute s'écoula avant qu'il ne reprenne la parole et ce fut d'une voix si grave que Mathers lui prêta une oreille attentive.

Ún soir, j'ai reçu un appel qui m'a orienté sur une taverne de l'est de la ville. Je devais m'y rendre, m'asseoir, commander une pression puis regarder un jeune type assis sous l'horloge. J'ai fait comme on me disait.

Le type devait se lever pour aller pisser puis s'en aller. En sortant, il devait s'arrêter pour mettre ses gants et son chapeau. Dès qu'il le ferait, je saurais que les jeunes qui se trouvaient immédiatement à sa droite étaient ceux que je recherchais pour une série de vols avec agression. Des voyous, Bill. Ils ne se contentaient pas de voler leurs victimes, ils leur assénaient des coups de pistolet, les menaçaient avec des couteaux, et c'étaient toujours des gens ‚gés, des femmes comme des hommes. Mon contact devait quitter la taverne et je devais le laisser partir. C'est ce que j'ai fait. J'ai procédé aux arrestations. Le jeune homme assis sous l'horloge était Hagop Artinian, mais je ne le savais pas à ce moment-là. Tu te rappelles le soir o˘ il est mort, Bill ? De l'écriteau qu'il avait au cou ?

Joyeux NoÎl, 5M. C'est moi. Cinq mars. C'est pour ça que je me suis intéressé à cette affaire, Bill. ª

Mathers acquiesça. ´ Vous avez parlé de tout ça à l'officier responsable ?

- J'en ai dit à Lapierre le moins possible et je te prierais d'en faire autant. Nous sommes sur l'affaire,

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Bill. Ce n'est pas officiel, mais nous sommes sur l'affaire. ª Cinq-Mars le regarda attentivement pour apprécier sa réaction.

´ Je marche, tant que vous arrivez à nous dédouaner dans le service.

- Laisse-moi m'occuper du service.

-- Et le sergent Lapierre ? Je ne le connais pas beaucoup, mais s'il nous prend à nous mêler de son enquête... ª II n'avait pas eu affaire à de tels problèmes lorsqu'il travaillait dans les banlieues. Là aussi on s'autorisait des passe-droits, mais on ne faisait jamais de telles entourloupes au règlement. Bill Mathers était discipliné, moins par inclination que par peur de l'insubordination. Il se heurtait davantage à

sa propre appréhension qu'à un dilemme moral.

´ Détends-toi. Il fait son devoir. Les obsèques du gamin ont lieu aujourd'hui. Lapierre y assiste. ª

Mathers lui adressa un petit sourire.

´ Vous pensez à tout.

- Allons-y. ª

Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers le garage Sampson. La porte latérale du bureau était verrouillée. Il y avait de la lumière à

l'intérieur et on entendait la radio.

Mahters sonna.

On éteignit la radio.

Mathers sonna de nouveau et ils perçurent cette fois un bruit à l'extrémité

d'un long couloir. Une forme venait vers eux. Lorsqu'elle se fut rapprochée, une voix leur cria en anglais d'attendre un peu. Au bout d'un moment, ils identifièrent la silhouette comme étant celle d'un jeune homme qui approchait avec un trousseau de clés. Il dut déverrouiller plusieurs serrures.

´ Vous vous êtes barricadé ? demanda Mathers en français lorsque la porte s'ouvrit.

- quoi ? ª demanda le jeune homme en anglais. Il portait une salopette de mécanicien toute sale et des chaussures de protection à bout d'acier.

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Áucune importance. ª Mathers écarta son pardessus et lui montra l'insigne qu'il portait à la ceinture. ´ Police. Nous aimerions entrer pour vous poser quelques questions. ª

Le jeune homme s'écarta vivement. Cinq-Mars lui adressa un signe de la tête tout en suivant Mathers à l'intérieur et il fit rapidement du regard le tour des lieux.

´ Vous êtes seul ? ª demanda Mathers au mécanicien. Il lui adressa un grand sourire comme pour laisser entendre qu'il lui faisait une confiance aveugle.

Óuais.

- Comment vous appelez-vous ? ª II était beau gosse, brun, mince, et Mathers se dit que Cinq-Mars l'aurait décrit comme n'étant pas d'apparence criminelle. Il faisait mécanicien. Il portait ce que les filles appellent une ćoiffure de hockey ª, longue derrière et sur le dessus, rasée sur les côtés.

´ Jim Coates. Vous venez à cause de Hagop ?

- Vous connaissez Hagop Artinian ?

- Ouais, il travaille ici. Ou... Enfin, vous savez. Il travaillait. Non mais je n'arrive pas à croire qu'il ait été tué. C'était un brave type.

Personne ne mérite une chose comme ça. Et puis qu'est-ce qu'il faisait dans ce costume de Père NoÎl ?

- Vous étiez amis ?

- Comme ça. Pas vraiment mais, vous savez, on travaillait ensemble.

- Ici?

- Au garage, oui.

- qu'est-ce qu'il faisait ?

- Mécanicien. Je fais la carrosserie, il faisait la mécanique. ª

Tandis que Mathers l'interrogeait, Cinq-Mars l'écoutait, attentif à ses intonations. Une excitation latente perçait dans sa voix, comme si l'enquête, malgré ce que la situation avait de désagréable, allait lui offrir quelque chose d'assez inhabituel à raconter plus tard. Il semblait nerveux mais pas effrayé. Sans

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se donner la peine de demander la permission, Cinq-Mars déambula dans les principaux compartiments du garage pour jeter discrètement un coup d'oil d'ensemble.

´ Depuis combien de temps le connaissiez-vous ? ª demanda Mathers. Son calepin et son stylo étaient immobiles, prêts à noter la réponse, et le jeune homme se pencha légèrement en avant sur la plante des pieds pour s'assurer que Mathers la consignait effectivement.

´ Je suis ici depuis trois mois à peu près. quelque chose comme ça. Je connaissais Hagop depuis cette date. Nous ne nous fréquentions pas ou rien du genre, mais nous nous parlions au déjeuner, des choses comme ça.

- Vous ne travailliez pas ensemble ?

- Je suis carrossier, il est mécanicien. quand je travaille, il n'est pas facile de faire la conversation.

- O˘ est tout le monde ? Pourquoi êtes-vous seul ici ?

- Les vacances de NoÎl.

- Il y a beaucoup d'accidents de voiture au moment de NoÎl, non ?

- Le patron nous a donné une semaine de congé.

- Sauf à vous.

- Manque de pot. Je suis le dernier arrivé dans la maison. J'avais une ou deux voitures à faire mais il tenait surtout à ce que quelqu'un soit là

pour dire aux clients de revenir la semaine prochaine.

- N'est-ce pas une curieuse période de l'année pour fermer, Jim ? Par ce temps, vous devez avoir pas mal de tôles froissées, non ?

- Sans doute. Ouais. Peut-être. ª

Mathers se déplaça dans le bureau, entre les tables, les yeux posés sur les papiers en attente, les feuilles de commande, les factures, presque tous laissés tels quels comme si le personnel s'était soudainement volatilisé.

Il voulait savoir si le jeune homme essaierait de l'arrêter mais celui-ci ne semblait pas inquiet.

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´ Des vacances de NoÎl, il y en a tous les ans ? Vous le saviez à

l'avance ? Ou est-ce que le patron vous les a annoncées de but en blanc ?

- Nous avions la veille de NoÎl, NoÎl et le lendemain de NoÎl. Puis, le lendemain de NoÎl, après l'annonce de la mort de Hagop et tout ça, on nous a appelés et on nous a donné congé pour la semaine. Moi, on m'a dit de venir travailler. Le patron est descendu ici, nous nous sommes occupés de quelques clients et on a dit aux autres de revenir.

- Ces vacances étaient donc une surprise. Une décision de dernière minute en quelque sorte.

- Sans doute. «a ne m'a pas trop surpris. Mais j'ai eu une semaine calme moi aussi. ª

Cinq-Mars revint dans le coin-bureau. ´ Je ne vois qu'une voiture là-bas, dit-il.

- Ouais. Nous sommes fermés.

- Hagop avait-il des amis ici ? demanda Mathers.

- Il était très réservé. Le patron l'aimait bien. Il frayait beaucoup avec le patron. Ce qui fait que nous autres, vous comprenez, on était un peu sur nos gardes avec lui. ª

Cinq-Mars avait fureté dans le bureau de la direction o˘ il avait subtilisé

une carte professionnelle dans un plateau. Ć'est le nom de votre patron... Kaplonski ?

- Oui, monsieur ª, répondit le jeune homme. Il paraissait plus nerveux à

présent. Il ne s'attendait peut-être pas à ce genre d'interrogatoire. Il avait espéré obtenir des détails dont se repaître avec d'autres.

´ qu'est-ce que c'est que ce nom ? les interrompit de loin Cinq-Mars. C'est arménien ?

- Polonais ª, répondit Mathers.

Cinq-Mars les rejoignit. Ć'est vous qui gardez la boutique, dit-il à

Coates.

- Oui, monsieur.

- Vous devez être important pour qu'on vous confie une pareille responsabilité.

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- Je suis la cinquième roue du carrosse. Tous les autres sont en vacances.

- Peut-être que tous les autres en méritaient. Vous avez pensé à ça ?

- Oui, monsieur. Je veux dire, non, monsieur. ª Le jeune homme était tout rouge.

Cinq-Mars, qui le dépassait d'une tête, s'approcha de lui et coula sur lui le long de la pente de son nez un regard scrutateur. Ó˘ travaillez-vous exactement dans cet endroit ? quand vous n'écoutez pas la radio et ne lisez pas Penthouse dans le fond comme vous le faisiez lorsqu'on a sonné, o˘

travaillez-vous ?

- Dans le fond.

- Dans l'atelier de carrosserie ? Là o˘ il y a la Buick ?

- Oui, monsieur.

- Sur quelles sortes de voitures travaillez-vous là-bas dans le fond ? ª

Le jeune homme haussa les épaules. ´ Toutes sortes. Des voitures accidentées.

- quelles marques ?

- Toutes les marques.

- Plutôt neuves ou vieilles ?

- Je ne sais pas. Plutôt vieilles, je suppose. Neuves aussi.

- Dans l'atelier de devant, là o˘ vous ne travaillez pas, quelles sortes de voitures répare-t-on ? ª

Le jeune homme haussa de nouveau les épaules. ´ Toutes sortes.

- De quelle sorte surtout, diriez-vous ? ª

II ne semblait pas apprécier la tournure de la conversation. ´ Des allemandes, je suppose. Je ne sais pas.

- Mercedes ?

- Oui, monsieur.

- BMW?

- Oui, monsieur.

- Et les japonaises ? Des Lexus ?

- J'en ai vu quelques-unes, oui.

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- C'étaient surtout des voitures neuves, sans doute.

- Je crois.

- Si vous voulez me faire plaisir, dit Cinq-Mars d'un ton impératif, ne dites pas "je crois".

- C'est seulement une expression.

- Ne vous exprimez pas. Contentez-vous de répondre aux questions. ª

Coates demeura silencieux. Il commençait à se montrer réticent, remarqua Mathers. Il ne cessait de regarder du côté du jeune agent, comme si celui-ci pouvait lui venir en aide.

´ quelles sortes de réparations fait-on là, devant ?

- Mécaniques. Je ne sais pas. Ce n'est pas mon rayon. Des réglages, je crois.

- Des réglages, répéta Cinq-Mars avec mépris. Fiston, si tu possédais une Mercedes neuve, l'amène-rais-tu dans ce garage de merde, dans ce quartier pourri, pour un réglage ? Hein ? ª

Le jeune homme baissa la tête. Álors, oui ou non ?

- Je ne sais pas, dit-il. Je répare des voitures plus anciennes. Je parle aux clients. Je sais que ces voitures-là n'ont pas été volées.

- Nous ne parlons pas de l'atelier de carrosserie. Nous savons déjà que c'est une façade. Nous parlons des voitures que l'on répare à ce bout-ci du garage. Celles qui ont droit à un traitement prioritaire. Ces voitures-ci.

«a ne t'étonne pas d'apprendre qu'elles ont été volées ? ª

Le jeune homme haussa les épaules convulsivement. ´ Je ne sais pas, dit-il.

- qu'est-ce que tu ne sais pas ? ª

II redressa alors les épaules. ´ Je ne sais rien au sujet de voitures volées. Je vous le jure. Moi je me contente de faire de la carrosserie dans le fond.

- Travailler pour un réseau de voitures volées peut te causer de graves ennuis. ª

Cette fois, le jeune homme leva les bras comme pour prendre sa propre défense. Son regard allait de

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gauche à droite mais il ne regardait personne dans les yeux. ´ Je n'ai rien à voir avec ça. J'étais sans travail depuis longtemps puis j'ai eu ce job.

Je me mêle de mes affaires, c'est tout. -- Tends la main ! ordonna Cinq-Mars.

- quoi ?

- Tu es sourd ? Tends la main ! ª

Le jeune homme obéit et tendit la gauche, comme s'il s'attendait à se faire taper sur les doigts.

Cinq-Mars retira une main de la poche de son pardessus et laissa tomber de petites pièces de métal rectangulaires dans la paume du jeune homme.

´ Tu as les mains sales maintenant, fiston. Dis-moi ce que tu tiens là. ª

Le jeune homme examina le contenu de sa main. Óh merde.

- Dis-moi ce que t'as là.

- Vous le savez.

- Je veux te l'entendre dire.

