CHAPITRE XIII
Alan entraîna la jeune femme vers la section-atelier, s'arrêta au-dessous du tableau des contrôles et devant la console des transmissions. Il lui désigna le siège qui se trouvait près de l'appareil, attira à lui un tabouret.
— Je pense, dit-il, que vous avez compris l'exposé que je viens de faire. Il n'est pas basé sur de simples déductions : Randa ne m'a rien caché de ce qu'elle savait elle-même.
— J'ai certainement compris et, d'après elle, nous sommes menacés à brève échéance d'une invasion venue de planètes inconnues, d'une race différente de la nôtre et dont nous n'avions jamais soupçonné l'existence. Nous étions arrivés à croire que nous étions seuls dans la Galaxie, n'est-ce pas ?
— Pas tout à fait en ce qui concerne Alpha ; nous possédions déjà quelques éléments relatifs à des civilisations qualifiées d'humanoïdes parce qu'elles sont extraterrestres bien que leur morphologie soit identique à la nôtre. Le fait n'a pas été publié pour le moment pour éviter de traumatiser l'opinion publique qui est encore ancrée dans sa certitude orgueilleuse d'être la maîtresse de l'univers, et je vous demande de considérer ma confidence comme secrète. Mais la révélation d'être différents dans leur structure et, par conséquent, dans leur psychisme, est une chose absolument nouvelle. Nouvelle et effrayante puisque nous apprenons qu'ils nous connaissent depuis déjà longtemps sans que nous ayons la moindre notion de leur existence ; qu'ils avaient déjà poussé des explorations dans notre secteur il y a plus de dix ans, si nous nous référons à l'époque où Randa a été insérée chez nous pour jouer le rôle qui lui avait été dévolu et préparer patiemment la porte par laquelle ils pourraient passer et nous envahir. C'est cela, surtout, qui m'inquiète dans leur mentalité : cette capacité de prévoir à long terme leur agression, d'en monter minutieusement le mécanisme, sans hâte, avec une précision impitoyable et glacée. Nous n'aurions aucune grâce à attendre d'eux.
— Sont-ils vraiment comme vous le supposez ? Je veux dire, Randa, lorsqu'elle vous a parlé d'eux, a pu exagérer dans le but de vous persuader que toute défense était inutile et vous décourager par avance.
— Je peux vous assurer que ce que j'ai appris d'elle était l'expression de la vérité totale. Je n'ai aucun doute sur la mentalité des Khariens, pas plus que je n'en ai sur leur constitution physique, celle que vous avez pu constater par vous-même.
Ulla réprima un léger frisson.
— C'est étrange comme une différence de ce genre, assez… localisée, somme toute, puisse nous répugner instinctivement à ce point. Randa n'en demeure pas moins belle, pourtant…
— D'après certaine théorie occulte, l'hermaphrodite serait à l'origine de la race humaine et il en serait aussi l'aboutissement, fermant le cercle de l'évolution. Il est donc l'archétype de la mutation finale et nous nous rebellons contre tout ce qui pourrait nous transformer. Nous voulons nous survivre tels que nous sommes et, pour le moment, c'est bien ce que je veux aussi.
— Mais que pouvons-nous faire ? Vous disiez qu'ils viendraient dès que la spore serait morte. Où en est-elle ?
— Au bout de son agonie. Il est logique qu'ils ne tardent pas, alors ; ils sont déjà en route. Il leur faut occuper Skandia avant que le gouvernement des Planètes Unies ait eu réellement le temps de s'inquiéter et de prendre, à tout hasard, des mesures d'interdiction totale de la zone, ce qui refermerait leur porte d'entrée.
— Mais si leur technologie est supérieure, ils neutraliseront nos défenses !
— Justement, elle ne semble pas l'être dans son ensemble, à part cette arme nouvelle qui a anéanti la colonie de Skandia. Nous aurions pu, d'ailleurs, l'inventer nous-mêmes depuis longtemps si nous avions été animés du même esprit de destruction et de conquête. Nous en trouverons en tout cas aisément la parade. Pour le reste, leurs procédés de déplacement spatial sont les mêmes que les nôtres ; par conséquent, ils utilisent les mêmes formes d'énergie dans les mêmes continuum dimensionnels, en tirent les mêmes moyens d'action. C'est bien pour cela qu'ils ont prévu leur stratégie de neutralisation successive et qu'il leur est nécessaire qu'elle constitue une surprise complète avant que nous ayons eu le temps de réaliser et d'organiser notre défense. Dès l'instant où l'O.P.U. sera prévenue, ils auront perdu la partie.