- Des numéros de série de voitures*.

- De voitures volées, pour être précis. Je me trompe ?

- écoutez, quand je suis arrivé ici, le patron m'a demandé : "Tu sais travailler ?" J'ai répondu que oui. Il m'a demandé si je savais me mêler de mes affaires. J'ai dit que oui, bien s˚r. Voilà. C'est tout ce que je sais.

- Continue. Touche-les. Frotte bien tes doigts dessus. Je veux de belles empreintes sur ces plaques. Allez. Fais ce qu'on te dit.

- Je ne veux pas, dit le jeune homme d'un ton piteux.

- Si tu es très capable de faire ce qu'un voleur te dit de faire, tu es fichtrement capable d'en faire autant pour un flic ! Allez, mets tes doigts sur ces plaques. ª

* Au Canada, le numéro de série des voitures figure sur une plaque métallique fixée au bas du pare-brise. (N.d.T.) 106

Le jeune homme s'exécuta. Cinq-Mars souleva le rabat de sa poche qu'il ouvrit.

´ Maintenant je veux que tu glisses cette pièce à conviction dans ma poche, là. ª

Le jeune homme obtempéra.

´ Bien. Je crois que tu es cuit maintenant. Mais je le crois seulement et c'est seulement une expression. ª

Le mécanicien garda un silence maussade.

´ qu'allez-vous faire ? demanda-t-il dans un murmure.

- Là n'est pas la question, lança Mathers qui s'avança vers le jeune homme tandis que Cinq-Mars reculait. Il s'agit de savoir ce que toi tu vas faire.

Penses-tu que tu en sais trop, Jim ?

- Je vous l'ai dit, je ne sais rien.

- Crois-tu que Hagop Artinian en savait trop ? ª Le mécanicien prit un temps de réflexion. ´ Peut-être, reconnut-il finalement.

- Regarde ce qui lui est arrivé. On l'a costumé en Père NoÎl, on lui a cassé le cou et on lui a planté un crochet de boucher dans le dos. C'est moi qui ai ouvert l'armoire o˘ on l'avait planqué. C'était pas joli à voir.

Allez, tu sais quelque chose, Jim, n'est-ce pas ? Tu sais que tu travaillais pour un réseau de voleurs de voitures. Tu sais combien ça peut être dangereux. Si j'étais toi, je commencerais à chercher un autre job.

Une place qui rapporte davantage. O˘ on ne vous tue pas à cause de ce que vous savez. Trouve-toi un travail comme ça, Jim. Puis donne ton préavis de départ à M. Kaplonski. Moi, c'est ce que je ferais si j'étais toi.

- Tiens, intervint Cinq-Mars, j'ai pris la carte de Kaplonski, alors je te donne la mienne. Si jamais tu as l'impression qu'un crochet de boucher te guette, téléphone-moi. En attendant, tu vas retourner à ton Penthouse et allumer ta radio. Nous allons jeter un oil autour. Tu oublies tout ça, d'accord ?

- Ouais, convint le mécanicien.

- Bien, acquiesça Cinq-Mars. Prends son adresse 107

et son numéro de téléphone, ajouta-t-il à l'adresse de Mathers.

- Commence à te chercher un autre job, le prévint Mathers en notant ses coordonnées. Il est difficile de trouver du travail mais tu as une motivation maintenant. «a devrait t'être plus facile qu'avant. Le fait d'avoir travaillé ici te fait une expérience de plus dans ton CV. ª

Les deux policiers ouvrirent des tiroirs et examinèrent des documents.

Cinq-Mars parcourut lentement des dossiers étiquetés sous les lettres P et C. Il regarda les téléphones et les lampes et Mathers fouilla sous les bureaux et dans le fond des tiroirs jusqu'au moment o˘ il découvrit un micro.

Cinq-Mars mit un doigt sur ses lèvres. Ils en discuteraient ailleurs.

Satisfaits, ils crièrent au revoir à Coates et s'en allèrent.

Dehors, Mathers demanda : Ć'est un de nos micros ?

- quelles sont les possibilités ?

- Un, c'est l'un des nôtres. Deux, c'est le leur et ils mettent leur propre personnel sous surveillance. Trois - c'est peu probable - c'est celui d'un autre gang.

- quatre, intervint Cinq-Mars, il appartenait à Hagop Artinian. Ou à la personne pour laquelle il travaillait. Mon contact. Hagop était dans la place. Ce qui irait dans le sens de notre hypothèse. Ce pourrait être un des nôtres. C'est un micro rudimentaire, donc la personne qui l'a planqué

là émargeait à un budget. «a peut être un micro à nous comme à n'importe qui. Un gang extérieur ? Comme tu dis, c'est peu probable. Nous l'avons trouvé dans le secrétariat, d'accord ? qui aurait voulu être au courant des conversations des secrétaires ? Le patron, peut-être. Mon contact, j'en suis s˚r, aurait placé un micro dans le bureau du patron s'il avait eu le choix. Nous aussi. C'était donc plus vraisemblablement le patron 108

qui espionnait son personnel et non mon contact ou la police. ª

Mathers ouvrit la portière du côté du conducteur et monta dans la voiture.

Il se pencha, souleva la clenche pour Cinq-Mars et démarra. Il fit patiner les pneus sur la neige durcie en mettant en marche et ils s'engagèrent dans la rue. Ils aperçurent Jim Coates qui les observait à la fenêtre du bureau.

ÍI y avait quelque chose dans les dossiers ? demanda Mathers.

- Assez pour savoir que je vais revenir avec un mandat de perquisition.

- Bien joué. Et ensuite, Emile ?

- On va contrôler ses empreintes. Je pense qu'il n'a pas de casier mais on va vérifier quand même. Ensuite nous irons voir les parents d'Artinian.

Leur offrir nos condoléances. C'est nous qui avons trouvé leur fils.

- «a semble dans les règles. Vous devez vous y connaître pour la suite, Emile, c'est-à-dire sur la façon dont nous présenterons la chose au service ? ª

Cinq-Mars sourit. ´ Tu t'inquiètes toujours du service.

- Je n'ai pas votre poids.

- Là c'est du tout cuit. Nous enquêtons sur un réseau de voleurs de voitures. Nous espérons passer à l'action dans une semaine ou deux. Nous en ferons une opération du service. Nous ferons en sorte que le crédit en retombe sur tout le monde. La semaine prochaine, ou celle d'après, soit ils seront encore là, soit ils auront filé. Cela pourrait nous donner un indice sur la personne qui a placé le micro. ª

Terrassé par la grippe et une bonne dose d'apitoiement sur lui-même, Okinder Boyle était étendu sur son lit avec une souffrance qui lui ôtait toute énergie. Un hiver terrible s'était abattu sur la ville, accompagné

d'un virus asiatique, comme si les forces de la nature s'étaient liguées pour demander

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rétribution. Boyle n'avait envie que d'une seule chose, geindre. Travailler était hors de question.

Répondre aux coups frappés à sa porte lui parut une t‚che insurmontable.

Il alla tant bien que mal jusqu'à la porte en toussant. Le simple fait de se tenir debout raviva sa sinusite.

Ćessez de jouer au malade ! ª cria une voix dans le couloir.

Son rédacteur en chef. Il ne savait comment prendre un homme qui était bourru quand il était en colère et bourru quand il essayait simplement de s'amuser un peu. A son ton, il était difficile de faire la différence.

Boyle ouvrit la porte.

´ «a alors ª, dit l'homme. Il s'appelait Garo Boghossian et c'était la première fois qu'il voyait l'appartement de son journaliste, qu'il trouva scandaleusement modeste. Ón ne doit pas vous donner grand-chose comme salaire. Boyle, vous êtes dégueulasse. Mouchez-vous, bordel de merde.

Faites ce que vous voulez, mais ne me respirez pas sous le nez.

- qu'est-ce que vous faites ici, Garo ?

- Je viens vous contrôler, qu'est-ce que vous croyez ? ª

Boyle, se prenant la tête entre les mains pour calmer la douleur, ordonna à

ses jambes affaiblies de le tenir debout encore un peu. Il tituba. ´ Vous avez contrôlé. Maintenant, allez-vous-en.

- Alors vous ne faites pas semblant. Pas étonnant. Je m'en doutais. Je me disais bien que vous étiez un être maladif et pleurnichard qui attrape tous les microbes qui se présentent. Je suis venu pour des raisons professionnelles, Boyle. ª

Le jeune homme dut s'asseoir. Il alla en vacillant jusqu'au fauteuil le plus proche sur lequel il s'affala. ´ Je ne suis pas d'humeur à parler boulot. Gardez ça pour une autre fois.

- Je passais dans le quartier. Laissez-moi dire ce que j'ai à dire, puis je m'en vais. ª Boghossian se pencha au-dessus de lui. C'était un homme qui appro-110

chait de la cinquantaine avancée, aux cheveux ébouriffés, épais sur les côtés et clairsemés sur le dessus de la tête. Il avait le sourcil broussailleux et des lunettes à double foyer. Ses vêtements étaient froissés comme s'il avait dormi tout habillé mais, ce jour-là, il était impeccablement mis.

´ J'ai envie de vomir.

- Je déteste ça. Retenez-vous encore quelques minutes, espèce de femmelette. ª

Boyle leva les yeux mais il était trop faible pour se défendre. ´ Garo, je suis sérieux. Je suis plus malade que vous ne le pensez. Aidez-moi à

m'étendre. Je ne vous ai jamais rien demandé auparavant. Aidez-moi à me remettre au lit ou je vais vomir. ª

Boghossian avait sous-estime son état. Il le tint solidement pour traverser la pièce et l'aida doucement à se recoucher. Il regarda autour de lui.

C'était un taudis d'une seule pièce équipé d'une plaque chauffante et d'un réfrigérateur de la taille d'une machine à écrire pour cuisine. Une porte latérale conduisait aux toilettes, à l'évier et à la douche. Boyle n'avait pour toute possession qu'une commode branlante, un bureau, un ordinateur, des tas de livres empilés en vrac, assez de papier pour faire un feu de joie et un matelas défoncé sur le plancher.

´ Vous avez mangé ? ª

Boyle se contenta de gémir.

Ét du liquide ? Vous avez bu quelque chose ? ª

Le malade réussit cette fois à secouer la tête.

´ Bon Dieu, mais vous êtes en train de vous déshydrater. Il me semblait vous avoir dit quand vous êtes venu travailler pour moi que j'étais votre rédacteur en chef et pas votre mère, que diable. Maintenant, regardez-vous, Boyle. ª Boghossian jeta un coup d'oil dans le réfrigérateur dans lequel il trouva deux cartons de jus de fruits, vides l'un et l'autre. Il tourna le robinet mais il n'en coula qu'un filet d'eau. ´ Laissez la porte ouverte, lui ordonna-t-il. Je reviens dans cinq minutes, à peu près. ª

II revint encore plus rapidement avec un sac rem-111

pli de jus de fruits, d'aspirine, de décongestionnants et d'un assortiment de biscuits salés et de soupes.

´ Je ne vous laisserai pas mourir, Okinder. Je ne vous ai pas encore assez emmerdé. Vous vous sentez mieux ?

- Ouais ª, fit Boyle. Il avait le teint jaune. ´ Buvez ça.

- qu'est-ce que vous voulez de toute façon, Garo ? Parlez lentement.

J'arriverai peut-être à me concentrer.

- Vous avez un reportage en cours ?

- Le meilleur que j'aie jamais écrit. Je ne peux pas me documenter avant d'aller mieux.

- D'accord. Parfait. Mais écoutez. J'ai autre chose pour vous. Je sais, vous choisissez vos propres sujets, c'est convenu. Mais examinez celui-ci, je vous le demande comme une faveur. Je n'ai personne d'autre à qui m'adresser.

- «a n'a pas l'air très encourageant. ª Le rédacteur en chef prit une voix posée.

Ún jeune homme a été assassiné la veille de NoÎl dans votre rue - peut-

être êtes-vous au courant, peut-être étiez-vous trop malade. Il s'appelait Hagop Artinian. Il était costumé en Père NoÎl. On lui a cassé le cou et planté un crochet de boucher dans le dos et le cour. Je viens de visiter les lieux du crime. Là o˘ il habitait. Selon moi en tout cas. Mais il se pourrait aussi qu'il y soit seulement mort. Il n'y a pas de meubles dans l'appartement, Okinder. Moins que chez vous. Le réfrigérateur était vide.

Il n'y avait pas de vêtements dans l'armoire o˘ on l'a trouvé mort. Rien.

Une table et l'armoire. C'est tout.

- Comment êtes-vous entré ? ª lui demanda Boyle. Il était étourdi. Il se força à soulever le menton lorsqu'il s'aperçut que Boghossian ne répondait pas. Celui-ci était assis sur une chaise, courbé en avant, sa casquette en laine sur les genoux. Il la tourna plusieurs fois entre ses doigts. ´

Garo ? ª

Le rédacteur en chef s'éclaircit la gorge. ´ Je suis 112

un de ses proches parents, Okinder. Hagop est mon neveu. Le fils de ma sour. Nous ne comprenons pas. que faisait-il dans un appartement vide ?

Pourquoi était-il habillé en Père NoÎl ? C'était un brave petit, vraiment sympa. qui avait intérêt à le tuer ? Et... il avait un écriteau au cou.

Joyeux NoÎl, 5M. A quoi ça rime ? Enfin, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Vous connaissez le terrain, vous vous spécialisez dans la jeunesse quand vous n'écrivez pas sur les clo-dos. J'espère que votre nouvel article n'est pas sur eux.