— Mais ils seront ici avant que les interdictions aient pu être établies par la flotte terrienne.
— C'est pourquoi il nous incombe à nous seuls d'agir. Ce ne sont pas de simples biologistes qui peuvent le faire, mais quelqu'un qui sait tirer tout le parti possible de l'équipement dont nous disposons Vous, par conséquent. Je vais donc vous dire ce que je désire et vous allez le réaliser. Nous serons tous à votre disposition en tant que main-d'œuvre. Tout d'abord, je me souviens que la batterie du petit groupe de démarrage a été enlevée, certainement par Randa. Vous pouvez remettre en route la centrale à partir du générateur autonome du laboratoire ?
C'est exact. Comme le branchement existe déjà, il suffit de raccorder convenablement là-bas les disjoncteurs.
— Bien. Le courant sera alors distribué dans l'ensemble du réseau, à l'astroport notamment.
— Certainement, il n'y a aucune raison que quoi que ce soit dans les interconnexions ait été endommagé.
— Je pars du principe que le premier détachement kharien qui viendra s'installer ici ne sera composé que d'un effectif réduit de spécialistes. Il n'y a plus personne sur la planète qui puisse s'opposer à leur débarquement et des unités de combat sont inutiles. Il y aura une nef ou deux au maximum, mais probablement assez grandes puisqu'elles devront transporter aussi un matériel de complément pour installer leur base d'assaut. Donc, des vaisseaux qui ne pourront atterrir par leurs propres moyens et devront compter sur les installations de l'astroport. Au fait, je présume que vous êtes assez calée en matière de faisceaux-tracteurs et de champs antigravitiques en général, puisque vous avez construit ce remarquable petit projecteur ?
— En effet, c'est un domaine qui m'a toujours beaucoup intéressée. Mais on dirait que cela vous fait rire ?
— Ce n'est rien, seulement un enchaînement d'idées. Dites-moi, lorsqu'un astronef léger et pourvu d'un équipement nécessaire atterrit par ses propres moyens en créant au-dessous de lui une antigravité verticale, si, à ce moment-là, un autre champ de même nature vient couper horizontalement le premier, il se produit forcément une distorsion déséquilibrant l'appareil et entraînant sa chute ?
— C'est logique : les deux rayonnements s'infléchiront en une résultante oblique.
— C'est exactement ce qui s'est produit à mon arrivée et vous avez bien failli ne jamais avoir l'honneur et l'avantage de faire notre connaissance, à Axel et à moi. Ce qui était donc possible à l'égard d'un vaisseau de cette dimension l'était encore bien plus quand la cible était un simple glisseur et, cette fois, le professeur Sanders était en même temps sacrifié — ce qui n'avait, du reste, aucune importance de son point de vue : Randa avait bien l'intention de demeurer la seule survivante ici lors de l'arrivée de ses compatriotes. Vous disiez, que vos camarades ne prêtaient guère attention à ce que vous bricoliez dans votre coin, mais elle vous a pourtant parfaitement entendu et vous a emprunté votre engin chaque fois qu'elle en a eu besoin. Trois fois en tout, si je compte bien, car Alpha avait envoyé avant moi une sonde automatique qui s'était incompréhensiblement écrasée au sol. Heureusement que, lors des deux occasions suivantes, j'ai eu beaucoup de chance et aussi des réflexes assez rapides. En tout cas, cela vous a valu d'être considérée un moment comme suspecte.
— Ça, et puis l'émetteur d'ondes psychiques, hein ? Heureusement que je ne suis pas allergique à l'iode ! Mais cela me fait penser…, pourquoi ne pas refaire tout simplement en grand votre démonstration de ce matin ? Remplir l'atmosphère du secteur de vapeurs iodées et, quand les Khariens sortiront de leurs vaisseaux…
— Vous vous figurez que je n'y ai pas songé, mon enfant ? Je suis même allé jusqu'à faire le calcul. En admettant que nous disposions des moyens nécessaires pour nébuliser toute la vallée — car il faut agir sur une étendue assez grande pour que la concentration demeure suffisante malgré les vents et autres conditions atmosphériques — il nous faudrait diffuser et répartir cinq tonnes d'iode pour arriver à la moyenne de un milligramme par mètre cube d'air. Où voulez-vous que je les prenne ?
— Excusez-moi, Alan, je ne dis plus rien et je vous écoute religieusement.
— Vous aurez un bon point. Maintenant, est-il possible d'utiliser les connexions entre ici, la centrale et l'astroport pour y superposer des circuits de contrôles et de commandes : je veux dire, pour manipuler à distance l'équipement ?
— Oui. En employant les hautes fréquences. Ces dispositifs existent d'ailleurs à chaque bout, il suffit de les adapter à vos besoins et de les raccorder au tableau général.
— Voilà une bonne nouvelle. Autre chose encore : ce bloc de transmissions qui se trouve devant nous, couvre-t-il la totalité des fréquences utilisables en radio classique ?
— Radio et vidéo. Il possède même un balayeur automatique pour la recherche des émissions et le réglage sur la longueur d'ondes correspondante.
— Radio seulement. Je ne veux pas de la vision. Grillez quelque chose là-dedans pour mettre le circuit image en panne.
— Ça, c'est facile. Provoquer une panne va bien plus vite que la réparer… Vous comptez donc entrer en communication avec ces Khariens lorsqu'ils seront en trajectoire d'approche ?
— Comment le pourrais-je, puisque je ne connais pas leur langue ? Ce sera Randa qui s'en chargera… Passons maintenant aux détails.
Le plan de travail établi, ils rejoignirent les autres qui les attendaient. Alan exposa brièvement les dispositions qu'il voulait prendre, sans préciser, toutefois, le résultat qu'il en escomptait et il est à noter que personne, pas même le professeur Sanders, ne posa de question ni ne fit la moindre remarque. Dans l'état de choc mental où ils se trouvaient encore, la menace qui pesait sur eux et sur l'humanité entière avait totalement envahi leurs cerveaux et ils se raccrochaient d'instinct à la seule autorité qui se manifestait. Sanders qui, tout patron qu'il fût, était le moins apte à accomplir des travaux échappant à son domaine, reçut pour tâche de gagner l'observatoire et de déterminer avec le plus de précision possible le moment où les dernières traces de fluorescence de la spore auraient disparu. Arne, lui, joignait à sa spécialité de solides connaissances en physique et en électronique ; quelques indications fournies par Ulla lui suffisaient pour se charger des raccordements entre la centrale et le laboratoire et s'assurer que l'activation des solénoïdes se déroulerait sans incident à partir de l'enclenchement. C'était à la jeune femme qu'incombait le travail le plus complexe : celui qui allait permettre de télécommander les multiples installations de l'astroport, et il était encore heureux que la plupart de leurs fonctions dépendent de programmations préenregistrées, sinon elles auraient exigé l'intervention d'au moins une vingtaine de techniciens. Ulla emmenait Axel avec elle pour l'aider sur le plan musculaire : tirer des câbles, par exemple. Quant à Alan, il partait avec eux, mais les quitterait sur la piste. Son but était de retourner à bord de son propre astronef et de l'amener dans l'un des hangars dépendant de la centrale. Quand les Khariens survoleraient la planète, la vue d'un vaisseau de ce modèle posé en bordure du terrain risquerait de les inquiéter et de modifier leur tactique. Un quart d'heure après, revêtus de leurs tenues de vide, ils émergeaient tous les cinq du sas de sortie du tunnel et se dirigeaient vers le parking des glisseurs.
Son opération de récupération accomplie sans incident, Alan fut le premier à réintégrer la caverne et se rendit directement dans le bloc médical où il s'enferma pendant plus d'une heure, contrôlant attentivement l'état de Randa. Immobile, les yeux fermés, l'androgyne paraissait plongé dans un profond sommeil ; on aurait presque pu le croire mort, n'était la lente respiration qui soulevait régulièrement sa poitrine. Le réanimateur était resté branché, continuant à infuser son énergie vitale et le médecin s'estima finalement satisfait du résultat des multiples et minutieux examens auxquels il s'était livré. Après quoi, il débrancha son bandeau frontal, en étudia un moment les raccordements, le glissa dans sa poche et ressortit. Il retrouva dans la salle de séjour Arne qui avait terminé son propre travail et qui déboucha une bouteille en le voyant.
— Si vous n'avez plus d'autre tâche à me confier et si vous n'avez vous-même rien de mieux à faire pour le moment, je suggère que nous nous consacrions méthodiquement à la boisson. Après tout, c'est peut-être la dernière fois que cela nous arrivera et j'aime autant être désintégré en pleine euphorie qu'à jeun.