- Oui, évidemment. Mes condoléances, Garo. Je ne sais pas quoi dire. Vous me prenez totalement au dépourvu. ª

Boghossian le fit taire d'un geste de la main. ´ Merci. Ne vous en faites pas pour moi. Mais écoutez. C'est votre rue. Votre territoire. C'est assez tordu à première vue pour être de votre rayon. Aidez-nous. S'il était mêlé

à une affaire douteuse, vous ferez votre article. Mais il faut que nous sachions ce qu'il en est. Sa mère y tient. Son père. Moi... je reviens des obsèques. Moi aussi, il faut que je sache. ª

Okinder Boyle n'avait jamais imaginé qu'il verrait un jour Garo Boghossian au bord des larmes. Ce spectacle suffit à atténuer temporairement ses propres symptômes. ´ Je vais mettre le paquet là-dessus, vous avez ma parole.

- Merci. ª Le rédacteur en chef se leva. ´ Maintenant, buvez quelque chose. Le plus urgent, c'est de vous remettre sur pied. Dans votre état actuel, vous ne valez pas tripette. Je vous ai acheté des biscuits salés.

Si vous les digérez, il y a de la soupe de poulet aux nouilles dans le fond du sac.

- Combien vous dois-je ?

- Aucune importance. Je saurai bien me rembourser en nature. Rétablissez-vous. Je repasserai demain.

- Pour qui vous prenez-vous, lui rétorqua Boyle avec irritation. Pour ma mère ? ª

II écouta ses pas résonner dans le couloir. C'était 113

un rédacteur en chef qui détestait que l'on fasse du pathos dans le journalisme. Pour lui, c'était du toc, de la fausse monnaie. Il réduisait les faits divers qu'il publiait à l'essentiel. Une fois seul, Boyle ne ressentit plus, au-delà des douleurs et de l'aggravation de sa grippe, que le chagrin qui bouleversait tellement Garo Boghossian qu'il l'avait à peine reconnu.

La maison, avenue d'Anvers, était une simple demeure ouvrière b‚tie dans un style qui avait cours dans les années cinquante et soixante, auquel on avait renoncé depuis car il présentait trois inconvénients en hiver. Le toit, trop peu pentu, retenait la neige. L'accès du garage, situé sous la maison, était si abrupt qu'il était souvent impraticable en hiver.

L'escalier aussi était traître. Large, sans rampe, il fallait le pelleter ou le dégivrer fréquemment. Les jours précédents, on l'avait beaucoup monté

et descendu, et ce va-et-vient avait durci la neige. A présent, c'étaient Emile Cinq-Mars et Bill Mathers qui joignaient leurs pas à ceux des gens venus présenter leurs condoléances.

La baie vitrée du living, au-dessus du garage, était éclairée d'une lumière vive et on pouvait constater, à travers les rideaux en dentelle, qu'il y avait beaucoup de monde. Après avoir sonné, Cinq-Mars vit venir quelqu'un à

travers la vitre biseautée de la porte.

L'inspecteur Mathers exhiba son insigne et les policiers furent invités à

entrer par un garçon d'onze ou douze ans, aux traits aigus, maigre et maussade, vêtu d'un pantalon froissé, d'une chemise blanche et d'une cravate. Ils attendirent dans un vestibule exigu, émus par le deuil qui régnait dans la maison. Des fleurs et des couronnes ornaient le moindre espace disponible. Les décorations de NoÎl ne firent qu'accroître le malaise des deux policiers. Il y avait un arbre de NoÎl dans un coin du living et on avait disposé sur un meuble une crèche complète, avec des 114

moutons et des vaches miniatures. La célébration des fêtes et les dévotions religieuses de la famille avaient été écourtées par le drame. Jamais plus elle ne connaîtrait de NoÎl indemne de douleur. Le garçon revint, le bras passé sous celui de son père. Emile Cinq-Mars se présenta.

Ńous avons parlé plusieurs fois à la police, dit le père avec une grande lassitude. Je vous en prie, pas aujourd'hui. Ce matin, nous avons conduit notre fils à sa dernière demeure.

- Nous ne voulons pas vous interroger, monsieur. Nous n'avons pas l'intention de déranger votre famille. Je voulais vous présenter mes condoléances, monsieur Artinian. Mon coéquipier et moi... c'est nous qui avons découvert votre fils. Nous n'appartenons pas à la Criminelle, nous n'enquêtons pas sur sa mort. Mais, ainsi que je vous l'ai dit, comme c'est nous qui l'avons trouvé, nous voulions vous présenter nos condoléances. ª

L'homme acquiesça d'un hochement de tête. ´ Je vous en prie, dit-il.

Entrez. Vassil, mon fils, va prendre vos pardessus. ª

quelques proches parents étaient restés jusqu'à la fin de l'après-midi. La mère endeuillée occupait un fauteuil entouré de photos de son fils et de la famille en des jours plus heureux. Cinq-Mars s'approcha et s'inclina vers elle pour lui dire quelques mots, la main tendue dans un geste de sympathie. Elle se tamponna les yeux et porta un Kleenex à son nez. C'était une femme corpulente, aux chairs flasques sous les yeux. Elle paraissait ravagée par le chagrin. Lorsque Cinq-Mars se redressa de toute sa hauteur, elle lui offrit de s'asseoir sur le canapé. Mathers y prit place près de lui. Ils acceptèrent une tasse de thé.

Ćes hommes, expliqua M. Artinian à l'assemblée, sont les derniers à avoir vu notre Hagop vivant. ª

Les femmes et les hommes présents dans le petit living hochèrent la tête avec intérêt et Cinq-Mars leva vivement la main. Comment formuler cela ?

Vous vous trompez. Nous ne sommes pas les derniers à

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l'avoir vu vivant, nous sommes les premiers à l'avoir vu mort. Même cela n'e˚t pas été parfaitement exact. Će n'est pas tout à fait cela, monsieur. Mon coéquipier et moi-même avons eu le triste privilège de le découvrir dans l'exercice de nos fonctions. De le trouver.

- Ah ª, fit le père, à qui cela revenait en mémoire à présent.

La pièce redevint silencieuse et, dans le vide ainsi créé, Mme Artinian fondit en larmes. Le plus dur pour des parents, pensa Cinq-Mars, était de survivre à un enfant.

´ Madame Artinian, commença-t-il, je crois que votre fils travaillait pour la bonne cause, pour la justice. Je crois qu'il essayait d'aider un ami qui avait des ennuis. Je crois qu'il est mort en héros pour ses amis. ª

A cette nouvelle, elle cessa de pleurer. Tout le monde était attentif dans la pièce.

M. Artinian se pencha en avant sur son siège. ´ Monsieur...

- Cinq-Mars.

- Monsieur Cinq-Mars, les autres policiers ne cessent de nous demander si notre fils se droguait. S'il fréquentait des délinquants. S'il avait fait de la prison. S'il avait été à l'école de redressement. Mon fils était un bon garçon ! Etudiant à l'Université ! Il allait à l'université McGill ! Il ne se droguait pas. Je le leur ai dit. Ils m'ont regardé comme si j'étais un mauvais père qui ignore les agissements de son fils. Je ne sais pas ce qu'ils pensent. Hagop venait dîner ici tous les dimanches. Il était heureux. Il parlait de son travail, de ses cours, de sa vie, de ses amis.

Il voyait ses amis. Ce n'était pas un garçon qui se droguait en cachette.

- Monsieur Artinian, vous avez raison et je vous présente mes excuses au nom de tout le service de la police pour ce genre de questions. Nous sommes obligés de les poser mais je suis ici aujourd'hui pour vous dire qu'elles étaient superflues en l'occurrence.

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Votre fils était un brave garçon. Il essayait d'aider les autres. En voulant les aider, quelque chose a mal tourné. Nous essaierons de découvrir ce que c'est. ª

Ńous aimerions savoir quels étaient ses amis ª, ajouta Cinq-Mars. On évoqua des noms et d'éventuelles fréquentations. On énuméra aussi les noms d'enfants du voisinage qui avaient eu des ennuis et Mathers nota consciencieusement dans son calepin toute piste potentielle. Cinq-Mars posa un regard sévère sur Vassil, le garçon qui leur avait ouvert. Il l'encouragea d'un sourire. ´ Tu connais quelqu'un qui pourrait nous aider ?

Ton frère t'avait-il dit quelque chose qui pourrait être important ? ª

Le garçon secoua la tête. Il était assis sur le bras du fauteuil de son père et son regard soutint celui de l'inspecteur.

Bien qu'il n'e˚t pour sa part aucune question particulière à poser, M.

Artinian se fit insistant et encouragea ses proches à formuler leurs suggestions. Jusqu'à ce moment, l'enquête sur le meurtre de son fils lui avait paru plus accusatrice qu'utile, plus hostile que sympathique.

Subitement, tout le monde y alla de son hypothèse et Cinq-Mars fut attentif à chacune.

Mathers comprit que cela faisait du bien à ces gens de pouvoir parler de la sorte, émettre des hypothèses, donner leur avis sur la folie que leur cher Hagop avait payée de sa vie. La plupart de leurs suggestions étaient sans valeur mais lui aussi manifesta un vif intérêt et traita chaque opinion avec respect.

Vassil Artinian, lui, n'avait pas d'avis. Tandis que Cinq-Mars l'observait, il dressa le menton avec une pointe d'agressivité. L'inspecteur y vit le signe qu'il était temps de partir. ´ Vous nous avez été très utiles. Je vous ai promis que je n'enquêterais pas sur cette triste journée mais nous aurons l'occasion de nous revoir. Merci de votre hospitalité, monsieur et madame Artinian. Vous avez toute ma sympathie. ª

Vassil lui apporta son pardessus et Cinq-Mars fut 117

de nouveau frappé par son comportement. Il prit le père du garçon à

l'écart.

´ Monsieur Artinian, croyez-vous qu'il me serait possible de m'entretenir quelques minutes seul à seul avec votre fils ? C'est un grand deuil pour lui. Il doit être très perturbé. J'aimerais lui dire quelques mots d'encouragement, en tête à tête.

- Vous êtes très aimable, monsieur. Bien s˚r. Bien s˚r. ª Le briqueleur rompit leur aparté et fit signe à son fils. ´ Vassil, Vassil, viens. ª II conduisit le garçon et son visiteur dans le couloir jusqu'à une chambre o˘

il les fit entrer.

´ Je regrette pour ton frère, Vassil. Ce doit être dur pour toi ª, commença Cinq-Mars.

Le garçon le regarda d'un oil froid, sans répondre. ´ Tu es en vacances pour les fêtes, je suppose.

- Oui.

- Tu te plais à l'école ?

- «a peut aller.

- Vassil, que sais-tu ? Y a-t-il quelque chose que tu aimerais me dire ?

- Vous devez trouver ma famille stupide ª, répondit le garçon d'un ton dans lequel perçait le défi.

Cinq-Mars ne s'attendait pas à cette agressivité. ´ Je ne pense pas ça du tout. Tes parents sont des gens bien, ça se voit. Pourquoi dis-tu une chose pareille ?

- Vous entrez ici. Vous dites que vous venez présenter vos condoléances.

Vous êtes venu uniquement ici en réalité pour nous faire parler. ª

L'inspecteur fit un geste pour laisser entendre qu'il fallait le lui pardonner. ÍI arrive que le policier chez moi prenne le dessus même lorsque j'essaie de me comporter comme tout le monde.

- Joyeux NoÎl, Cinq-M, l‚cha Vassil Artinian d'une voix mauvaise.

- Pardon ?

- Ma mère ne parle pas français. Et mon père très peu.

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- Mais toi oui.

- Je vais à l'école. Cinq-M. Cinq-Mars. C'est vous. Mon frère...

- Oui...

- Une fois, nous marchions.

- Oui?

- Il a vu un exemplaire d'Allô Police ! Il l'a pris pour me le montrer. Il a dit : "Tu vois cet homme ? C'est lui qui cueille les lauriers. Mais c'est moi qui fais de lui un héros."

- C'était moi que l'on voyait sur la photo, Vassil ?

- Oui, vous. Cinq-Mars. Mon frère meurt et vous venez ici présenter vos condoléances. Mon cul. Mon cul, bordel.

- Je veux savoir qui l'a tué, Vassil. Tout comme toi.

- Pour sauver votre peau, je parie.

- Pour voir la justice l'emporter, Vassil. C'est pour elle que ton frère travaillait. Pour la justice. Peux-tu nous aider, Vassil ? Pour qui travaillait-il ? quelles étaient ses fréquentations ?

- Il travaillait pour vous, jeta méchamment le garçon. C'est ce qu'il a dit. Il a ajouté qu'il ne pouvait pas m'en dire davantage. qu'il faisait un travail dangereux et que c'est à vous que revenait tout le crédit pour les criminels que vous arrêtiez. C'est tout ce que je sais.

- Ah oui ?

- C'est tout ce que j'ai à savoir. Vous feriez mieux de ne pas revenir ici. Si vous revenez, je répéterai à mon père ce que je vous ai dit. Il vous cassera le cou. Je ne veux pas le troubler aujourd'hui. Ma mère... ª

Sa voix se brisa. ´ Vous avez intérêt à ne pas revenir ª, le prévint Vassil.