— Je partage votre avis à condition de demeurer lucide pour la finale que j'espère bien tourner à notre avantage. Skal !
— Min skal, din skal, alla vackra flikör skal !
Un assez long temps s'écoula avant que Sanders n'apparût à son tour, le visage sombre, et vînt s'asseoir lourdement à côté d'eux. Il refusa d'un geste le plat de sandwiches qu'Alan poussait dans sa direction — l'heure du déjeuner était déjà loin — se servit un verre d'alcool qu'il avala d'une rasade.
C'est fini…, annonça-t-il après avoir repris haleine.
— La spore ?
— Oui. Vous aviez raison. La dégénérescence s'est accomplie avec une vitesse constamment accélérée et je suis resté jusqu'au bout pour l'observer. Je suis revenu avec mon casque ouvert sans éprouver le moindre trouble et je me demande même pourquoi j'ai laissé subsister le vide dans le tunnel et n'ai pas ouvert les sas.
— Et vos expériences sur les mutations ? L'isolement du laboratoire doit être maintenu pour elles.
— Oh ! ça…, qui donc s'en soucie, maintenant ? Y aura-t-il encore des laboratoires et des expérimentateurs demain ?
— Faites, en tout cas, comme si cela devait être au lieu de vous abandonner au pessimisme avant même que la bataille n'ait commencé. Ou bien je vous consigne dans votre appartement sous l'inculpation de tentative de démoralisation de mes troupes. Mais quelque chose m'inquiète beaucoup plus dans l'immédiat : à partir de maintenant, tout peut arriver puisque le champ est libre et je ne sais pas si Ulla a terminé ce qu'elle avait à faire. Je n'ai aucun moyen de le vérifier d'ici puisque la liaison ne fonctionnera pas tant que la centrale ne sera pas réactivée. Il faut que j'aille la prévenir…
— Laissez-moi y aller, fit Arne en se levant. De toute façon, quand le moment sera venu, il sera nécessaire que vous soyez ici, tandis que moi, je ne servirai pas à grand-chose.
Sans solliciter de réponse, il disparut en direction du sas et l'attente recommença. Pour rompre l'atmosphère tendue que le biologiste laissait derrière lui tout autant que pour dissimuler l'inquiétude qui commençait à le gagner, Alan se mit à parler de choses et d'autres, évoquant des souvenirs, contant des aventures, engageant le professeur à trinquer avec lui. Bientôt, celui-ci sortit de son abattement, son regard redevint brillant et il parvint à se mettre au diapason. Brusquement, un bourdonnement retentit dans la pièce. Sanders sursauta involontairement, puis sourit.
— C'est le signal d'appel du radio transcepteur ! s'exclamat-il. Ce ne peut être qu'Ulla et ça signifie qu'elle a terminé. Allons-y !
Mais Alan avait déjà foncé vers l'atelier, enclenchait les appareils. Le visage de la jeune femme apparut sur l'écran et sa voix résonna.
— Mission accomplie ! Nous rentrons immédiatement.
— Vous avez vu Arne ?
— Il y a déjà dix minutes qu'il est là, battant tous les records de vitesse, et c'est heureux pour lui que la circulation ne soit plus réglementée, il aurait eu des ennuis avec la police ! Nous revenons avec la même cadence.
— Ne perdez pas de temps, vous savez pourquoi. Dès que vous serez arrivés et avant même de nous rejoindre, coupez-moi cette sacrée vidéo. Votre visage est charmant à regarder, mais je ne tiens pas à ce que les autres voient le mien lorsqu'ils appelleront.
Bientôt, ils furent tous à nouveau réunis et la longue et insupportable expectative recommença. Ulla prépara quelques nourritures qu'ils se décidèrent à avaler, puis, chacun à tour de rôle alla monter la garde auprès des appareils de transmission. Infiniment lentes, les heures s'écoulèrent sans que le récepteur ne s'animât. Minuit passa et les minutes continuaient à s'additionner. Enfin, au moment où Arne accomplissait son tour de garde, on le vit surgir en courant.
— Ça y est ! On nous appelle ! Une voix claire mais parfaitement incompréhensible.
— Allons-y ! Gagnez tous l'atelier, mais ne touchez à rien tant que je ne vous aurai pas rejoints. Ils se doutent bien que la réponse ne peut pas être immédiate et ils attendront.