Dans le vestibule, Cinq-Mars serra la main de M. Artinian, une main solide et puissante de brique-leur, et s'inclina pour recevoir son étreinte. Les policiers s'en allèrent au milieu d'un déferlement de condoléances et de remerciements et se retrouvèrent

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dans l'air glacial. Le soleil s'était couché et les réverbères éclairaient la nuit. Álors ? demanda Mathers.

- Alors quoi ?

- Est-ce que le garçon sait quelque chose ?

- Trop et pas assez. C'est toujours un mauvais mélange. ª

Arrivé au pied de l'escalier, Cinq-Mars choisit un morceau de glace près du trottoir. Il le lança vers le réverbère le plus rapproché qu'il rata. Il se pencha pour ramasser un autre morceau.

Ét maintenant ?

- Maintenant ? On retourne au poste. Puis on rentre dîner et retrouver nos femmes. Nous essaierons de dormir cette nuit. Nous essaierons de chasser de nos têtes la tristesse de ces gens. Pour ce faire, nous nous dirons que nous ne sommes pas responsables de la mort de leur fils bien-aimé. ª Cinq-Mars pelota son morceau de glace pour en faire une boule. Il toucha cette fois sa cible. Le morceau de glace se brisa sur le poteau du réverbère et vola en éclats.

´ Vous n'êtes pas responsable, Emile. Il vous remettait des informations de son plein gré. ª

Cinq-Mars ne répondit pas.

Śi nous allions d'abord prendre un verre ? proposa Mathers.

- Oui, c'est peut-être ce qu'il y a de mieux à faire. ª

Lundi, 3 janvier

Ayant dissimulé ses hommes derrière une congère, Cinq-Mars se gara dans l'espace déneigé d'une allée privée et coupa le moteur. Le lieutenant-détective Rémi Tremblay, l'air absorbé et officiel comme d'habitude, se cacha derrière une camionnette d'électricien de l'autre côté de la rue. Un troisième véhicule banalisé prit position un peu plus loin derrière lui. La voiture de patrouille d'André Lapierre trouva une place au-delà du garage Sampson.

Les immeubles de la rue, tassés les uns contre les autres, étaient uniformément écrasés, repliés sur eux-mêmes, silencieux. On avait déneigé

la rue depuis le dernier passage de Cinq-Mars mais on ne l'avait pas déblayée et la neige qui était tombée toute la nuit n'avait rien arrangé.

Il y en avait des amas énormes tandis que les congères qui longeaient les trottoirs avaient été comme rabotés sur le côté pour permettre le passage des voitures. On avait rejeté l'excédent de neige sur les trottoirs.

Lapierre et son coéquipier, achevant de se frayer un chemin dans une neige qui leur arrivait aux genoux, parvinrent à la hauteur de la voiture et montèrent laborieusement à l'arrière derrière Cinq-Mars et Mathers.

´ «a baigne, on dirait ª, annonça Lapierre. Son 121

mégot tressauta entre ses lèvres. Il se pencha de côté pour avoir accès à

une poche et ses genoux, s'enfonçant profondément dans le siège devant lui, heurtèrent Mathers.

Cinq-Mars leva le pouce à l'adresse de son lieutenant, Tremblay, qui se trouvait de l'autre côté de la rue. Son collègue et supérieur de longue date paraissait déplacé loin de ce poste de combat qu'était son bureau.

L'hiver et la grippe avaient décimé sa brigade et le lieutenant payait de sa personne. Il tira nerveusement un de ses lobes d'oreilles pour signifier qu'il avait capté le signal.

´ Hé, Pepsi ! ª s'écria Lapierre. Il se recouvrit aussitôt le bas du visage d'un mouchoir et se moucha bruyamment en faisant un bruit de corne de brume.

Les francophones et les anglophones québécois se donnaient mutuellement des noms d'oiseaux. Les francophones traitaient les anglophones de ´ blokes ª, pour l'anglais śquarehead ª, ´ tête carrée ª, un terme désignant le couvre-chef que l'on portait naguère dans l'armée britannique. L'expression était restée parce que les francophones considéraient les anglophones comme des gens śquare ª, coincés, moins spontanés, davantage sur leur quant-à-soi. Ils les traitaient aussi perfidement de ´ maudits Anglais ª. Les anglophones tournaient quant à eux les francophones en dérision en leur donnant des surnoms d'inspiration alimentaire. Le Pepsi étant naguère la boisson préférée des francophones (parce que la bouteille était plus grosse, disait-on), les jeunes anglophones appelaient leurs adversaires de l'autre côté de la barrière linguistique Pepsi. Ils criaient Mae West (nom d'un g‚teau à la vanille recouvert de chocolat) au passage des jeunes filles francophones et, s'ils voulaient être vraiment méchants, braillaient pea-soup, soupe aux pois, un mets québécois populaire et traditionnel.

Cinq-Mars comprit donc que l'exclamation de Lapierre n'avait rien de flatteur.

´ J'en apprends de belles, Emile. Tu marches sur mes plates-bandes.

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- Tes plates-bandes ? Tu veux parler de tes petites copines ? ª II regarda le lieutenant replier son mouchoir. Le corps de Lapierre n'était pas fait pour le siège arrière d'une voiture. Il était trop osseux et dégingandé, il avait le cou trop long. Son rhume, qui se voyait à ses yeux larmoyants et à

ses narines rouges, le rendait agressif. Il était évident, à la manière dont il plissait les yeux en direction de Cinq-Mars, qu'il avait les sinus bouchés.

´ Mes copines ne voudraient pas de toi, Emile. Tu leur fais penser à un prêtre. ª

Cinq-Mars fut intrigué. ´ Je n'ai jamais rencontré tes petites copines, André.

- N'en sois pas si s˚r. Je sais de manière certaine que tu en as déjà

arrêté trois. ª Lapierre avait les joues émaciées, ce qui lui donnait l'air anémique, mais malgré sa haute taille et sa démarche dégingandée, il n'était pas maigre, il ne l'était plus. Lorsque Cinq-Mars l'avait connu à

ses débuts dans la police, il ressemblait à un crayon en uniforme et sa tête blonde à une gomme à effacer. Il avait la peau si tirée sur le visage qu'on e˚t dit que l'ossature en perçait presque l'épiderme. Avec son front tendu, ses joues creuses, les veines bleues visibles sur ses tempes, les cavités béantes qui lui tenaient lieu d'orbites oculaires, Lapierre avait toujours paru souffrir de privation, ou de malnutrition, d'une manière difficile à définir. Il avait le regard flou d'un ivrogne ou d'un drogué.

Se forçant à sourire, Cinq-Mars attendit qu'il expose ses griefs.

´ Pepsi, tu interviens dans une affaire qui est de mon ressort. ª

Cinq-Mars, qui était au volant, se retourna pour examiner plus attentivement son collègue. ´ De quoi parles-tu ?

- Tu es allé voir les Artinian chez eux, Emile. Tu as interrogé leur fils cadet.

- André, une minute. C'est Bill et moi qui avons découvert le corps. Nous sommes allés leur présenter nos condoléances, c'est tout.

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- Tu es une belle ‚me, Emile. Comme prochaine promotion on devrait te béatifier. On t'appellera saint Emile, le patron des Indics. Tu nous recommanderas de dire dix Ave Maria et tu subtiliseras pendant ce temps six affaires aux inspecteurs. ª Les mucosités lui rendaient les lèvres p

‚teuses.

ÍI y a quelques petites choses que le gosse n'a pas comprises, expliqua Cinq-Mars.

- Comme quoi ? ª Lapierre remplissait la voiture de fumée.

´ Des flics se sont pointés chez lui pour demander si son frère se droguait. C'est toi, André ? Je lui ai dit que son frère était un brave gosse qui travaillait pour nous. Il n'y a pas de mal à ça. Je voulais seulement aider la famille.

- Première nouvelle, Emile. J'aurais aimé l'apprendre au début de l'enquête. Et toi, Alain ? Si tu étais responsable d'une enquête sur un homicide, apprécierais-tu d'apprendre par un collègue que la victime était un indicateur de la police ? ª

Deguire se contenta de se mordiller la lèvre inférieure. Il avait le regard lointain d'un homme en train de rêvasser, qui aurait préféré être en vacances ou faire du sport plutôt que travailler. Avec son masque lourd et la ride profonde qui lui barrait le front, Alain Deguire avait la dégaine d'un homme capable de réduire une porte en miettes en fonçant dessus tête baissée. Cinq-Mars croisa son regard dans le rétroviseur. Le jeune homme ne paraissait pas disposé à prendre parti entre deux de ses supérieurs hiérarchiques.

´ Personne ne se mêle de l'une de mes enquêtes, Emile, poursuivit Lapierre.

Tu es peut-être un as, un mec à qui tout réussit, mais tu interviens dans mon enquête, tu fais de la rétention d'information. ª Avec ses petites oreilles, son long cou, son cr‚ne dégarni et sa taille longiligne, il ressemblait étonnamment à une girafe, si bien qu'on aurait dit qu'on était en train de l'expédier en voiture vers un zoo. S'il s'était penché un peu plus, il aurait eu les genoux dans les

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dents. ´ Je veux te voir cet après-midi. Tu auras le loisir de me dire tout ce que tu sais sur cette affaire. Après ça, je ne veux plus t'avoir dans mes jambes. Toi... l'Anglais... c'est aussi à toi que je parle. ª

Ni Cinq-Mars ni Mathers ne répondirent.

Áh oui - Lapierre parut réfléchir tout en fumant et en expirant par petites bouffées -, nous aurons une belle petite conversation. On enverra peut-être chercher des jarrets de porc. Deux ou trois bières. Tu as un cendrier ici, derrière, Emile ? Cette voiture est tellement propre qu'on dirait un véhicule de démonstration. Elle sent bon aussi. Il n'y a donc jamais personne qui saigne dans ta voiture ? Personne ne vomit ici, je parie. Moi, dans la mienne, j'ai tout le temps des types qui saignent et qui vomissent, n'est-ce pas Alain ?

- C'est vrai ª, reconnut l'inspecteur Deguire. La réponse lui vint machinalement. Cinq-Mars eut l'impression qu'il aurait répondu de la même manière s'il avait été appelé à témoigner que la terre est plate.

Ćinq-Mars, lui, ne se salit pas les mains, railla Lapierre. Aujourd'hui, par exemple. C'est son enquête. qui fait le sale boulot ? Moi, toi, et la moitié du service. Je te préviens, Emile, si quelqu'un saigne, on le ramènera dans ta voiture. Je n'attendrai pas l'ambulance. On prendra ta voiture.

- Jette ton mégot dehors. ª

Lapierre obtempéra sans mot dire. Óui, saint Emile, nous allons bavarder un peu. Apportez un chapelet, Votre Sainteté, ça aidera à passer le temps.

ª

Des agents en tenue armés de fusils étaient accroupis derrière des voitures et tapis derrière des congères.

Cinq-Mars changea de sujet. ´ Tu es déjà venu dans cette rue, André ? ª

Lapierre regarda de chaque côté des épaules de Mathers pour mieux voir. ´

Dans le temps. Pas récemment. Pourquoi ?

- Dis-lui, Bill. ª

Heureux du privilège qui lui était dévolu, Mathers se tourna à demi sur son siège. C'était le plus ron-douillet des quatre hommes assis dans la voiture,

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mais c'était aussi probablement le plus agile, capable d'être à l'aise alors que son corps se contorsionnait. ´ La victime travaillait au garage Sampson.

- qui?

- Hagop Artinian. ª

Des agents prenaient position plus bas dans la rue. Des fourgons venant de derrière restèrent invisibles.

Ón peut dire que tu te consacres à ton enquête, André. ª

´ J'avais la grippe, rétorqua Lapierre d'un ton méprisant. J'étais en arrêt maladie. Sans parler de mes collègues qui ont fait de la rétention d'information.

- C'est toi qui aurais d˚ faire cette descente, répondit Cinq-Mars pour le titiller. Si tu étais venu ici, si tu avais parlé à son employeur, à ses compagnons de travail, c'est toi qui aurais mené l'enquête.

- Et toi, qu'est-ce que tu es venu faire ici, Emile ? Présenter tes condoléances sans doute.

- C'est ça. ª

Des fourgons apparurent dans le rétroviseur de Cinq-Mars. La voix du lieutenant Tremblay grésilla dans l'émetteur-récepteur. ´ Première ligne -

prêt à approcher. Allez ! Brigade, à mon signal. ª

Ils regardèrent les quatre fourgons déboucher à toute vitesse devant le garage chaulé dont la blancheur brillait dans le soleil. Des agents en tenue en sautèrent, fusils levés, et reformèrent rapidement les rangs.

Állez-y ! ª ordonna Tremblay dans la radio.

Á l'est d'Aldgate ª, commenta Cinq-Mars avec un soupir en dégainant son pistolet. Il descendit de voiture et, tenant son arme d'une main tout en laissant l'autre dans sa poche, il marcha d'un pas naturel vers le garage.

Állez-vous un jour me dire ce que signifie cette expression ? ª lui demanda Mathers en le rattrapant. Il s'efforçait d'être calme et d'avoir l'air courageux mais sa voix trahissait la tension.

´ Tu es inspecteur. Trouve-le par toi-même. ª

Les policiers en civil descendirent de leurs voitures 126

de patrouille et marchèrent à pas rapides dans la neige. Des agents en tenue gardèrent les portes du garage tandis que d'autres se ruaient à

l'intérieur. Cinq-Mars sentit les poils de son nez se raidir dans le froid.

Il avait à peine franchi les quelques pas qui l'en séparaient que le garage était déjà investi. Les secrétaires étaient assises à l'intérieur, les yeux écar-quillés et en larmes, les mains sur la tête. Des mécaniciens menottes étaient couchés sur les capots des voitures. Le propriétaire, un homme corpulent, sans cou, avait les mains menottées dans le dos.

Mathers lui demanda son nom.

´ qu'est-ce que ça peut vous faire ? qu'est-ce qui vous prend d'entrer comme ça, bande de salopards ? ª Ses sourcils broussailleux s'inclinaient de chaque côté de son visage.

Ńom de famille d'abord, dit Mathers, le stylo immobile.

- Kaplonski, ça vous va ? Walter.

- Nous avons un mandat de perquisition, monsieur Kaplonski.

- Allez-y. Vous voulez inspecter les lieux, faites. Vous n'avez pas besoin d'armes pour ça. Je vais vous poursuivre, vous m'entendez ?

- Ces voitures ont été volées, monsieur Kaplonski. Nous sommes en train de vérifier leurs numéros de série, alors pourquoi ne la fermez-vous pas ?

- Ce garage est un garage en règle ! Regardez, cette voiture - panne de transmission !

- Et la Bimmer ? 740-iL. Flambant neuve. qu'est-ce qu'elle a qui ne va pas, monsieur ?

- La vitre. Nous retirons la vitre pour...

- Pendant que vous y étiez, vous en avez profité pour retirer le numéro de série du pare-brise. Accidentellement, sans doute. ª Kaplonski l‚cha une nouvelle bordée d'injures et Mathers le prévint : ´ Monsieur, nous allons passer pas mal de temps au quartier général, vous et moi. Je vous conseille donc de ne plus faire allusion à ma mère. ª

Tremblay entra pour voir o˘ ils en étaient. Comme 127

les deux autres gradés, Cinq-Mars et Lapierre, il était de haute taille.

Ils avaient progressé ensemble dans le service tous les trois et les mauvaises langues laissaient entendre que c'était leur taille qui les avait fait remarquer. Durant leurs premières années dans la police, certains plaisantaient en disant que, si jamais ils échouaient comme policiers, ils pourraient toujours jouer au basket-bail. Tremblay donnait l'impression d'être aussi à l'aise dans un comité de direction que sur un court de squash. On le considérait comme une terreur dans l'un et l'autre domaine.

Il appréciait l'effort. ´ Dans les règles. Vite fait et bien fait. ª II avait quelque chose de professoral. Ćoffrez le personnel des ateliers, ordonna-t-il à Cinq-Mars qui restait là à ne rien faire, le nez en l'air comme s'il détectait une odeur révélatrice. Donne-nous le temps de passer les lieux au peigne fin, ajouta-t-il à voix basse. Si les employés crachent le morceau, rel‚che-les. Inquiète-les d'abord. Vois ce que vous pouvez tirer d'eux.

- D'accord. ª

Cinq-Mars et Mathers remarquèrent que le jeune homme qu'ils avaient interrogé quelques jours auparavant avait suivi leur conseil et avait cherché du travail ailleurs. Il n'était pas parmi ceux que l'on était en train d'embarquer dans un ou deux paniers à salade.

Une femme policier s'approcha de Tremblay. ´ Monsieur ? ª Elle avait une main sur la hanche et tenait de l'autre une écritoire portable, son képi serré sous le bras.

Ó˘ en est-on ? ª II adorait la paperasserie. Les truands n'étaient pas son rayon mais lui mettait-on sous les yeux des rapports, des formulaires ou des sorties informatiques qu'il trouvait aussitôt sa raison d'être. Ńous avons vérifié les numéros de série et des plaques d'immatriculation, monsieur. ª Un sourire éclaira son visage. Elle semblait tout excitée par ce qu'elle avait à annoncer. ´ Tout est en ordre. Nous n'avons rien sur aucun de ces véhicules, monsieur.

- Aucun ?

- Un, monsieur, cette Mercedes, deux ou trois 128

contraventions non payées, mais c'est tout. J'ai même vérifié pour les voitures qui sont au fond. ª

Tremblay lança un regard à Cinq-Mars puis examina le garage. ´ J'attends tes explications, Emile.

- Bizarre.

- Ne me dis pas que cet endroit est en règle.

- Rémi, regarde les voitures. Les plaques d'immatriculation ainsi que les numéros de série ont été retirés. Aucune de ces voitures co˚teuses n'est en réparation. Je parierais leur prix qu'elles ont été volées. ª

Même si les faits sautaient aux yeux, le mystère concernant les numéros de série des voitures demeurait difficile à percer.

Mathers cria depuis le fond de l'atelier. Émile ! Monsieur ! ª

Cinq-Mars alla le rejoindre à grandes enjambées.

´ Jetez un coup d'oil là-dessus. ª Une voiture préparée pour des travaux de carrosserie avait été dégradée, le capot peint au pistolet. On pouvait lire sous le pare-brise, écrit en petits caractères, un graffiti : ´ Bienvenue.

ª En dessous, tracée d'une large écriture grasse rouge sang sur le capot bleu de la Honda Civic, luisait l'inscription ´ 5M ª.

Cinq-Mars demeura silencieux et sidéré.

Arrivant par-derrière, Lapierre proposa une explication. Á quoi penses-tu

- que c'est cinq mars ? C'est quand même pas chinois, Emile.

- Je n'y comprends rien.

- Emile, mon pote, allons, c'est ce qu'ils disent tous. A qui crois-tu parler ? ª

Tremblay s'approcha à son tour. ´ quoi de neuf ?

- Il n'y a qu'Emile qui en connaisse le fin mot. Demande-lui. ª

Cinq-Mars adressa à son supérieur un haussement d'épaules las et ennuyé

puis regarda Lapierre s'éloigner d'un pas pesant. ÍI se peut qu'on ait marché sur les brisées d'André.

- L'affaire du Père NoÎl ? Parfait ! Je veux qu'on tire quelque chose de tout ça. Emile, jure-moi que

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nous n'avons pas fait une descente dans un garage en règle.

- Je vais retrouver les propriétaires. qui a amené cette voiture de luxe dans ce dépotoir ?

- On tient un chargement de voitures. Il nous faut un délit au plus vite.

- Aide-moi, rétorqua Cinq-Mars.

- Dis toujours. ª Des flics étaient en train de vider le contenu de bidons remplis de déchets. Des morceaux de ferraille ainsi que de vieilles pièces de rechange tombèrent sur le ciment avec un bruit métallique.

Ándré veut garder la haute main sur cette affaire, il me cherche noise parce que j'empiète sur son territoire. Il se fait des idées. Je n'ai rien pour lui. Laisse-moi le mettre sur la touche d'ici à ce que j'aie progressé

ici. Au poste, j'aurai besoin de personnel et de téléphones supplémentaires.

- Continue, Emile. Pour l'instant, on a l'air de beaux idiots. ª Chaque fois qu'il était mécontent ou désemparé, Tremblay avait l'habitude de croiser les bras. Il les gardait ainsi depuis un bon moment.

´ Mathers ! cria Cinq-Mars. On y va !ª Dans le bureau, les agents en tenue étaient en train de charger les dossiers dans des cartons. Cinq-Mars s'arrêta pour demander une copie des numéros de série des voitures confisquées. Il dut attendre que la photocopieuse se réchauffe. ´ Prends l'appareil, dit-il à voix basse à Mathers.

- Le micro ?

- De l'émetteur-récepteur. ª

Le bureau était bondé. Choisissant un moment o˘ tout le monde semblait occupé, Mathers s'agenouilla, tendit la main sous le bureau qu'il fallait et en retira l'émetteur.

Ó˘ est cette liste ? cria Cinq-Mars.

- Elle arrive, monsieur ª, promit un agent en tenue.

En aparté, Cinq-Mars demanda vivement à Mathers : Ó˘ l'as-tu mis ?

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- Dans ma poche.

- Pourquoi ? Donne-le à quelqu'un. Il me faut un rapport le plus vite possible. ª Cinq-Mars attendit qu'il quitte la pièce. ´ Je veux qu'on me photocopie autre chose ª, ordonna-t-il.

Allant tout droit vers un classeur déjà fouillé lors de sa première visite, il y prit une chemise dont il retira une feuille qu'il rapporta à la photocopieuse. Un agent en tenue la glissa dans l'appareil pour lui et il s'empara de la copie à sa sortie. Il la remit dans le dossier à la vue de tous et replaça la chemise dans le classeur bien bourré, à un endroit o˘ on ne pourrait pas facilement la repérer ou l'identifier. On était en train de charger tous les dossiers pour les expédier au quartier général.

´ Monsieur ? ª demanda timidement l'agent. Il voyait que l'inspecteur était sur les nerfs et ne voulait pas l'indisposer davantage. ´ L'original ? ª II tenait le document devant lui pour que Cinq-Mars le récupère, comme s'il avait affaire à un professeur distrait.

´ Je le prends ª, déclara Cinq-Mars avec irritation. Traversant la pièce de nouveau, il lui enleva l'original d'un geste sec et se dirigea vers la porte.

Dehors, Mathers courut pour rattraper son coéquipier dont la fureur se voyait à la démarche. Rageur, Cinq-Mars monta dans la voiture et mit brutalement le moteur en marche tandis que Mathers se glissait péniblement à ses côtés. ´ Merde !

- Du calme, Emile. ª

Cinq-Mars abattit son poing sur le volant. ´ qui, Bill ? Dis-moi !

- Ne vous mettez pas dans cet état.

- quelqu'un me provoque. Il y a un salopard qui se fout de ma gueule.

qui ? Saloperie ! C'est quand tu t'es penché pour récupérer le micro que ça m'a frappé. Je sais pourquoi il était dans le secrétariat et non dans le bureau de la direction.

- Pour écouter leur personnel ?

- Tu l'as vu, leur personnel. Ils savent que dalle. Ce n'est pas Hagop Artinian qui a planqué le micro,

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Bill. Il traînait dans le bureau jour et nuit, il aurait trouvé un meilleur emplacement. Le micro a été placé par quelqu'un qui était là comme client.

quelqu'un qui devait agir vite quand personne ne le voyait. quelqu'un qui, comme toi, a attendu qu'on ait le dos tourné. Il a pu laisser tomber son stylo ou s'être penché pour lacer sa chaussure puis poser le micro à toute vitesse.

Će qui signifie... dit Mathers d'une voix pensive.

- Artinian aurait fait un meilleur boulot. Il avait le temps et était dans la place. Elimine-le. Abandonne l'hypothèse que ce soit Kaplonski qui espionnait son personnel ; parce que celui-ci n'en valait pas la peine. Ce qui nous laisse deux possibilités. C'est la police ou un autre gang. La voiture qui était là avec mon nom dessus... ça me dit quelque chose.

- Un autre gang alors.

- Un gang qui veut m'atteindre. A moins que... ª Cinq-Mars engagea finalement la voiture au milieu de la rue.

Á moins que quoi ?

- A moins... ª Cinq-Mars marqua un temps de réflexion tout en jetant un coup d'oil sur son coéquipier pour voir comment il prendrait la nouvelle -

´ qu'il ait été planqué par l'un de nous. L'autre gang, ça pourrait être nous. En apprenant que j'allais revenir au garage, on aura peint le capot au pistolet. Vieille histoire, Bill. J'ai des ennemis dans le service. ª

Mathers sifflota.

Leurs pneus patinèrent sur la neige lorsqu'ils s'engagèrent dans la rue Notre-Dame et Cinq-Mars tint le volant d'une main ferme. La rue, sur deux voies étroites à cet endroit, était livrée à une forte circulation. Des magasins de soldes à la pelle, des restaurants de fast-food, des étalages de fruits et légumes et des bars misérables animaient un petit commerce très achalandé et bas de gamme. Cinq-Mars mit en marche son gyrophare pour se frayer un chemin au milieu des camions de livraison. Au-delà de la rue Atwater, la voie

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s'élargit et Mathers s'accrocha tandis que Cinq-Mars appuyait un peu plus sur l'accélérateur. Là, les boutiques avaient l'air délabrées, apparence trompeuse car elles vivaient d'une riche clientèle d'antiquités et d'objets d'art. La rue s'élargissait de nouveau trois cents mètres plus loin. Les voies supplémentaires dans les deux sens permirent à Cinq-Mars d'accélérer.

Lorsqu'ils approchèrent du Vieux Montréal, il joua du klaxon à l'intention des voitures aussi bien que des calèches. Mathers ne respira calmement que lorsqu'ils virèrent pour s'engager dans l'entrée du parking souterrain du quartier général.

Le b‚timent de pierre et de brique qui servait de quartier général aurait facilement pu passer pour celui d'une institution consacrée aux bonnes ouvres, comme une école ou un hôpital. Des flics bavardaient, rassemblés dans l'escalier monumental en pierre, mais sans cela rien ne trahissait l'édifice comme étant celui d'un poste de police.

Ét maintenant ? ª demanda Mathers. Leur voiture faisait la queue pour être admise dans le parking.

´ Je vais contacter les propriétaires de ces voitures. Toi, tu vas me trouver... comment s'appelle déjà le jeune qui travaillait là ?

- Tss, vous êtes nul pour les noms. C'est Jim Coates.

- Trouve-le. Assure-toi qu'il est en vie et en bonne santé. S'il ne l'est pas, tu as intérêt à ne pas revenir ici. Tire-toi une balle dans la tête, Bill. «a sera mieux que ce que je te ferai. Trouve-le et parle-lui.