Ils obéirent tandis qu'il s'enfonçait dans le couloir en direction du bloc médical et se rassemblèrent autour du communicateur d'où, par intervalles, émanait la voix venue de l'espace. Quelques minutes passèrent dans un silence tendu jusqu'à ce qu'Alan fît sa réapparition.
A côté de lui et appuyée à son bras, marchait Randa, et ils reculèrent instinctivement, l'observant avec curiosité. Elle, en revanche, ne paraissait pas les voir. Ses yeux grands ouverts étaient fixés droit devant elle, sans la moindre déviation des iris, sans le plus petit cillement des paupières. Sa démarche était raide, quasi automatique. Le casque du réanimateur continuait à enserrer sa tête, le câble de jonction oscillait dans son dos au rythme de ses pas.
La guidant d'une main ferme, Alan la conduisit jusqu'au siège du trancepteur où il la fit asseoir. Puis il saisit une paire d'écouteurs, les inséra entre le casque et les oreilles, vérifia rapidement les connexions. Ensuite, il s'assit à son tour, tira de sa poche le bandeau frontal de la liaison cérébrale, le raccorda au câble du casque de Randa. Cela fait, il ferma à demi les yeux, se concentra, formula un ordre mental en appuyant sur la touche émettrice.
Aussitôt, l'androgyne releva la tête, prononça d'une voix nette quelques paroles devant le micro, se tut. A partir de ce moment, une scène étrange se déroula : des phrases indéchiffrables naissaient dans le haut-parleur auxquelles, après un instant de silence, l'androgyne répondait. Pendant tout ce temps, Alan restait rigoureusement immobile, le visage neutre, absent. Enfin, la conversation entre les Extraterrestres se termina et l'envoyé d'Alpha coupa le trancepteur, se leva avec un grand soupir de détente physique pendant que Randa demeurait à sa place.
— Avez-vous une idée de ce qu'ils se sont dit ? interrogea ardemment Sanders.
— Vous avez déjà compris que Randa est sous ma domination complète et qu'elle n'est ici que pour jouer le rôle auquel je l'ai préparée : celui de machine à traduire et à transmettre ce que je voulais. Sa présence était indispensable, d'autant plus que les caractéristiques de sa voix sont certainement identifiables pour eux.
— Heureusement que tu ne l'avais pas tuée ! fit Axel.
— Heureusement, comme tu dis… Voici maintenant le résumé de la communication tel que j'ai pu le lire au fur et à mesure dans sa pensée. Il y a eu d'abord des phrases de reconnaissance certainement convenues, puis on lui a demandé si elle avait bien fait tout ce qui avait été prévu et si elle était prête. Je lui ai fait répondre par l'affirmative et, au cours des détails qui ont suivi, j'ai fait bonne mesure en ajoutant qu'elle vous avait tous tués dès qu'elle avait constaté la disparition de la spore, et qu'elle était seule pour les accueillir. Ils lui ont alors dicté leurs dernières instructions, elle les a répétées ; c'est tout pour le moment.
— Qu'est-elle donc chargée de faire ?
— Exactement ce que j'avais prévu : il y a deux nefs là-haut dont ils ont donné les caractéristiques de masse.
Il s'interrompit un instant, nota quelques chiffres sur une feuille qu'il tendit à Ulla.
— Comme vous pouvez le constater d'après ces chiffres, ce sont des vaisseaux de tonnage élevé correspondant bien aux conditions de transport du personnel et du matériel nécessaire pour l'établissement d'une première base. Il n'a pas été question qu'une armada les suive de près, ils comptent établir d'abord leurs propres liaisons et leurs champs de protection pour préparer immédiatement la diffusion de nouvelles spores. Mais ce qui importe, c'est qu'ils vont bien atterrir par les moyens classiques.
— Par l'intermédiaire des faisceaux antigravitiques de l'astroport ?
— C'est pour cela qu'Ulla et moi avons prévu leur télécommande à partir d'ici. Leurs instructions impliquent tout d'abord la réactivation de la centrale, après quoi Randa ira directement au terrain pour manœuvrer les émetteurs de faisceaux. Nous allons faire exactement ce qui lui a été ordonné en respectant les temps qui auraient été nécessaires si elle avait dû accomplir tout cela elle-même. Voyons…, comptons une bonne heure pour la mise en route des solénoïdes — il lui faut traverser le tunnel, aller chercher la batterie du générateur primaire à l'endroit où elle l'a cachée, la remettre en place, passer par le stade intermédiaire du turboalternateur…, ça doit faire à peu près ça. Après quoi un temps à peu près égal pour se rendre jusqu'à l'astroport et enclencher les dispositifs. Je sens que je recommence à avoir faim, nous serons aussi bien pour attendre en contemplant le trirama.