- Je vous retrouve ici ?

- Peut-être. ª Cinq-Mars se gara entre deux voitures de patrouille près de l'ascenseur.

Bill Mathers descendit de la voiture puis y remonta, à la place du conducteur cette fois. Il regarda Cinq-Mars s'éloigner d'un air furieux et appeler l'ascenseur. Celui-ci rageait, il en faisait une affaire personnelle. Ce qui, comprit alors Mathers, était exactement la réaction que ses ennemis attendaient de lui.

Mathers chercha l'adresse de Jim Coates dans son 133

calepin. Désireux de faire ses preuves, il était heureux qu'on lui ait confié une t‚che à exécuter seul.

D'habitude, les résolutions de Julia Murdick faisaient long feu et celles de cette année-là n'échappèrent pas à la règle. Elle s'était promis de repousser carrément Selwyn Noms - d'opposer un refus à tout ce qu'il lui demanderait - et elle s'était engagée à honorer le rendez-vous chez le médecin qu'elle remettait indéfiniment. Elle avait fait un troisième serment solennel, celui de respecter les deux premiers. Ils étaient tous trois soudainement fort compromis.

´ Je te le répète encore une fois, Selwyn, parce que je ne pense pas que ce soit bien entré dans ta caboche de Neanderthal. Je te rends ce tout petit service et c'est tout. Plus rien. Nada. Jamais plus. Tout fini.

- Tu t'énerves quand tu t'excites, Chafouine.

- Ne me taquine pas si tu sais ce qui est bon pour toi. Je peux encore me retirer. Christ ! Comment ai-je pu me laisser embrigader par toi ? On dirait une sorte de bizutage de dingue. ª

Entraîner Julia dans cette opération alléchante n'avait pas été difficile, opinion que Noms jugea toutefois préférable de garder pour lui. Elle avait raison. Elle pouvait changer d'avis en un clin d'oil, et il n'y tenait pas.

Il quitta la rue Sherbrooke, la grande artère qui traversait le centre-ville de Montréal d'est en ouest, pour s'engager dans l'avenue de l'Université qui longeait le campus surpeuplé de l'université McGill.

Repérant un monospace qui sortait de l'ombre de la faculté d'ingénierie, il ralentit pour prendre la place. Près de lui, Julia avait de plus en plus peur.

Ć'est simple comme bonjour, Julia. Il n'y a rien de menaçant, d'effrayant ou de dangereux dans l'opération d'aujourd'hui.

- Plus tu me le répètes, moins je te crois, Selwyn.

- Je n'en parlerai plus. J'attends ton retour en moins de deux.

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- Tu as intérêt à être là, Grand Chef. Je ne veux pas rater mon rendez-vous chez le médecin. J'ai d˚ attendre six semaines.

- Je t'y conduirai. ª

Julia, une main sur la poignée de la portière, se tourna vers lui. ´ Tu es un drôle de numéro. Je ne sais pas mais tu es complètement bizarre. ª

Après une nuit de blizzard, la journée était ensoleillée et glaciale. Julia referma son col autour du cou et avança péniblement dans le vent. C'était vraiment de la folie. Elle repéra l'adresse que Norris lui avait donnée et pénétra directement dans l'immeuble d'un pas lourd pour échapper au froid.

Dans le petit vestibule, elle frappa ses bottes l'une contre l'autre pour en retirer la neige et secoua les revers de son Jean pour les sécher. Elle ôta ses mitaines et son chapeau, déboutonna son manteau et souffla de l'air chaud sur le bout de ses doigts avant de les frotter énergique-ment. Elle était à l'intérieur. Il ne lui restait plus qu'à monter l'escalier et à

frapper à la bonne porte.

Elle hésita. Elle avait le trac et les genoux flageolants. Elle s'en voulait de se trouver dans cette situation pénible. Plus elle essayait d'en faire porter la responsabilité sur Selwyn Norris, plus c'était à elle-même qu'elle en voulait. Elle était adulte, parfaitement capable de prendre ses propres décisions. Elle avait consenti à s'embarquer dans cette histoire et, puisque c'était fait, il ne lui restait plus qu'à continuer. Elle se rendait compte qu'elle ne pouvait pas en vouloir à Selwyn sans s'en prendre encore plus violemment à elle-même. Si seulement toute une part de son être, la plus grande, n'avait pas ressenti une telle excitation. Si seulement une part d'elle n'était pas aussi curieuse de ce qu'elle allait faire.

Elle s'engagea dans l'escalier du meublé.

La maison était sombre, mal éclairée, humide. Les bruits familiers de la vie estudiantine étaient audibles à travers les portes. Du rock'n roll, des rires, une savonnette dans la baignoire. Elle avait lu que le Père NoÎl était mort d'un crochet de boucher dans le cour 135

et elle se demanda si c'était arrivé dans cette maison même ou dans une autre identique, tout près.

Elle grimpa une troisième volée de marches, le cour battant. Elle ressentait une excitation qui ressemblait à l'émoi sexuel. Faute de celui-ci elle avait celle-là.

Elle frappa à la porte 26. A l'intérieur, une chaise racla le plancher, suivie d'un bruit de pas étouffés. Des pantoufles, sans doute. On défit le loquet. Elle s'attendit presque à voir un pistolet braqué sur elle lorsque le visage p‚le de sa cible sortit de l'ombre et lui apparut. Vêtu d'une robe de chambre vaguement ramenée autour d'un débardeur noir, le jeune homme qui se trouvait devant elle avait une tignasse de cheveux brun foncé

et filandreux. Son nez tout rouge dégoulinait et il avait le regard vitreux.

´ Hé, fit Julia.

- Oui ? répondit le jeune homme qui toussa en se couvrant la bouche d'un poing.

- Etes-vous Okinder Boyle ?

- Lui-même en personne. qui êtes-vous ? ª II détourna la tête pour tousser.

´ Vous avez parlé à mon père, Cari Bantry. Dans la situation actuelle, je crois que vous le connaissez comme étant le Banquier. ª Elle retint son souffle, expira et lui dit : ´ Je m'appelle Heather Bantry. ª La m‚choire s'affaissa légèrement et une lueur d'intérêt traversa l'oil chassieux. La porte s'ouvrit un tantinet plus grande, ce que Julia interpréta comme une invitation à entrer. Elle s'avança dans la pièce ouverte aux courants d'air et plongée dans l'ombre, s˚re d'elle-même, maîtresse d'elle-même, tour ambulante porteuse de secrets, avec une trouille de tous les diables. Il mangeait un peu ses mots, ce Boyle, et la grippe n'arrangeait rien. Il avait d˚ s'y prendre à deux fois avant qu'elle ne comprenne qu'il lui offrait une chaise. Elle s'assit.

Le jeune journaliste lui adressa un regard inquisiteur puis un autre qui évaluait son attitude et son langage corporel, et non simplement sa fraîche beauté. Elle le vit remonter le courant, lutter contre 136

les remous et se dresser - viens petit poisson, viens - vers l'hameçon.

´ Vous voulez me redire votre nom... ª II se gratta la tête sous sa chevelure décoiffée et essaya de réfléchir.

´ Heather. Bantry. Je me suis inscrite à McGill pour le nouveau semestre.

J'espère pouvoir aider papa.

- Voilà une bonne nouvelle. Il a besoin qu'on s'occupe de lui. ª Boyle fit un geste qu'elle trouva charmant, comme une sarabande nerveuse des mains.

Ś'il veut vivre dans un tunnel, qu'y puis-je ? Je n'ai pas de ressources.

Je ne suis qu'une pauvre étudiante rejetée par sa mère. ª

Boyle hocha la tête avec sympathie.

´ Papa m'a dit que vous alliez écrire à son sujet. Mais à moins que je l'aie raté, je n'ai pas vu un tel article.

- J'ai été malade, expliqua-t-il. Une mauvaise grippe. Je n'ai pas pu travailler. Je m'y remets seulement maintenant. Je vais devoir me documenter sur votre père avant d'écrire l'article.

- Vous documenter ?

- Parler aux gens de la banque, ce genre de...

- Ces sales types ! Il a fallu les traîner devant les tribunaux pour leur faire cracher l'argent.

- Heather, c'est ce que je ne comprends pas. Si la justice a ordonné à la banque de payer à votre père sa pension d'invalidité, pourquoi sa situation ne s'est-elle pas améliorée ? ª

Et hop ! Elle le tenait. Će que donne la justice, la justice le reprend.

Le jugement stipulait que la compagnie d'assurances de la banque verserait une allocation à mon père. Ce qu'elle a fait. Mais on lui a retiré la Sécurité sociale parce qu'il avait désormais cet autre revenu.

- Vous ne trouvez pas ça juste ?

- C'aurait pu l'être, sauf qu'à cette époque ma mère a obtenu son jugement de divorce, lequel stipule clairement que le prorata de la pension alimentaire que paie mon père doit augmenter à mesure 137

que ses revenus augmentent. On a ajouté sa pension d'invalidité aux versements de la Sécurité sociale, même si celle-ci devait s'interrompre peu après, et ma mère a fait saisir la pension d'invalidité. Il reçoit donc en réalité moins d'argent de la pension d'invalidité qu'il en touchait de la Sécu. Allez y comprendre quelque chose.

- qu'est-ce qu'en pense votre mère ?

- Elle empoche le fric et regarde ailleurs.

- C'est dingue, lui dit-il, s'apitoyant sur son sort.

- Cet article sur mon père, vous allez le publier ?

- Vous plaisantez ? C'est une histoire incroyable ! Si je comprends bien, vous n'y voyez pas d'objection.

- D'objection ? Je suis prête à tout pour que l'on sache ce qui s'est passé. Certains de ses amis d'autrefois entendront peut-être parler de lui, ça peut lui être utile.

- Le public pourrait être ému par cette histoire, Heather. Voici un homme au pinacle de la réussite, vice-président de l'une des plus grandes banques du continent et un jour...

- Il ne peut pas descendre du métro.

- ... il ne peut pas descendre de son wagon de métro. Il voyage en métro pour se rendre au bureau le matin, c'est le genre d'homme qui aime ce moyen de transport, mais à son arrêt...

- Il reste à bord.

- ... il reste à bord. Il passe ensuite toute la journée à aller et venir dans le métro. A la fin de la journée, il en descend finalement et rentre chez lui.

- Ce fut la première mais non la dernière fois.

- quatre jours d'affilée. Finalement la banque téléphone chez lui pour savoir pourquoi il n'est pas venu travailler et sa femme découvre qu'il n'est pas allé au bureau de la semaine.

- Il a craqué devant maman, improvisa Julia. Il a dit qu'il n'avait pas pu descendre du métro. Maman a cru devenir folle.

- Il a fait une thérapie ª, continua Boyle qui répé-138

1

tait l'histoire pour se l'entendre corroborer. Dans l'état actuel de sa documentation, c'était déjà ça.

Éxact. Parlez-m'en. La thérapie. La réalisation de soi. L'expérience affective. Il en est sorti malade, désemparé, et il est allé dare-dare remettre sa démission à son patron. Comme ça. Pas d'indemnité de départ, pas de pension d'invalidité, pas d'assurance chômage. Il lui a jeté sa démission au visage. Ce serait héroÔque si ce n'était pas si bêtement pathétique.

- L'année suivante, sa femme le quitte ª, reprit Boyle, qui relançait Julia pour qu'elle complète le tableau.

Julia, dans son personnage de Heather Bantry, n'était que trop disposée à

lui rendre ce service.

Úne autre année passe et il se retrouve à l'assistance sociale, malade, désorienté, à la rue, marginal. Vient ensuite le jugement du tribunal, qui allait s'avérer catastrophique, le déclarant mentalement irresponsable lors de sa démission, si bien que les choses paraissent s'arranger. Mais il devient plus pauvre que jamais. En trois ans, un vice-président de la First Canadian Bank passe du confort bourgeois à un NoÎl passé dans un tunnel.

- quelle histoire ! ª Boyle était ravi. Il pouvait pour le compte mettre détachement et objectivité professionnels entre parenthèses. Ón dit : ça pourrait m'arriver. «a pourrait arriver à n'importe qui ! ª II s'interrompit pour tousser et se moucher. Ón a ici une justification de la nécessité d'une sécurité sociale universelle que les nantis peuvent comprendre. quelle que soit la sécurité dans laquelle on vit, il suffit d'une crise psychologique et, avec de la malchance, on se retrouve dans la dèche. ª

Elle imagina son instructeur à la porte, dehors, impatient de la voir revenir. Elle avait obtenu le renseignement dont elle avait besoin - à

savoir qu'il avait toujours l'intention d'écrire son article - et le temps était venu de prendre congé dans les formes. ´ Je suis vraiment contente.

Il en sortira quelque chose de bien, j'en suis s˚re. ª

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Il se força péniblement à se lever lui aussi. Écoutez, au cas o˘ il y aurait du nouveau, puis-je avoir votre numéro de téléphone ? Des gens pourraient téléphoner au journal pour apporter leur aide, des trucs comme ça. ª

Julia secoua aussitôt la tête. ´ Je viens tout juste de m'installer, je n'ai pas encore le téléphone. Je n'ai pas d'adresse permanente non plus. Il faudra que je revienne vous voir.

- Tenez. ª II prit une carte professionnelle sur son bureau et la lui tendit. Ćomment m'avez-vous trouvé ? ª

Elle fut prise de court. Le fait de ne pas avoir de réponse toute prête l'obligea à penser vite. ´ Vous êtes célèbre, répondit-elle rapidement. Je me suis informée. Vous n'êtes pas si difficile que ça à trouver. ª Elle entendit la voix de Selwyn, Bien, Juha. Bien, bien !

´ Merci d'être passée, Heather. Faites-moi signe, d'accord ?

- Oui. A bientôt. ª

Julia Murdick dévala l'escalier et sortit vivement dans la rue balayée par un vent de l'Arctique. Elle courut sur la mince couche de neige qui recouvrait le trottoir labouré par les pas et lorsqu'elle arriva au coin de la rue, elle avait déjà mal aux poumons d'avoir respiré trop rapidement l'air glacé. Elle reprit le contrôle d'elle-même. Elle se força à marcher moins vite. Elle ne voulait pas que Noms s'aperçoive de son excitation.

«'allait être la pire épreuve de la journée - dissimuler son euphorie.

L'inspecteur Bill Mathers se rendit à Verdun pour trouver Jim Coates mais il frappa en vain à sa porte. Verdun était un vieux quartier délabré, initialement habité par les Irlandais qui, venus construire les ponts dans le fleuve, étaient restés pour travailler sur les dépôts ferroviaires du port. Cette époque était révolue à présent et le quartier était désormais majo-140

1

ritairement francophone. De raides escaliers menaient à des logements ouverts aux courants d'air. Mathers se tint en équilibre instable sur la marche supérieure pour essayer de voir quelque chose par la fenêtre. Il baissa les yeux sur la rue pleine de monde. Un chien aboya à sa vue comme s'il dégageait une odeur étrangère. La rue paraissait inflammable comme de l'étoupe. Verdun était réputé pour ses incendies. L'hiver, les gens, voulant à tout prix se prémunir contre le froid, commettaient des imprudences et mettaient le feu à leur logement. L'été, les hangars donnant sur les ruelles à l'arrière des maisons offraient un combustible tout désigné aux enfants désouvrés, aux incendiaires et aux escrocs à

l'assurance. Mathers frissonna et descendit à l'appartement du dessous, habité par la propriétaire de la maison qui lui apprit que le jeune homme avait déménagé sans laisser d'adresse.

´ J'ai demandé à ce vaurien o˘ il pensait aller. Le chenapan, il ne le savait pas. ª La femme, une octogénaire minuscule et fragile, enveloppée dans une blouse d'intérieur jaune pisseux, se soutenait d'une canne et parlait d'une voix de despote grincheux. ÍI a payé pour janvier et un mois supplémentaire pour rompre son bail puis il a fait ses valises et il est parti.

- Vous avez loué l'appartement depuis ? Puis-je le voir ?

- Il n'y a rien à voir à part la poussière. Prenez l'aspirateur si vous montez là-haut. ª Mathers attendit tandis qu'elle faisait manouvrer sa silhouette cassée vers le fond de l'appartement pour aller chercher la clé.

L'appartement ne payait pas de mine. L'entrée était jonchée de pubs que l'on avait glissées par la fente de la porte, le lot habituel du lundi matin. Les moutons de poussière avaient proliféré. Le téléphone avait été

abandonné sur le plancher, la prise arrachée. Mathers le rebrancha mais il n'y eut pas de tonalité. La ligne avait été coupée. Un c‚ble coaxial solitaire sortait d'un mur telle une queue de rat. Mathers s'en alla, déposa

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la clé au passage et se dirigea vers le resto du coin o˘ il commanda un bol de soupe. Il s'assit dans un box qui avait été lacéré au couteau et jamais réparé puis passa un coup de fil pendant que la boîte de soupe Campbell chauffait. Après le déjeuner, il appela une deuxième fois au bureau. On lui dit que Jim Coates avait annulé son abonnement téléphonique et payé sa note d'électricité mais qu'il n'avait laissé sa nouvelle adresse ni à l'un ni à

l'autre des services concernés. Il n'avait pas non plus signalé son changement d'adresse à la Poste.

Úne dernière tentative, suggéra Mathers. Appelez la compagnie du c‚ble. ª

Cinq minutes plus tard, Mathers était en route vers le nouveau domicile de Jim Coates. Celui-ci pouvait se passer du courrier et du téléphone mais il avait été incapable de se priver de ses émissions préférées. Il avait emménagé, huit rues plus loin, dans un petit appartement o˘ les services étaient probablement compris dans le loyer. Mathers se demanda s'il avait fait exprès pour éviter qu'on le retrouve. Si c'était le cas, c'était une bonne idée. Mathers sonna et on le fit monter par l'intercom. Le jeune homme, qui l'attendait au deuxième étage, n'eut pas l'air content de le voir.

Ćomment ça va, Jim ?

- Comment m'avez-vous retrouvé ? Je viens de déménager.

- Je peux entrer ? ª

Coates réfléchit quelques instants à l'alternative qui s'offrait à lui, puis s'écarta. Álors comment m'avez-vous retrouvé ? demanda-t-il de nouveau.

- Tu essayais de te cacher ? ª

Le mécanicien traversa la pièce pour aller éteindre la télé.

´ Tu quittes ton travail. Tu changes de domicile. Tu as précipité les choses. Nous nous demandions pourquoi.

- C'est vous qui me l'avez conseillé.

- Je t'avais conseillé de chercher un autre travail, 142

de donner ton préavis à Kaplonski. Je ne t'avais pas dit de déménager.

- Aucune importance, grommela le jeune homme. J'ai touché des indemnités pour changer. Il n'y a pas de quoi en faire un plat.

- Pourquoi cette précipitation ? ª

Coates arpenta nerveusement son living en se frottant les mains comme si elles étaient froides. Ćomme vous me l'avez dit, ce sont des truands. Je voulais fiche le camp de là.

- Pourquoi si vite ?

- Vous m'avez effrayé, d'accord ? Dites donc, qu'est-ce que c'est que ça ?

Depuis quand est-ce un crime de quitter un travail ? On ne peut pas déménager ? ª

Mathers s'approcha de lui pour mettre un frein à sa déambulation. ´ Tu n'as pas signalé ton changement d'adresse à la Poste. Tu n'as pas le téléphone.

Il se passe quelque chose et je veux, je dois savoir quoi.

- Il ne se passe rien, d'accord ?

- Nous avons effectué une descente au garage de Kaplonski ce matin. On a embarqué tout le monde.

- Tout le monde ?

- Le personnel des ateliers.

- Maintenant vous venez pour moi.

- Nous avons remarqué ton absence. Nous voulions nous assurer que tout allait bien pour toi. Tu n'as pas d'ennuis, Jim ?

- «a va. ª II n'en avait pas l'air convaincu. Ś˚r ? ª

Cette fois, le mécanicien hésita.

´ qu'est-ce qui ne va pas ? ª

Mathers l'avait peu à peu entraîné vers un coin de la pièce o˘ le jeune homme ne put que battre des bras dans un geste soucieux. Ć'est probablement rien.

- Dis-le-moi quand même.

- J'étais en train de déjeuner l'autre jour, d'accord ? Près du garage Sampson. J'avais mes habitudes dans le boui-boui du coin. Un type entre. Je suis au comptoir. Il s'assoit à côté de moi. Il y a d'autres 143

places au comptoir mais, vous savez, il s'assied juste à côté de moi. Puis il me parle. Du temps. De hockey. De politique. Il lit le journal et me commente les informations. Puis il demande ce que je fais. Donc je le lui dis. Je suis sur le point de partir. Il veut alors savoir si j'aimerais me faire un peu d'argent.

- qu'est-ce que tu as dit ?

-- que je m'en vais. Enfin, je ne veux pas parler à ce type. Je ne sais pas si c'est un sale type ou quoi, mais je l'avais déjà vu, donc je m'en vais.

ª

Mathers fit un autre pas en avant et Coates se retrouva coincé sans espoir de trouver une issue. ´ Tu l'avais déjà vu, Jim ?

- Ouais. Au même endroit.

- Alors c'est peut-être un habitué, quelque chose comme ça.

- Peut-être. Mais la seule fois o˘ je l'ai vu là, il parlait avec Hagop.

Et, vous savez, Hagop est mort. ª

Mathers acquiesça d'un hochement de tête et prit une inspiration pour contrôler ses émotions. Álors tu as filé comme ça, ou quoi ?

- Je lui ai dit que je n'étais pas intéressé. Il a ri, il a dit que je n'avais pas compris. Il était penché tout contre moi, sous savez, il chuchotait. Il a dit qu'il avait une affaire à me proposer. Je lui ai demandé laquelle. Il parlait différemment tout à coup. Son accent avait changé. Comme si c'était sa vraie voix et que l'autre était fausse. Il a dit qu'il voulait que je parle à Kaplonski. que je lui dise deux ou trois choses. Il a dit qu'il voulait que je le mette sur écoute.

- Ce sont ses paroles exactes ?

- Sur écoute, oui. J'avais peur à cause de Hagop. Je lui ai donc dit que je ne pouvais pas. que je n'avais jamais parlé à Kaplonski. Il a dit qu'il me paierait cinq cents dollars pour une conversation avec Kaplonski.

J'étais dans tous mes états. Enfin, Hagop avait parlé avec ce type et il était mort. Voici un sale type qui me propose cinq billets de cent pour parler à mon patron et moi, je suis censé croire que ce n'est 144

pas dangereux ? Je ne sais pas de quoi il retourne et je ne veux pas le savoir non plus. ª

Mathers se gratta sous le col de sa chemise. Ásseyons-nous, Jim. Décris-moi le type. Donne-moi tous les détails qui te viennent à l'esprit. Essaie de te souvenir de chaque détail. Tu t'y es bien pris pour brouiller tes traces et je vais m'arranger pour que personne ne puisse te suivre comme je l'ai fait. D'abord, dis-moi tout ce que tu te rappelles. La taille. La couleur des cheveux. La coiffure. La couleur des yeux. Les vêtements. Les bijoux. Les accents qu'il utilisait. Les signes distinctifs. Tout. Parle, Jim. ª

L'inspecteur Mathers se cala dans le canapé défoncé. Ouvrant son calepin, il se mit à écrire d'un air concentré. Il nota les détails, tels quels, et tira tout ce qu'il put de son témoin, tel un artiste composant amoureusement un portrait. Il s'interrogea sur l'identité de celui qui était en train de prendre forme sous sa plume. Il est un détail qu'il souligna trois fois, la mention d'une cicatrice de la taille de deux ongles environ qui luisait sur la joue de l'individu telle de la peau greffée sous l'oil droit.

Suivant les instructions, Julia Murdick se déshabilla dans l'espace étroit et confiné de la salle d'examen. Son médecin avait monté le chauffage au maximum mais on gelait quand même dans la pièce. Elle revêtit la mince robe de chambre qu'on lui avait fournie et monta sur la table d'examen en ajustant ses pieds aux étriers, convaincue, contrairement aux graffitis qu'elle avait vus sur le campus, que Dieu n'était pas une femme. S'il en avait été une, Elle n'aurait jamais équipé les femmes d'un appareil sexuel aussi complexe. Et le spéculum ! Dieu devait être sexiste pour avoir permis l'invention d'un machin pareil. La contraception tirait s˚rement ses origines des salles de torture.

Le Dr Melody Weesner entra quelques minutes plus tard en arborant un sourire éclatant et déter-145

miné. ´ Jetons un petit coup d'oil ª, dit-elle d'une voix cristalline.

Au moins, elle chauffa d'abord le spéculum. Julia grogna lorsque l'instrument lui élargit le vagin. Elle eut tout à coup le front en sueur.

Les outrages, se répéta-t-elle intérieurement sur un ton monocorde.

´ Vous savez que vous avez une rétroversion de l'utérus.

- C'est héréditaire. ª Julia écarta d'un geste de la main les protestations du médecin. ´ D'accord, pas exactement, mais ma mère a la même chose. C'est grave ? Maman dit qu'elle s'en accommode, mais moi je ne peux pas.

- Voilà, c'est fini, annonça le médecin qui retira le spéculum et ôta ses gants en caoutchouc.

- quel est le verdict ?

- Julia, vous avez une ouverture anormalement haute et étroite, une anomalie que l'on désigne fréquemment en anglais sous le nom de

"steeplechase arch".

- qu'est-ce que ça signifie ? ª Elle était atterrée. ´ La douleur que vous avez ressentie durant les

rapports sexuels, l'inconfort... ª

Le médecin se tut.

Álors ce n'est pas un résidu de l'hymen ? ª Cette hypothèse avait été

évoquée lors d'une discussion préliminaire. Julia était en train d'extirper ses pieds et ses jambes des étriers et de descendre de la table.

ÍI n'y a pas de cicatrisation ou de problème de tissus.

- C'est ce truc à l'utérus, ce n'est pas ça ?

- Lorsque vous avez des rapports sexuels, à cause de la position de l'utérus, le col entre probablement en contact avec le pénis et ça peut être douloureux.

- Pour ça, oui ! Mais la déchirure, ce sentiment d'être moi-même - c'est dur à décrire - un pénis n'est pas beaucoup plus confortable que ce spéculum. ª Lorsque ses pieds touchèrent de nouveau le sol, elle eut l'impression d'y voir plus clair.

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´ La douleur que vous ressentez, Julia, l'inconfort, vont probablement persister.

- La douleur va persister ? Vous en parlez comme si la douleur allait gagner un prix. Allait mériter des bons points pour sa persévérance.