Suivant la séquence indiquée, Ulla revint à l'atelier pour démarrer la production d'énergie, puis ses compagnons l'y suivirent au moment où elle ressuscitait l'astroport. C'était une sensation étrange pour tous de songer que, à vingt kilomètres de distance de la montagne sous laquelle ils étaient terrés, une planète morte s'animait, des torrents d'énergie se déversaient dans les gigantesques paraboles, des nappes de lumière inondaient l'immense aire de béton vitrifié. Alan avait à nouveau ceint son bandeau frontal et repris sa place à côté de Randa. Le haut-parleur résonna, dialoguant avec l'androgyne. Seulement, maintenant, l'émission ne partait plus des antennes du laboratoire, mais de celles de l'astroport comme si la Kharienne eût réellement été là-bas. Debout devant un tableau de télécommande improvisé, Ulla fixait un écran où venait d'apparaître une série de lignes lumineuses qui convergeaient vers le bord supérieur. Lentement, avec une impeccable précision, elle actionnait une rangée de touches, réglant l'image des faisceaux jusqu'à ce qu'ils ne dessinent plus qu'un long triangle.
— Ça y est. Ils descendent. Deux, côte à côte. Leur masse est exactement conforme aux coordonnées.
Randa échangea encore quelques phrases, puis se tut. Alan coupa l'émetteur.
— A quelle hauteur se trouvent les foyers d'émission, par rapport à la piste ?
— Deux cent cinquante mètres.
— Ça ira parfaitement. Attendons… Sur l'écran, le triangle allait en s'aplatissant, vite d'abord, puis d'un mouvement progressivement ralenti. Tous les yeux étaient fixés sur lui ; le silence était total dans l'atelier, l'infime bourdonnement du conditionnement d'air semblait l'accentuer encore. Sur l'un des cadrans, l'aiguille d'un chronographe se déplaçait d'un mouvement aussi inexorable que la fatalité.
Soudain, Alan avança d'un pas, tout contre Ulla dont il sentit le brusque raidissement. Une ligne rouge venait d'apparaître en travers de l'écran et, dans la seconde qui suivit, le sommet du triangle affleura cette ligne.
— Maintenant !
La jeune femme n'avait pas attendu l'ordre et déjà sa main venait d'abattre une manette. Alors, soudainement, le triangle s'effaça, ou plutôt parut se renverser, ses lignes aussitôt disparues s'étaient reconstituées dans l'autre sens, pointe en bas. Cette pointe accélérait brusquement, s'approchait vertigineusement du bas de l'écran, l'atteignait… Comme soufflée, l'image disparut et la surface redevint grise et mate.
— La portance a non seulement été abolie, commenta Alan d'un ton neutre, mais elle a été remplacée par un champ d'hypergravité à l'intérieur des pylônes émetteurs. La vitesse de chute libre s'est trouvée multipliée par cinquante, les deux cent cinquante mètres ont été parcourus en trois secondes et demie. Aucune manœuvre n'était possible pour eux et leur vitesse au moment de l'impact atteignait cent soixante-quinze mètres à la seconde…
Malgré l'énorme masse de la montagne qui les abritait, la secousse tellurique fut nettement perceptible. Vingt mille tonnes de métal venaient de se transformer en lumière et en chaleur avec tout ce qui se trouvait à l'intérieur, là-bas…
Près d'une journée s'était écoulée depuis qu'Alan avait détruit dramatiquement l'avant-garde de l'invasion kharienne, annihilant radicalement le plan conçu par les agresseurs. L'idée de recourir à la méthode très simple qu'il avait employée n'avait pu manquer de lui venir en se souvenant qu'il avait lui-même failli périr parce qu'une émission parasite et volontairement provoquée était venue interférer avec le champ antigravitique qui supportait la nef en assurant sa descente uniformément décélérée.
Lorsqu'il avait neutralisé Randa en bloquant son métabolisme basal grâce à l'iode, il l'avait placée dans les circuits énergétiques et thérapeutiques du réanimateur en réglant ceux-ci de façon à maintenir chez elle une vie végétative et grâce à la liaison cérébrale normalement destinée à permettre au médecin de suivre le traitement de l'intérieur même du patient, il avait sondé son cerveau dans ses dernières circonvolutions, toute barrière et toute volonté abolies. Il en était devenu le maître, effaçant une personnalité pour intégrer la sienne à la place. Une machine à traduire, avait-il dit, et c'était exactement ce que l'androgyne était devenu, mais avec, et en plus, tout l'acquis de sa mémoire.
En l'interrogeant par ce procédé de syntonisation directe, il avait donc pu se documenter non seulement sur les plans de l'ennemi, mais aussi se renseigner sur le stade technologique de Khar ; apprendre ainsi qu'il ne différait pas essentiellement de celui des Planètes Unies. C'était du reste logique : il ne pouvait pas être inférieur puisqu'ils avaient, eux aussi, conquis l'espace et les moyens de le traverser en s'affranchissant de l'obstacle temporel, mais il n'était guère probable qu'il puisse être supérieur, la science arrivait aux limites où elle n'avait plus pour objet que perfectionner des détails — la découverte d'un principe nouveau était difficilement imaginable.
Ainsi, Alan s'était assuré que les éléments avancés khariens arriveraient dans une ou deux nefs dont l'équipement de propulsion et de navigation était analogue à ceux que les Terriens employaient. Donc, ils se serviraient des moyens de l'astroport, comptant sur le fait qu'aucun Skandien n'aurait survécu et que ce serait l'un des leurs qui manœuvrerait au sol les faisceaux de sustentation. Tout découlait de là ; Randa soumise à sa volonté et n'agissant qu'en fonction de lui, avait répondu à leur appel et confirmé que la route était libre ; ils s'en étaient par conséquent remis à elle — ou à lui — pour la dernière manœuvre. Il avait donc suffi à Ulla, tout en établissant les liaisons de télécommande des dispositifs de l'astroport, de modifier ceux-ci pour que, au dernier moment, la sustentation s'annule et soit remplacée par un intense champ hypergravitif, une surpesanteur qui avait plaqué les vaisseaux au sol avec une violence telle qu'ils devaient littéralement se volatiliser. Ce qui avait eu lieu.
Peu après ce dénouement, Alan, après avoir ramené Randa dans le bloc médical, avait quitté la caverne en conseillant à ses résidents de se reposer ou de vaquer à leurs occupations coutumières en attendant son retour.
Celui-ci ne se produisit que lorsque la nuit tombait sur Skandia et que tous se retrouvaient dans la section de séjour. Rien dans le visage d'Alan ne révélait qu'il n'avait pratiquement pas dormi pendant soixante heures, il était comme à son ordinaire, affable et souriant. Axel fut le premier à le voir entrer.
— Enfin ! Je parie que tu viens d'Alpha ?
— Naturellement, puisque l'accès au transducteur m'était rendu ! Je pensais bien ne pas trop m'attarder, mais tu sais comment est Nora…
— Ta Nora chérie…
— Ma Nora chérie… Elle veut toujours savoir tout de suite tout, dans les moindres détails pour pouvoir sans délai digérer l'information, en déduire ses conclusions et classer le total dans le dédale de ses mémoires. Et puis le professeur Simon préférait m'entendre moi plutôt que la synthèse électronique de notre mission. Et enfin… j'avais bien besoin de changer de vêtements… Quelqu'un se décidera-t-il à m'offrir à boire ?
Le dîner fut parfait sous la chaude lumière du trirama réglé sur un vibrant paysage d'été. Ulla jouait à merveille le rôle d'une hôtesse attentive, souriante — et rebelle aux allergies… Mais, pendant toute la durée du repas, Alan maintint la conversation sur les récents événements, expliquant et commentant ses actions en réponse à d'innombrables questions, poussant Sanders enfin redevenu lui-même à évoquer l'histoire de ses recherches, mais évitant de parler de ce qui touchait à Alpha. Il réserva ce sujet jusqu'à la fin, prenant un ironique plaisir à savourer l'impatience mal dissimulée de son entourage. Il se décida enfin.
— Je suppose que vous avez envie de connaître les conclusions de Nora, entérinées par Simon. Elles sont d'ailleurs, dans l'ensemble, conformes à mes propositions. Pour commencer, je vous annonce que votre travail ici, jugé très intéressant, continue sous la responsabilité et la direction du professeur Sanders. Si un ou plusieurs assistants sont nécessaires, vous pourrez les choisir.