- Julia...

- Non ! qu'êtes-vous en train de me dire ? que les rapports sexuels vont toujours m'être douloureux ? Et que si jamais je surmonte la douleur et suis enceinte, il faudra m'extraire mon enfant à la scie, me scier le ventre comme si j'étais une mère franken-steinienne, c'est ça que vous êtes en train de me dire?

- Julia... ª Le médecin refusait de discuter dans ces termes.

Ć'est ça ? ª Julia Murdick était grande, large d'épaules et pouvait être directe quand elle en avait envie. Le Dr Weesner ne put se dérober à sa question formulée aussi cr˚ment.

´ Faire l'amour va sans doute vous faire mal. Les muscles du col de l'utérus se distendent durant la grossesse, le canal est susceptible de se dilater mais, dans votre cas, il est peu probable que cela se produise.

L'accouchement exigera une intervention chirurgicale, mais ce n'est pas rare.

- Merde ! s'écria-t-elle. Saloperie !

- Je suis navrée, Julia.

- Maudit ! cria-t-elle.

- Il y a d'autres possibilités.

- Comme ?

- On ne sait jamais. Vous pouvez tomber amoureuse d'un homme qui - comment formuler cela délicatement ? qui est plutôt petit de ce côté-là. «a pourrait résoudre le problème. ª

Le Dr Weesner se retira pour la laisser cuver sa colère toute seule.

Julia Murdick avait vingt et un ans et se sentait flouée. Une tristesse se fit jour en elle, annonciatrice de la dépression. Elle s'appuya sur la table d'examen,

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incapable d'endiguer la vague de détresse qui montait en elle.

que vais-je faire de ma vie maintenant ? que vais-je faire ?

Dehors, Selwyn Norris attendait pour la ramener chez elle.

Maudit !

Maudit, je vais le faire. Je vais le faire, Selwyn.

Emile Cinq-Mars fut la dernière personne à arriver à la réunion qui se tenait à l'étage supérieur du poste. Tremblay était là, ainsi que Lapierre, Mathers, Beaubien et Deguire. Ils étaient affalés dans les solides fauteuils du mess, les jambes étendues devant eux, comme si leur corps simulait la position du sommeil. Il était minuit passé. La journée avait été longue pour tout le monde.

Ó˘ en est-on ? ª demanda le lieutenant-détective Rémi Tremblay. Il se redressa et parut sur le point de se lever, comme si le grade et les responsabilités exigeaient que l'on prenne une certaine posture.

Lapierre expira bruyamment pour signaler qu'il voulait bien commencer.

´ Vas-y, lui dit Tremblay.

- Kaplonski n'a rien donné. C'est une brute qui sait des choses mais qui s'est retranchée derrière le mur du silence. Le plus intéressant est le choix de son avocat - Gitteridge. ª

Mathers fut le seul à qui ce nom ne disait rien. Il s'en enquit, les yeux baissés et les paumes ouvertes devant lui.

Ún ancien de la Mafia, lui expliqua Cinq-Mars.

- Plus seulement de la Mafia ª, commenta Alain Deguire en sourdine. Comme Bill Mathers, il n'avait jamais assisté à une réunion de gradés et tenait à

faire ses preuves. Il fronça les sourcils avec le sérieux qu'exigeait la situation, ce qui fit retomber l'un sur l'autre les deux plis de la ride qui lui barrait le front. ´ Des Hell's Angels aussi.

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- C'est du pareil au même ª, intervint le capitaine Gilles Beaubien. Le capitaine, un homme solide qui semblait fier de sa panse, posa les mains sur son estomac.

´ que voulez-vous dire ? ª demanda Mathers. Il voulait paraître attentif.

´ La Mafia a engagé les Hell's Angels pour faire son sale boulot ª, lui dit Deguire d'un ton grave. Lapierre, assis à côté de son protégé, acquiesça d'un hochement de tête, fier d'avoir si bien fait son éducation.

´ Depuis quand la Mafia a-t-elle besoin d'aide ?

- Depuis que nous leur avons cassé les reins, déclara Beaubien d'un ton h

‚bleur. Nous avons mis quelques-uns de leurs gros bonnets à l'ombre nous-mêmes. Les autres se sont fait épingler en Floride. Ils purgent leur peine.

- Un petit groupe a survécu ª, corrigea Tremblay d'une voix tranchante. La discussion le rendait impatient et il aurait volontiers rappelé tout le monde à l'ordre du jour. Il trouvait que son supérieur hiérarchique, Beaubien, préférait toujours bavarder avec complaisance plutôt que de mettre vraiment son monde au travail.

Il n'avait pas entièrement tort. Beaubien était manifestement d'humeur plus gaie que les autres, moins fatigué, et il se penchait à présent vers Mathers, enchanté d'avoir un non-gradé à instruire. Ćeux qui restaient se sont fait la guerre. Certains sont entrés en dissidence et sont devenus l'ossature de la Rock Machine. Les autres ont ramassé leurs couilles, ou ce qu'il leur en restait, et sont passés avec armes et bagages chez les Angels. ª

Lapierre, s'adressant lui aussi à Mathers, régla des comptes personnels tout en se levant pour remplir sa tasse de café. ´ Tu sais comment c'est, toi, l'Anglais ? La Mafia agit comme les Anglais, elle engage des laquais français pour qu'ils fassent son sale boulot. C'est pas nouveau, hein ? ª

Mathers ne savait pas trop s'il devait le croire.

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´ Bill, les Hell's Angels se divisent en chapitres ª, intervint Tremblay qui voulait mettre fin à la leçon afin qu'ils puissent continuer. Il parlait de manière laconique, si bien que personne n'osait l'interrompre ou mettre ses avis en doute. Ćhaque chapitre est une franchise, comme chez McDonald's. A une époque, chaque groupe pouvait réussir à s'approprier la franchise en prouvant qu'il était le plus dur, le plus vicieux, le plus brutal. A Montréal dans le temps, il y avait de la compétition. Le gang qui l'a finalement emporté était composé de durs, généralement considérés comme les plus brutaux de la planète. Mais ils ont quitté Montréal, surtout du fait de la pression que nous avons exercée sur eux - nous rendions coup pour coup, nous les tenions en haleine.

- Ils ont quitté la ville parce qu'ils se débrouillaient très bien ailleurs, réussit à placer le capitaine Beaubien. Voilà la vraie raison. Hors de la ville, il y avait plus d'argent, moins de pagaille. Ce n'est pas à ceux-là que nous avons cassé les reins. Je ne dirais jamais ça.

ª

Cinq-Mars souriait et hochait la tête.

Će n'est pas ton avis, Emile ? Tu es spécialiste des gangs maintenant ? ª

Állez, Votre Sainteté, l'encouragea Lapierre, faites-nous le Sermon sur la Montagne. Pourquoi les Angels ont-ils quitté Montréal pour la campagne ?

- Tu veux un sermon ? demanda Cinq-Mars, relevant le défi. Alors je vais t'en faire un. Ils se sont retirés à la campagne pour gagner du temps. Ils en avaient besoin pour affaiblir la police de l'intérieur. Ils en avaient besoin pour affaiblir la justice de l'intérieur. Ils en avaient besoin pour mettre de l'ordre chez eux, pour nouer de nouvelles alliances, pour développer un réseau de renseignements et pour organiser la protection de la campagne, afin d'avoir une place forte d'o˘ ils pourraient revenir et s'attaquer à la ville avec succès, malgré toute la résistance que nous pourrions leur opposer. C'était une retraite

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stratégique, messieurs. Une retraite qui leur a probablement permis de gagner la guerre. ª

Ils parurent tous méditer cette vision des choses, peut-être surpris par sa force et sa logique. Tremblay s'éclaircit la gorge pour tenter de reprendre la réunion en main. ´ Tout le monde a raison. Il y a du vrai dans ce que dit chacun. Ce que nous savons à coup s˚r, c'est que les Angels se sont installés à la campagne. Ils veulent maintenant revenir mais la Rock Machine ne voit pas les choses du même oil. Hier, un gosse a été tué, de sorte que les Carcajous ont carte blanche. On verra ce que ça donnera. ª

Mathers acquiesça, la tête penchée, plutôt piteux que sa présence ait nécessité ce cours élémentaire. Il avait d'autres questions à poser mais ce n'était ni le lieu ni le moment. Tremblay avait convoqué cette réunion après les heures de travail et tout le monde, lui inclus, voulait en finir et rentrer chez soi. Ils étaient tous sur les rotules et avaient du pain sur la planche le lendemain.

Će n'est pas ton sujet de prédilection, hein, Emile ? ajouta Tremblay. Je sais que tu as l'impression qu'on accorde trop d'importance aux gangs.

- Emile est un idéaliste, intervint Lapierre. Il aime le crime en bonne et due forme. Rien de trop compliqué. Je m'étonne qu'il ait exprimé une opinion ce soir. Il m'a dit une fois que les thèses conspiration-nistes pourrissaient la cervelle. Cette conversation sur les gangs ne pourrit pas la tienne, Emile ?

- Arrêter le criminel, répondit Cinq-Mars d'une voix égale, élucider le crime. C'est une philosophie simple, André. Amuse-toi avec tes conspirations. Les Angels sont de retour, alors laisse-les faire la guerre à la Rock Machine. Pendant ce temps, je capturerai les truands. Nous verrons qui opère des arrestations à la longue.

- «a va, vous deux, lança Tremblay. qu'est-ce que tu as d'autre, André ? ª

L'homme-girafe se servit de ses longues jambes pour se déplacer facilement jusqu'à une ottomane et

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se rasseoir, sa tasse de café à la main. ´ Les secrétaires, les mécaniciens, Kaplonski, tout le monde raconte la même histoire. Ils disent que le garage Sampson est dans le commerce des voitures de luxe usagées que l'on expédie à l'étranger, o˘ elles se vendent plus cher. Leurs livres montrent que cela a souvent été le cas. ª II avala une .grande gorgée de café. Íls savent couvrir leurs arrières. Les secrétaires croient que tout est légal, qu'on a pu prendre quelques libertés à l'occasion, mais sans plus. Le garage Sampson fait comme si ses voitures étaient expédiées par des particuliers, ce qui rendrait toute l'affaire légale. Kaplonski n'en est pas à sa première expérience comme propriétaire de garage. Deux antécédents pour avoir posé des pièces détachées volées. Réduction de peine et amendes. Légalement, notre personnel juridique pense qu'il peut avoir gain de cause devant les tribunaux si les voitures ne sont pas volées.

qu'il nous faudra bagarrer dur pour le coincer.

- Nous avons le nom du bateau qui attendait le chargement et c'est tout, dit Tremblay comme en passant.

- Pour quel pays ? ª demanda Cinq-Mars qui s'était tu pendant tout ce temps. Il semblait anormalement songeur et distrait, comme si des questions plus urgentes le sollicitaient.

´ La Russie, répondit Tremblay. Il y a un cargo russe dans le port qui attend pour embarquer les voitures de Kaplonski. ª

Cinq-Mars se leva et traversa la pièce vers la machine à café. Il avait marché à l'adrénaline et au café presque toute la journée et la fatigue lui courbaturait le corps comme s'il avait la grippe. Il espéra qu'il ne couvait pas quelque chose. ´ J'ai parlé aux propriétaires des voitures. A tous. Les voitures ont été volées. Aucun d'eux n'a rien vendu au garage Sampson.

- Dieu merci ! commenta Tremblay. Nous avons enfin un délit !

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- Mmm, murmura Cinq-Mars en déchirant un sachet de sucrette. On n'a pas que ça. Nous avons aussi des ennuis, Rémi. De gros ennuis. J'ai examiné les affaires en question. Chaque vol de voiture a été signalé et enregistré

mais il ne reste plus que les dossiers écrits. Il n'y a pas de procès-verbaux et aucun des numéros d'immatriculation ou de série n'apparaît sur nos ordinateurs.

- On a eu un problème d'accès informatique ce matin, ça arrive ª, hasarda le capitaine Gilles Beau-bien comme si toutes les énigmes du monde pouvaient s'élucider en un tour de main.

Cinq-Mars hocha la tête. ´ Je veux bien. Les dossiers sont informatisés, on me l'a assuré, mais certains ne le restent pas longtemps. Il faut croire qu'ils sont systématiquement effacés. Par conséquent, un agent en tenue qui téléphone pour contrôler le numéro de plaque d'immatriculation d'une voiture pourrait ne se voir jamais signifier qu'elle a été volée.

- qu'est-ce que tu dis ? demanda Tremblay en se penchant en avant.

- Un bug. «a arrive, expliqua Beaubien, toujours souriant. Je vais mettre nos programmeurs là-dessus.

- Il n'y a pas de bug. Les procès-verbaux de certaines voitures volées ont été systématiquement effacés de nos dossiers informatiques. ª

Le silence tomba dans la pièce pendant qu'ils digéraient la nouvelle.

Ést-on en train de parler d'un pirate informatique ? ª demanda Beaubien.

Personnage essentiellement sédentaire, il s'adonnait à des déjeuners prolongés, à des siestes et à d'importantes ingurgitations de liquides alcoolisés tout au long de la journée. Il devait son grade à son ancienneté

et à son empressement à collaborer avec le sommet de la hiérarchie à

l'encontre des intérêts du syndicat des policiers. A chaque fois qu'il était question de salaire ou de retraite, il adoptait strictement la ligne de la direction. Il se fichait que tout le monde le sache et, à