— Après vérification de leur… physique ? s'enquit Ulla.
— Tant que vous voudrez. Je précise, du reste, qu'il n'est pas impossible que d'autres Khariens aient été implantés sur nos planètes périphériques et même centrales ; d'ores et déjà un ordre de recherche est lancé. Avec la double caractéristique de la bisexualité et de l'intolérance totale à l'iode, il sera facile de les déceler, le cas échéant. Maintenant, en ce qui concerne les risques de nouvelle agression, il va de soi que les mesures nécessaires sont prises pour établir au plus tôt le contrôle des mouvements dans l'hyperespace au-delà de nos frontières et interdire les approches. Aucune surprise ne sera possible.
— Mais peut-être, émit le professeur, une flotte armée progresse-t-elle déjà à la suite de l'avant-garde que vous avez…, heu !… éliminée ? Nous sommes à plusieurs jours de distance des plus proches bases…
— Heureusement, Nora avait déjà prévu cela. Mon silence lui paraissait trop anormal — je vous l'avais d'ailleurs laissé prévoir dès le début. Elle en avait déduit qu'une simple épidémie foudroyante n'était pas seule en cause, elle savait que j'étais capable de prendre mes précautions. Elle avait donc expédié un groupe de supernefs équipées pour faire face à tout imprévu.
Elles seront en orbite demain et leurs équipages savent à quoi s'en tenir, car elles sont munies de communicateurs aspatiaux.
— Ceci me rassure…
— Un autre problème se posait : celui de la prophylaxie de Skandia. Comme vous le savez, maintenant qu'aucune suggestion n'influe plus sur votre raison, la flore microbienne va bientôt remonter à la surface et quatre-vingt mille cadavres vont entrer en putréfaction. Des équipes spécialisées sont en train d'arriver en ce moment par le transducteur, homme par homme, et entreprennent la désintégration des corps. L'opération sera rapide, les réensemencements appropriés suivront et, prochainement, une nouvelle colonisation suivra. Skandia revivra…
— Tout ceci est merveilleux, docteur Alan, et c'est à vous que nous le devons. Vous avez sauvé l'humanité !
— Question de chance et d'à-propos. Et, du reste, je n'ai fait que mon travail. A quoi pensiez-vous que servaient les envoyés d'Alpha ?
Axel profita d'un moment de silence pour poser la question qui, visiblement, le tourmentait depuis longtemps.
— Alan, dis-moi…, que pense le patron de ma conduite ? Je me suis comporté comme un sombre idiot…
— Mon rapport était détaillé, je l'ai dit, mais pas au point d'évoquer de semblables incidents. De toute façon, je n'avais pas à parler de toi, puisque l'absence de toute société survivante rendait inutile la présence d'un sociologue et que tu n'avais aucun rôle actif à jouer. Mais moi, personnellement, j'ai mon opinion à ton sujet désormais. Tu resteras dans le corps itinérant du Centre Démographique, mais il faudra beaucoup te surveiller avant que tu sois digne d'accéder à un grade supérieur. Je m'en chargerai avec toute la rigueur utile chaque fois que j'aurai l'occasion de t'emmener avec moi. De préférence sur les planètes où les femmes ne sont pas trop jolies...
Rouge de plaisir autant que d'embarras, le jeune homme préféra se taire. Sanders reprit la parole.
— Il y a une chose que je voulais vous dire, docteur Alan. Cet après-midi, j'ai eu la curiosité d'aller revoir Randa et je suis entré dans le bloc médical dont vous n'aviez pas verrouillé la porte. Et je me suis aperçu que le réanimateur était revenu au zéro. Elle est morte.
— Évidemment. La lésion fonctionnelle provoquée par l'iode à haute dose était irréversible. Je ne pouvais qu'entretenir artificiellement et pendant un temps limité l'intégrité de ses tissus nerveux et les réponses organiques et musculaires correspondantes ; laisser subsister la machine. N'ai-je pas justement employé ce mot à son égard ?
— Mais alors ?
— Mais alors elle est bel et bien décédée quelques minutes après avoir respiré les projections de mon nébuliseur. Si vous vous intéressez parfois aux religions anciennes, professeur, vous avez peut-être rencontré une description du culte du Vaudou ? La Randa que j'ai amenée devant le micro pour guider ses compatriotes vers leur anéantissement n'était qu'un zombie…